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samedi, 05 avril 2014

Un samedi soir dans un port en avril

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Oh mes amis, j'ai passé une journée schizophrène, entre une obsession de plomberie autour du pauvre évier et la lecture de Psyché, de Pierre Louÿs, cet écrivain étrange. Tu sais quoi ? Même la promenade à la Chaume, dans ses ruelles (rue de l'Amour, rue des Soupirs, pour finir coincée dans l'impasse des Garçonnes) n'a pas réussi à vider ma tête de la lessive de soude à insérer dans la tuyauterie dévissée sous l'évier ni des hésitations langoureuses et terrifiantes de Psyché Vanetty.

J'ai vissé, dévissé, débouché, et contribué à des forums en ligne sur l'efficience ou la maléfficience du marc de café dans les canalisations. J'ai lu et relu les atermoiements épouvantables et fascinants de Psyché ("Il n'y a pas de honte à craindre Satan. Un homme se défend contre un homme, il ne se bat pas contre un fléau. Ce n'est pas de montrer une âme faible que de s'enfuir devant l'orage, ma fille, ou devant l'amour, car nos bras humains ne sont pas assez forts pour lutter contre le feu du ciel, ni contre celui de l'abîme").

Alors, comprenez que le soir, j'ai mis un billet de 20 euros dans ma poche, une veste Zara sur mon jean Zadig, et je suis sortie pour marcher dans la ville, jusqu'au port, dans cette brume troublante qui engourdissait les maisons. Je suis arrivée aux abords de la Roulotte. Elle est belle, elle est bleue, une agréable odeur de friture bio s'en dégage. Je me suis approchée timidement, les mains dans les poches, tentant d'avoir l'air intelligent et détaché. Je commandai la seule chose qu'il s'y sert : un fish & chips, que j'agrémentais d'une bière Chiens de Perrins de l'Île d'Yeu, car les frites aiment être arrosées. La moutarde semblait bonne, j'en tartinai mes frites d'une couche épaisse et je m'assis au bord du port, rêveuse et solitaire.

Car j'étais solitaire. L'évier et Pierre Louÿs diparurent, laissant la place à deux goélands patibulaires qui matèrent ma gueule sans sympathie et dévisagèrent mon fish & chips avec un intérêt certain. Tu vois, j'ai mangé sans leur accorder le moindre regard, car j'ai vu Birds, le film d'Hitchcock, et je sais à quoi m'en tenir. Au lieu de cela j'ai laissé mon esprit divaguer dans les eaux du port des Sables, puis sur les bâtiments de tôle de la coopérative maritime Cavac. Et la bière pétillait au fond de mon âme, brune, comme un sortilège levuré. Et le temps s'effaça.Quand tout fut fini, je lançai les restes aux goélands, qui crièrent de joie en se précipitant vers les miettes, et repris le chemin de mon antre, par l'océan.

Une bruine tombait au bord de la plage. La marée montait, la température baissait. Je tendais mon visage au ciel pour quémander des gouttes de bruine. J'aimais vivre. Ce n'est qu'en approchant du cours Blossac que je sentis la nuit tomber. Dans un bar, des jeunes hurlaient, pour célébrer, sans doute, un match de foot ou un anniversaire. En quelques minutes, l'air frais et bleu ciel se transforma en pénombre lourde. La pluie se fit plus drue. Moi qui, quelques instants auparavant, levai mon visage pour ne pas manquer une précieuse goutte, je le rentrai désormais dans mon cou pour me protéger, inconstance de la météo et de l'esprit humain. Et puis, la pénombre devint ténèbre. Je songeai à cette phrase que Jérôme Delvaux avait écrit, sur son blog depuis défunt, Sublimation : « il m’invite à honorer avec lui notre maîtresse favorite, la seule qui continue de nous surprendre après des milliers d’étreintes passionnées : la nuit ». La nuit est une amante trop lilithienne pour mes bras chétifs, pour mon âme faible, pour mon corps apeuré. Je préfère le soir, plus amène, plus ambigu, moins fou. Le soir est tout aussi beau que la nuit.

Et puis je rentre dans l'immeuble dont chaque centimètre carré exhale l'atmosphère des années 1950, je tourne la clef dans une porte destinée à être condamnée, je pénètre dans le lieu où l'évier est guéri, ou Pierre Louys se rendort pour toujours, et j'écoute la musique de Mondkopf.

vendredi, 04 avril 2014

D'un train crépusculaire

 20h07 : Face à moi un jeune homme blond aux cheveux très courts écoute une musique dans son casque, les yeux fermés, les bras paisiblement posés sur ceux du fauteuil. Il porte un Tshirt à l'effigie du drapeau américain. Plus loin, deux hommes qui ne se connaissent pas se font face. L'un contemple le paysage, l'autre est fixé sur son téléphone portable. La campagne est belle, qui défile derrière la vitre. La respiration du garçon se fait plus forte et très régulière : il dort. J'écris un peu, puis je relève la tête.

Splendeur sur la campagne. Un coucher de soleil flamboyant s'écrase sur les cimes des arbres et se couche dans les champs. C'est un océan de couleurs qui déploie ses vagues nébuleuses et scintillantes entre chien et loup. Quelques vaches encore dehors assistent à ce spectacle époustouflant. Je ne peux détacher mon regard de la vitre et jette seulement de temps à autre un œil sur l'ordinateur pour voir si mes doigts agiles, habitués intimes du clavier, tapent bien ce que je leur demande. Je sais que ce moment empreint d'une magie étincelante ne durera pas. Ces lambeaux de rose et d'orange noyés dans des jetées de bleu indéfinissable ont quelques minutes à peine d'existence. On est entre chien et loup ; le loup va chasser le chien. Nous venons de passer devant une ferme, dont la lumière de la grande pièce était allumée. J'ai aperçu une atmosphère, vite enfuie dans le passé. L'incendie fabuleux se poursuit, au dessus d'un lac ; le lac disparu, il émerge par flots colorés entre les arbres. Les bois se succèdent, puis laissent la place à des champs. Le jeune homme dort toujours, mais les deux messieurs sont absorbés par le même paysage que moi. Si ces moments baignés de sublime se prolongeaient éternellement, serions-nous capables d'en être toujours aussi émus ?

Il est 20h25 et le soleil n'en finit pas de se noyer dans les nappes de couleurs. C'est presque écrasant de beauté. Je voudrais que cela dure toujours et pourtant j'attends la fin avec une sorte d'impatience. Pour me retrouver moi-même après la sidération ? Ou pour me perdre à nouveau dans les méandres inutiles de la vie mentale ? Comme c'est rose, là-bas, rose orangé. Aucun peintre n'a jamais pu rendre la somptuosité à laquelle j'assiste. L'art évoque, l'art approfondit, l'art ne reproduit pas. Peut-être qu'au volant d'une voiture, à une fenêtre, sur un chemin, quelques êtres humains, en instance, contemplent cette beauté en suspension. Une annonce nous dit que dans quelques instants, nous arriverons en gare d'Angers Saint-Laud.

Il est 20h31. Les affreux immeubles de la banlieue d'Angers se dressent entre le couchant et nous. Entre deux barres, au dessus d'un ancien cimetière, dans les branches d'un arbre, le brasier apparaît quelques secondes ; le train ralentit. Comme les villes bétonnées depuis les années 1960 sont laides, les pauvres. Mais nous entrons dans le centre et de vieilles et imposantes bâtisses en pierre, restaurent mon sentiment intérieur. Un des messieurs se lève (celui qui contemplait le paysage) ; il va descendre à Angers. L'autre a remis le nez dans son portable. La respiration du jeune dormeur berce ma contemplation. Il ne s'éveille pas, mais sans doute sent-il dans son sommeil que nous arrivons quelque part, car ses bras bougent et sa tête dodeline un instant. Des murets de brique construits le long de la voie ferrée dissimulent l'éclatante dissolution du soleil.

20H35 : un homme au très gros ventre, jean et blouson de cuir, une soixantaine d'années, allume une cigarette sur le quai. Ses yeux parcourent la gare, les rails, la ville derrière alors que les premières volutes s'élèvent de sa bouche. Soulagement intense et visible de celui qui s'est retenu de fumer durant près de deux longues heures. Les sifflets des agents de la gare retentissent. Le train va repartir. Oui, les portes automatiques se ferment. Nous sommes repartis. Le rose est toujours là ! Et c'est encore plus incandescent que tout à l'heure ! Il vire au rouge ! Les lumières artificielles de la ville d'Angers offrent faiblement leurs lueurs pour soutenir la rougeur chamarré du ciel. De longs nuages gris se tordent au milieu de ces aplats mouvants de rouge, d'orange, et les toits de la ville disparaissent. Maintenant ce ne sont plus eux qui se détachent dans la rougeur, mais des arbres, dont les pieds sont dans l'eau (il a du beaucoup pleuvoir sur ces étangs) et la tête dans l'incendie du firmament. Le train prend de la vitesse. Des usines succèdent à la campagne, la campagne succède aux usines. Les formes des arbres s'élevant vers la toute-beauté des cieux donnent une atmosphère d'ailleurs, d'Afrique peut-être, ou du fin fond de l'Amérique du Sud. L'Ouest de la France m’apparaît soudain comme l'endroit de la magie suprême. Sur une route, qui suit le tracé de la voie, quelques voitures solitaires avancent à un rythme égal ; leurs phares leur confèrent une personnalité – presque un visage. Mais voilà que le rouge a entièrement disparu : le ciel est violent. Le ciel est violet. Il évoque un événement surnaturel menaçant.

Et puis (il est 20h47) la pénombre avale le violet qui devient sombre, sans couleur. Nous entrons dans la nuit. Le train file. Les ombres des maisons, des arbres, se stylisent et perdent de leur précision et de leur couleur pour se transformer en silhouettes informes. C'est la nuit qui tombe à pas de loups, qui s'abat sur des milliers et des milliers de vies fatiguées, invisibles depuis le train. Où sont les êtres humains ? Là-bas, sans doute, mais d'ici on n'imagine pas leur présence. Encore un peu de rose, par là ? Oui, mais il disparaît, comme un mirage, dans la vitesse du train et de la nuit. La nature quand elle se pare ou quand elle mue n'est pas réaliste. Elle est surréelle.

mardi, 01 avril 2014

Ecclesia

Dans l'étrange beauté de l'église Saint Jean Bosco (rue Alexandre Dumas, Paris XX), je me posais des questions banales en savourant l'instant présent. La lumière pénétrait par les vitraux et le silence peuplait les bancs déserts. J'avais laissé loin derrière moi le monde morne des pensées mentales et je me délectais du vide et du plein, surtout du vide. Je riais de toutes ces luttes féroces qu'on vit dans le travail, et je m'abandonnais à la plénitude distante de l'existence dédramatisée. J'avais connu cela déjà à Arles, sur un hamac ; je découvrais ce même bouquet de sensations et de saveurs dans une architecture ecclésiale bizarre et envoûtante. Mourir et vivre perdaient leur caractère grave ; il me semblait que ma mort et ma vie n'étaient qu'un détail sans importance de ce monde, un vague phénomène imperceptible aux autres, parfois glauque, parfois charmant. J'éprouvais ce sentiment double et mélangé d'exaltation palpitante et de profonde tranquillité. C'était la première fois que je connaissais un tel calme sans avoir bu de rhum Diplomatico du Venezuela.

 

lundi, 31 mars 2014

L'ambition de la lune noire

 ruelle, sables d'olonne

Je préfère développer la puissance qu'obtenir le pouvoir ; je préfère scruter les profondeurs que rebondir sur les surfaces ;

je choisis de miser sur la beauté de la prière plutôt que sur l'efficacité de la hargne ; je désire sonder et comprendre le tréfonds du cœur de tout homme plutôt que de dominer les corps et les esprits de la majorité.

Je préfère vivifier une personne dans le secret, même en l'ignorant moi-même, que faire semblant de faire du bien à plusieurs avec un cœur impur ;

je préfère m'élever au regard de Dieu qu'au regard de l'administration ou de l'Insee ;

j'aspire à accomplir la fraternité intégrale par la crucifixion de chacune de mes cellules, plutôt que que boire une coupe qui a couté un zeste de dignité à quelqu'un.

Je suis plus ambitieuse que les plus ambitieux de ce monde.

Invisible Seigneur, guide-moi vers mon destin.

 

jeudi, 27 mars 2014

Palette

la femme à l'éventail, les deux frères, picasso

"Magie du jour qui crée le jour où l'on crée".
L.B.

La Saudade des Portugais, le Duende des Espagnols, le Fiu des Tahitiens, et nous mon ami qu'avons-nous pour pleurer et rire à force de s'abîmer dans la mélancolie ? Ce n'est ni la Révolution ni le chant du coq qui pourraient nous emporter comme un rythme, comme un berceau sur le flot des regrets. C'est peut-être la nuit, la nuit en impulsion. Ce n'est même plus la nuit, même si elle s'étire, ce n'est plus que l'impulsion.

Dans le Vaucluse ou en Vendée, au pays basque ou dans la plaine Lorraine, l'impulsion ? à Foix même, aux confins de la diagonale du vide, tout est plein d'impulsion.

Rues Boissonade et Campagne-Première à Paris, sur les bords de la Seine, sur les bords de la Marne, à Meaux où les chatons naissent au fond des armoires, à Saumur où le chien assis à la fenêtre guette le pas des chevaux de la dernière garde, à Châteauroux, malgré les souvenirs de guerre, à Equihen et à Arbois, aux Monts d'Arrée ou en Savoie - l'impulsion.

Et même à Nice, c'est vous dire si ça impulse dans ce drôle d'hexagone.

la femme à l'éventail, les deux frères, picasso

(Picasso : la Femme à l'éventail et Les deux frères)

Liberté d'expression et bienséance sociétale

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L'opinion et la loi

En France, en 2014, toute opinion ne peut être exprimée en public.

Quand je parle d'opinions, il ne s'agit pas des insultes nominatives, mais tout simplement d'idées générales (peu importe qu'elles soient vraies ou fausses) sur le monde. Certaines opinions sont interdites par des lois, lois mémorielles, lois interdisant l'apologie de « crimes contre l'humanité », lois contre l'homophobie, le racisme.

Parmi les opinions dont l'expression publique est illégale, certaines sont condamnées comme des contraventions, d'autres, comme des délits (une contravention ne mène pas en prison, contrairement à un délit. Or, l'expression de certaines opinions peut mener en prison).

Nous ne vivons donc pas dans un pays tout à fait libéral à l'égard de la liberté d'expression, bien qu'il ne soit pas non plus entièrement prohibitif.

Contre la liberté d'expression : les durs

Que des gens défendent un régime politique contraignant pour les individus, je peux le comprendre. Un militant fasciste ou théocratique s'opposera de façon cohérente à la liberté d'opinion ainsi qu'à d'autres libertés individuelles. Je ne suis pas de l'avis de ces personnes, je ne partage pas le même désir de société. Toutefois, je suis capable de comprendre en quoi la société qu'ils défendent s'oppose par principe à la liberté d'expression, au nom d'autres principes qui leur paraissent plus élevés et que la liberté d'expression met en danger (tels le primat de la collectivité, le règne intégral de Dieu sur la terre). Ce sont mes ennemis objectifs, mais nous sommes capables d'envisager mutuellement nos positions. Nous sommes au clair avec nos projets de société, qui divergent et même s'opposent.

Mollesse et arguments des mous

Je comprends moins les personnes molles, qui ne veulent surtout pas s'opposer à une liberté, mais sont incapables de la défendre. Ces personnes se disent d'accord avec la liberté d'expression, mais soutiennent les lois qui l'entravent. Malgré de multiples conversations répétées et approfondies, je n'ai jamais pu me faire une idée claire de leur vision d'un régime politique. Elles avancent en général, dans le désordre, ces arguments contre la liberté d'expression :

« Moi, je n'ai rien à cacher ».

Les entraves à la liberté d'expression, selon elles, ne peuvent nuire qu'aux « méchants », c'est à dire aux violeurs, aux pédophiles, aux apprentis-dictateurs, aux personnes mal-intentionnées. Dès lors, la personne qui défend le droit au secret se voit mise implicitement, d'emblée, dans la position d'avoir quelque chose à cacher.

La conversation s'enlise, puisque la première tentative du libéral est de se défendre d'avoir quelque chose à cacher. Pourtant, il faudrait justement raconter en quoi, oui, nous avons tous des choses à cacher. La première raison pour laquelle nous avons des choses à cacher, c'est parce que nous avons une intimité, le sens du secret, une vie intérieure qui ne concerne ni les pouvoirs publics, ni la communauté dans laquelle nous vivons. C'est en vertu de cette intimité que, même dans un bureau de vote qui ne rassemblerait que des partis en accord avec le régime politique en place, l'urne doit rester secrète. Dans un deuxième temps de la conversation, l'on peut arguer que, pour un pouvoir tentaculaire, l'intimité elle-même est l'ennemi de l'ordre, comme le décrit bien la bande dessinée en trois volets, SOS Bonheur. L'intimité préservée est donc le premier et le dernier témoin de ma liberté.

Ainsi donc, toi, mou et paradoxal défenseur de la liberté et des lois liberticides, tu n'as rien à cacher !

Mais tu soutiens ces lois liberticides « contre les pédophiles », « contre les nazis », « contre les fascistes ».

Dans notre société, en effet, le pédophile, le nazi et le fasciste sont les tenants suprême du Mal. Ils en sont les représentants les plus radicaux, les plus haïssables, et tout doit être fait pour les éliminer.

Les opinions discordent toutefois. Certains disent : « moi, je suis bien sûr contre les pédophiles mais je considère que le révisionnisme, attitude intellectuelle sans conséquence directe sur la vie et l'intégrité des gens, devrait être autorisé ». D'autres, affirment : « je conchie le nazisme et souhaite qu'il soit interdit mais je ne vois pas pourquoi l'ordre moral interdirait aux enfants d'avoir une vie sexuelle (opinion fort répandue dans les années « libérées » 1970-80, et défendue par de nombreux intellectuels, artistes, hommes politiques devenus depuis ministres, officiers dans l'Ordre de la Légion d'Honneur, comme en témoigne la pétition Apprenons l'amour à nos enfants, publiée en novembre 1978 dans le journal Libération, ainsi que celle publiée dans le journal Le Monde du 26 janvier 1977).

Néanmoins, il demeure essentiel de discerner si l'attitude incriminée relève de la pure expression intellectuelle, de la spéculation, ou bien de l'acte. La profération des propos nazis ou pédophiles ne doit pas être confondue avec la pratique d'actions nazies ou pédophiles, car, comme le rappelle Chaïm Perelman « Notre conception humaniste du droit empêche de punir les hommes d’une façon préventive, avant qu’ils aient commis un méfait : la liberté qu’on leur accorde interdit de les assimiler à un animal nuisible, à un serpent venimeux ou à un chien atteint de rage. »

Punir à la source, c'est priver d'emblée l'individu de ses choix intérieurs ; c'est orienter par la contrainte la société dans une direction intellectuelle choisie par les législateurs.

« Les gens diraient n'importe quoi si on les laissait parler sans contrôle ».

Qu'à cela ne tienne. S'ils ne sont pas capables de parler juste, et qu'il faut dès lors leur interdire certaines paroles, ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Ôtons leur également le droit de vote (car ils votent mal, comme le déplorent si souvent les journalistes), le choix de leur conjoint (car ils se choisissent des hommes violents, des femmes alcooliques), la possibilité incontrôlée d'avoir des enfants (car ils les brisent physiquement et psychologiquement).

Si l'on part du principe qu'on doit contrôler la parole des gens, alors il est inutile de continuer à défendre un régime qui donne un quelconque pouvoir à l'expression populaire, une quelconque importance aux libertés individuelles. Établissons immédiatement une oligarchie éclairée qui fera le bien de tous. Cessons d'être mous, reconnaissons que la surveillance doit prédominer sur la liberté, et assumons notre volonté d'un pouvoir autoritaire.

La norme et la foule

La spéculation n'est pas l'action. Le fantasme n'est pas le réel. La différence entre une volonté de coup d'Etat et un coup d'Etat, c'est que dans le second cas, il y a révolution et changement de régime. Dans le premier cas, rien ne change.

La différence entre un désir sexuel interdit et un viol, c'est que dans le second cas, l'intégrité d'une personne est brisée. Dans le premier cas, aucune vie n'est brisée.

Sur le plan des actes que l'on veut réprimer, l'interdiction sert de norme pour le plus grand nombre. En deça de cette norme, je m'expose à la répression, à l'emprisonnement. Tout le monde le sait, et seul celui qui veut réellement agir en contradiction avec la loi prend ses risques et en assume les conséquences.

Mais sur le plan des paroles, c'est la société toute entière qui est concernée par loi, qui n'est plus seulement une norme, une frontière, mais devient une contrainte intellectuelle qui pèse sur les individus en permanence. Car, qu'il s'agisse de désirs politiques ou de pulsions crapuleuses, beaucoup parlent, peu agissent. La criminalisation de la pensée concerne presque tout le monde, et, en quelque sorte, demande à chacun de se situer par rapport à l'interdiction en vigueur qui plane au-dessus de nos têtes. C'est pourquoi l'interdiction de penser, au lieu de guider les gens vers la pensée idéale voulue par le pouvoir, créée un appel d'air à la transgression.

A qui profite la loi liberticide ?

Ce type de lois liberticides, qui bâillonnent un peuple entier pour nuire à deux ou trois terroristes, pédophiles ou apprentis-dictateurs, se révèle particulièrement efficace pour semer la terreur et la suspicion générale dans toute la société, mais particulièrement inefficace pour lutter contre les fameux criminels. Eux, en effet, n'attendent pas d'être autorisés par la loi pour fomenter leurs actes crapuleux. (Du moins les criminels hors-la-loi - mais les crimes adoubés par la loi ne nous intéressent pas dans cet article, puisque nous parlons des lois liberticides).

Or, le criminel déterminé est l'allié d'un pouvoir faible et harcelé, car, semant la peur sur la ville et dans les campagnes, il interdit toute expression intelligente populaire. Chacun se retranche chez soi et se protège du danger. L’État qui punit les opinons déviantes est l'allié du criminel crapuleux car il traite de criminel en puissance chaque individu et atténue ainsi la frontière entre le citoyen qui pense (mal) et le citoyen objectivement récalcitrant aux normes fondatrices de la société. Chacun se retranche dans son intériorité et se compose un visage qui ne trahit aucune opinion déviante. Main dans la main, la racaille et l’État, vampires de l'ombre et Monstre officiel, se repaissent chaque jour des droits et des libertés des individus qui forment le peuple.

Le contrôle législatif des opinions trahit la faiblesse du pouvoir et multiplie le crime dans la société. Sous prétexte de défendre le faible, la loi pose le soupçon sur chacun et consolide le chaos et la peur. 

Comme en témoigne l'histoire de la prohibition de l'alcool aux États-Unis, ou encore le long rapport entre l’Église catholique et la sexualité, l'interdiction légale, c'est-à-dire la création d'un ordre sociétal parfait en apparence, ne fait que reléguer les problèmes réels dans l'inframonde de l'illégalité.

 

 (Sur AlmaSoror et le même sujet, on peut lire Aime-moi (baise-moi ?) matelot : le seul roman de gare entièrement lu devant une cour suprême très sérieuse.)

 

"Fais de chaque barricade un pays".
Mahmoud Darwich

lundi, 24 mars 2014

Oh Paracelse

Cette maladie qui enserre ton âme dans une gangue qui l'empêche de respirer, cette maladie est revenue. Tu descends, une par une, contre ta volonté, les marches de cet enfer que tu as déjà connu, et que tu reconnais. Tu reconnais les lieux, tu retrouves les sensations lourdes, tu sais que tu arrives aux portes du malheur. Comment changer de route, comment aller ailleurs ? Si tu lèves la tête, tu aperçois la joie du monde. Là-bas, des gens rient ; d'autres dansent. Plus loin encore, on parle, on discute, on échange des idées et tout au bout où commence la forêt, des badauds font la sieste dans la première clairière. Ne pourrais-tu pas les rejoindre ?

Se peut-il que ta volonté soit morte ?

Oui, c'est possible. Ceux qui pilotent leur être intérieur ignorent cette sensation étrange de perte de contrôle, aux commandes d'une machine qui n'obéit pas.

Se peut-il que ton destin soit noir ?

Non. «C'est la nuit qu'il est beau de croire en la lumière». C'est au fond du puits qu'il est doux de sourire aux étoiles.

Oh Paracelse, que peut ta science ?

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 «C'est la nuit qu'il est beau de croire en la lumière»
Edmond Rostand

dimanche, 16 mars 2014

Êtes-vous voltairien ?

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Dans sa lettre à monsieur Damilaville, datée du premier avril 1766, Voltaire s'exprime ainsi :

Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends, par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande.

Il est vrai que Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zuingle ou d’Œcolampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais de bon bourgeois infatué de ces disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion ; nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs qui étaient à leur aise ; Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.

Je suis de l'avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des enfants trouvés, au lieu d'en faire des théologiens. Au reste, il faudrait un livre pour approfondir cette question ; et j'ai à peine le temps, mon cher ami, de vous écrire une petite lettre.

Dans un autre lettre, adressée cette fois à monsieur Tabareau et datée du 3 février 1769, il indique, à propos des gens nés "de basse condition", comme on disait à l'époque :

Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin.

Mais "le bas peuple" n'est pas le seul inférieur aux yeux de monsieur Arouët, dit Voltaire. Dans l'Esprit des Nations, il fait un sort aux Noirs :

Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur. Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maitre était né pour en avoir. 

Cela ne l'a pas empêché, à d'autres endroits de son œuvre, de condamner la pratique esclavagiste.

Reste que les Juifs descendent plus bas encore que le peuple de France ou les Noirs :

C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre.

Les catholiques lui paraissent tout à fait ridicules :

Un gueux qu’on aura fait prêtre, un moine sortant des bras d’une prostituée, vient pour douze sous, revêtu d’un habit de comédien, me marmotter dans une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l’air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, tourner à droite et à gauche, par devant et par derrière, et faire autant de dieux qu’il lui plaît, les boire et les manger, et les rendre ensuite à son pot de chambre !

Voltaire, pourtant, était capable d'entrevoir la beauté d'une culture différente de la sienne. D'abord férocement hostile à l'Islam, il qualifie son Prophète d'homme cruel et fourbe. Puis il se calme et finit par considérer en fin de comptes que cette religion est sage, sévère, chaste et humaine : sage puisqu’elle ne tombe pas dans la démence de donner à Dieu des associés, et qu’elle n’a point de mystère ; sévère puisqu’elle défend les jeux de hasard, le vin et les liqueurs fortes, et qu’elle ordonne la prière cinq fois par jour ; chaste, puisqu’elle réduit à quatre femmes ce nombre prodigieux d’épouses qui partageaient le lit de tous les princes de l’Orient ; humaine, puisqu’elle nous ordonne l’aumône, bien plus rigoureusement que le voyage de La Mecque. Ajoutez à tous ces caractères de vérité, la tolérance.

Il mit sa plume au service de douloureuses causes perdues : Le vieux Calas, protestant accusé à tort d'avoir tué son fils parce que celui-ci souhaitait se convertir au catholicisme ; Sirven, un autre père protestant, accusé de la même façon. Et enfin, le charmant petit Chevalier de la Barre, âgé de 19 ans, torturé et brûlé pour avoir soi-disant malmené un crucifix et refusé de saluer une procession. Mais le chevalier fut surtout victime d'une vengeance d'un bourgeois de la ville, qui avait été éconduit par sa tante et tutrice. Il se vengea sur le neveu en concoctant cette accusation.

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Mépris profond de tout ce qui ne faisait pas partie de l'élite bourgeoise à laquelle il appartenait, grands élans en faveur d'une Justice indépendante des passions religieuses du temps, il est difficile de cerner cet esprit vif, capable de courage journalistique comme de la plus grande servilité auprès des princes. La lecture de ses Mémoires nous éclaire sur son seul vrai grand amour : François-Marie Arouët, dit Voltaire.

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samedi, 15 mars 2014

Finale de l'aube

Ils traversèrent sans rien se dire la ville de Pornic, engourdis par le froid. Ils rejoignirent les plages.

Les pins parasols ployaient ; au loin, un cyprès de Lambert tentait de rester droit malgré les bourrasques. Jean désirait fumer une cigarette : il n’en n’avait plus.

Le soleil se leva soudainement, étouffa la force du vent et réchauffa l'air, qui se mit à pétiller comme un champagne. Les trois cœurs se délestèrent du trop-plein de rancune qui les alourdissait, mais les mots, même banaux, restaient tapis au fond des gorges.

- Marchons encore, dit Jean.

Elles ne répondirent pas. Elles regardaient la mer.

Il attendit sans fumer, en se suggérant à lui-même le goût d'une cigarette. Il pensa à son père. La question de savoir s'ils se retrouveraient un jour, outre-monde, demeurait irrésolue. Il tourna son regard vers les vivants, ces deux femmes qui l'accompagnaient.

Un couple étrange était réuni sur cette plage. Lui, et elle.

Ils regardaient ensemble dans la même direction ce matin-là. Leurs yeux couvaient leur fille, qui contemplait la mer. C'était la première fois que leurs deux regards fixaient en même temps, dans le silence, le fruit de leurs amours erratiques.

- J'aimerais vivre au bord de la mer, dit Sophie.

- Cela arrivera un jour, dit Marie.

- J’aimerais ne pas repartir ce soir.

- Tu reviendras, souffla Jean. Tu reviendras souvent ici au cours de ta vie.

- Jean, est-ce que nous nous reverrons ? demanda Sophie, d'une voix distante.

- Je viendrai chaque année en Europe, désormais. J’ai du temps à rattraper avec ma fille.

Sophie se déchirait en contemplant la mer sud-bretonne, cet océan Atlantique qui mène au Mexique, aux îles Kerguelen, à New York… Elle murmura d'un ton boudeur :

- C'est impossible de rattraper le temps perdu.

Ses parents l'épiaient. « Elle est sauvée », pensait Marie. « Elle s'en sortira ».

« Est-ce que je l'aime comme les pères aiment leurs enfants ? » s'interrogeait Jean.

Le vent soufflait des courants à faire éclore des rhumes. Il mesura l’imperfection de son propre cœur, dont le magma mouvant charriait la lave des émotions. La joie et le chagrin de cette matinée, au contact de l'air et du froid, se figeaient en sculptures dans sa mémoire, comme du basalte. Ainsi lui apparut le titre de son œuvre musicale presque achevée : La symphonie basaltique, dédiée à Sophie Douce-Narrow.

- Ce voyage, dit Sophie en se retournant, n’a servi à rien.

Elle crispait ses poings, malgré la douceur du paysage qui s'étendait sous ses yeux. Elle serrait les dents. Comme si, quitter toute cette tristesse pour épouser la beauté du monde, équivalait à renoncer à la liberté contre une grosse somme d'argent.

- J'ai trouvé le titre de ma symphonie, annonça Jean. La Basaltique, dédiée à ma fille Sophie, pour guitare électrique, basse électrique, orgue et basson français, avec une irruption de chœurs harmoniques lors du troisième mouvement.

Au fond des yeux humides de Sophie, la dernière lame d’aigreur passa. Elle emportait ses ultimes relents de rancune et de mélancolie. Le soleil chauffait ce paysage maritime. Il était midi en France, selon le méridien de Greenwich ; onze heures cinquante et un selon le méridien de Paris. La faim pointait ses crocs.

A quelques milles au large, une vieille jubarte longue de treize mètres, lourde de vingt tonnes, venait d'avaler son dernier repas - quelques centaines de krills blancs. Elle jaillit à la surface de l'océan. Elle darda son chant mélodieux vers le ciel. Elle redescendit au fond des eaux pour l'éternité.

vendredi, 14 mars 2014

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Mélancholia.jpg

Mère du droit de propriété "usus et abusus" et du contrat de salariat inspiré du louage d'esclave de la Rome antique, la Révolution française fut la meilleure amie des capitalistes du XIX°siècle.

Victor Hugo chanta leur geste infâme :

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules.
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : «Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes

Victor Hugo, extrait de Mélancholia - 1838

Le poème au complet peut se lire par ici.

jeudi, 13 mars 2014

Classe, caste. Le théâtre de la distinction sociale

Nous proposons l'ouverture de l'ouvrage d'Edmond Goblot, La barrière et le niveau : une histoire de la bourgeoisie française, qui date de 1925.

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Nous ne serons jamais assez reconnaissants à la Révolution de nous avoir donné l'égalité civile et l'égalité politique. Elle ne nous a pas donné l'égalité sociale. Les hommes de ce temps n'ont pas prévu, ne pouvaient guère prévoir cette espèce de pseudo-aristocratie qui se fonda presque aussitôt sur les ruines de l'ancienne et acheva de l'abolir en la supplantant : la bourgeoisie moderne.

Ce n'est pas que le rêve de l'égalité sociale fût étranger à l'esprit révolu­tionnaire. Mais, chez nos grands aïeux, ce rêve est. demeuré sentimental et ne se réalisa guère que par de nouvelles formules de politesse et le mot de frater­nité. S'il s'était précisé, c'eût été sans doute dans le sens économique. On eût cherché l'égalité sociale dans le nivellement des seules richesses matérielles, comme l'ont fait plus tard les théoriciens du socialisme.

Nous n'avons plus de castes, nous avons encore des classes. Une caste est fermée : on y naît, on y meurt; sauf de rares exceptions, on n'y entre point; on n'en sort pas davantage. Une classe est ouverte, a des « parvenus » et des « déclassés » : L'une et l'autre jouissent de certains avantages, répondant, au moins dans le principe, à des charges et à des obligations, L'une et l'autre cherchent à se soustraire à leurs obligations en conservant leurs avantages. C'est par là qu'elles se ruinent : leurs avantages deviennent difficiles à défen­dre quand ils ne sont plus la rémunération d'aucun service. C'est alors qu'une révolution les balaie, ou qu'elles se dissolvent dans un ordre social nouveau.

Une caste est une institution, une classe n'a pas d'existence officielle et légale. Au lieu de reposer sur des lois et des constitutions, elle est tout entière dans l'opinion et dans les mœurs. Elle n'en est pas moins une réalité sociale, moins fixe, il est vrai, et moins définie, mais tout aussi positive qu'une caste. On reconnaît un bourgeois d'un homme du peuple rien qu'à les voir passer dans la rue. On ne confond point un « Monsieur » avec un « homme », encore moins une « Dame » avec une « femme ». Un logicien dirait que la dénomi­nation générique suffit pour le vulgaire, tandis que le bourgeois et la bour­geoise veulent être désignés par leur différence. C'est, ajouterait un moraliste, que la différence est péjorative pour le premier, laudative pour l'autre.

Aux avantages qui constituent une classe ou une caste s'ajoutent, toujours quelques signes sensibles qui distinguent ceux qui jouissent de ces avantages de ceux qui en sont privés. Les avantages d'une caste sont des privilèges. Ceux de la noblesse de l'Ancien Régime étaient d'abord des biens matériels et des droits réels, dés exemptions de charges personnelles, fiscales et autres; puis des droits honorifiques, titre, préséances, droit exclusif de porter certaines armes et certains costumes, cérémonial défini et prescrit; c'était enfin le pres­tige, quiest tout entier dans des représentations collectives et des jugements de valeur: Leurs obligations étaient d'administrer presque toute la production agricole, car ils avaient été primitivement les propriétaires du sol et possé­daient encore les plus vastes et les plus riches domaines. A leurs fonctions de chefs d'exploitation rurale, ils joignaient des fonctions militaires, policières et juridiques. Lorsqu'au XVIIe siècle la plus haute noblesse quitta la campagne pour la ville, elle crut augmenter son prestige en formant l'inutile et brillant entourage des princes et du roi. Elle se trompait,. Elle se vit obligée d'aban­donner elle-même, dans la nuit du 4 août, des privilèges dont elle ne pouvait plus contester l'injustice.

L'avantage du bourgeois est tout entier dans l'opinion et se réduit à des jugements de valeur : ce n'est pas à dire qu'il soit mince: C'est une grande supériorité que d'être jugé supérieur. Cet avantage, c'est la « considération ». Être « considéré », c'est beaucoup mieux que d'être considérable : Le sens moderne de ce mot date de l'avènement de la bourgeoisie. Il est volontaire­ment vague : c'est un hommage que la personne peut toujours prendre pour elle et qui pourtant n'est rendu qu'à la classe ; c'est la reconnaissance d'une supériorité qui n'individualise pas, qui assimile, au contraire, et qui range. Dans les formules de politesse ; il évite les expressions trop humbles de serviteur, d'obéissance et de respect, et signifie : Je ne vous confonds pas avec le vulgaire ; je vous distingue ; je vous place sur le même rang que moi-même .

La considération doit, au moins eu apparence, être la rémunération d'un service. Les « classes dirigeantes » - autre expression dont l'origine date de la même époque, ne sont investies d'aucun pouvoir légal ; en principe, aucun emploi ne leur est réservé. Mais elles sont censées capables, en vertu d'une éducation plus longue et plus soignée, d'exercer un ascendant moral, d'être ce que Le Play appellera les « autorités sociales », de maintenir un certain niveau de civilisation dans la vie intellectuelle, économique, politique et sociale du pays.

La, noblesse, étant d'un autre rang que le peuple, semblait être d'une autre essence : il fallait réfléchir pour découvrir qu'un noble est un homme comme tous les autres; on ne s'en avisa guère qu'au XVIIIe siècle, et ce fut un scan­dale, un libertinage, que d'oser le dire. La bourgeoisie n'a pas de prestige : on sait qu'elle sort des rangs du peuple. La « considération » qui lui tient lieu de prestige, est un avantage toujours disputé et qu'il faut constamment maintenir et renouveler. En vain la bourgeoisie s'évertue à conserver la considération sans avoir la supériorité qui la justifierait. Tout indique que nous assistons maintenant à son déclin : on ne peut maintenir et renouveler longtemps une illusion. Aucune « révolution sociale » ne sera nécessaire pour la vaincre; elle ne périra pas par ce que le socialisme appelle la « lutte des classes ». Un « grand soir » lui rendrait plutôt un renouveau de vie. Elle s'éteindra de mort naturelle, par une évolution dont elle porte en elle-même le principe:

La démarcation d'une classe est aussi nette que celle d'une caste ; seule­ment elle est franchissable. Elle ne s'efface point du fait qu'on la franchit. On pourrait croire que les parvenus sont à la bourgeoisie ce qu'étaient les anoblis à l'ancienne noblesse. Nullement. Un anobli n'était pas l'égal du noble ; son fils, son petit-fils même ne pouvaient prétendre au rang des descendants des croisés : on comptait les quartiers. Rien, au contraire; n'est plus fréquent que le passage de la classe populaire à la classe bourgeoise. Sur dix bourgeois pris au hasard, cinq au moins sont fils ou petit-fils d'ouvriers, de paysans, de bouti­quiers, de concierges, d'employés subalternes. Qui a su prendre les mœurs de la bourgeoisie est bourgeois. Il n'a pas à faire oublier son humble origine; personne ne la lui reproche; il l'avoue sans embarras ; il s'en fait gloire. Ce ne sont pas ceux-là qu'on appelle parvenus » ; ce sont ceux qui, entrés dans la classe bourgeoise par leur fortune ou par leur profession, n'y semblent pas à leur place. Ils en ont pris ce qu'ils ont su discerner des caractères superficiels; ce qui est profond ou subtil leur échappe : leur premier état transparaît. Une fortune rapidement acquise inspire-t-elle à un homme le désir de vivre bourgeoisement, son éducation s'y oppose; des manières « communes », des « vulgarités » le trahissent ; il fait des impairs, des gaffes, des pataquès. Ou bien, s'il s'est adapté, sa femme ne l'a pas suivi. Car la principale difficulté de devenir bourgeois est qu'on ne le devient pas tout seul. Chacun appartient à une famille avant d'appartenir à une classe. C'est par sa famille que le bourgeois né est bourgeois ; c'est avec sa famille qu'il s'agit de le devenir: Il faut élever avec soi sa femme, ses père et mère, ses frères et sœurs, secouer son entourage, rompre avec certains amis ou les tenir à distance. Passer d'une classe dans une autre, c'est se dégager de l'ancienne, sans quoi on n'est pas accepté dans la nouvelle, qui n'admet pas une société « mêlée ». Pour cela une ou deux générations sont souvent nécessaires. Mais celui qui est, réelle­ment devenu bourgeois n'est pas un parvenu.

Par contre, le « déclassé » n'est plus bourgeois tandis que le noble qui dérogeait ou se mésalliait ne cessait pas d'être noble.

On voit que le nom de bourgeois n'est pas pris ici dans l'acception spéciale que lui donne la langue socialiste. Né dans les `cités industrielles, le socialisme raisonne et parle comme si le monde n'était composé que d'usines. Il divise la société en capitalistes et prolétaires, employeurs et salariés, profi­teurs et travailleurs. Le bourgeois, c'est le patron, l'ingénieur, le banquier, le rentier, le riche. À ce compte que suis-je donc, moi qui écris ces lignes? Patron ? Capitaliste ? Non certes. Rentier ? Oh ! si peu! Profiteur ? Pas que je sache. Je suis sûrement salarié, car je vis de mon travail. L'Université m'appa­raît comme une vaste industrie d'État qui façonne une matière humaine ; je ne suis pas patron, mais ouvrier dans cette usine. Je fabrique avec des étudiants comme matière première, des licenciés et des agrégés de philosophie : Je n'appartiens pourtant pas à la catégorie des « travailleurs », car je n'ai pas huit heures de sommeil et huit. heures de loisir garanties par le traité de Versailles. Il n'y a pas place pour moi dans la nomenclature socialiste. Mais dans la société française, que je le veuille ou non, je suis un bourgeois, et n'ai pas lieu d'en être fier.

 

Edmond Goblot

La barrière et le niveau : histoire de la bourgeoisie française - 1925

 

Goblot sur AlmaSoror :

Épictète commenté par Goblot

Bourg choisi

 

 

mercredi, 12 mars 2014

Guerre et Paix, ouverture

 

L'ouverture du premier chapitre de

Guerre et Paix,

de Léon Tolstoï

(1869),

traduit par Irène Paskévitch

(1901)

(Extrait du fabuleux film de Serguei Bondartchouk, film le plus cher de l'histoire du cinéma, puisque l'Union soviétique accorda au réalisateur, artiste du peuple, un budget et des moyens illimités)

 

« Eh bien, prince, que vous disais-je ? Gênes et Lucques sont devenues les propriétés de la famille Bonaparte. Aussi, je vous le déclare d’avance, vous cesserez d’être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous dites, si vous continuez à nier la guerre et si vous vous obstinez à défendre plus longtemps les horreurs et les atrocités commises par cet Antéchrist…, car c’est l’Antéchrist en personne, j’en suis sûre ! Allons, bonjour, cher prince ; je vois que je vous fais peur… asseyez-vous ici, et causons… »

Ainsi s’exprimait en juillet 1805 Anna Pavlovna Schérer, qui était demoiselle d’honneur de Sa Majesté l’impératrice Marie Féodorovna et qui faisait même partie de l’entourage intime de Sa Majesté. Ces paroles s’adressaient au prince Basile, personnage grave et officiel, arrivé le premier à sa soirée.

Mlle Schérer toussait depuis quelques jours ; c’était une grippe, disait-elle (le mot« grippe » était alors une expression toute nouvelle et encore peu usitée).

Un laquais en livrée rouge – la livrée de la cour – avait colporté le matin dans toute la ville des billets qui disaient invariablement :« Si vous n’avez rien de mieux à faire, monsieur le Comte ou Mon Prince, et si la perspective de passer la soirée chez une pauvre malade ne vous effraye pas trop, je serai charmée de vous voir chez moi entre sept et huit. – Anna Schérer. »

« Grand Dieu ! quelle virulente sortie ! » répondit le prince, sans se laisser émouvoir par cette réception.

Le prince portait un uniforme de cour brodé d’or, chamarré de décorations, des bas de soie et des souliers à boucles ; sa figure plate souriait aimablement ; il s’exprimait en français, ce français recherché dont nos grands-pères avaient l’habitude jusque dans leurs pensées, et sa voix avait ces inflexions mesurées et protectrices d’un homme de cour influent et vieilli dans ce milieu.

Il s’approcha d’Anna Pavlovna, lui baisa la main, en inclinant sa tête chauve et parfumée, et s’installa ensuite à son aise sur le sofa.

« Avant tout, chère amie, rassurez-moi, de grâce, sur votre santé, continua-t-il d’un ton galant, qui laissait pourtant percer la moquerie et même l’indifférence à travers ses phrases d’une politesse banale.

– Comment pourrais-je me bien porter, quand le moral est malade ? Un cœur sensible n’a-t-il pas à souffrir de nos jours ? Vous voilà chez moi pour toute la soirée, j’espère ?

– Non, malheureusement : c’est aujourd’hui mercredi ; l’ambassadeur d’Angleterre donne une grande fête, et il faut que j’y paraisse ; ma fille viendra me chercher.

– Je croyais la fête remise à un autre jour, et je vous avouerai même que toutes ces réjouissances et tous ces feux d’artifice commencent à m’ennuyer terriblement.

– Si l’on avait pu soupçonner votre désir, on aurait certainement remis la réception, répondit le prince machinalement, comme une montre bien réglée, et sans le moindre désir d’être pris au sérieux.

– Ne me taquinez pas, voyons ; et vous, qui savez tout, dites-moi ce qu’on a décidé à propos de la dépêche de Novosiltzow ?

– Que vous dirai-je ? reprit le prince avec une expression de fatigue et d’ennui… Vous tenez à savoir ce qu’on a décidé ? Eh bien, on a décidé que Bonaparte a brûlé ses vaisseaux, et il paraîtrait que nous sommes sur le point d’en faire autant. »

Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance, comme un acteur qui répète un vieux rôle. Mlle Schérer affectait au contraire, malgré ses quarante ans, une vivacité pleine d’entrain. Sa position sociale était de passer pour une femme enthousiaste ; aussi lui arrivait-il parfois de s’exalter à froid, sans en avoir envie, rien que pour ne pas tromper l’attente de ses connaissances. Le sourire à moitié contenu qui se voyait toujours sur sa figure n’était guère en harmonie, il est vrai, avec ses traits fatigués, mais il exprimait la parfaite conscience de ce charmant défaut, dont, à l’imitation des enfants gâtés, elle ne pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui s’engagea acheva d’irriter Anna Pavlovna.

« Ah ! ne me parlez pas de l’Autriche ! Il est possible que je n’y comprenne rien ; mais, à mon avis, l’Autriche n’a jamais voulu et ne veut pas la guerre ! Elle nous trahit : c’est la Russie toute seule qui délivrera l’Europe ! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission, et il n’y faillira pas ! J’y crois, et j’y tiens de toute mon âme ! Un grand rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon, si généreux ! Dieu ne l’abandonnera pas ! Il accomplira sa tâche et écrasera l’hydre des révolutions, devenue encore plus hideuse, si c’est possible, sous les traits de ce monstre, de cet assassin ! C’est à nous de racheter le sang du juste ! À qui se fier, je vous le demande ? L’Angleterre a l’esprit trop mercantile pour comprendre l’élévation d’âme de l’empereur Alexandre ! Elle a refusé de céder Malte. Elle attend, elle cherche une arrière-pensée derrière nos actes. Qu’ont-ils dit à Novosiltzow ? Rien ! Non, non, ils ne comprennent pas l’abnégation de notre souverain, qui ne désire rien pour lui-même et ne veut que le bien général ! Qu’ont-ils promis ? Rien, et leurs promesses mêmes sont nulles ! La Prusse n’a-t-elle pas déclaré Bonaparte invincible et l’Europe impuissante à le combattre ? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz ! Cette fameuse neutralité prussienne n’est qu’un piège ! Mais j’ai foi en Dieu et dans la haute destinée de notre cher empereur, le sauveur de l’Europe ! »

Elle s’arrêta tout à coup, en souriant doucement à son propre entraînement.

« Que n’êtes-vous à la place de notre aimable Wintzingerode ! Grâce à votre éloquence, vous auriez emporté d’assaut le consentement du roi de Prusse ; mais… me donnerez-vous du thé ?

– À l’instant !… À propos, ajouta-t-elle en reprenant son calme, j’attends ce soir deux hommes fort intéressants, le vicomte de Mortemart, allié aux Montmorency par les Rohan, une des plus illustres familles de France, un des bons émigrés, un vrai ! L’autre, c’est l’abbé Morio, cet esprit si profond !… Vous savez qu’il a été reçu par l’empereur !

– Ah ! je serai charmé ! … Mais dites-moi, je vous prie, continua le prince avec une nonchalance croissante, comme s’il venait seulement de songer à la question qu’il allait faire, tandis qu’elle était le but principal de sa visite, dites-moi s’il est vrai que Sa Majesté l’impératrice mère ait désiré la nomination du baron Founcke au poste de premier secrétaire à Vienne ? Le baron me paraît si nul ! Le prince Basile convoitait pour son fils ce même poste, qu’on tâchait de faire obtenir au baron Founcke par la protection de l’impératrice Marie Féodorovna. Anna Pavlovna couvrit presque entièrement ses yeux en abaissant ses paupières ; cela voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce qui pouvait convenir ou déplaire à l’impératrice.

« Le baron Founcke a été recommandé à l’impératrice mère par la sœur de Sa Majesté, » dit-elle d’un ton triste et sec.

En prononçant ces paroles, Anna Pavlovna donna à sa figure l’expression d’un profond et sincère dévouement avec une teinte de mélancolie ; elle prenait cette expression chaque fois qu’elle prononçait le nom de son auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau lorsqu’elle ajouta que Sa Majesté témoignait beaucoup d’estime au baron Founcke.

Le prince se taisait, avec un air de profonde indifférence, et pourtant Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme de cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s’être permis un jugement téméraire sur une personne recommandée aux bontés de l’impératrice ; mais elle s’empressa aussitôt de le consoler :

« Parlons un peu des vôtres ! Savez-vous que votre fille fait les délices de la société depuis son apparition dans le monde ? On la trouve belle comme le jour ! »

Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa reconnaissance.

« Que de fois n’ai-je pas été frappée de l’injuste répartition du bonheur dans cette vie, continua Anna Pavlovna, après un instant de silence. Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour lui faire comprendre qu’elle abandonnait le terrain de la politique et les causeries de salon pour commencer un entretien intime : « Pourquoi, par exemple, le sort vous a-t-il accordé de charmants enfants tels que les vôtres, à l’exception pourtant d’Anatole, votre cadet, que je n’aime pas ? ajouta-t-elle avec la décision d’un jugement sans appel et en levant les sourcils. Vous êtes le dernier à les apprécier, vous ne les méritez donc pas… »

Et elle sourit de son sourire enthousiaste.

« Que voulez-vous ? dit le prince. Lavater aurait certainement découvert que je n’ai pas la bosse de la paternité.

– Trêve de plaisanteries ! il faut que je vous parle sérieusement. Je suis très mécontente de votre cadet, entre nous soit dit. On a parlé de lui chez Sa Majesté (sa figure, à ces mots, prit une expression de tristesse), et on vous a plaint. »

Le prince ne répondit rien. Elle le regarda en silence et attendit.

« Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur. Comme père, j’ai fait ce que j’ai pu pour leur éducation, et tous les deux ont mal tourné. Hippolyte du moins est un imbécile paisible, tandis qu’Anatole est un imbécile turbulent ; c’est la seule différence qu’il y ait entre eux ! »

Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement, et quelque chose de grossier et de désagréable se dessina dans les replis de sa bouche ridée.

« Les hommes comme vous ne devraient pas avoir d’enfants ; si vous n’étiez pas père, je n’aurais aucun reproche à vous adresser, lui dit d’un air pensif Mlle Schérer.

– Je suis votre fidèle esclave, vous le savez ; aussi est-ce à vous seule que je puis me confesser ; mes enfants ne sont pour moi qu’un lourd fardeau et la croix de mon existence ; c’est ainsi que je les accepte. Que faire ?… » Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission à la destinée.

Anna Pavlovna parut réfléchir.

« N’avez-vous jamais songé à marier votre fils prodigue, Anatole ? Les vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens ; je ne crois pas avoir cette faiblesse, et pourtant j’ai une jeune fille en vue pour lui, une parente à nous, la princesse Bolkonsky, qui est très malheureuse auprès de son père. »

Le prince Basile ne dit rien, mais un léger mouvement de tête indiqua la rapidité de ses conclusions, rapidité familière à un homme du monde, et son empressement à enregistrer ces circonstances dans sa mémoire.

« Savez-vous bien que cet Anatole me coûte quarante mille roubles par an ? soupira-t-il en donnant un libre cours à ses tristes pensées. Que sera-ce dans cinq ans, s’il y va de ce train ? Voilà l’avantage d’être père !… Est-elle riche, votre princesse ?

– Son père est très riche et très avare ! Il vit chez lui, à la campagne. C’est ce fameux prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du vivant de feu l’empereur et qu’on avait surnommé « le roi de Prusse ». Il est fort intelligent, mais très original et assez difficile à vivre. La pauvre enfant est malheureuse comme les pierres. Elle n’a qu’un frère, qui a épousé depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de Koutouzow. Vous le verrez tout à l’heure.

– De grâce, chère Annette, dit le prince en saisissant tout à coup la main de Mlle Schérer, arrangez-moi cette affaire, et je serai à tout jamais le plus fidèle de vos esclafes, comme l’écrit mon starost au bas de ses rapports. Elle est de bonne famille et riche, c’est juste ce qu’il me faut. »

Et là-dessus, avec la familiarité de geste élégante et aisée qui le distinguait, il baisa la main de la demoiselle d’honneur, puis, après l’avoir serrée légèrement, il s’enfonça dans son fauteuil en regardant d’un autre côté.

« Eh bien, écoutez, dit Anna Pavlovna, j’en causerai ce soir même avec Lise Bolkonsky. Qui sait ? cela s’arrangera peut-être ! Je vais faire, dans l’intérêt de votre famille, l’apprentissage de mon métier de vieille fille.

 

La suite se lit sur wikisource.

 

Tolstoï, sur notre AlmaSoror :

Mélanges napoléoniens

Jugement et injustice

 

mardi, 11 mars 2014

« plus douce que la lune et plus insondable que la nuit »

Plus puissante que la mer, ta houle danse dans le jusant.

C'est toi la déesse ; toi l'inspiration du fleuve. 

Ton charisme est d'ombre et de lumière, de joie sacrée dans la lueur du jour ;

ta voix murmure le chant de la nuit, qui s'échoue sur les rives du silence.

À l'aube, l'oiseau du destin guette. Le temps scellé dort, posé sur la table de nuit.

Tu as laissé un bouquet de baisers au palier de mes lèvres.

source de la Seine

à mon étoile (fado)

Alguma coisa aconteceu,
O tempo passou mas não apagou o sentimento
Você de novo apareceu,
E fez bater mais forte o lado esquerdo do meu peito
(...)
Eu te amo, eu te quero
Como uma estrela que,
Fez não se apagar em mim
O amor, me pegou
Guardo no meu peito o que só me faz querer sorrir

La ligne de fuite

Je voudrais me trouver à l'endroit exact où les lignes de l'Orient et de l'Occident se fondent - ne serait-ce que pour un quart de seconde.

orient, occident, saint-malo

)

lundi, 10 mars 2014

Renaud, 8 mars 2014

montreuil, quarante ans, cocktail musicalPhoto Mavra

Voici le cocktail musical qui coulait tandis que dans nos verres se bousculaient mille punchs, champagnes, vins de tous âges et de toutes les couleurs. C'était samedi ; nous fêtions, dans une rue de Montreuil, les quarante premières années d'une présence sur cette bonne vieille terre.

Menu musical : entrée en douceur avec un disque de duos entre le violoniste classique et un pianiste de jazz. Une musique qui se balance entre deux univers.

On pénètre ensuite dans l'orientale Tunisie d'Anouar Brahem, le maître de l'oud.

Et puis c'est Jan Garbarek qui reprend le flambeau, pour un jazz nordique qui oublie les notes bleues ou les fait traîner si longtemps qu'elles en changent de couleur.

Mais, quelques quarts d'heure plus tard, nous quittons la Norvège pour entrer sur les terres mélangées de christianisme, d'islam, de paganisme antique, de la Syrie. C'est Abed Azrié, Syrien de Paris, qui mène la danse avec ses chants chrétiens, soufis, ses hymnes à l'amour en langue arabe.

Abed Azrié, après de longues plages de chant, passe son chemin. C'est Daniel Darc qui émerge. So Dark...

Etats-Unis, où étiez-vous ? Vous apparaissez soudainement, tout entiers contenus, avec votre violence et votre rêve, dans la voix de Tracy Chapman.

Deux météores français font irruption, Le mal mon ange, de Lescop, et Je m'en vais de Miossec... Mais la musique cinématographique de Craig Armstrong vient tout ensevelir et s'étale, s'étale.

Billie Holliday apporte sa triste beauté pleine d'âme et de gouaille.

Elliott Smith erre entre les bars, suivi par son émule, Chris Garneau.

Pat Metheny reprend le son du silence ; Apocalyptica pose des contrebasses sur le son de Métallica.

Daniel Melingo envoie son rythme depuis l'Argentine.

Alex Perls s'amuse dans l'orage, puis... N'est-ce pas le grand Chet Baker, dont on entend la voix adoucie par les substances ? Tom Waits le suit de près. Vient l'heure du martini rose, qui nous stimule avant de nous laisser danser en funambule entre les cordes de la guitare espagnole.

C'est alors que le catalan Jordi Savall entre en scène. Il évoque la Turquie à l'époque où elle était encore ottomane. Une berceuse hébreu achève ce cycle.

L'Italie s'invite, le temps d'une chanson entraînante et nostalgique.

Gothique, la sœur douloureuse teinte le salon aux estampes japonaises, la cuisine au percolateur ultramoderne, d'une tonalité punk !

Et hop, Tom Waits revient. La valse In the mood for love le bouscule ;et le jazz encore, le jazz des vieux standards, puis le blues loufoque de Benton qui vient mettre la pagaille.

La mascarade de l'amour se dévoile. C'est l'heure du départ de Maissiat. A Madrid, peut-être, comme la voix séductrice d'Armelle Pioline semble le faire croire.

Et puis l'Afrique surgit, mariée à la France, bien mariée pour une fois. Chacune apporte apporte sa dot dans cette union sacrée.

Mais tout finit toujours dans la baignoire.