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mercredi, 14 mai 2014

Un jour à la plage,

les petites filles.jpg

"Il ne pleut pas toujours pour les petites filles".

Sara

mardi, 13 mai 2014

Vers un paysage

Je voudrais connaître un lieu, dont l'esthétique, belle et intéressante, m'enivrerait. Libre d'accès, je pourrais m'y rendre chaque fois que j'en ai envie. Lieu virtuel ou bien réel, lieu visuel ou spirituel, ce pourrait être un rivage ou un visage, ou même une page. J'y retrouverais dès que je le désire son rythme propre, à la fois soutenu et paisible. J'y jouirais de la présence intemporelle et profonde de l'Intelligence ; je m'y baignerais dans son énergie pleine de vitalité et sentirais les caresses de sa délicatesse. Dans cet univers à la fois semblable à lui-même et toujours renouvelé, j'y puiserais une inspiration pour ma vie quotidienne. Empreint de mystère, ce lieu ne se laisserait jamais voler son essence, toujours il y aurait des éléments à découvrir, à comprendre d'une manière plus intense. Là, dans la plénitude, le fardeau des soucis s'évanouirait de lui-même, et, avec joie, j'y reconnaîtrais des nourritures intellectuelles et artistiques classiques et underground. J'y retrouverais la confiance dans l'universalité de la beauté et j'en sortirais guérie des ambages du monde. Ce lieu hospitalier aux accents d'aventure secrète possèderait la recette inestimable des noces de l'énergie et de la tranquillité.

lundi, 12 mai 2014

Quatuor d'un monde en chantier

Suprême puissance silencieuse - Beauté démente - Libertravail - Méprison

 

Suprême puissance silencieuse

J'observe des journalistes qui parlent, qui parlent, et des ministres qui bougent, qui bougent, et des artistes qui brillent, qui brillent, et j'interroge ma vision : transforment-ils le monde, avec tous leurs cris, leurs gestes, leurs actions incessantes ?

À mes yeux, la puissance suprême serait celle d'un être humain né dans un milieu ni riche, ni pauvre, dans une ville quelconque, et qui deviendrait, sans le moindre brio apparent au cours de sa jeunesse, un mathématicien parmi d'autres ; il vivrait dans un deux ou trois pièces et ressemblerait à tant d'autres hommes, qui achètent un nouveau téléphone portable, courent au bord de la rivière le dimanche et cherche sur internet la recette d'une tarte aux tomates et aux olives pour les copains qui viennent ce soir. Jour après jour, mois après mois, année après année, il réfléchirait sur le thème qui l'obsède et finalement, un jour qui ressemblerait à un autre jour, il trouverait la solution à un problème que l'humanité poursuit depuis deux mille ans, ou bien poserait une question que personne ne s'est posée et qui révolutionnerait entièrement l'univers mental et matériel dans lequel nous vivons. Cet homme continuerait par la suite sa vie normale et ses recherches obsédées, entre l'ascenseur parfois en panne, le marché bio et le bar du coin, et il aurait transformé le monde, dans la plus parfaite discrétion.

 

Beauté démente

Nous parlions de censure, nous entendions parler de ces gens qu'on fait taire parce que la liberté qu'ils osent dérange un pouvoir tentaculaire, nous discutions de ces œuvres qui font scandale en atteignant aux mœurs et aux codes spontanément répandus à travers la société, et soudain dans l'affre d'un silence je me demandais s'il existe des personnes qui se censurent elles-mêmes parce qu'elles savent que leur style, leur conte, leur vision, atteint de tels sommets de beauté que les autres ne les supporteraient pas. Alors ils exercent un travail de sape sur leur œuvre afin qu'elle ne surplombe pas de trop celle des autres et être ainsi admis dans la foule d'élite des artistes d'un temps donné.

 

Libertravail

Et je réfléchis à ces emplois rémunérés qui diffusent de la monnaie virtuelle sur nos comptes en banque et permettent que nos cartes visa ne gémissent pas quand nous tapons leurs codes après un bon repas au restaurant ou lors de l'achat du jean idéal avec lequel nous surfons sur les trottoirs avec une grâce insaisissable. Je scrute l'atmosphère de ces nombreuses boites qui logent en leur sein, de nombreuses heures par jour, des travailleurs dont un temps considérable se passe à faire des choses qu'il pourraient faire tout aussi efficacement chez eux. Dès lors, la présence physique imposée par l'employeur, et parfois recherchée par l'employé, ne relève pas d'une nécessité liée à l'efficacité du travail des uns et des autres, mais au désir d'agglutinement, qui procure au premier un contrôle mental sur ceux qu'il dirigent, et au second une surveillance qui les force à se mettre au travail. Un homme, rencontré récemment, me racontait qu'il avait accepté, comme on saute dans le vide, que le responsable de son site internet et de la communication en ligne, parte vivre en Bretagne et reçoive le même salaire pour un jour de présence par semaine et une réunion téléphonique quotidienne. Eh bien, sans qu'il sache le moins du monde le temps passé par son télésalarié à travailler, ni les heures auxquelles il agit, l'homme m'affirma qu'un résultat extrêmement satisfaisant était au rendez-vous. Tout est accompli en temps et en heure, comme on peut le souhaiter d'un type très professionnel. Dès lors, qu'il y passe trois heures par nuit, en caleçon et en écoutant sa musique préférée ultraringarde, quelle importance ?

 

Méprison

Durant un trajet de train Paris-Beaune, il y a quelques années, je téléchargeais sur mon téléphone portable deux ouvrages à disposition gratuite : le bar du subjonctif,  d'Alain Bouissière, et la morale anarchiste de Piotr Kropotkine. Plongée dans la fabuleuse conjugaison française d'abord, puis promenade dans les idées intéressante du russe anar à propos de la morale réelle, commune aux hommes et à toutes les autres espèces du règne animal. Je lisais, passionnée, quand j'entendis un couple assis en face de moi se murmurer à voix basse que décidément, les jeunes adultes, braqués sur leur téléphone portable, n'étaient que des décervelés incapable de lire un livre ou de réfléchir avec suite et concentration. Ils parlaient de moi. Lui, lisait un roman vendu à plus de cent mille exemplaires cet année là, et elle, une revue hebdomadaire paraissant le jeudi.

vendredi, 09 mai 2014

Auto?censure

Le mercredi 7 mai, entre 15h et 17h, salle Celan, s'est tenu à l'Ecole Normale Supérieure le dernier épisode du séminaire "Littérature, Censure et Autocensure", organisé par Jean-Baptiste Amadieu.

Ils 'agissait d'un entretien de Jean-Baptiste Amadieu et de Sophie-Louise Heywood, de l’Université de Reading, avec Edith de CL, votre servante indigne.

Je présente ici le résumé de ce que j'y ai dit :

 

I

Censure dans un monde libre ou libertés dans un monde de censure ?

La censure a mauvaise presse, bien que la presse en use beaucoup. Je n'ai jamais connu la liberté, cette immense étendue des possibles que ce mot suggère. Et, sauf lors de rares instants d'adolescence, au fond, je n'y ai jamais cru. Nous avons des libertés, mais certainement pas la liberté, nous n'avons même pas de droit (ou un droit très restreint) sur notre propre nom.

Concrètement, depuis ma plus tendre enfance, je vis dans un monde codifié.

Si ce soir, parce qu'il fait beau, je voulais installer une table sur le boulevard et y déjeuner tranquillement, en regardant passer les passants, la police viendrait vite me l'interdire : trouble à l'ordre public, obstruction de la voie publique, ou que sais-je. Il me semble que presque tout ce qui me serait naturel dans la vie est interdit. J'en ai parlé une fois à un ami, militant centriste, qui me disait que, contrairement à ce que je pensais, nous vivions dans un monde de liberté. Quel dialogue de sourds ! Je lui énumérais tout ce que je n'avais pas le droit de faire : créer, un soir par semaine, un restaurant dans mon salon ; construire ma voiture et rouler dedans...

- Ah, mais ça, c'est normal ! Répondait-il systématiquement.

Les myriades de règles qui guident nos pas et nous interdisent tant de choses, ne le privent aucunement de sa liberté. Il se sent libre, ces règles ne le révoltent pas, ne le choquent pas. Et si je les remets en question de façon trop radicale, c'est moi qui atteins à la liberté des autres, qui mérite le quolibet de nihiliste. Étonnante amitié entre deux êtres qui vivent l'atmosphère du monde d'une manière inconciliable. 

Je me souviens du cours de philosophie de Terminale où j'appris avec stupeur que j'avais  signé un contrat à ma naissance. Le contrat social.

- Non ! Me récriai-je. Le contrat social, je ne l'ai pas signé.

- Si, me disait le professeur. C'est un contrat qui lie la société avec chaque individu, et c'est parce que l'individu en est partie prenante qu'il est libre et citoyen.

Elle refusait que je sorte de la fiction !

Mais si j'ai perdu la bataille de la conversation, je reste convaincue que, prise dans les raies d'une communauté humaine, je m'en distingue radicalement. Si j'y adhère, c'est momentanément, de façon extérieure,et parce que je n'ai pas le choix. 

Dès lors, ayant sans ma volonté ou avec une volonté fictive étrangère à mon être, signé un contrat le jour de ma naissance, je ne m'attends pas à la liberté pleine et entière. Depuis la première année de l'école maternelle, j'ai compris que la vie en société est censure, censure, censure, et que l'adaptation à ce monde nécessite l'auto-censure, en amont, afin d'éviter la honte ou la douleur de la censure.

Mes éducateurs m'ont sans cesse parlé de liberté, comme s'ils en étaient les chantres, mais il notaient et corrigeaient mes copies ; mes « gouvernants » m'ont sans cesse vanté une liberté qu'ils rognaient au maximum au nom même de la liberté.

La grandeur de la liberté n'a d'égale que son dévoiement : « C'est avec les pierres de la Loi qu'on a bâti les prisons et avec les briques de la religion, les bordels » écrivit William Blake.

La censure est primordiale au cœur de notre vie. L'autocensure permet de survivre et communiquer. Je ne m'étonne donc pas de la censure, je m'étonne et savoure les libertés qui nous restent. Bref, en ce monde, je ne m'attends pas à rencontrer la liberté, ni à en disposer ; je me la créée dans les interstices.

 

II

Censure légale et censure sociale – Le paradoxe du scandale

En art, en littérature comme dans la vie, la pression qui s'exerce sur la pensée, ou bien nous décourage à jamais de nous lancer dans l'élaboration et l'expression d'une pensée, ou bien nous pousse à affiner d'une manière toujours plus précise et subtile l'expression de nos idées.

La censure est un obstacle qui peut prendre une forme mesurable, lorsqu'elle est organisée par la loi et se traduit par des peines de justice. Elle peut agir de façon plus floue, par la censure sociale, c'est à dire celle que la société exerce spontanément et qui se traduit par l'opprobre.

La France de 2014 n'est pas libérale à l'égard de la liberté d'expression, puisque certaines opinions sont punies comme des contraventions, tandis que d'autres (qui contreviennent à la loi Gayssot) pouvent être punies comme des délits ; elle n'est pas non plus entièrement prohibitive, puisque une grande palette d'opinions contradictoires peut s'exprimer publiquement en société.

 (à lire : Liberté d'expression et bienséance sociale)

 

Liberté d'expression et vérité historique : Véronèse

La vérité historique fut longtemps confondue avec la vérité biblique. Les écarts à cette vérité étaient punis. A ce sujet, le procès du peintre Véronèse fascine tant par la subtilité des questions de l'Inquisiteur que par le courage des réponses du peintre. Lire l'intégralité de ce procès, soigneusement gardé par les archives de l'Inquisition, nous plonge dans ce sentiment de piège intellectuel que nous pouvons encore vivre aujourd'hui, sous d'autres formes, envers d'autres idées, face à d'autres censeurs.

(à lire : 18 juillet 1573, Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition)

 

Liberté d'expression et obcénité : Love me sailor

Quatre siècles après Véronèse, un autre procès, australien, ne manque pas d'intérêt. En 1946 en effet, un an après sa sortie, le livre Love me sailor, de Robert Close fit l’objet d’un retentissant procès qui se termina devant la cour suprême de la ville de Victoria.

Robert Close, qui avait raconté l’histoire d’une femme-proie embarquée seule au milieu de marins déchaînés, par une mer déchaînée, sur un bateau passif, fut condamné à trois mois de prison et une amende. Il fit finalement, grâce à un passage en appel, dix jours de prison et préféra après cette histoire venir vivre en France quelque temps. Mais surtout, il assista, durant plusieurs jours de suite, à la lecture de son polar érotique devant la Cour suprême. Les juges en robes ne perdirent pas une seule ligne de dialogue du sulfureux roman et purent juger sur pièce, véritablement.

(à lire : Aime-moi (baise-moi ?) matelot : le seul roman de gare entièrement lu devant une cour suprême très sérieuse)

Ainsi va l’histoire de la censure, sans cesse recommencée, qui croit toujours qu’elle porte un autre nom que « censure », qui se voit invariablement comme l’urgence du Bien face à la prolifération du mal.

(à lire : les romans vénéneux)

Il me semble assez rare qu'une censure garde bonne presse lorsque l'époque a passé ; aussi je me pose deux questions : existe-t-il des censures au nom de l'ordre moral qui n'ont pas été largement condamnées et ridiculisées par les époques postérieures ? Et connaît-t-on des exemples de gens enfermés en prison pour avoir proféré des idées historiques fausses ?

Jean-Baptiste Amadieu répond à ces questions. Il rappelle que, si nous érigeons en héros quelques uns des auteurs jadis censurés, nous avons oublié le plus grand nombre d'entre eux. Il cite Elie Catherine Fréron, l'ennemi de Voltaire et victime de censure après qu'il s'est attaqué violemment à lui. De Fréron, Sainte-Beuve a écrit que la censure l'avait poussé à affiner son style et sa pensée. La censure avait joué un rôle de maître en littérature... Pourtant, c'est du bénéficiaire de cette censure que nous nous souvenons aujourd'hui, à savoir Voltaire, tandis que Fréron s'est enfoncé dans les limbes de l'oubli.

(à lire : êtes-vous voltairien ?)

Jean Baptiste Amadieu mentionne ensuite la condamnation de l'Action française par le Vatican ; l'histoire est encore trop fraîche pour parler de postérité, mais, alors que les condamnations vaticanes sont en général ridiculisées par la morale scolaire et médiatique de la France de 2014, peu de gens condamnent cette condamnation vaticane-ci - exceptionnellement.

Autorité et censure assumée versus gouvernance et protection

Une autorité puissante, qui se reconnaît comme telle, assume la censure qu'elle exerce ; mais dans un monde où les valeurs de liberté, de rébellion, d'expression personnelle sont mises en avant, le censeur ne s'assume pas comme tel et préfère revêtir un autre nom. L’État et ses représentants censurent toujours, mais refusent de le reconnaître, et plutôt que d'interdire, dans un monde où il est interdit d'interdire, on « protège », on « créée les conditions de la liberté », on « lutte contre les discriminations ».

Ce n'est pas tant la censure qui me dérange, que lorsqu'elle ne veut pas se voir en face. Car alors je me souviens des réflexions d'Astolphe de Custine, revenant de Russie, et consignant ses souvenirs et notations en 1839 :

"Le despotisme n'est jamais si redoutable que lorsqu'il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants avec ses intentions : et le mal qu'il se donne pour remède n'a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu'un jour ; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l'esprit des nations."

Si la censure légale reste rare et circonscrite, la censure sociale prend une place beaucoup plus vaste, et agit au moyen de l'opprobre. Sans qu'aucune loi ne perturbe la publication d'un ouvrage, la société se scandalise à un tel point que l'auteur est mis sur la touche.

Toutefois si l'opprobre peut certainement tuer un homme - et son œuvre -, elle peut, par le jet de lumière qu'elle braque sur un homme ou sur un texte, lui permettre d'accéder à une notoriété inespérée. Dans ce cas, la censure est le passeport vers la gloire, et c'est ce qui peut expliquer un certain goût du scandale.

Moins forte que l'opprobre, la désapprobation, et l'absence de reconnaissance ne créent pas de véritable rejet, mais condamnent à l'aigreur et à la démotivation.

 

III

Autocensure et exigence artistique

En littérature, nous connaissons la censure éditoriale.

L'auteur auto-édité étant déconsidéré, c'est l'éditeur qui nous donne notre statut d'auteur. Cette censure éditoriale toute puissante s'avère cruciale pour l'auteur. En effet, quand bien même un homme serait en train d'écrire l'oeuvre la plus époustouflante, la plus formidable, la plus puissante de notre temps, tant qu'il n'a pas l'adoubement d'un éditeur, il n'est pas considéré comme un confrère par les auteurs, ni comme un auteur professionnel par l'administration française.

L'autre censure éditoriale, je l'appellerais "la correctionite" : Il m'est arrivé d'avoir retouché un texte de nombreuses reprises sous les injonctions arbitraires d'un éditeur zélé. A bout de nerfs et ne comprenant plus le sens de ces corrections abondantes, j'ai fini par lui renvoyer la toute première version, et ai vécu l'horreur et la joie d'entendre sa voix s'exclamer au téléphone :  «Eh bien, voilà ! Enfin ! On y est arrivé ! »

Une telle histoire n'est pas rare et les auteurs en ont beaucoup dans leurs tiroirs de souvenirs.

C'est que le temps des Poulet-Malassis a passé - cet éditeur de Charles Baudelaire, qui a connu la ruine, la prison et l'exil pour avoir publié et défendu les Fleurs du mal. Quelques éditeurs, bien sûr, demeurent maîtres d'une maison qu'ils ont fondée, dans laquelle ils ont misé tout leur argent ; mais la plupart des éditeurs, prescripteurs de la littérature d'aujourd'hui, s'ils sont de bons professionnels, restent des salariés protégés par le confort de leur statut. L'auteur, bien souvent, joue sa vie, mais l'éditeur qui rentre chez lui est débarrassé jusqu'au lendemain, ouverture des bureaux, de sa profession. Cette relative douceur de vivre, cette absence d'enjeu vital, créée des choix plus mous et pousse les plus lascifs à la correctionnite.

 

La censure qui élève ou la censure du violoniste

« L'artiste comme le public tirent leur dignité de leur exigence », écrivait le chef d'orchestre et ami du violoniste Yehudi Menuhin, Wilhelm Fürtwangler.

(à lire : L'histoire du Milk-Shake)

Aussi je me faisais un éloge de l'auto-censure, moyen de sublimation, de transmutation, cette censure personnelle sans laquelle notre société ne produirait pas de violoniste classique ou de spécialiste du grec ancien, dont la compétence est le fruit de sacrifice et de renoncement autant que de joie, jusqu'à ce que Jean-Baptiste Amadieu me donne la définition de l'autocensure, qui est une autocensure acceptée à contrecœur.
Quand il y a assentiment, il n'y a donc pas d'autocensure de l'écrivain. L'autocensure n'est donc pas l'exigence personnelle, la crucifixion de soi pour un grand accomplissement, mais une modification de son œuvre effectuée sans l'assentiment intime.

Il est bon de noter que l'assentiment, même intime, peut ne venir que postérieurement à l'autocensure. Ainsi, un auteur qui suit un ordre intimé par l'éditeur et qui, en fin de compte, en reconnaît la justesse.

 

IV

autocensures diverses (ésotérique, psychologique, d'intemporalité, de crédibilité).

La possibilité du pseudonyme

 

La censure ésotérique

Elle vise à entourer d'un rideau de fumée le sens profond d'un texte, le symbole essentiel, que seuls certains reconnaîtront, alors qu'une strate extérieur, exotérique, s'adresse à tous. Le double sens touche ainsi des publics ayant des niveaux de perception différents.

La censure psychologique

Pour ne pas devenir fou ou déprimé, ou pour ne pas tomber dans les raies de sa propre noirceur, tel le personnage incarné par Michel Simon dans Drôle de drame, auteur de romans noirs qui s'exclame, épouvanté, qu'à force d'écrire des choses aussi affreuses, elles finissent par arriver au sein de votre propre maison.

Personnellement j'ai fait un choix, celui de ne plus être déprimée, de laisser tomber cette romantico-déprime qui me faisait écrire d'une certaine façon et me rendait accroc à mon malheur et obligée de le nourrir pour savoir quoi écrire. J'ai perdu du temps, sur le plan de la "carrière", mais je suis heureuse d'avoir pris ce tournant vers la lumière, ou tout au moins vers l'équilibre.

L'autocensure pour l'intemporalité, l'universalité

Si on écrit pour un public à venir, de l'avenir, il faut songer à tout ce qu'il ne pourra pas comprendre : ainsi, des références implicites à des propos choquants d'un président de la république : quand bien même le monde entier en entend parler pendant un mois, et la France s'en souvient quelques années, il y a fort à parier que l'existence de ce président sortira bientôt de toutes les mémoires des générations à venir, que le scandale en question n'aura laissé aucune trace. Un roman truffé de références trop temporelles ne passera pas la barre des décennies, encore moins des siècles. Si, comme Yourcenar, on tente d'écrire pour durer, si, qu'on se foute ou non de la gloire posthume, on cherche à toucher l'universalité, il faut bien s'élever au-dessus du marasme mental de la société actuelle. Même Victor Hugo, dans le magnifique roman des Misérables, se laisse aller à une petite pique à l'endroit de son confrère Lebrun-Pindare ; pique qui nous vaut une note de bas de page et qui n'apporte rien au roman ni au lecteur, pique destinée uniquement à assouvir son mépris et glaner quelques ricanement ou quelques rictus de colère de ses contemporains.

L'autocensure pour être compris, ou cru...

Balzac raconte qu'il s'est inspiré d'une vraie histoire pour raconter celle du père Goriot ; mais, dans la réalité, les filles du monsieur étaient si méchantes et cruelles envers leur père qu'il a du atténuer cette facette de la réalité et réduire la cruauté des personnages pour accéder à la crédibilité. La réalité ne se soucie pas de réalisme, puisqu'elle est sûre d'exister, aussi dépasse-t-elle souvent les bornes de la fiction. Mais la fiction, pour être sérieuse, se doit de rester réaliste...

Quant à moi, je m'autocensure, mais en m'armant de patience, afin d'obtenir à la fois l'assentiment des autres et le mien. Autrement dit, je fais ce travail épineux de savoir ce qui est vraiment important pour moi dans mon projet. Cette essence doit rester vivante.

En suite je me demande : Quelles sont mes peurs, mes gênes, mes hontes, qui ne m'autorisent pas à publier, et quelles sont les réticences des autres (les éditeurs, la mode stylistique, la loi, la morale ambiante) ? Comment faire pour garder l'essentiel de ce que je veux dire et contourner ces obstacles personnels, éditoriaux, sociétaux, pourquoi pas légaux ? Il faut alors supprimer ou déguiser, transformer, sublimer tout ce qui pose problème pour aboutir à un assentiment personnel total conjugué à l'assentiment des autres. Ce travail, parfois ressemble à une torture, parfois devient plaisant, amusant, comme un jeu de pistes.

Dès lors, l'autocensure de l'écrivain, qui surgit pour prévenir la censure, éditoriale, légale ou sociale, et éviter d'en subir les conséquences, peut devenir un moyen d'améliorer considérablement sa production dès lors qu'on prend la peine de décrypter l'essence de son propos et de son style, et de la traduire en langue et en images admises par les autres.

Bien souvent, ces "censures latentes" ne concernent pas le fond d'un propos mais plutôt un mode romanesque qui n'est plus à la mode, une atmosphère morale et spirituelle dépassée... L'indicible n'est pas toujours le dit le plus puni. C'est souvent le plus méprisé.

 

V

La force de l'art et Comment Wang Fo fut sauvé – les critiques aux films de Lamorisse

 

Comment Wang Fo fut sauvé

La première des nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, qui est aussi la seule qu'elle ait pris la peine de retravailler à l'intention d'un public spécifiquement enfantin, s'intitule Comment Wang Fo fut sauvée, et elle raconte l'histoire d'un peintre qui n'éprouve aucune intention de se rebeller ou de faire le moindre geste scandaleux. Profondément humble et respectueux des coutumes de son vieux pays, Wang Fo est un vagabond peintre, qui parcourt les routes et vit en vendant ses tableaux dans les villages et dans les villes. Or, sur l'ordre de l'empereur de Chine, il est arrêté et condamné à mort. Comment quelqu'un qui n'a pas désobéi et qui peint des paysages sans aucune velléité d'insolence, peut provoquer une telle réaction par le plus puissant des personnages du royaume ? Parce que son art est grand. Et la grandeur de l'art, elle-même, est une insulte à tout ce qui n'est pas artistique. Le créateur est une claque dans la gueule d'une créature, surtout quand elle se croit toute puissante. Et enfin, la beauté de l'art exalte de telles émotions que la réalité n'apparaît plus que comme un amas informe et inutile.  Ainsi l'art, même lorsqu'il ne perturbe aucune règle de bienséance, constitue une provocation insupportable à certains esprits.

Et cette nouvelle de Yourcenar, inspiré d'un conte chinois, m'évoque ce débat qui eut lieu entre deux journaux américains ; le premier avait établi une liste des plus beaux films du monde pour les enfants, parmi lesquels figurait les deux merveilleux films d'Albert Lamorisse, Crin Blanc et Le ballon rouge. Le second s'était insurgé, déclarant que les films de Lamorisse sont dangereux pour les enfants. En effet, ils leur font croire que le monde est teinté de magie, qu'il est d'une merveilleuse beauté, que l'aventure y est possible et que les rêves se réalisent. N'est-ce pas criminel de piéger ainsi des esprits fragiles, de les plonger dans une crédulité qui ne rendra leur découverte du vrai monde que plus cruel et destructrice ?

Oh, mais, n'est-ce pas la puissance de l'art que de proposer une vision magique et magnifiée du monde ? Et cette beauté de Crin Blanc et du Ballon rouge, n'est-elle pas le nectar fabuleux qui sauvera les cœurs du désespoir ?

Je vote pour l'éternité d'Albert Lamorisse, cinéaste qui réalisa de merveilleux films pour l'enfance et mourut avant de terminer son premier film pour les grandes personnes.

(Lire : L'enfance, la civilisation et le monde sauvage)

 

VI

L'écrivain : un maillon dans une chaîne socio-économique

La censure de la mauvaise posture d'auteur :

Je fais un intermède au cours de cette réflexion d'un sérieux sans appel, pour avouer une autocensure récente, qui ne concerne pas le fond de mon écriture, mais la position dans laquelle j'écris. En ce moment j'ai un vis-à-vis depuis la chambre où je dors. J'ai pour l'habitude de me recoucher avec un café le matin et de travailler sur mon petit ordinateur portable dans mon lit. Or, dans les bureaux d'en face, les gens sont assis à l'ordinateur toute la journée ; moi allongée au fond de mon lit, je travaille autant qu'eux, mais j'ai peur de paraître infiniment lascive et paresseuse. Les gens (qui sont peut-être sur les réseaux sociaux en faisant semblant de travailler) vont sans doute croire que je ne suis qu'une oisive qui passe ses journées au lit à bayer aux corneilles sur des sites de rencontres. Alors je ne supporte pas cette vision extérieure de moi-même et je m'installe à mon bureau, où je travaille beaucoup moins bien le matin,  pour ne pas avoir l'air de rester au lit toute la journée.

(à lire : Position délictuelle)

(à lire aussi : culpabilité et béatitude)

Pourquoi un artiste ne devrait-il pas s'auto-censurer ? Existe-t-il des auteurs libres ?

L'idée qu'un artiste doit être libre de s'exprimer selon son inspiration est aussi farfelue et récente que celle du mariage d'amour. Depuis la disparition du mariage de raison, d'affaires ou de convenance sociale, qui s'attelait à organiser la filiation d'une façon raisonnable et compréhensible pour les arbres généalogiques, que de divorces... C'était se tromper sur l'essence même du mariage (et du mot amour) que de croire que le mariage concerne les sentiments amoureux, et non l'alliance objective de deux pôles en vue de la création d'un nouveau continent familial. N'est-ce pas se tromper sur la fonction de l'artiste que de le délivrer de toute attache spirituelle (au sens vaste), sociale et économique ?

(Lire : L'amour, le guide et la mort)
L'art tient une fonction dans toute société ; en tentant de s'en affranchir, devient-il meilleur ?

Sur son blog, Patrick Loiseleur alias Papageno analyse finement, dans un billet aussi rapide que passionnant, la microsociologie de la musique contemporaine.

Il pose un certain nombre de questions pour cerner le statut de l'artiste :

Qui joue sa musique ?
Qui écoute sa musique ?
A quel usage est-elle surtout destinée ?
Quelles sont les attentes du public ?
Qui sont ses concurrents ?

J'ajouterai à ces judicieuses et pertinentes questions :

Comment est-il choisi ?

(En effet, "dans l'ancienne société", pour parler comme Chateaubriand, on n'avait pas toujours le droit de devenir artiste, profession soumise à une règlementation. Ainsi, la famille Bach avait quasiment le monopole de la musique dans sa ville, et si un une famille voulait inviter des musiciens pour agrémenter une fête, elle était tenue de faire appel à eux.
L'histoire des relations entre les patrons (mécènes) et les artistes italiens témoigne également d'obligations mutuelles. L'artiste était au service d'un mécène, qui avait des vues et un contrôle sur son œuvre, mais le mécène ne pouvait pas faire appel à n'importe quel artiste et se devait de soutenir les artistes de sa région, même à Rome, capitale du monde !)

Écrire professionnellement, en vue d'une carrière, c'est entrer dans la chaîne socio-économique et l'autocensure naît fatalement des conditions de cette chaine.

Le blogueur Papageno déploie son analyse avec vivacité, en voici quelques extraits :

Plutôt que de rester dans les considérations générales, observons quelques exemples. Voici le profil de Jean-Sébastien Bach en 1725 (il a 40 ans):

- Qui le paye ?
Les bourgeois de la paroisse St Thomas de Leipzig
- Qui joue sa musique ?
De jeunes garçons à qui il doit apprendre le chant, le violon, le solfège et le latin. Lui-même ou ses enfants, à l'orgue, au clavecin, ou au violon.
- Qui écoute sa musique ?
Toute la ville
- A quel usage est-elle surtout destinée ?
Liturgique
- Quelles sont les attentes du public ?
Une musique qui donne envie de croire en Dieu
- Qui sont ses concurrents ? Telemann et Haendel sont les plus célèbres, mais chaque église avait son Maître de musique chargé de composer et faire jouer une cantate chaque dimanche.


Voici celui de Ludwig van Beethoven cent ans plus tard, en 1825. Il a achevé la Neuvième Symphonie et n'écrit plus que des Quatuors et des Sonates pour piano. Les différences avec Bach sont si frappantes qu'il est inutile de les commenter davantage:

- Qui le paye ?
Des mécènes, aristocrates pour la plupart, qu'il traite tantôt avec mépris tantôt avec flagornerie.
- Qui joue sa musique ?
"Voila qui donnera bien du travail au pianistes dans 50 ans" se vante-t-il en remettant la sonate op 106 "Hammerklavier" à son éditeur.
- Qui écoute sa musique ?
Peu importe
- A quel usage est-elle surtout destinée ?
A témoigner d'un amour immense quoiqu'un peu abstrait pour l'humanité dans son ensemble
- Quelles sont les attentes du public ?
Aucune importance.
- Qui sont ses concurrents ?
Il n'en a aucun et il le sait.


Quelques années plus tard, voici Paganini (j'aurais pu choisir Liszt aussi bien), prototype du virtuose-compositeur romantique:

- Qui le paye ?
Le public
- Qui joue sa musique ?
Lui-même
- Qui écoute sa musique ?
La bourgeoisie, nouvelle classe dominante
- A quel usage est-elle surtout destinée ?
Au concert
- Quelles sont les attentes du public ?
On en veut pour son argent ! Il faut que la virtuosité soit excessive et éboulissante
- Qui sont ses concurrents ?
Les autres virtuoses

 (...)
En ce début de XXIe siècle, voici le profil d'un compositeur étiqueté "contemporain" et qui marcherait pas trop mal:

- Qui le paye ?
Les contribuables français
- Qui joue sa musique ?
De (très) bons professionnels.
- Qui écoute sa musique ?
Les abonnés de l'Inter-Contemorain
- A quel usage est-elle surtout destinée ?
A faire carrière
- Quelles sont les attentes du public ?
du Boulez, ou pas loin
- Qui sont ses concurrents ?
les autres élèves et disciples de Boulez


Voici celui d'un compositeur de musique de cinéma:

- Qui le paye ?
Surtout la SACEM via la contribution obligatoire de 8 centimes par billet vendu
- Qui joue sa musique ?
Des cachetonneurs pas cher
- Qui écoute sa musique ?
Des millions de gens
- A quel usage est-elle surtout destinée ?
Servir l'image qui reste maîtresse du tempo. En jouant sur les clichés, émettre des signaux pour faire comprendre au public que c'est le moment de sortir les mouchoirs.
- Quelles sont les attentes du public ?
comme au MacDo: du mou, du gras et du sucré
- Qui sont ses concurrents ?
nombreux

(à lire, sur le Journal de Papageno : Microsociologie de la musique contemporaine)

 

Jongler avec les rôles

« Soyez résolus de ne plus servir et vous voilà libres ».
Étienne de La Boétie

J'ai hérité, de ce phénomène complexe qu'est mon père, le goût des alexandrins. J'aime particulièrement la poésie soumise à leur censure césurale et hémistichiste. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce passe-temps exigent n'est pas à la mode. Plutôt que de me plaindre, je compose une œuvre alexandrine à l'écart des regards, sans chercher d'autre approbation que celle de cette adolescente qui aimait tant les alexandrins et qui m'a cédé la place à la fin de l'ère acnéïque.

À l'autre bout de l'écriture, mon travail de scénariste en séries pour la télévision exigeait le renoncement inverse : j'étais ouvrière spécialisée d'une série télévisuelle, et et renonçai à toute expression personnelle pour servir la série (médiocre), dans le but d'être payée par la maison de production audiovisuelle.

L'une des meilleures façons d'être libre est d'user d'un pseudonyme pour écrire certaines choses. Il n'est plus besoin alors de modifier le texte, on le garde tel quel et on change le nom de l'auteur !

Ces trois types d'écriture (les alexandrins qui n'intéressent plus personne, la série télévisuelle qui glane des millions de spectateurs sans discernement, l'écriture d'une oeuvre sincère qui se cache derrière un pseudonyme, révèlent le rapport entre l'(auto)censure et la signature.

La publication anonyme (qui se rapproche de celle sous pseudonyme) et l'écriture collective en ligne (dans des projets de romans collectifs sur Internet, ou sur les wikiencyclopédies) ajoutent encore des possibles dans la relation entre le créateur, la signature du texte et la censure.

Laurence Bordenave, présente dans la salle Celan de l’École Normale Supérieure, se demande si le journal intime ne constitue pas pour l'écrivain un moyen judicieux d'écrire sans autocensure à ses heures perdues.

La confrérie de Baude Fastoul, fut créé précisément pour vivre une écriture libre. Or, si je n'y déploie pas la même auto-censure que ce qui est destiné à être lu de mon vivant, j'en exerce une tout de même, vis-à-vis des gens que j'aime (ne pas ternir leur image) et de ma propre image (écrire correctement, faire en sorte que la vérité d'être ne nuise pas trop à l'image que pourront avoir mes hypothétiques lecteurs du futur).

 

 

VII

La censure « pour enfants »

« Les publications pour la jeunesse » : censure morale et censure anti-moraliste

En France, une loi de 1949 encadre les publications destinées à la jeunesse.

- Ce n'est pas de la censure, m'expliquait un recteur de l'Education Nationale à qui il incombait de feuilleter des monceaux de bouquins à destination d'un public jeune, afin d'en signaler les éventuels éléments qui contreviennent à la loi.
Pourquoi ne pas assumer une censure si on l'approuve ? Une censure est une censure. Je ne suis pas pour la liberté totale d'expression (puisque je pense que l'insulte personnelle d'en relève pas) ; j'assume mon opinion, qui consiste à soutenir la censure des insultes nominatives. Le fait que cette censure des insultes nominatives proviennent d'intentions louables d'en altère pas le caractère prohibitif vis-à-vis de la liberté d'expression.

Les enfants sont les principaux destinataires de la censure, qui prend souvent la forme d'un amoindrissement - amoindrissement du style, de la violence, de la pensée.

L'on considère la littérature enfantine, non pas comme un art à leur disposition, mais comme une manière de formater leur cerveau.

Ah ! les vies de saints où l'on passe rapidement sur les péchés du saint, sur ses crises mystiques impliquant violence et désespoir, pour décrire un homme ou une femme très très gentil, extrêmement repentant, et toujours de bonne volonté. De nombreuses bandes dessinées mettant en scène Sainte Thérèse de Lisieux ou Sainte Bernadette Soubirous en font ainsi de sottes cruches bigotes qu'elles n'étaient pas.

Dans la droite lignée de ces vies de saints, ou des livres patriotiques de la troisième République, les petits catéchismes du politiquement correct laïc des années 2000 ("Jean a deux mamans" ; « Mon ami vient d'un autre pays », et autres ouvrages d'une "bibliothèque de la tolérance" abondamment diffusée par les bibliothèques et les écoles), ne sont que des leçons de morale déguisées en livres de distraction.

Ce n'est pas l'existence d'un catéchisme qui me gêne, mais l'absence de toute beauté, de toute profondeur que ses exécutions contiennent.

Deux camarades de faculté, originaires de la Nouvelle-Calédonie, nous avaient raconté, au creux d'un bar de la mystérieuse rue Pascal, que dans leur village, quelques contes accompagnaient la vie humaine entière. L'enfant écoutant le conte raconté par le vieux grand-père autour du foyer, en retire de fabuleuses histoire d'animaux, d'aventure, de découverte du monde inconnu, de rencontres. Il grandit ; l'adolescence surgit ; le conte alors, le vieux conte ressassé, revêt une autre dimension, qui épouse les troubles de l'âge tendre et les questionnements existentiels naissants. Les années passent ; le jeune adulte perd son père. Telle scène du conte surgit dans son cœur alors qu'il contemple le corps aimé privé de vie. Le conte dévoile son ampleur. Et puis la femme est choisie ; l'enfant naît. Et le premier cri fait écho encore au vieux conte. Un tel conte, n'est ni "littérature à destination de la jeunesse", ni "littérature familiale", il est littérature pure, comme les histoires de Gilgamesh, de l'Iliade et de l'Odyssée, de la Bible, de la Table ronde ou comme le Roman de Renart. Nul besoin d'expliciter les faits aux enfants, qui comprennent ce qu'ils peuvent avec joie ; nul besoin d'en priver les grandes personnes, qui y trouvent matière à se nourrir pour plusieurs vies.

(Lire : Une enfance littéraire française

Lire : L'invitation au Voyage II)

L'art est puissant ; il contient de quoi substantiver les besoins intellectuels, spirituels, moraux de l'enfant comme de l'homme. Les catéchismes, pieux ou laïcs, n'élèvent l'esprit que s'ils contiennent une essence d'art. Tout le reste est moralisme de bas étage, voué à formater des zombies ou à être rejetés violemment par ceux qui se rendent compte qu'ils en ont été indument nourris.

La comtesse de Ségur :

Il est savoureux de réaliser que celle que notre époque qualifie souvent de "trop moraliste", madame la comtesse Sophie de Ségur, subit les foudres de notre propres moralisme de l'an 2000.

Ainsi, Pauvre Blaise censuré par les Editions Max Milo (deux chapitres caviardés) en 2011.

Jeannine de Cardaillac, directrice éditoriale du secteur jeunesse chez cet éditeur, a tenté d'expliquer cette censure par des bons sentiments (mais quelle censure n'est pas inspirée par des cascades de bons sentiments ?) :

“Il serait dommage de s’affronter là où l’intention était d’apaiser.
En prenant la décision, réfléchie, de supprimer les deux chapitres de Pauvre Blaise, celui qui raconte la noyade d’un enfant et celui de la première communion, notre démarche n’était ni de critiquer, ni de blâmer, ni de marquer notre réprobation face à des propos de dimension aussi religieuse que spirituelle.
Notre volonté était plutôt de remettre ce texte, au sens moral élevé, dans les mains des enfants d’aujourd’hui en tentant de l’adapter à son contexte contemporain.
En effet, la déferlante d’informations dramatiques que reçoivent les enfants aujourd’hui par les biais des médias multiples, ne leur permet pas toujours de gérer l’impact d’une telle violence. Souvent seuls chez eux, ou pas toujours bien accompagnés, ils ruminent ces drames dont ils se sentent souvent coupables et qu’ils aspirent à réparer.
Le chapitre de la noyade serait donc venu s’ajouter à cette pile déjà conséquente. Il n’a pas de relation directe avec Jules et Blaise et nous nous sommes dit qu’il n’était peut-être pas indispensable d’ajouter un poids supplémentaire à la perception des souffrances des autres : les jeunes d’aujourd’hui portent déjà un solide fardeau.
Pour ce qui est du chapitre de la communion, pas l’ombre d’une condamnation dans notre choix. Mais plutôt une volonté de donner une chance à ce texte d’entrer dans les écoles où un débat sur la religion, aurait pu mal évoluer et provoquer quelques dérives, s’il était reçu comme imposé.
Plutôt que d’ouvrir sur la démonstration d’une cérémonie strictement catholique, nous nous sommes dit qu’il serait peut-être plus riche et plus large de laisser s’ouvrir le débat dans les classes : chaque élève, suivant sa confession, pourrait exprimer de quelle façon il trouve les outils pour se tenir debout face aux épreuves qu’il rencontre.
Il y avait, évidemment, le risque d’en recevoir la critique. Mais, si cette critique doit renvoyer nos détracteurs au texte original et intégral de la Comtesse de Ségur, ce serait pour nous une belle victoire : celle d’avoir redonné son actualité à un récit à la valeur morale et de dimension universelle, en provoquant le désir de le lire et relire sous toutes ses formes d’adaptations et de parutions.”

En 2006, Hachette avait censuré les Mémoires d'un âne de ladite comtesse, de façon plus élégante, puisqu'il prévenait le lecteur et donnait l'étendue et la raison de la censure :

L'avertissement au lecteur était le suivant :

“L’éditeur a pensé préférable de modifier le nom d’un personnage des Mémoires d’un âne. Dans le texte original, Madame Grivet, la marchande malhonnête, s’appelait Madame Juivet. De fait, au 19è siècle, l’antisémitisme était un préjugé largement répandu dans l’ensemble de la société : il était donc acceptable de publier des livres hostiles à l’égard des Juifs, décrivant, par exemple, ces derniers comme des gens avides. De telles représentations n’étant, aujourd’hui, plus admissibles, l’éditeur a préféré attribuer un nouveau nom sans connotation raciste, à la fourbe commerçante.”

L'enfant entre les mains desquelles on mettait le livre n'était pas pris pour un idiot ; il savait que le texte avait été modifié, et en connaissait la raison.

Chez des amis, dans un pavillon de la banlieue de Tours, je lisais un extrait des Petites filles modèles dans une version abrégée et mise en image. A l'endroit où, dans la version originale, Madame de Fleurville propose du vin à sa fille, dans cette adaptation il s'agissait de jus d'orange. Censure ridicule, qui témoigne d'une vision très anachronique du monde, le jus d'orange étant un produit courant extrêmement récent, et qui prive l'enfant d'une compréhension du passé, qu'il aurait du mener, par une analyse personnelle sur les changements de mœurs (tout enfant en est capable) ; en outre, s'il fallait intervenir, on aurait pu expliquer que, avant d'avoir l'eau courante potable, on coupait l'eau à boire avec du vin pour la désinfecter. 

Sophie-Louise Heywood, spécialiste britannique de la comtesse de Ségur, remarque que la censure de la comtesse par Hachette n'est pas nouvelle : elle date du temps où la comtesse elle-même négociait avec son éditeur pied à pied pour conserver certains passages.

Le club des 5 : « traduction revue »

Sophie Heywood indique en outre que les éditions Hachette, qui possèdent les droits d'Enid Blyton, ont refusé l'accès public à ses archives, en raison certainement des réécritures abusives qu'ils pratiqueraient en interne sur les textes. De fait, dans la refonte de la Bibliothèque rose, la "traduction revue" que la maison d'édition propose fait tomber les bras. 

Je ne pourrai faire mieux que le blogueur de Celeblog, qui nous offre un passionnant article intitulé « Le club des 5 et la baisse de niveau » (2011). Outre que le texte, au passé simple dans la traduction traditionnelle, est entièrement converti au temps présent, que les descriptions sont abrégées et les dialogues tronquées, les romans sont politiquement-corrigés, dans le sens, par exemple, d'une meilleure répartition des taches domestiques et des scènes d'aventure entre les garçonnets et les fillettes.

Ils passèrent une heure à discuter, puis le soleil disparut dans un flamboiement d'incendie, et le lac refléta de merveilleux tons de pourpre et d'or. 

Devient :

Ils passent encore une heure à discuter, puis le soleil disparaît derrière les sommets alpins, et le lac prend des reflets dorés. 

En outre : le titre des Saltimbanques est transformé en Cirque de l'étoile. Le rapport des gens du voyage au vol, au cœur du roman d'origine, et malgré une complexité intéressante, est éliminé. Ces éléments tout sens au scénario qui devient faiblard, gentillet, sans sel.

C'est parce qu'il s'agit de « littérature jeunesse » qu'aucune association d'auteur ne se lève pour invoquer le droit moral de l'auteur mort !

(à lire sur Celeblog : Le club des 5 et la baisse du niveau)

 

VIII

Frustration, excitation et créativité

 

Quel est le lien étrange entre la frustration et la création ?

Pourquoi aime-t-on le secret ? Pourquoi regarde-t-on des films tristes ou des films d'horreur ? Pourquoi aime-t-on les histoires de guerre ? Pourquoi regrette-t-on parfois de vivre une vie trop douce, qui paraît terne ? Le conflit est source de joie, aussi, car il est source de motivation. Et la censure peut provoquer, attiser l'envie d'écrire, de la déjouer. C'est quand on est enfermé qu'on cherche la porte de sortie.

Mais, surtout, pourquoi nous admirons tant ces héros écrivains qui subissent la censure féroce, sur lesquelles pleuvent des sentences cruelles, des exils, des coups ? Parce que leur courage nous impressionne, la beauté sacrificielle de leur personnalité nous exalte, et surtout, parce que nous devinons que leur œuvre doit beaucoup à leur chemin de croix. Nourrie de l'opposition, de la révolte, de la dictature, elle crève les murs et éclate de liberté.

(à lire : Les dictatures douces et La traversée d'une époque troublée)

 

Tout ceci fut exprimé dans la salle Celan de l'Ecole Normale Supérieure le mercredi 7 mai 2014 à l'aimable invitation de Jean-Baptiste Amadieu au cours de son séminaire Littérature, Censure et Autocensure, en présence de quelques charmants auditeurs, alors qu'il pleuvait et soleillait alternativement sur les rues du cinquième arrondissement.

 

jeudi, 08 mai 2014

L'homme des villes de sable en librairie

L'H des V de S.gif

Edith de CL et Sara ont le plaisir de vous annoncer la parution, le 9 mai 2014, de L'homme des villes de sables, édité par Chandeigne.

L'histoire d'un marin des Sables d'Olonne parti pour pêcher la morue dans les mers froides. Capturé par les corsaires du Maroc, il devient l'esclave du pacha de Marrakech.

C'est lui qui aidera à conduire la caravane du pacha dans le désert africain, jusqu'à la majestueuse, la mystérieuse, la somptueuse Tombouctou.

Au cours de sa vie d'aventure et de douleur, Paul Imbert croisera le destin de personnages qui vécurent réellement dans ce fantastique XVII°siècle, tels Jean Armand Mustapha, sujet ottoman devenu le premier professeur de langues orientales de Paris.

Dans cette époque où christianisme et islam se faisaient fièrement face, si ressemblants dans leur opposition que chacun priait du lever au coucher et traitait l'autre d'infidèle ; dans ce siècle où le Nord et le Sud guerroyaient et se réconciliaient dans une égalité diplomatique que nous avons oubliée ; dans ces villes de sable où la vie se partageait entre l'immuable tradition et la folie des voyages, tel fut le destin tragique du marin vendéen Paul Imbert : l'esclave bien-aimé de son maître, le fils perdu, l'homme de l'exil.

Amer savoir celui qu'on tire du voyage...

 

lundi, 05 mai 2014

Sagesse des vélos de nuit

Il est dix heures et le bleu nuit vire au noir ; l'air est frais ce soir des premiers jours de mai. La sortie du métro Robespierre (ce doux agneau) m'offre un vent si doux que je voudrais le caresser. Mais c'est lui qui me caresse et me pousse à prolonger mes pas au-delà de l'immeuble qui m'appelle ; là où, depuis une loggia de béton, des adolescents fument et rient et partagent des rêves qui leur paraîtront brume demain. Mais demain n'est pas là ; c'est ce soir qui s'étire et qui chante un air presque tendre. Mon cœur sourit. Tout à l'heure, le sourire du frère appuyé contre la fenêtre a effacé la zizanie des compères hirsutes. Je marche alors que la ville de Montreuil-sous-bois (quel bois ?) s'enfonce dans la nuit. Les réverbères diffusent cette lumière orange que nos enfants peut-être ne connaîtront plus : la nuit des années 1980, la nuit des années 2000, cette nuit orange qui accompagne nos peurs urbaines et nos joies festives. Je tourne et opère un détour pour entrer par l'autre chemin, celui que je n'ai jamais pris. Je croise des grilles étranges qui nous séparent des parias, apartheid des villes françaises modernes, et je me glisse sous des colonnades de porches carrés comme des maisons dessinées par des enfants. Et c'est amusant comme il ressemble à l'enfant sage, ce vélo posé là qui attend je ne sais quoi dans une solitude à moitié réelle. Je m'immisce soudain au fond de son âme et j'expérimente la sagesse des vélos de nuit.

Cristaux

 

Ce matin, tout me parait neuf, surtout ce silence que je n'avais pas entendu depuis longtemps. Le voilà prégnant, enveloppant, presque anthropomorphique. Il plane comme un grand oiseau blanc et déploie sa beauté sans orgueil. Sa blancheur et sa grâce effacent les vieilles ringardises de la vie mentale.

Je ferme les yeux pour me souvenir du Cygne, de Roald Dahl, où l'adolescence rouge-sang traverse l'immaculée nature.

Tout est pur en ce matin de Montreuil-sous-bois.

Je glisse sur la lumineuse nuée matinale, t'emportant dans mon rêve.

N'es-tu pas l'étoile de l'horizon ?

samedi, 03 mai 2014

Coeurs dans la pierre

 

Je n'irai plus au rendez-vous de mon cœur ; il a changé d'adresse. Il est parti vivre dans une banlieue dangereuse et a mis des verrous aux portes de son jardin. Tous les cargos du monde, cargos de jour, cargos de nuit, ne pourraient plus m'emporter vers son royaume inédit. J'ai des pivoines, des chrysanthèmes, du laurier et du lierre tout autour de moi. Les chiens de mon enfance s'avancent crocs en avant, l'allure terne et calme, vers l'autre château de l'exil. Là-bas nos églises abritaient des petites mains fondues dans les grandes, là-bas nous chantions la splendeur des pâquerettes sur la colline ensevelie dans les soleils couchants. Tous les étés d'antan sont morts-nés à jamais. Le merle et la merlette rigolent encore en pataugeant dans la rigole et leurs becs attrapent des brindilles d'un autre temps. Tout cet instant qui passe et qui ne me touche pas, contient l'étrangeté d'un lendemain interdit à nos yeux déjà presque clos. Ton piano, mon aimé, je me souviens du son de tes doigts sur ses touches humbles. Ton piano me berçait à l'époque des charmes. Ton piano s'est tu, ton piano n'existe plus. La poussière ? Peut-être. Je t'attends quand même. Toi qui venais tous les soirs me raconter l'histoire d'un écureuil enfui.

 

vendredi, 02 mai 2014

L'amour, le guide et la mort

 

Aimer

Aimer, n'est-ce pas vivifier, faire vivre (comme on donne la vie), prendre soin, faire en sorte que l'autre puisse vivre mieux ?

En ce sens, l'amour tel que le voient les romantiques peut mener au contraire de l'amour. Être atteint par l'amour comme par une flèche, ressentir des joies et douleurs violentes qui nous arrachent notre maîtrise de nous-même et enchaînent notre volonté, lorsque nous appelons ces phénomènes « amour », nous ressemblons à un alcoolique invétéré qui nommerait son vice : « oenophilie ». Ainsi, planter sa famille car on « aime » quelqu'un d'autre, autrement dit parce que quelqu'un d'autre a accaparé notre attention, n'est pas faire preuve d'amour envers cet autre qui nous « capte », mais plutôt faire preuve de désamour et de destruction envers les gens que l'on se devait d'aimer. Il est aisé d'aimer ce qui vient séduire notre cœur, puisque le cœur n'a plus qu'à se laisser emporter ; mais la puissance de l'amour consiste à assurer une constance envers notre prochain.

Authentique, l'amour ne provoque pas de destruction personnelle. Le sacrifice est un leurre, car peu de personnes en sont capables, et souvent c'est le manque d'estime de soi qui mène à se vouer aux autres en acceptant sa propre destruction. Le sacrifice alors devient moyen de se faire accepter par d'autres, de traîner une vie qu'on se sent incapable de mener dignement, pour des raisons biographiques.  Aimer autrui est plus facile lorsqu'on s'aime soi-même, c'est pourquoi « aime-ton prochain comme toi-même ». Ton prochain, même s'il est pénible. Qui ne voudrait pas aimer l'humanité entière à l'exception de la personne qui vit à côté de lui ? Pourtant, désirer sa survie autant que la sienne et oeuvrer à faire son bonheur, c'est peut-être cela, l'amour.

 

Guider

Il existe, dans la ville portuaire des Sables d'Olonne, une chapelle Notre-Dame de Bonne-Espérance, dont la statue de la madone est la proue d'un navire scandinave qui s"échoua sur la côte, sans faire de morts, il y a quelques siècles de cela. Sur un pupitre, un cahier somnole en attendant les visiteurs. Et si la chapelle paraît souvent vide, force est de constater la trace de passages : car toujours de nouvelles prières sont inscrites sur les pages de ce cahier. De mystérieux, d'invisibles prieurs se succèdent furtivement.

Moi, un jour, je priais dans une église vide, comme abandonnée au milieu de la ville grouillante. C'était une de ces églises qui se bondent le dimanche matin et que presque personne ne hante le reste de la semaine. Je priais le Christ de m'indiquer comment concilier ma vie avec l'Eglise, et où trouver mon troupeau et notre pasteur, lorsqu'une voix emplit mon crâne : « Toi, tu peuples mes églises vides ». Depuis, j'accomplis mon destin d'arpenteuse des églises délaissées.

Si les églises sont vides, c'est sans doute parce que, comme le dit l'évangile, le troupeau se détache des mauvais pasteurs et cherche à se regrouper autour des bons. Bergers, bergers ! Nous voudrions tant être guidés vers la colline verdoyante...

 

Mourir

Je ne vois pas de meilleure préparation à la mort que de s'entraîner tous les jours à mourir, c'est à dire à tirer sa révérence et dire adieu au monde, à accepter que le monde tourne sans soi, à laisser les commandes aux successeurs. S'exercer à mourir, quand on y pense, se confond avec s'exercer à vivre ou à aimer. Il s'agit, trois fois, de renoncer à considérer les fluctuations affectives de notre moi pour accepter d'entrer de plain-pied dans l'inconnu du monde, de l'autre, de la mort.

J'observe que beaucoup critiquent la vie et haïssent la mort, ce qui paraît contradictoire. Telle femme qui se languit de vivre encore après la mort de son époux, et qui, lorsque le cœur menace de lâcher, s'affole à l'idée d'être arrachée à une vie qu'elle abhorre. Tel homme découvrant les résultats d'une analyse médicale et pleurant une condamnation qui le délivrera pourtant d'une vie dont il se plaint sans relâche. Moi-même, je me suis vue veule et ridicule, lorsque, au milieu d'une dépression où je ressassais des idées de suicide, on m'a proposé de prendre l'avion. La peur de ce moyen de transport et l'idée d'un crash m'ont fait évoquer quelques minutes des possibilités alambiquées de bateau et de train, jusqu'à ce que je me souvienne que j'avais la veille encore grinché au téléphone en laissant entendre à ma Consolatrice mon envie d'en finir. Pouvais-je être assez idiote pour proférer une lassitude extrême de la vie et craindre un crash ? Je décidai sur le champ de ne plus évoquer mes états morbides et de prendre l'avion chaque fois que j'en aurais l'occasion.

Aimer, vivre et mourir ne sont qu'une seule et même action, qui puise sa source dans l'élan vital, le désir de transformation et l'horreur salvatrice du don. Chercher à retenir, à conserver, c'est patienter dans les limbes d'un purgatoire où l'on ne vit ni ne meurt, et s'engager dans cette vie, c'est accepter de la perdre. Dès lors qu'on ne cherche plus sa survie personnelle, il devient si facile d'aimer.

mercredi, 30 avril 2014

Intrigues de couloir

Ce jour-ci, au détour d'une fatigue ou d'un verre de vin (qui sait quel fut l'élément déclencheur), il se laissa aller à participer à des intrigues de couloir. Lui qui, d'ordinaire, s'abstenait de comploter en chuchotant dans des recoins entre deux réunions où l'on faisait semblant de bien s'entendre, lui qui partait vite le soir vers la station de métro, lui qui gardait pour lui-même les errances et les amertumes de ses affects, voilà qu'il médisait à voix basse au cours d'un déjeuner, voilà que, quelques heures plus tard, il murmurait avec d'autres, et ce sur le dos d'un autre, choisi en commun pour être dévoré sur l'autel de la bonne entente au Travail.

En prononçant ses paroles, en laissant savamment entendre qu'il ne disait pas tout par grandeur d'âme, en montrant des airs bons, des airs désolés, en hochant la tête, bref, en descendant l'escalier de la mesquinerie, il savait dans un coin de son coeur qu'il le regretterait plus tard.

Plus tard, c'est-à-dire dans la solitude de son bain moussant le soir même, ou au creux d'une insomnie, ou lorsqu'il se regarderait dans la glace le lendemain matin.

Mais ce fut, une semaine plus tard, au théâtre des Champs-Elysées que le remord tira la sonnette d'alarme dans son coeur, alors que la voix de basse déclamait l'aria de la Calomnie du facétieux Rossini. La calomnie est comme une brise...

En sortant du théâtre, il n'accompagna pas ses compagnons de sortie au Bar des Deux Théâtres ; il avait rendez-vous avec lui même.

La ligne 9 (Pont-de-Sèvres - Mairie de Montreuil) le ramena chez lui. Il sourit en songeant qu'il avait été éduqué à un bout de la ligne, autour du village d'Auteuil, et qu'il consommait aujourd'hui les fruits, tendres et amers selon les domaines, de son éducation, à l'autre bout de la ligne, à la station qui portait le nom du doux agneau de la Révolution : Robespierre.

C'est loin d'Auteuil, face à Robespierre qu'il fit plus ample connaissance avec son remord. Bientôt, il le congédia, car il sentit que ce remord, en grossissant, l'éloignait de lui-même en lui offrant une chappe de culpabilité certes lourde, mais qui le dédouanerait d'une introspection véritable.

Le remords partit par la fenêtre.

Sur le balcon où les plantes vertes frissonnaient dans la pénombre froide de minuit, il dialogua avec lui-même.

- Pourquoi as-tu participé à ces intrigues de couloir ?

- J'étais fatigué. J'avais bu un verre de vin au déjeuner. Je n'étais pas sûr d'obtenir mon augmentation (je n'osais pas la demander).

- Que cherchais-tu ?

- Rien de précis. Rien de clair.

- Qu'éprouvais-tu ?

- J'éprouvais la vengeance. Je médisais sur un homme qui, à certaines périodes de l'an dernier, m'a envoyé des piques au cours de réunions.

- C'était donc la vengeance, plus que le verre de vin ou la fatigue ?

- Je connaissais un certain plaisir de ne pas être celui qu'on rejette.

- Tu te sentais plus haut de le rabaisser ?

- Je cherchais la reconnaissance de mes interlocuteurs, je cherchais une plus grande intronisation dans le groupe.

- Tu voulais être accepté, non seulement toléré ?

- Et je me désolidarisais d'un faible, je me désolidarisais de celui qui se détache imperceptiblement du sommet.

- Tu as obtenu satisfaction ?

- J'avais honte, car les autres voyaient que j'étais capable de trahir.

- Eux aussi trahissaient.

- J'avais honte quand même.

Lorsqu'il entra dans son lit aux couettes bleues et blanches, il réfléchissait aux moyens de déambuler dans ce monde en en tirant son parti, sans nuire à d'autres, ni même à ceux qui lui avaient nui. La morale et la générosité ne l'intéressaient pas spécialement. Ce qui lui importait, c'était de ne plus jamais ressentir ce sentiment délité de lui-même, cette conscience désagréable d'avoir trempé son coeur dans la mesquinerie.

Il trouvait infiniment plus esthétique de se comporter avec une certaine classe.

 

lundi, 28 avril 2014

Horreo

Extrait de l'introduction du livre trouvé sur l'étagère de la chambre d'ami de Renaud, à Montreuil-sous-Bois (quel bois ?), un dimanche d'avril :

«Susciter des passions et des émotions a toujours représenté la finalité de l'art. On se souvient du passage de la Poétique d'Artistote évoquant la Catharsis : effet de "la purgation des passions" produite sur le spectateur et qui suscite en lui crainte et pitié.

La catharsis propre au cinéma d'horreur serait alors destinée à révéler l'horreur en nous, celle que nous craignons de subir et celle que nous cauchemardons ou rêvons inconsciemment d'infliger aux autres, et qui sont peut-être les mêmes. Est-ce bien là la raison ou la cause qui expliquent que certains d'entre nous, nombreux, jouissent de ce spectacle sans merci ? Et est-ce pour ces mêmes raisons que certains le rejettent, ne voulant rien savoir de cet abominable qui nous habite ?

Il y a certainement d'autres raisons qui n'excluent pas la précédente, mais viennent s'y ajouter.

En effet, le cinéma d'horreur est devenu un genre, avec ses codes qui nous le rendent familier (code, en ce qui concerne les morts-vivants, si talentueusement résumés en 20 minutes dans le premier film d'horreur portugais I'll see you in my dreams), et ses niveaux de discours. Il a ses adeptes, et à l'instar du western ou du film de guerre, il est devenu une institution.

Ces niveaux de discours et différentes dimensions font que la vision d'un film d'horreur ne se contente pas d'être un simple défouloir où la haine de l'autre, le chaos dont la loi est l'extermination de son prochain, se libère enfin. Les lectures politiques, éthiques, et les dimensions comiques aussi bien qu'esthétiques, la multiplicité des genres qu'il peut intégrer en font en effet un cinéma riche et propice à la réflexion».

Olivia Chevalier-Chandeigne

In La philosophie du cinéma d'horreur - Effroi, éthique et beauté

Editions Ellipses

Collection culture Pop

2014

dimanche, 27 avril 2014

La ballade de la balade

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L'AlmaSoror blog est une très longue balade peuplée de voix qui disent et chantent des ballades. C'est la ballade de la balade, en quelque sorte, c'est pourquoi elle nous est insaisissable. Peu importe, au fond, si ce long soliloque n'a pas de fond. Puisque nous sommes vivants – et vertébrés – il nous faut bien créer – et manger. Puisque nous sommes entrain d'exister, nous voudrions tenter d'être noirs et blancs le jour, et en couleurs la nuit. Et même si c'est raté, c'est bien ainsi. L'imperfection du monde féconde. L'imperfection de soi creuse les tombes de nos rêveries de soldats. J'ai eu assez d'enfance pour conjurer tous les silences ; assez d'air pour que mes cheveux se tiennent cois à la vue terrifiée de vos trompe l’œil ; trop d'aveux masqués pour vous faire confiance. Je t'aime, toi qui t'approche quelquefois dans ma solitude, et puis qui fuit quand tu me vois ainsi, trop fardée, pas assez prête. Quand tu viendras réellement me chercher, ma ballade sera-t-elle inachevée ?

 

samedi, 26 avril 2014

Désintoxication & revigoration

 

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Nous dînions, nous conversions, j'avais cuisiné une salade de légumes et une ratatouille de fruits ; certains buvaient de l'OVNI, d'autres de la troussepinette, d'autres encore du jus d'ananas, et je ne sais pourquoi nous tombâmes les conventions pour parler de cœurs à cœurs, ce soir là. Je dis ce soir là mais il ne tombait pas, le soir, c'était un jours d'été, il y a quelques années, et j'étais époustouflée par le chant des cigales, moi qui ne connaissais que celui des grillons. Depuis, j'ai entendu de nouveaux chants d'insectes et j'ai appris à ne plus préférer celui des cigales à celui des grillons.

La question qui nous occupa fut de chercher à identifier les sentiments qui pourrissaient nos vies. D'aucuns parlaient de l'envie, d'autres de la honte, d'autres encore de la haine de soi et elle, que j'avais détestée sans raison les jours précédents, avoua sa perpétuelle terreur du silence et de l’inaction. Je disais alors aux convives, moi, je suis dépitée. C'était un mot que je découvrais dans ma propre bouche et qui me paraissait définir la tonalité de ma vie quotidienne.

Depuis, j'ai éprouvé de nouveaux mots et j'ai appris à mieux nommer ceux qui conviennent aux attitudes de mon âme. J'ai identifié les trois sentiments qui me rendent malheureuse et pèsent sur mon moral et ma vie de tous les jours. Je les suppute responsables de 80% de mon malheur (statisticiens, admirez ma science intuitive). Il s'agit, en premier lieu, de l'insatisfaction chronique ; en second lieu de la comparaison avec les autres ; en troisième lieu du découragement. J'aurais pu citer le sentiment de culpabilité, mon plus vieux compagnon, ou encore l'inquiétude constante, ma meilleure ennemie, ou bien encore le sentiment de l'horreur face aux misères du monde ressassées par mon mental, mais cette triade évoque des états qui sont à la fois plus profonds et plus féconds – c'est à dire plus difficile à extraire ou éliminer, et moins polluants, moins vains. Restons en donc aux trois érinyes de ma vie quotidienne.

L'insatisfaction m'attaque aux moments où rien de grave n'a lieu. Dès lors, privée de tout drame, mon cœur s'attache à trouver tout ce qui manque dans ma vie, tout ce qui pourrait pourrir la tranquillité de l'instant présent. La comparaison (sociale, surtout) ne reste jamais en reste. Elle débarque à ce moment pour appuyer l'insatisfaction, lui donner la réplique. Est-ce à ce moment que survient le découragement ? Quelquefois, oui. Pas toujours. Il lui arrive de venir en catimini s'installer quelque part au creux de moi, et grandir, grossir jusqu'à organiser un abattement total de l'être. Plus rien n'a de sens, l'espoir disparaît de mon champ de vision. Le passé se teinte de noir et l'avenir se charge du pire. « Malheureux ! S'écriait Mercedes. si je croyais que Dieu m'eût donné le libre arbitre, que me resterait-il donc pour me sauver du désespoir ! » C'est à ce moment là que je commence à croire mon libre-arbitre : pour me juger coupable, et me condamner à perpétuité.

Ce soir là, qui n'était pas un soir, mais un jour qui ne finissait pas, avait éclos un cheminement qui se poursuivit longtemps après, qui se poursuit toujours. Nous mangions, buvions, causions et partagions nos expériences intérieures douloureuses, nos espérances parfois vives, parfois faibles, instances de vérité qui faisaient effraction comme des cambrioleuses au milieu d'une mondanité, fées venues d'un monde fantastique apporter une touche d'irréel à ce paysage de Provence, et le rendre inoubliable à jamais pour chacun d'entre nous (du moins je le crois). Mais nous ne percevions pas de possibilité d'inverser le décor de nos mondes intérieurs. Ce n'est que bien après que j'eus l'idée de traquer sans relâche ces trois funestes sentiments et de les remplacer par trois attitudes, de gré ou de force. Je ne demande pas la permission à mon cœur. Je lui impose de se laisser expurger de l'insatisfaction, de la comparaison et du découragement, de se laisser remplir par trois attitudes qui les chassent, remplacent, les rend caduques. À l'insatisfaction je substitue la quête spirituelle, et chaque manque matériel, affectif, moral, je le transforme en quête de son équivalent immatériel, universel, spirituel. À l'insatisfaction matérielle je substitue la faim spirituelle, car « l'âme, à la différence du corps, se nourrit de sa faim » (Gustave Thibon). À l'insatisfaction affective je substitue l'amour de Dieu (ce puits sans fonds, cette inexistence qui emplit tout ce qui est vide!) et le don de soi, sans rien attendre. Et à l'insatisfaction psychologique et morale, je substitue la prière, cette action invisible, intangible et immobile. « La prière s'adresse à la magnanimité des ténèbres : la prière regarde le mystère avec les yeux même de l'Ombre, et, devant la fixité puissante de ce regard suppliant, on sent un désarmement possible de l'inconnu » (Victor Hugo).

Face à la comparaison, moins de hauteur, plus de technique. Moins de renoncements, plus de mise en mouvement. Pour conjurer la comparaison avec les autres, celle qui m'enrage, je pratique le développement personnel. Tout ce qui me paraît inférieur chez moi, en moi, dans ma vie, je l'inscris sur une feuille de route, et développe des plans quinquennaux pour y remédier. Domaine par domaine, j'aligne les actions à prendre, les formations à suivre, les améliorations à apporter à petites touches à ma vie. Aucune comparaison avec autrui ne doit passer sans que je l'analyse, que j'en décrypte ce qui me fait défaut et que je mette en branle un chemin vers le progrès.

Quant au découragement, ce grand drapeau noir planté en mat dans mon cerveau, il n'est pas beaucoup de moyen de le vaincre. Face à la désespérance, je me souviens d'Ibn Séoud adolescent dans le désert. Son père, le clan abandonnait l'espoir. La famille d'Arabie rendait l'âme et renonçait à tout. Il était ridicule et inepte de croire à quoi que ce soit d'autres qu'à l'extinction de toute espérance. Alors Ibn Séoud se mettait en prière pour attendre la délivrance ou la mort, et à l'aube, les cavaliers venaient porteurs du drapeau blanc flottant à la lumière.

Jour après jour, sans relâche, exterminer les trois Érinyes et installer à la place, la quête spirituelle, le développement personnel et l'attente du jour envers et contre tout. Alors plus rien ne me fait peur, ni la mort, ni l'échec, ni l'usure, car ils n'existent plus dans ma vie.

 

 

A lire sur AlmaSoror :

La liberté d'échouer

Souffle et drogues autogénérées : le psychédélisme au naturel

La neuvième hérésie

La jalousie

Schubert vu par Halbreich sur une pochette de vinyle

 

vendredi, 25 avril 2014

Capitaine Corbeau Noir

«Qui dira notre nuit ?
Rien que le bleu. Et le désir de nager vers le sud avant l'aube».

Tieri Briet
Archiviste en littératures de combat, à Observatoire des dissidences

Phrase obtenue par effraction. Pardon.

jeudi, 24 avril 2014

Eh, l'oisillon

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Affirme tranquillement ta personnalité et ton œuvre ;

chasse de ta vie les personnes qui te nient, te rabaissent, t'ignorent, t'humilient, te combattent, te détestent, t'en veulent.

Soutiens ce qui t'aide à être toi-même, aime ceux qui t'aident à devenir mieux.

Si le monde extérieur présente des normes mesurables auxquelles tu fais attention à t'adapter pour y survivre, ces normes n'influent pas sur l'appréciation que tu as de toi et de ta réussite, des autres et de leur trajectoire.

Car tu dois déterminer les accomplissements intérieurs et extérieurs qui te rendent fier de toi et en paix avec ton âge et la vie, selon les critères de ton propre cœur, le jugement de ton propre esprit.

Désormais, que ton cœur se tourne vers les personnes capables de juger d'après leur cœur et leur liberté : ce sont eux que tu choisis comme amis, et dont tu veux être l'ami digne.

Fidèle à ta propre vision du monde, tu acceptes sans broncher, comme un aléa normal et supportable de la vie, les solitudes, difficultés, fragilités, incompréhensions qui résultent des choix libres et fermes.

Celui qui ne rajeunit pas vieillit. Exerce-toi à supporter, et même aimer la jeunesse des autres ; cela consiste à accepter et même vouloir une certaine insécurité, sœur de l'aventure, et une certaine insouciance, sœur de l'exaltation. Accepte de mourir comme un jeune généreux et donne ta fougue et tes biens au monde, car on n'arrive pas au paradis avec les poches pleines.

Ne t'interroge pas sur la validité de la liberté, sur l'utilité de ton destin. Un combat mené n'est jamais perdu. Et, parfois, combattre, c'est déjà gagner.