samedi, 03 mars 2018
"Par des matins brisés"
La plage des Sables, 2 mars 2018 vers 17h30
Où sont les gens qui vivent et qui bougent aujourd'hui ?
Pas à la télévision, ni dans les médias. Ni dans les institutions. Ni dans l'art « diffus par les canaux économiques ». Ni dans l'art « soutenu » par l’État. Ni dans les syndicats, ni dans les mouvements politiques. Sur Internet ? Dans des ZAD d'extrême gauche mouvantes ou des sphères d'extrême droite non constituées ?
Ne te trompe pas d'ennemi, ma fille. C'est pire que de se tromper d'ami, car tu mets toutes tes forces de combat contre des pantins. Alors qu'un amour qui se trompe reste un grand amour, une haine qui touche une mauvaise cible rendrait ta guerre impure et méprisable.
Aujourd'hui, ce n'est pas la liberté sexuelle ou amoureuse qui nécessite du courage et de la vérité : la liberté d'aimer est utile au capitalisme. Ce n'est pas la liberté de penser non plus, car elle est soluble, comme du sucre, dans la profusion d'idées qui circule dans le Capital. Ce n'est pas non plus l'intégrisme religieux : celui de l'islam sert à créer des nervis qui ne savent pas à quoi ils servent, celui du catholicisme sert à préserver des zones patrimoniales qui n'ont pas de force pour créer du neuf et de l'à-venir. La Petite Entreprise et le Refus de consommer sont deux bastions (qui croient dissembler, ce qui les fragilise). Mais une petite entreprise qui réussit devient Capital et une petite entreprise qui ne devient pas Capital risque sans cesse la mort par asphyxie ou l'assassinat par la loi. Quant au refus de consommer, il est trop marginal pour constituer un poids et ne fragilise que l'individu qui le pratique.
La double-vie est sans doute une solution à la fois de survie et de combat politique : s'adapter en apparence et se réserver des zones hors-champs, zones de culture, d'agriculture, de distillerie, de médecine, de religion, qui divergent radicalement de tout ce qui est officiel ou médiatique et qui n'est jamais appréhendé ni par l'administration, ni par l'argent, ni par les médias. Zones non vues, zones absentes des radars.
Il est difficile d'être solidaire aujourd'hui car tout ce qui est visible est récupéré par le capital ou par l'administration. Le capital et l'administration, malgré le désamour qui les unit, roulent ensemble vers le même but : la totalité du contrôle.
La solidarité commence en se levant le matin : ouvrir les yeux et ne pas croire au monde tel qu'il nous est montré, savoir que l'être est traqué par le capital et l'administration au moyen de la culture, de l'information et de la communication. Pas de nostalgie d'un passé mort, pas de fatalité devant un présent qui n'en est pas un. Vivre malgré le mépris profond dont on entoure ceux qui respirent encore d'une manière personnelle.
La parole (orale/écrite) est noyée dans le flot. Le geste noble est dénigré, tourné en dérision. L'action est vouée à nourrir le néant, avant même de naître elle est neutralisée.
L'essor du suicide s'explique parce que c'est la seule action qu'un individu non pervers peut commettre en étant sûr d'obtenir un résultat notable, réel, qui induit un changement (fut-il cessation). S'il restait un espace où la parole/le texte de l'être avait un résultat, les chiffres du suicide diminueraient. Face à des êtres humains rendus à leur puissance, même modeste, la banque et l'administration verraient leur territoire d'emprise se restreindre.
Tous les mots ont été adoubés par le capital avant même d'être prononcés. Ainsi a été torpillée la splendeur du poème. Censure suprême que la censure inutile des mots dégoupillés.
Bar-le-Duc : comment une bourgade chaleureuse et vibrante est devenue ville-zombie ? La télévision a remplacé le feu de cheminée autour duquel on s’assoit. Les parkings et les centres commerciaux aux abords de la ville ont rendu caduc le centre de la cité. Les élus administrent un système qui ne tourne plus que pour eux-mêmes, à l'échelle municipale, comme à l'échelle nationale, le pouvoir d'action s'est éclipsé sans faire de bruit. Nous faisons semblant de suivre des rites démocratiques mais le fleuve démocratique n'est plus qu'un amas de boue ; les gestes et les cris des matelots ne font illusion qu'à ceux qui sont trop petits pour apercevoir, par la passerelle, que l'eau du fleuve a été détournée. Semblant de régime, déprime insondable des citoyens qui sentent, sans mots, que la République s'est enfuie sans les prévenir.
Nous sommes pieds et poings liés par l'ignorance et par l'illusion. La vérité serait un désespoir libérateur. Quand tu comprends que tu es là, étendu sur ton lit, débile, incapable, non pas à cause d'une faiblesse de ta volonté, mais parce qu'on t'a empoisonné à ton insu et à dessein, alors, avant même la rage de la révolte, monte la délivrance du Savoir.
Conscience, tu demeures. Tu veilles. Une poussière immobile te recouvre. Un souffle intérieur pourrait reconnaître soudain ton existence.
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mardi, 27 février 2018
Textos d'un dimanche après-midi
« Il y a des soirs si beaux, en cette saison, dans ce pays, qu'ils vous tordent le cœur comme une serpillière. Et l'on ne sait pas si c'est à cause de tout ce qu'ils offrent, ou bien de tout ce qui nous manque à travers eux. Nous n'avons pas la jeunesse, nous n'avons pas l'amour, nous n'avons pas la gloire, nous n'avons pas l'argent, la vie bat mille fois plus fort ailleurs, avec ses corps exposés, ses désirs satisfaits peut-être, ses grandes affaires, ses rires, sa nervosité, ses grandes idées. Ici nous traversons la campagne dans le silence parfait du soir, parmi l'été déjà sur son déclin. De grandes maisons coites, sur des crêtes offertes, boivent l'immensité du ciel et la lumière apaisée, de toutes leurs hautes fenêtres grandes ouvertes. Est-ce que c'est vivre ? Est-ce que c'est être mort ? La voiture glisse si légèrement qu'on pourrait s'envoler avec elle. Déchirantes déchirées, on croirait s'enfoncer dans les limbes.
À la radio, Michel Dalberto, pour tout arranger, joue merveilleusement deux des dernières sonates de Schubert. »
Renaud Camus, IN Derniers jours, Journal de l'année 1997
Il y a quelques jours, un dimanche, un échange de textos entre un homme au repos dans le quartier de l'Opéra et une femme lézardant au soleil d'un dernier étage plus au Nord :
Bénédicte : Aimes-tu la ville de Marseille ?
Alexis : Beaucoup. Je me vois y vivre assez facilement.
Bénédicte : Moi aussi, de plus en plus. Même si c'est assez sale, pour ne pas dire cradissime. Mais le soleil, la chaleur et le relief qui descend sur la mer...
Alexis : Voilà. Et puis la saleté c'est aussi la vie, en un sens. On peut même y voir une forme d'esthétique. Naples est un peu sale mais je ne l'imagine pas plus belle si elle était récurée de fond en comble.
Bénédicte : La saleté comme preuve de vie, je ne sais pas. Jean-Nathanaël me disait la semaine dernière que Belleville était le dernier quartier vivant de Paris avec la Goutte d'Or. Or ce sont surtout les derniers quartiers crades. Le silence, la pureté, la grâce, l'évanescence, la symétrie, l'harmonie, ne sont en rien selon moi des synonymes de mort. Au contraire, ils sont ce qui me fait aimer la vie. La nature sauvage n'est ni sale ni toujours bruyante ou bigarrée. La vie palpite aussi dans le calme.
Alexis : Ne confonds-tu pas la vie cérébrale et la vie humaine ? Je fais souvent cette erreur aussi. L'humain ne vit ni dans une forêt sauvage, ni dans une oeuvre d'art. Mais peut-être ne sommes-nous pas de très bons humains toi et moi.
Bénédicte : Non, mais je me sens justement un animal et je trouve que certains membres de notre espèce se laissent aller à la crasse comme des animaux de ferme qui macèrent dans leur foin. Je préfère les chiens bien léchés de canapés ou les chevaux sauvages. J'avoue que Barbès me paraît constituer une nullité civilisationnelle que je ne confonds ni avec la pauvreté (un village péruvien très pauvre, c'est propre) ni avec l'urbanisme (Copenhague est propre) mais avec un laisser-aller culturel, langagier, physique et moral qui me déplait.
Alexis : Je comprends. Ce Quartier où vit Fabrice est ma limite aussi. C'est vraiment too much.
Bénédicte : Et puis le cerveau est tout aussi naturel que des selles. Pourquoi une rue remplie de crachats serait-elle plus vivante qu'une salle du château de Chantilly ?
Alexis : Parce qu'elle l'est. Déjà c'est une rue de Paris, pas une salle de musée. Je suis certain que tu peux trouver meilleur parallèle à ton propos. Le caractère vivant, au sens de la concentration d'humains dans un lieu, n'est pas incompatible avec la propreté mais c'est souvent le fait d'un contrôle extrême : Disneyland par exemple. Entre la vie de la foule de Disneyland et celle de Barbès, je préfère tout de même Barbès. Moins de contrôle, plus de liberté et donc de licence de saleté, etc.
Mais je ne vivrais ni dans l'un ni dans l'autre, je suis trop comme toi. Mon quartier de l'Opéra est vivant par exemple et pas trop sale mais c'est une foule de touristes et d'acheteurs. C'est une vie étrange, moins imprévisible et poétique que celle de Belleville, de Marseille ou de Naples. Parfois j'ai l'impression que c'est une fausse vie. Scénarisée.
Bénédicte : J'ai l'impression que tu confonds la vie et la multitude. Mon parallèle n'était certes pas bon. Mais le monde est-il plus vivant aujourd'hui que lorsque'il ne comptait que 20 millions d'habitants sur la planète ? Une cage de souris surpeuplée est-elle plus vivante qu'un terrier de mulots dans un champ ?
Oui, remarque, quantitativement il y a plus de vivants. Mais la surpopulation réduit aussi beaucoup l'envergure d'une vie.
La vie scénarisée est pour moi la vraie vie. C'est pourquoi j'aime les rites antiques. Notre beauté animale à nous, tient dans les rites et notre nullité, dans l'agglutinement informe.
Alexis : Pour moi la vie c'est la concentration humaine en effet. Le reste c'est une idée intellectualisée de la vie, quand je regarde une forêt ou l'océan je sais bien qu'ils sont pleins de vie au sens biologique du terme mais je ne me sens pas partie de cela dans ma chair. Quand je suis au milieu de mes semblables, même s'ils sont très différents de moi culturellement ou sociologiquement, je me sens dans la vie. La vie humaine. La vie des foules qui dorment sur elles-mêmes, Tokyo, Calcutta, Paris, Manhattan, quand tu n'es qu'une forme parmi la fourmilière, que tu es à la fois très seul et plein des autres. Que leur vie déborde sur toi, qu'elle te choque et t'agrippe parfois à contre-courant. Je sens alors la vie des hommes et des femmes.
C'est intéressant ce que tu dis sur la vie scénarisée et le rite.
Bénédicte : Incroyable ! Moi je ne me sens pleinement en vie que seule et en silence face à la ligne bleue des Vosges ou à l'océan Atlantique. Ou dans une église romane perdue dans la campagne. Sinon j'ai l'impression d'être dans une queue chez Carrefour. Seul le rite esthétique me permet de supporter la promiscuité car je peux encore rêver d'éternité. Dans la foule, je me sens sans âme, sans identité. Mon corps n'est plus qu'un bout de viande avec un numéro de sécurité sociale.
Alexis : C'est ça. Et pourtant quand tu es seule face à l'océan, tu es juste seule. Comme on le sera au tombeau.
Bénédicte : Une poule en batterie n'est pas seule dans un tombeau.
Alexis : Par définition. Je ne mange que de la volaille de Bresse.
Bénédicte : En fait, peut-être que tout dépend de la manière dont on se sent en relation avec les autres et avec le monde.
Alexis : Exactement. C'était où je voulais en venir.
Bénédicte : Faudrait savoir d'où ça vient.
Alexis : Comme toujours, des névroses personnelles et des expériences. Je pense.
Bénédicte : Oui. Voire des premiers jours passés sur cette terre, des premiers bruits, des premières visions.
Alexis : Et de cette chose étrange qu'on appelle les traits de caractère qui font que deux personnes qui ont vécu les mêmes choses n'y réagissent pas pareil.
Bénédicte : C'est vrai. Les traits de caractère qui sont uniques, comme les traits du visage.
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dimanche, 25 février 2018
Quelques févriers d'AlmaSoror
2017
Je m'asphyxie avec de la poudre anesthésiante. Des sons dans mon oreille ressemblent à des cloaques.
2016
Aux lupercales un centaure a fécondé les troupeaux de ratons laveurs.
2015
Mes paupières, oui.
2014
Comme me le fait remarquer un ennemi qui m'est sympathique, le mariage a été vidé en plusieurs temps ; au moment de son ouverture aux couples homosexuels (2013), il n'était déjà plus qu'un flonflon, une épée fleurie honorifique et n'engageant à rien.
2013
Mais toi, État américain, tu aurais dû imposer, par une loi, que les familles restent dans ces maisons qu'on n'aurait jamais dû leur vendre puisqu'elles n'avaient pas les moyens de les payer. Au lieu de cela tu as aidé les banques et tu as laissé les familles partir sur les routes et tomber dans la misère. Tu es l'un des pays les plus riches du monde et tu es l'un des plus cruels, comme ton épouse ignare et indigne, l'Arabie Saoudite.
2012
Pleurez aujourd'hui puisque personne n'a pleuré quand le dernier berger a été emmené à la maison de retraite, quand la dernière brodeuse a dû quitter le village mort.
Ô France, comme il est violent de t'aimer !
Hameaux-tombeaux, quelles tristesses ont clos tes derniers yeux-fenêtres ?
2011
L'aristocratie de l'Ancien Régime et le soviétisme ont mieux réussi à soutenir un art somptueux, parce que les artistes ne faisaient pas partie de la classe mécène.
Vanité des arts, vides esthétiques, vacuité des audiences
2010
Puiqu'il y a blasphème lorsqu'on remet en question une certaine idée de l'homme, de l'humanité, cet humanisme ne peut pas être considéré comme une pensée athée, bien qu'elle ne croit pas en Dieu. Car l'athéisme ne reconnait pas de blasphème.
2009
Les Carthaginois ne touchent pas à l'or, tant qu'il ne leur paraît pas payer leurs marchandises, et les Indigènes ne touchent pas aux marchandises avant que les Carthaginois n'aient pris l'or.
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vendredi, 23 février 2018
France
Une opinion politique que l'on ose pas dire à table. Pourtant elle nous tient à cœur, plus que tout.
Tu sais qu'un jour, elle pourrait devenir à la mode et alors les mêmes qui t'exclueraient aujourd'hui la reprendraient à leur compte, s'imaginant qu'ils lui sont attachés depuis toujours.
Car celui qui suit le mouvement ne sait jamais ce que sera sa pensée intime du lendemain ni ne se souvient de ce qu'il défendait la veille.
Il avance au gré du vent, mutant insconscient de ses propres mutations. La mode idéologique change, la condamnation morale demeure. Tout passe, sauf l'exclusion.
J'aime un pays aux contours hexagonaux, j'aime son relief, ses eaux, son histoire. J'aime les gens qui la peuplent depuis toujours, car... il est toujours, sur toute terre, une fraction attachée comme une souche indéplaçable... et ceux qui toujours se déplacent en sont inexorablement jaloux.
Indestructible est la racine profonde, si mêlée au sol qu'elle est le sol, mais, attaquée de toutes parts, ses blessures cicatricent en renforçant la souche.
Les mobiles se vantent de leur mobilité, dépourvus de mobile intérieur, et l'immobilité de ceux qui restent est le mouvement le plus lent et le plus profond du monde.
Je ne suis ni celle qui reste, ni celle qui part, je ne méprise ni les mobiles sans mobile, ni l'éternel mobile des immobiles, je doute et je sais.
Je vous regarde et je crois.
Je vois et je prie. La terre, le silence, le chant et la vie.
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samedi, 10 février 2018
Ô bourgeois, d'où viens-tu, où vas-tu, est-ce que tu existes encore ?
Ci-suit un texte de Régine Pernoud, tiré de son Histoire de la bourgeoisie en France, datant de 1960 (l'ouverture du premier chapitre en fait).
Mais auparavant, voici la liste des billets de ce blog s'intéressant à cet être insaisissable, envié, haï, qui souvent ne se reconnaît pas lui même, le bourgeois.
Le bourgeois à travers des billets almasororiens :
Puissance et décadence de la bourgeoisie
1007-2007 : La fortune d'un mot
Caste, classe : le théâtre de la distinction sociale
Le monde des lettres françaises au XIXème siècle, décrit par Romain Rolland
Vanité des arts, vides esthétiques, vacuité des audiences
A propos d'Hommes sans mères, de Mingarelli
La triste et tendre vie de Franz Schubert
Ultra-conservateurs et ultra-libérés, vos enfants ne connaissent-ils pas la misère intérieure ?
Fleuve littéraire, tu nous emportes
Apéro-dînatoire chez les voisins
Jules Vallès : saisissant portrait par René Lalou
La recherche de l'absolu et son inversion contemporaine
Ainsi débute le premier chapitre de L'histoire de la bourgeoisie en France, de Régine Pernoud :
« C'est dans une charte de l'an 1007 qu'apparaît pour la première fois le mot : bourgeois, burgensis, promis à une si étonnante fortune. Ce terme qui deviendra typiquement français, au point que ses traductions dans les langues étrangères ne seront jamais qu'approximatives (l'Allemand Sombart dut se résigner à intituler Der Bourgeois sont étude sur le sujet) a une racine germanique. Durant le Haut Moyen Âge, le burg, c'est le lieu fortifié, et de là vient burgensis, celui qui habite un burg, une place forte ; mais déjà au XI°siècle, le burgensis, bourgeois, n'est plus que : l'habitant de la ville, et la ville n'est plus nécessairement un lieu fortifié. Le terme a pris les deux sens qui lui seront conservés dans notre langue : celui de cité fortifiée ou au contraire de groupe d'habitations situées en dehors des remparts, - autant dire qu'il désigne déjà ce que le français bourg devait désigner par la suite : une agglomération urbaine, petite ville ou gros village, un faubourg.
Il est curieux de pouvoir ainsi assigner une date de naissance à un mot dont l'évolution devait être par la suite à la fois si riche et si troublée, au point que ses définitions retiennent aujourd'hui l'attention des sociologues et des historiens et que des études entières lui sont consacrées. Cette date n'est évidemment fixée que de façon très provisoire et selon l'état actuel de la documentation ; la découverte d'actes plus anciens peut la faire reculer. Ce n'en est pas moins, à quelques années près, un jalon dans notre histoire sociale. Elle est contenue dans une charte émanant du comte d'Anjou Foulques Nerra qui, en l'an 1007, établit un « bourg franc » auprès de l'abbaye de Beaulieu, près de Loches ; cela signifie qu'il déclare inviolable un territoire défini aux confins de cette abbaye, qu'il affranchit ses habitants de toute servitude, interdit à l'abbé de les soumettre à une taille, c'est-à-dire à un impôt quelconque, et fixe d'autre part les amendes qu'encourent les habitants de ce bourg s'ils viennent à s'insurger ; c'est dans ce dernier paragraphe qu'il est question des bourgeois : « Si contra monachos burgenses insurrexint..., si les bourgeois s'attaquent aux moines ou à leurs serviteurs et s'emparent de leurs biens, ils paieront une amende de soixante livres ». (Note : cité par Henri Pirenne dans son étude : Villes et Institutions urbaines)
Ainsi, la première fois que le bourgeois fait irruption dans un texte, ce texte est destiné à prendre des garanties contre lui : « « Si contra monachos burgenses insurrexint..., si les bourgeois s'insurgent contre les moines ». Visiblement, on ne le considère pas sans méfiance, et l'on prévient des réactions violentes de sa part. Sans vouloir forcer les conclusions, il faut bien admettre que l'arrivée dans la société féodale d'un être dont le mode de vie tranchait sur ce que l'on connaissait alors ne pouvait que poser des problèmes. L'histoire de la bourgeoisie à son origine est fait précisément des solutions diverses qu'on a données à ces problèmes.
Ceux qui comptaient mettre à profit les bonnes dispositions du comte d'Anjou et devenir « bourgeois » de Beaulieu, qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Et pourquoi les menaçait-on d'une amende au cas où ils s'insurgeraient ? Nous avons vu le cas d'un Godric quittant la maison et la terre paternelles pour gagner sa vie dans le commerce, celui d'un Lanstier d'Arras, primitivement attaché à l'abbaye de Saint-Vaast, faisant des opérations pour son propre compte ; combien d'autres, à leur exemple, ont cherché en cette époque de forte natalité à gagner leur vie autrement que par le travail de la terre, soit en exerçant un métier, soit en vivant de l'échange et non de la production directe. Tous ces êtres, quels qu'ils fussent, avaient un trait commun : leur place n'était plus, ne pouvait plus être sur le domaine seigneurial où leurs parents avaient vécu, où eux-mêmes étaient nés. C'est à leur intention, par eux, ou en tout cas pour eux que se créaient les « bourgs francs ». Avec eux s'instaurait une économie nouvelle, différente de l'économie domaniale qui caractérise le Haut Moyen Âge et qu'il faut d'abord connaître pour apprécier ce qu'apportait de nouveau l'existence du bourgeois ».
Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France - des origines aux temps modernes. 1960 Editions du Seuil
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vendredi, 09 février 2018
L'hospitalière
Soeur, ma soeur de Béthléem, je passe souvent devant les murs qui t'enserrent, ceux que tu nommes : "ma délivrance". Ta prison, tu l'intitules : "la liberté que j'ai choisie". Ta monotonie, c'est, dis-tu, "une grande joie, chaque jour renouvelée". Quelquefois je te crois. A d'autres moments, je me demande ce que valent les mots.
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vendredi, 02 février 2018
Hivernale soirée
Nous sommes déjà morts, assurément fascinés par le futur proche d'un avenir béant, ou, quelquefois, adoucis par une épaisse senteur qui reste, qui imprègne, un lourd parfum, un goût acre.
Nous naissons, but de toute mort. Une nuit certaine, tout ressurgit sans nous et nous nous éveillons devant des murailles cloutées. De l'autre côté, on devine chaque geste qu'il nous faut accomplir. Les nuits ressemblent à des mères, dont les maris ailés nous observent en fumant. Des plaisirs s'interposent au sein de notre propre mort, comme une posthume respiration.
Les plaisirs, c'est ce qui continue de parler pour toujours.
Dans le bêlement du troupeau, assis sur les fauteuils du lucre, unis dans le désistement, pour les siècles des siècles contenus dans chaque instant.
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mardi, 30 janvier 2018
Matin d'hiver
Nous sommes toujours en vie, le plus souvent ennuyés par l'instant présent du quotidien écrasant, ou, quelquefois, stupéfait par une légère beauté qui passe, qui souffle, un éclat pur, un goût de joie.
Nous mourons, but de toute naissance. Un jour ou l'autre, tout disparait pour nous et nous disparaissons des horizons partagés. Entretemps, on ne sait pas très bien que faire. Les jours sont lourds à porter, ils trépassent et on les regrette. Des soucis s'interposent entre la vie et nous, gênant la respiration.
Les soucis, c'est la seule chose qu'il faudrait faire taire à jamais.
Seul face à la vie, sans la béquille des soucis, seul face à la respiration, à l'existence des choses mobiles et immobiles.
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dimanche, 28 janvier 2018
en toi écho et résonance
« Si dans Récoltes et Semailles je m’adresse à quelqu’un d’autre encore qu’à moi-même, ce n’est pas à un “public”. Je m’y adresse à toi qui me lis comme à une personne, et à une personne seule. C’est à celui en toi qui sait être seul, à l’enfant, que je voudrais parler, et à personne d’autre. Il est loin souvent l’enfant, je le sais bien. Il en a vu de toutes les couleurs et depuis belle lurette. Il s’est planqué Dieu sait où, et c’est pas facile, souvent, d’arriver jusqu’à lui. On jurerait qu’il est mort depuis toujours, qu’il n’a jamais existé plutôt — et pourtant, je suis sûr qu’il est là quelque part, et bien en vie. Et je sais aussi quel est le signe que je suis entendu. C’est quand, au delà de toutes les différences de culture et de destin, ce que je dis de ma personne et de ma vie trouve en toi écho et résonance ; quand tu y retrouves aussi ta propre vie, ta propre expérience de toi-même, sous un jour peut-être auquel tu n’avais pas accordé attention jusque-là. Il ne s’agit pas d’une “identification”, à quelque chose ou à quelqu’un d’éloigné de toi. Mais peut-être, un peu, que tu redécouvres ta propre vie, ce qui est le plus proche de toi, à travers la redécouverte que je fais de la mienne, au fil des pages dans Récoltes et Semailles et jusque dans ces pages que je suis en train d’écrire aujourd’hui même »
Alexandre Grothendieck, IN Promenade à travers une œuvre qu’on peut lire par ici.
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jeudi, 25 janvier 2018
Héroïne - Poème de l'hiver 2018
(Ami défunt qui écrivais un poème pour chaque saison, il fallait bien que quelqu'un prenne ta suite. Il y eut le poème de l'hiver 2017. Il y eut le poème du printemps 2017. Il y eut le poème de l'été 2017. Il y eut le poème de l'automne 2017.
Voici celui de l'hiver 2018).
Petits enfants de lune qui ne voient jamais l’astre auquel ils rêvent,
vieillards aux dents d’or, aux cheveux d’argent,
femmes qui veulent oublier le viol consenti,
hommes qui tentent de dénoncer le vol de leur enfant,
la pluie drue transperce la ville froide à cet instant.
Et j’ai voulu donner au monde une sève, une écriture, une structure.
Mais la mathématique a obstrué mon esprit
et l’orgue de l’église a occupé des heures
quand je montais ses marches pour exercer mes doigts
dénuée de don, dénuée de partition, dénuée de foi,
comme d’autres se piquent d’héroïne ou de sauver le monde.
Et je n’ai jamais pu finir une phrase, achever une présence.
Car il y avait au cœur de ma vie cet être nu, l’Absence,
vêtue de probité invisible et tachée de vin blanc.
Des mains m’ont caressée certains soirs de janvier,
après la mort d’un père ou le deuil d’un enfant,
j’étais épouvantée par ma déviante langueur.
Et les années passaient sans délester leur beurre.
La pluie froide traverse le ciel jusqu’au trottoir.
Un mensonge a vieilli ton regard philosophe.
Je ne connais plus rien des jeunesses qui éclosent.
Tu es mon étranger, mon amour indifférent.
J’aurais voulu t’aimer un peu mieux, plus longtemps
Et l’hiver s’éternise aux heures des amants.
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mardi, 23 janvier 2018
... de grandes exilées de l’histoire des idées...
« J’ai commencé d’écrire ce texte comme on part en voyage vers un pays inconnu mais dont le nom a résonné à notre oreille intérieure, je m’y suis lancé à seule fin d’en explorer le titre, juxtaposition ou alliance de mots qui s’est imposée au fil du temps comme le résumé abrupt sinon abstrus de difficultés récurrentes ou ressassées et cependant, d’une certaine façon, ignorées. Une première constatation, ou thèse, comme on voudra, est que les mathématiques sont parmi les grandes oubliées de l’histoire des idées au vingtième siècle, malgré les apparences, malgré les malentendus, les trop bien entendus aussi. Affirmation paradoxale, j’en conviens, et qu’il n’est pas simple d’étayer mais qui du moins, si on la prend au mot, ouvre d’étonnantes perspectives. Oui, les mathématiques ont été de grandes exilées de l’histoire des idées depuis déjà plus d’un siècle et demi. Et cette expression d’‘histoire des idées’, délicieusement désuète par certains côtés, rappelle par ailleurs Michel Foucault, lui-même précieux interlocuteur de Paul Veyne qui se reconnaissait dans le mot d’ordre de son ami et collègue au Collège de France: l’histoire des idées ne commence véritablement qu’avec l’historicisation de l’idée philosophique de vérité. Je ne reprendrai pas telle quelle cette maxime bien difficile à étendre aux mathématiques, et pourtant elle m’accompagnera tout au long, ou nous accompagnera puisqu’il ne m’a pas semblé inutile ou impossible de proposer ce voyage à une lectrice, à un lecteur. A supposer que les mathématiques aient été en quelque façon éxilées’, où l’ont-elles été ? Réponse: Au Paradis. Ou plutôt en toutes sortes de paradis, qui perdent leur majuscule en se multipliant; le paradis du synthétique a priori, le paradis cantorien beaucoup plus tard, d’autres encore. Des paradis qui d’une certaine manière – qu’il conviendra d’élucider soigneusement –, les ont préservées, ces mathématiques, et de la « réalité », et par exemple du « travail », cette grande affaire du dix-neuvième siècle ».
Pierre Lochak, IN Mathématique et Finitude
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dimanche, 21 janvier 2018
Ilyès
L’orgue et la mathématique, mes deux mains, les deux pôles de mon cerveau. Oui, et pourtant, depuis une semaine, que sont ces passe-temps devenus ? Je ne pense plus qu’à toi, Ilyès, à ce lit rempli de sang sur lequel tu gisais, mort déjà, quand Clarisse t’a trouvé. Et personne ne comprend. Une rupture récente, oui, un problème de travail, oui, des parents lointains, oui, mais rien d’original à tout cela et tant d’amis autour de toi ! Le grand écart entre l’islam de ton père et le catholicisme de ta mère, oui, mais il y avait les semaines de printemps à Taizé et les sourates que tu récitais à table. La langue turque, la langue arabe, la langue française, Balzac et Marceline Desbordes-Valmore, la musique baroque de Lully et celle, électronique, de ton ami Fazil, toute la beauté des couleurs de ton appartement petit mais charmant de la porte d’Orléans… Depuis ton affreux acte, je ne dors pas beaucoup, je ne monte plus les marches qui mènent à l’orgue de la cathédrale de Senlis, je n’ouvre plus le livre de Pierre Lochak, Mathématique et finitude. Je pense à moi, je pense à Clarisse, je pense à la mort. Ilyès, je pense à toi.
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vendredi, 19 janvier 2018
L'or tranquille
L'amertume et le désir ont en commun d'avoir d'incessantes et incessibles ramifications. Aucune satisfaction ne les apaise, aucun soulagement ne les fait cesser au-delà de quelques instants, quelques jours, quelques semaines. Ces deux sentiments bardés de tentacules qui repoussent quand on les coupe, empoisonnent nos vies et détruisent tout le bien de notre cœur. L'amertume, comme le désir, distordent notre vision du monde, et se déversent sur les paysages qui s'offrent à notre vue avant même que nos yeux aient pu les découvrir. Se débarrasser du sentiment d'amertume et du désir sans fin, éliminer les joies et les peines trop dépendantes des circonstances extérieures, c'est le premier pas vers la sagesse, vers cette sagesse invisible à l’œil nu, qui permet à la personne d'accueillir le bonheur quand il vient, de surmonter la douleur et la déception.
L'amertume et la frustration (ou le sentiment de manque, d'incomplétude), causent de si grandes souffrances en nos cœurs qu'il faut savoir les abandonner définitivement. Mais en les laissant partir, on perd tant de choses chères : le souvenir d'un rêve, un espoir de revanche, une occupation qui comble les ennuis. Oui, car amertume et frustration stimulent nos cerveaux : que faire, sans elles ?
Je souffle sur mes désirs et je les laisse vivre sans suivre leur cours. Lorsque les sensations de frustration, de manque, débarquent à la surface de ma conscience, je les observe. Elles m'attaquent. Je les contemple et je les transforme en quête, en chemin, en pelle pour creuser la terre de mes couches d'être et descendre au fond de ma mine, là où se trouve le métal qui délivre : l'or tranquille.
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mercredi, 17 janvier 2018
Des lettres
Dans cette vieille sacoche de cuir, des cartes postales sans intérêt, un carnet qui date de 1990, c'est à dire d'il y a 27 ans, puis des monceaux de lettres en vrac. Des lettres, des lettres, des lettres. Celles d'une femme mariée à un brave homme et maman de deux petits enfants adoptés en Asie, qui mentionne à son amant ses envies d'être fouettée, dominée, battue, pénétrée par tous les orifices le plus violemment possible ; celles d'une petite fille qui envoie des nouvelles enjouées à son papa en quémandant des réponses. L'amant et le papa, sont la même personne. La femme, je crois l'avoir vue plusieurs fois, il y a vingt ans. La petite fille, c'est moi.
« Est-ce ainsi que les hommes vivent »...
Mais pourquoi est-ce que cela me fait pleurer aujourd'hui ? Je suis grande, pourtant, j'ai trente-neuf ans et demi. Je n'avais jamais reçu de réponse à ces lettres. Il faut dire qu'elles étaient bêtasses. Presque fausses dans leur joie feinte. Ça ne valait pas, en effet, l'autre prose contenue dans la sacoche. Cette autre prose qui suscitait des réponses, des réponses en vers et en prose, en coups de fouet et en invitations au restaurant.
Quand les vieux hommes meurent, bien souvent, ils ne sont plus que de vieux hommes, qui ont cessé depuis longtemps d'être des amants. Sont-ils toujours des pères ? Je ne sais pas vraiment. Ils furent, c'est sûr, des enfants qui grandissaient trop tristement.
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Une bibliothèque Cornulier - La littérature orale quechua
(La bibliothèque dont on vous parle fut créée, trente ans durant, dans un appartement au fond d’une cour du 13 boulevard du Montparnasse, avant de devenir une bibliothèque éparpillée).
Titre : La littérature orale quechua
de la région de Cuzco - Pérou
Auteur : César Itier (et les personnes dont il a recueilli les propos)
Editeur : Karthala
Genre : ethnologie et linguistique
Date de parution : 2004
Pays de l'auteur : France (Pérou pour les personnes dont César Itier a recueilli les histoires)
Nombre de pages : 230
Exergue :
Anteschà kay pacha paqarimuypi riki... Autrefois, à l'aube de notre monde...
Arrivée dans la bibliothèque : 2004 (acheté à Paris)
Première phrase :
"Dans les hautes terres du Sud du Pérou, les récits concernant l'origine de la société ont généralement pour protagonistes des êtres appelés "gentils" (hintil, de l'espagnol gentil "gentil, païen").
Première phrase de la page 70 :
"A travers ce reniement exemplaire, l'étoile exprime et impose le point de vue des gens de la vallée : les enfants d'une telle union ne pourront tirer un parti positif de leur double héritage génétique et écologique. Fils d'un homme de la puna et d'une femme-étoile-oiseau de la vallée, ils ne pourront prétendre être des hommes de la vallée mais seront des oiseaux de la puna".
Dernière phrase :
"Papanpiwan chay Tumaspiwan tayta kurakama kapunku, ari. (Elle rit). Chayllatan Luciaqa willarquyki".
Lui et son père étaient tous deux curés, oui. (Elle rit). C'est tout ce que Lucia peut te raconter.
COMMENTAIRE
Comme d'habitude avec les travaux des linguistes, des ethnographes, des sociologues, des anthropologues, ils nous ouvrent la grande porte sur des civilisations inconnues et chargées de magnificence, mais nous en donnent un tableau dénaturé par leur "analyse".
Une bibliothèque Cornulier : les titres
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