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mardi, 01 juillet 2025

Les ouvriers inutiles de l'intelligence artificielle

Puisqu'il va bientôt arriver au secteur tertiaire ce qui est arrivé au secteur primaire à la fin des deux premières révolutions industrielles (le remplacement du travailleur par la machine), et que les métiers traditionnels, artisanaux et de soin, vont reprendre tout leur sens, il est temps de réapprendre à cuisiner et à tricoter. Penser, analyser, décider, en effet, les machines le feront mieux que nous. J'ai bien vu que lorsque quelqu'un se tourne vers moi, désemparée, parce qu'il doit participer, dans le cadre de son travail, à un exercice de cohésion d'équipe parmi les moutons de Nanterre, alors que je balbutie une stratégie de résistance psychologique, le logiciel d'intelligence artificielle, avec un humour génial et beaucoup d'à-propos, en moins d'une minute, lui déploie des arguments d'autodéfense intellectuelle et lui remonte le moral. Mon affection est certes là, je peux passer des mains dans les cheveux, mais ce que j'avais de bon sens ou d'humour ne fait pas le poids face à la dite « intelligence artificielle ».

À quoi sers-je désormais ? La capacité à rechercher des informations et à les faire tenir en une synthèse élégante et utile, qui fait tourner mon cerveau pendant d'intenses quarts d'heure de concentration, capitule devant la moulinette numérique qui crache la synthèse, bien troussée, avec juste ce qu'il faut de morale dans l'air du temps, et même un zeste de sympathie, de fraternité dans le ton.

Ne soyons pas dégoûtés par cette nouveauté qui nous relègue dans les bas-fonds de l'inutilité, car ce dégoût, cette amertume ne serait qu'une laideur posée sur notre déconvenue. «  Pourquoi prendrai-je le parti de ce qui est contre ce qui sera ? » demandait simplement Saint-Exupéry, dans un des livres préférés de ma mère, Citadelle. Pourquoi en effet ? Ce serait inutile, bien que spirituellement raisonnable et humainement compréhensible. Nous ne servirons plus à rien, ou à si peu de chose. Tel l'ouvrier d'usine dont l'effort d'une vie fut réduit à néant et même ridiculisé par l'apparition d'un robot, c'est au tour de l'intellectuel de tirer sa révérence.

Je me souviens du titre de l'autobiographie d'Hugo Pratt, lue avec passion dans ma jeunesse : « le désir d'être inutile ». Ou la méditation de John Milton : « They also serve who only stand and wait. » Il va falloir à apprendre à lutter spirituellement contre une machine plus forte que nous. Comme dans le jeu vidéo Prince of Persia, auquel jouait le petit garçon avec qui j'ai grandi, l'arme qui nous permettra de gagner sera l'humilité : baisser la tête pour passer sous les fourches caudines de l'embrigadement par un langage codé ayant pris forme d'un langage naturel.

Et puisque nous ne servirons plus à rien, il nous restera toujours des occasions de servir, Dieu si on en a un, ou plus prosaïquement notre prochain.