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vendredi, 07 février 2014

Le despotisme des bons

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"Le despotisme n'est jamais si redoutable que lorsqu'il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants avec ses intentions : et le mal qu'il se donne pour remède n'a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu'un jour ; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l'esprit des nations."

Astolphe de Custine

IN Voyage en Russie, 1839

 

 

mercredi, 05 février 2014

Nécrologie de Nicolas Bourbaki (1968)

nicolas bourbaki

« Les familles Cantor, Hilbert, Noether ;

les familles Cartan, Chevalley, Dieudonné, Weil ;

les familles Bruhat, Dixier, Godement, Samuel, Schwartz ;

les familles Cartier, Grothendieck, Malgrange, Serre ;

les familles Demazure, Douady, Giraud, Verdier ;

les familles filtrantes à droite et les épimorphismes strictes,

mesdemoiselles Adèle et Idèle ;

ont la douleur de vous faire part du décès de M. Nicolas Bourbaki, leur père, frère, fils, petit-fils arrière-petit-fils et petit-cousin respectivement pieusement décédé le 11 novembre 1968, jour anniversaire de la victoire, en son domicile de Nancago.

La crémation aura lieu le samedi 23 novembre 1968 à 15 heures au cimetière des fonctions aléatoires, métro Markov et Gödel.
On se réunira devant le bar « aux produits directs », carrefour des résolutions projectives, anciennement place Koszul.

Selon les vœux du défunt, une messe sera célébrée en l'église Notre-Dame des problèmes universels, par son éminence le Cardinal Aleph 1 en présence des représentants de toutes les classes d'équivalence et des corps algébriquement clos constitués. Une minute de silence sera observée par les élèves des Écoles normales supérieures et des classes de Cern.

Car Dieu est le compactifié d'Alexandrov de l'univers, Groth. IV, 22. »

 

 

mardi, 04 février 2014

Coup de tabac

Hurlement du vent, cris terrifiés des oiseaux, claquements des portes, des volets, poubelles tombant et roulant sur les routes. Dehors, pas un chat, quelques silhouettes humaines tordues dans leur effort d'avancer dans le vent. Mini-tornades dans les couloirs, bruits étranges, grincements lointains, la ville des Sables d'Olonne gémit sous la tempête. Seule dans le petit appartement, j'attends demain en imaginant la fin du monde.

Comme cela doit être beau, dehors : la colère du monde, la solitude totale.

Comme on se sent fragile, quand les cloisons minces tremblent.

Et le vent hurle encore plus fort.

samedi, 01 février 2014

La vie tranquille de Dylan-Sébastien M-T

 Tu t'appelles Dylan-Sébastien M-T et tu vis dans une maison du port des Sables, qui comporte trois étages d'une pièce chacun (le salon-bar, la chambre, le bureau-chambre d'ami), une toute petite cave, un jardin ; tu te lèves vers huit heures chaque matin et tu bois ton café en caleçon et T-shirt, en regardant l'activité du port de pêche. Tu te douches en écoutant Fare Well, de Terje Rypdal, ou encore les ballades de Nick Cave ou la musique des Shudder to think, c'est du moins ce que tu faisais quand j'étais là. Mais peut-être écoutes-tu parfois Niel Young, Patricia Kaas ou The Doors.

Tu allumes ton ordinateur et te mets au travail. Tu plonges dans le code informatique, je sais que ton projet est de créer des ponts entre le langage mathématique et le langage informatique, afin de simplifier leurs relations. Tu cherches un langage universel qui permettrait de « mathématiser » en ligne, au-delà des langues humaines. Pour créer une grande toile de création et d'information mathématique universelle. Tu t'y mets plusieurs heures et quand la musique s'éteint tu ne la rallumes pas ; tu es trop absorbé. Pendant ce temps, tes deux chiens beagles, en fonction du temps, farfouillent dans le jardin ou bien dorment, étendus lascivement sur le canapé en cuir noir qu'ils ont élu comme le leur.

Mais ils savent qu'à onze heures environ, vous irez tous trois, toi sur un vélo, eux à tes côtés, saluer les plages et l'océan, jusqu'aux dunes de l'Orbestier. Au retour, du feras une omelette à la ciboulette, un peu de fromage, une crème au caramel et un café, puis tu t'installeras dans un hamac pour lire, sous la conduite musicale douce et orientale d'Anouar Brahem. Tu liras peut-être Carpentier ou Faulkner, ou Marai, ou Franketienne, comme un voyage en Amérique, en Hongrie, en Haïti... Avant de te remettre à l'ordinateur.

A l'heure de l'apéritif, tu sors ta guitare électrique et tu sirotes ta bière, tu fumes un joint et tu joues en te prenant pour Jon Atwood de Yellow 6, parfois pour John Abercrombie, parfois encore pour Ry Cooder. Cela te fait plaisir et tu n'es pas si mauvais, même si c'est le moment où tes chiens préfèrent sortir respirer l'air frais du jardin – du jardin où herbes folles et herbes de cuisine mêlent leurs odeurs délirantes entre chien et loup. Thym, ciboulette, menthe, persil, diffusent leurs fragrances alentour et font frétiller les naseaux de Safran et Lune.

Souvent, tu sors dîner vers 20h, dans le port, sur le remblai ou dans la ville, avec tes quelques copains qui vivent sur la baie d'Olonne. Vous parlez de choses et d'autres, vous mentionnez divers événements de la ville ; Nico raconte ses virées en moto sur la D 85 ; Indiana ne dit rien mais chacun sait qu'il passe tout son temps libre à mater des mangas. Vanille se souvient de son amoureux de l'année dernière et imagine celui de l'été prochain.

Tu marches un peu dans le port à la nuit, admirant les étoiles, et puis tu rentres enfin. Dans ton lit, tu téléphones à ta sœur, puis tu lis ou tu envoies des sms aux copains de Nantes, de La Rochelle, de Paris et de Nancy. Puis tu t'endors doucement et tu ne fais presque jamais d'insomnies.

Bien sûr, le jeudi, tu te lèves plus tôt pour aller donner, toute la journée, des cours à la faculté de Nantes. Bien sûr, le dimanche tu te couches très tard car tu dois envoyer, avant de t'endormir, le billet d'humeur au site Internet InfoRmathématik. Mais ces deux obligations professionnelles, qui t'ennuient peut-être quelquefois, sont la condition de ta vie parfaite, de ta vie impeccable, de ta vie sans souci.

Tu réfléchis : si tu rencontrais une amoureuse, si elle voulait avoir un enfant avec toi, dirais-tu oui ? Oh, mais bien vite tu mets un album musical – par exemple un album de Biosphere ou de Yellow 6 – et la question se noie dans les volutes d'accords mineurs.

J'aimerais te ressembler, frère.

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(On peut aller lire, sur l'Encyclopédie de l'agora, un article intéressant de Bernard Lebleu, "Le loisir entre oisiveté et désoeuvrement").

jeudi, 30 janvier 2014

délirium très mince

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« Le rire est un diminutif de la danse »

Malcolm de Chazal

 J'ai bu du rhum et je danse au dessus de la ville, je suis seule dans mon petit appartement et je déboite, je déchire, je trashe, je wow ! Ah ah ah ah ! Je ris de me voir si folle en ce miroir qui explose les conventions trop longtemps portées. Je danse, je danse, au milieu des théories du complot et du genre, je danse en écoutant de la grosse musique américaine et jamaïcaine. Ouh, Hou ! Père Labat, père Labat, qu'as-tu fait de ma sagesse ? Hou, ouh ! Le mental s'en va, il ne reste que la danse qui me met en mouvement et je crois que je déboite, je déchire, je transe, je wow ! (shlak, shlak, shlak), je ris en nage et je déménage, je ris, je nage et je déménage, comme c'est drôle de déménager ! Oui, oui oui, la capitale du pays fou est morte sous les sables, et je danse parce que j'en ai marre des diminutifs, caramba !

 

mercredi, 29 janvier 2014

Destinée

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Pourquoi suivre le fil de l'actualité quand on peut rêver aux mille et un voyages d'un vaisseau fantôme ?

Oubliez vos soucis, ami en quête d'un destin ; lâchez la rampe de l'escalator, fermez les yeux. Le songe d'une nuit d'hiver va vous emporter loin des morosités du jour gris.

Fermez les yeux, ouvrez le coeur, partez pour ne plus jamais revenir.

La vie commence. L'enfance revient. Demain est infini.

 

(Photo : port des Sables d'Olonne, par Sara)

mardi, 28 janvier 2014

La chambre d'ami

Je me suis noyée dans chacun des 22 arcanes majeurs du tarot et j'en suis revenue chaque fois remorte et ressauvée. J'en ai conclu qu'il n'y a pas de conclusion finale. J'ai prié Saint Guinefort le chien, j'ai descendu dans mon jardin pour y cueillir l'aubépine ressuscitée.

Mon maître hermétique, celui que j'ai choisi, dit qu'il ne sait rien, qu'il n'a rien d'autre à enseigner que la recette de salade de sa tante Berthe et la crème brûlée de sa grand-maman chérie disparue trop tôt. Mais je guette chacun de ses gestes, chacun de ses mots pour ne pas rater l'essence du savoir.

J'ai tout lu, puis j'ai tout oublié. Plus rien ne m'inquiète, je n'ai pas besoin de tentures ni de baies vitrées, un bout de table en bois, l'odeur vieille du thé d'hier, nulle part l'étoile de la sagesse ne brille mieux que dans la nuit de l'esprit.

Tu marches dans la ville et tu cherches une victime – tu veux tuer. Tu pourras tuer la terre entière, tu voudras toujours tuer, ta rage ne sera pas assouvie tant que tu n'auras pas changé le pain en vin. C'est dans ton cœur que tu dois manier le couteau et la pelle.

Tu changeras de maison tant qu'il faudra, que tu bouges ou que tu ne bouges pas sur cette terre. Car les déménagements intérieurs sont les saisons de l'âme, et nul ne sait son propre nom tant qu'il n'a pas tout déplacé. Les meubles de l'esprit sont les barreaux de l'âme.

Si je crois en moi alors que j'écris, le venin du serpent inonde mon cœur et l'assèche de toute fécondité. Si j'aspire à autre chose qu'à l'amour, je deviens torchon, serpillère, guenille. Et si je déforme l'amour, si j'enturlupine le pur, si je dévoie l'évidence, je dois recommencer à zéro, pire qu'un tout petit enfant.

Le monde est grand comme le pouce de ma main.

 

samedi, 25 janvier 2014

La nuit dernière

J'ai quitté la grande ville et je m'enfonce dans le silence nocturne des petites villes de province. Mais que se passe-t-il, dans un port, la nuit, l'hiver ? Tous les soirs, je me cache dans un grand manteau noir et je sors dans la bruine. Les ruelles éclairées par les lampadaires m'indiquent le ton à donner à ma démarche. Impasse des Francs-Maçons, rue de l'Enfer, rue Rapace, rue des Bons Enfants, rue Rapide, rue Zig-Zag, rue de la Pie, rue Monte-à-peine, rue de la Patrie... Et puis je déboule sur le port et je vais voir si le phoque qui dort sur la cale est bien venu ce soir. Solitaire, il échoue volontairement le soir ici, et quand la marée monte il se laisse glisser à nouveau vers le large. Qui es-tu, mystérieux phoque et depuis combien de mois, d'années, vis-tu ? A quoi penses-tu, dans ta solitude, au milieu des bateaux dormants et des épaves en réparation, sous la grande glacière, pas loin de la capitainerie ? Toi qui t'approches des lieux humains, à quoi songes-tu, immobile et endormi ?

J'ai eu peur, impasse Guine, à trois heures du matin. Même le pub des grands fêtards était fermé. Plus rien ne bougeait dans le port, plus rien que moi et lui. Quand j'ai vu sa silhouette, j'ai d'abord cru à un homme et j'ai eu très peur. Puis je me suis dit, "ce n'est qu'un chien". Quelques instants de soulagement avant que je ne l'aperçoive. Il avait des babines dignes des chiens qu'on faisait combattre dans les arènes romaines. Il grognait. Il bavait. Ses joues pendaient jusqu'au sol et entre ses lèvres tombantes apparaissaient d'énormes dents.

- Pardon, tout va bien, lui murmurai-je, pour le calmer.

J'imaginais qu'en cas d'attaque imminente, en criant très fort quelqu'un entendrait mon appel au secours malgré le vent sifflant et bourdonnant, malgré les ding-dongs des mats des bateaux, malgré l'extinction de toute vie à cette heure. Mais je vis son regard et je vis qu'il était bon.

Je m'approchais, tenant dans ma main enfouie au fond de ma poche cette jolie croix qui date du XVIII°siècle, que ma mère m'a offert l'année de mes trente ans et qui ne me quitte plus. (J'espère mourir en la portant autour du cou, à sept heures du soir, dans le soleil couchant, en rentrant d'une promenade, quand je serai vieille). Cette croix, symbole d'amour et de sacrifice, je ne la quitte pas car j'ai regardé un film d'autodéfense qui expliquait que lorsqu'on est agressé par un être dangeureux et déterminé, la seule façon de s'en sortir était d'être au moins aussi déterminé que lui. C'est à dire : prêt à tuer. C'est pourquoi, à l'heure des grands détournements vintage et shabby chic, je garde cette croix (clef de Barbe-bleue ou porte du paradis ?) pour la planter dans l'oeil de celui qui en veut à ma bourse, à ma peau, à mon honneur.

Allais-je devoir en passer par là ? C'était presque un désir, tant je suis timorée, tant j'ai envie au tréfonds de moi de vaincre.

Mais je vis qu'il était attaché à une corde, et j'osais m'approcher.

Il grognait, il piaffait, il bavait.

Et je vis qu'il portait sur le cou des marques de brûlure. Des brûlures de cigarettes.

Le cadenas de la chaîne était fermé, mais la clef était restée dessus. J'ouvris et délivrais la bête, précipitant peut-être mon propre destin. Le molosse allait-il se ruer sur moi et me transformer en charpie ? Le propriétaire du chien (puisque nous, humains, sommes assez exsangues de vie pour nous approprier d'autres êtres) allait-il débarquer, un couteau à la main ?

Le chien comprit qu'il était libre. Il fit quelques pas hors de l'impasse. Je le suivis. Il marcha vers le port et erra quelques temps, sous mon regard qui tentait de distinguer ses mouvements dans la nuit. Cette nuit d'hiver était noire et pure et des étoiles par milliers scintillaient loin au-dessus de notre monde.

Je le vis descendre sur la cale et j'eus peur pour le phoque. Qu'allait-il se passer entre l'échoué de la nuit et la bête maltraitée ? Je m'approchais, le coeur battant. Le dogue ne fit que renifler le phoque, qui ne l'entendit pas. Puis il se mit à l'eau.

C'est alors que j'entendis des hurlements. A l'entrée de l'impasse, quelques hommes jeunes chargés d'alcool et de violence criaient un nom : "Kheops ! Kheops, sale bête ! Kheops !"

Effrayée, je m'accroupis derrière une camionnette garée tout près de moi.

Dans l'eau, Kheops restait immobile. Je crus distinguer son regard tourné vers moi. Les appels avinés, pleins de colère, retentissaient dans le port. Une lumière à l'étage d'une maison s'alluma, puis s'éteignit aussitôt.

Un bruit d'eau léger m'interpella. Keops nageait vers le large, silencieusement. Il nageait vers le chenal, vers l'ouverture de la mer.

Profitant d'un nuage qui passait sur la lune et rendit le port entièrement noir, je me levais de derrière la camionnette et m'enfuis vers le remblai.

Il était quatre heures du matin, quand je refermais la porte du petit appartement derrière moi. Je ne dormis pas de la nuit.

Bonne chance, Kheops.

mercredi, 22 janvier 2014

Zig-zag

Je zigzague dans la ville sous le crachin d'hiver. Je pense à toi. Le jour où tu vis pour la dernière fois ton père descendre vers le garage où il réparait les motos de ses clients, tu ne le regardas même pas. Tu pensais qu'il reviendrait le soir poser les pieds sous la table de la maison impayée. Le jour où j'ai quitté la petite ville d'île-de-France pour ne plus jamais y revenir, je suis passé te dire adieu mais tu n'as pas ouvert la porte. Il me semble que tu étais sous la douche. Il n'était pas encore neuf heures du matin. Je n'avais pas de temps à perdre, un train m'attendait.

J'ai pris le train du Nord.

J'ai eu du mal à m'adapter à ma nouvelle vie : la mer dont j'avais tant rêvé ne ressemblait pas à mes rêves. Elle était lisse et froide. Elle m'enivrait, mais elle me faisait peur. Il n'y avait pas de sable, seulement des galets. La maison dans laquelle je louais une chambre était vieille et craquelante. Les meubles bringuebalaient ; j'osais à peine les toucher. J'avais grandi dans un carré blanc au douzième étage d'un long rectangle gris, au milieu de meubles carrés et rectangulaires en métal. Comment apprivoiser ce vieux bois aux rainures pleines de pourriture et d'odeurs d'un passé méconnu ? Les gens qui passaient dans les ruelles ne portaient pas les habits de notre jeunesse mégalopolitaine. Ils m'étaient étrangers - et j'étais l'étranger, bien que jamais je n'ai senti un regard de travers. Ils pensaient que j'étais né ici, comme eux.

Je me suis habitué à ma nouvelle vie.

Quinze ans ont passé et je revois en songe la cité malade où nous avons grandi sans beauté et sans amour. Je n'ai pas tout de suite reconnu ton visage ; j'ai cliqué sur le lien que les internautes se renvoyaient. C'est au bas de l'article qu'un regard doux et triste a retenu mon attention. Et sur le cou, la boucle de ton tatouage qui descendait jusqu'à l'épaule.

Oh mon ami d'enfance. Si j'avais su rater un train, peut-être aurais tu connu l'évidence que tu comptais pour quelqu'un. Tes mots, ta voix, je me les remémore en trottant sous le crachin nocturne. Les derniers marins boivent au Zinc du Cobra. Ils ont des rires avinés, des yeux désespérés. Ils ressemblent peut-être un peu à l'homme que tu es devenu. Je vais marcher encore longtemps avant de rentrer dans ma tanière, où je boirai trois ou quatre cafés, exprès pour ne pas dormir. Je ne veux pas dormir. Je sais que tu ne m'as pas oublié. Je connais ton cœur.

Tu étais mon seul ami.

lundi, 20 janvier 2014

Ignis Fatuus

à Jean Bouchenoire

Qu'écrire ? L'inspiration qui nous jette devant un clavier n'est pas toujours là. Pondre de longs articles documentés, argumentés, exige une grande concentration : assez de calme et de patience pour se documenter, pour travailler sans cesse la formulation afin qu'elle se rapproche de l'exactitude.

Parmi les éléments essentiels dans l'écriture d'un billet de blog, d'un roman, d'un article de réflexion, prédominent, d'abord la beauté, parce que l'esthétique est un des fondements de l'éthique, et puis l'intemporalité, qui permet au texte de conserver son pouvoir d'attraction et d'inspiration, des décennies et même des siècles après avoir été écrit.

Démunie face à ces exigences inaccessibles, je t'ai conjuré de me donner des conseils. Tu me l'as d'abord cruellement refusé, au motif que rien ne saurait s'apprendre qui ne monte pas du tréfonds de notre être. Et puis, grâce à mes insistances, tu m'as confié certaines choses. Pour toi, la beauté d'une phrase éclate lorsqu'au lieu d'être purement fonctionnelle - informative -, elle marie la forme et le fond de façon harmonieuse et inventive. Quant à l'inscription de la phrase dans le temps, tu crois pouvoir l'obtenir en élevant ton style au-dessus des modes de langage, au-dessus des pensées à la mode. Tu dis que tu te dépouilles des détails inhérents à l'époque qui abrite ta vie, pour toucher aux aspects universels du sujet. Tu renonces aux ellipses, même élégantes, dès lors que tu n'es pas certain que l'homme de demain comprendra le contexte auquel tu allusionnes. Un texte bardé de références à des choses de l'éphémère présent, ne pourra garder la même force aux yeux des générations de l'avenir, forcément incapables deviner ce que cachent ces évocations. Même les exégètes les plus motivés devront fouiller le passé avec l'opiniâtreté d'une taupe, pour recomposer le contexte dans lequel fut écrit le texte, tandis que le grand nombre des lecteurs qui ne cherchent qu'à goûter une œuvre ou se distraire laissera tomber.

Je t'ai posé deux questions auxquelles tu n'as pas répondu.

Tout a-t-il déjà été écrit ? Relire les Anciens, se rendre compte qu'ils avaient tout pensé, malgré l'ignorance dans laquelle ils étaient de l'évolution du monde après leur disparition, donne un vertige affreux. Qu'écrire, après Homère, Aristote, Thucydide, Épictète, les évangélistes, Sénèque, Sophocle et Virgile ? Qu'écrire qui puisse prendre sa place dans la civilisation écrite universelle, et comment l'écrire ? Autrement dit, l'écriture a-t-elle un avenir ou nous a-t-elle déjà offert tous ses joyaux ?

Comment faire pour se connecter à une source d'inspiration inépuisable ? L'expérience de la lecture amène à trouver que l'élaboration d'un texte puissant, à un moment de la vie d'un écrivain, ne garantit nullement à l'auteur la capacité d'atteindre une nouvelle fois ce niveau de beauté, de pertinence qui rend l’œuvre évidente et universelle.

Voilà à quoi je songe très loin de toi, maintenant que j'ai déménagé, que je vis loin de ta ville et que nous ne discuterons plus le soir au croisement de la rue du Château et du passage des Trois Alouettes, dans ton coin d'Île-de-France encore inviolé où les ruisseaux de boue longent les vieilles fermes.

Et songeant à ceci, j'entends la musique qu'écoute une personne de l'immeuble, de ce nouvel immeuble où j'habite, au bord de l'océan - et je reconnais la Lamentation de la nymphe de Monteverdi. Sublime duo amoureux qui m'émeut et m'invite à prier les muses. Vous qui faites et défaites les esprits créateurs, accordez-moi quelques parcelles de ce feu follet qui frappe sans prévenir l'esprit accablé le long d'un cimetière, au bord d'un marais, et lui donne la force de croire qu'il a quelque chose à nous dire.

Mais toi qui n'as pas répondu à toutes mes questions, tu m'as offert la connaissance d'un poète entre-deux-eaux : Oscar-Venceslas de Lubicz-Milosz :

 

Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.

Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.

Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.

Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
-Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?

-Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.

Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
-Ah ! Les morts, y compris ceux de Lofoten -
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi.

OV de Lubicz-Milosz

 

(à l'époque où nous devisions si souvent le jeudi soir, AlmaSoror avait mentionné déjà l'étrange Franco-Lituanien).

vendredi, 17 janvier 2014

L'équanime

Voici un extrait d'un opuscule écrit par James Allen à l'orée du XXème siècle :

Pendant longtemps, les hommes ont pensé que si tant d’hommes étaient esclaves, c’était parce qu’il y avait des oppresseurs. Et ils ont haï les oppresseurs. Peu à peu, on voit surgir parmi certaines personnes une propension à inverser ce jugement : s’il y a tant d’oppresseurs, c’est que les esclaves sont légion ! Et ils méprisent les esclaves.

En vérité, oppresseurs et esclaves coopèrent dans l’ignorance, et alors qu’ils donnent l’impression de se faire du mal les uns les autres, en réalité chacun n’affecte que soi-même. Une sagesse parfaite permet de percevoir la loi qui sous-tend la faiblesse de l’opprimé et le pouvoir dévoyé de l’oppresseur. Un amour intégral ne condamne ni l’un, ni l’autre, sachant la douleur que leurs deux situations comportent. La vraie compassion embrasse à la fois l’oppresseur et l’opprimé. Car il n’appartient ni au clan des oppresseurs, ni au clan des opprimés, celui qui a conquis sa faiblesse et dominé son égoïsme. Il est libre.

Le texte intégral, dans une traduction d'Edith de CL, est disponible par ici.

On le trouve également libre d'accès sur Internet dans le texte anglais original, sous le titre As a man thinketh.

mardi, 14 janvier 2014

Extase

 

En passant dans ces quartiers branchés, le boulevard de Sébastopol, Beaubourg, la rue Saint-Martin, la rue Rambuteau, nous songions aux vies des gens à la mode, qui s'écoulent dans la vitesse et le scintillement du temps et des événements, nous nous disions que déjà ceux qui hier buvaient des cafés les cheveux en bataille aux lendemains de vernissages trop arrosés dans des bars transformés en backrooms à partir du milieu de la nuit, déjà ceux là sont partis, sont morts, ce sont d'autres qui les remplacent, tout aussi excités, tout aussi hâtifs de toucher à tout, tout aussi prisonniers du va-et-vient de l'actualité parisienne, tout aussi attachés à suivre le fil incessant de « l’événement ». A eux non plus il ne manque aucune classe au regard de ce qui est admirable à Paris, à eux ne manque aucune coquetterie, aucun laisser aller surtout quand celui-ci devient coquetterie, ils ne passent pas à côté du tourbillon parisien, mais peut-être passent-ils à côté de leur vie. Peut-être, peut-être pas. Car la vie trépidante a ses charmes, pourquoi serait-elle inférieure aux vies moins branchées ? Mais toi, disais-tu, tu ne sais pas où être. Tu n'as pas assez de santé pour demeurer éveillée tard dans la nuit, pas assez de folie pour te droguer aux amphitamines, pas assez d'opiniâtreté pour imposer ta présence, sans cesse, en haut lieu, pas assez de courage pour baiser avec n'importe qui – tu aurais peur de te détruire, d'avoir honte de toi au petit matin en trouvant un inconnu désagréable dans ton lit, du pituite au fond de ton bol, et de voir par la fenêtre (dans le meilleur des cas, dans l'élégant et rarissime cas où tu aurais fenêtre sur ville!) la rue qui s'éveille, les gens qui commencent leur journée, tandis qu'au fond de ton ventre macèrent les substances ingurgitées la veille. Oui, malgré un certain romantisme de la vie branchée, tu te sentirais détruite. Dépossédée de la partie de toi que tu préfères, celle des enfances naïves et sages jusque dans leurs bêtises.

Mais ce soir - pourquoi dis-je tout cela ? Mais ce soir - cela n'a pas d'importance. Une étrange mélopée résonne à l'arrière de mon crâne, qu'entends-tu, moi-même, ma sœur ?

Mais ce soir, le tourbillon du monde frappe à la porte de ton âme.

 

Ce soir, c'est la dernière nuit dans cet appartement où j'ai bu le lait maternel, où mon père m'endormait en chantant. Inutile de passer sur le côté obscur d'une vie familiale détraquée de la fin de siècle. C'est ma dernière nuit et je savoure cette mort en attendant demain l'aurore et la renaissance. Forcément, nous avions un loyer plutôt faible au regard des pratiques du quartier, en raison des presque quatre décennies passées ici ; aussi l'héritière de notre appartement s'est-elle immédiatement résolue à se débarrasser de celui-là par la vente, celui-là et pas un autre, même vide. Cette dame connue depuis toujours m'offre par son calcul l'occasion de vivre une si belle nuit. Aucun des sentiments que j'éprouve ce soir ne ressemble à un autre déjà vécu. Tout est neuf, comme l'apocalypse et en même temps tout est si calme... Peu de bruit alentour. Kaspar, le chat du voisin, est venu pointer son roux museau tout à l'heure, mais la nuit domine désormais. Le silence enveloppe mon extase. Si vivre, c'est éprouver intensément, je vis en cet instant plus qu'à nul autre instant. Vide, ce lieu d'habitude si chargé n'est plus qu'un tombeau et j'ai peur : se refermera-t-il sur moi ? Les cheminées paraissent mortes, l'évier si parisien, si ancien, vieux des années 1950, vit probablement ses derniers moments : quel nouvel arrivant pourrait faire autre chose que de raser la cuisine pour en créer une moderne, hygiénique et pratique ?

Tout est cémetérial. L'appartement hier rouge, chaud, palpitant, chatoyant, vibrant, s'est mué en pyramide. Au bout du dédale de couloir, une autre personne dort. Dort ? Insomnie, probablement. Notre morceau de château s'est fait tombeau et nul doute que des fantômes disent une messe funèbre dans l'espace vide qui servait de salle à manger et de bibliothèque. Pourtant, demain, le réveil sonnera tôt. Alléluia ! Cette nuit, ce que j'éprouve est un profond bonheur. Un bonheur inconnu auparavant. Des vibrations inconnues à mes sens me transportent d'exaltation. Sainte Thérèse d'Avila, tes extases ! Sainte Thérèse de Lisieux, tes extases ! Nuit mystique, jamais tu ne t'étais dévoilée à moi avec autant de captation. J'en tressaille. Je voudrais que ces heures durent mille ans, qu'elles ne s'arrêtent jamais. Je voudrais boire encore à cette Nuit finale ! Me sera-t-il donné, dans le temps indéfini qui me reste à vivre, de connaître à nouveau ce niveau de bonheur ? Comme je chante en mon âme. Comme mon corps prie. Comme le silence est oppressant et comme sa marque m'atteint et stimule toutes les parties qu'il écrase sans pitié. Comme la nuit est noire là où elle est noire, comme les lueurs affaiblies des lumières de la ville orange forment des dessins aux desseins émouvants. Plus rien ne compte que nos noces, Ô ma dernière Nuit. Plus rien ne compte que nos noces.

 

Comment vivrai-je l'aube ? Comment se remettre d'un tel bonheur ? Extase, je t'appelais hystérie quand je ne t'avais pas encore vécu. Désormais, aucun miracle, aucune folie, aucune passion ne me paraîtra plus bizarre car je sais que l'extase EST.

 

dimanche, 12 janvier 2014

18 juillet 1573. Véronèse comparaît devant la Sainte Inquisition

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Véronèse avait livré son tableau - une commande des Dominicains vénitiens de San Giovanni - représentant La Cène ; quelque temps plus tard, l'Inquisition invita  les commanditaires à exiger de Véronese une modification, qui consistait à remplacer un personnage de chien par Sainte Marie-Madeleine. Le peintre refusa.

Il fut convoqué au tribunal de l'Inquisition. En effet, il avait pris des libertés avec la vérité historique, c'est-à-dire le texte de la Bible, pour ajouter des personnages fantasques (un fou, un perroquet, des chiens, des nains), personnages qui éloignaient le tableau d'une représentation de la vérité tout en pointant les imperfections de la Création divine, soulignant mesquinement que Dieu avait aussi créé les nains et les fous. Par ailleurs, les hommes armés du tableau portaient un uniforme qui rappelait celui des hommes du Saint Empire germanique, l'ennemi allemand. Enfin, comble de l'insolence, Véronèse a représenté les visages de confrères (Dürer, le Titien, le Tintoret, Bassano, et même ses propres traits) sur les personnages du tableau.

Au terme du procès, Véronèse fut obligé de modifier le tableau et de changer son titre. Ce n'était plus la Cène, événement fondamental de l'Evangile, fondateur de la messe et cœur du catholicisme, mais Le repas chez Levi, scène non moins évangélique, mais plus triviale, dans laquelle Matthieu (alias Lévi) festoie chez lui avec des amis.

Ci-dessous, nous reproduisons un extrait de son procès.

 


Le juge. — Avez-vous connaissance des raisons pour lesquelles vous avez été appelé ?
Le peintre. — Non.
Le juge. — Vous imaginez-vous quelles sont ces raisons ?
Le peintre. — Je puis bien me les imaginer.
Le juge. — Dites ce que vous pensez à cet égard.
Le peintre. — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent des saints Jean et Paul, prieur de qui j’ignorais le nom, lequel m’a déclaré qu’il était venu ici, et que Vos Seigneuries Illustrissimes lui avaient commandé de devoir faire exécuter dans le tableau une Madeleine au lieu d’un chien, et je lui répondis que fort volontiers je ferais tout ce qu’il faudrait faire pour mon honneur et l’honneur du tableau ; mais que je ne comprenais pas que cette figure de la Madeleine pût bien faire ici, et cela pour beaucoup de raisons que je dirai aussitôt qu’il me sera donné occasion de les dire.
Le juge. — Quel est le tableau dont vous venez de parler ?
Le peintre. — C’est le tableau représentant la dernière cène que fit Jésus-Christ avec ses apôtres dans la maison de Simon.
Le juge. — Où se trouve ce tableau ?
Le peintre. — Dans le réfectoire des frères des saints Jean et Paul.
Le juge. — Est-il à fresque, sur bois ou sur toile?
Le peintre. — Il est sur toile.
Le juge. — Combien de pieds mesure-t-il en hauteur ?
Le peintre. — Il peut mesurer dix-sept pieds.
Le juge. — Et en largeur ?
Le peintre. — Trente-neuf environ.
Le juge. — Dans cette cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des gens ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous représenté, et quel est l’office de chacun ?
Le peintre. — D’abord le maître de l’auberge, Simon; puis, au-dessous de lui, un écuyer tranchant, que j’ai supposé être venu là pour son plaisir et voir comment vont les choses de la table. Il y a beaucoup d’autres figures, que je ne me rappelle d’ailleurs point, vu qu’il y a déjà longtemps que j’ai fait ce tableau.
Le juge. — Avez-vous peint d’autres cènes que celle-là ?
Le peintre. — Oui.
Le juge. — Combien en avez-vous peint, et où sont-elles ?
Le peintre. — J’en ai fait une à Vérone pour les révérends moines de Saint-Lazare; elle est dans leur réfectoire. Une autre se trouve dans le réfectoire des Révérends Pères de Saint-Georges, ici, à Venise.
Le juge. — Mais celle-là n’est pas une cène, et ne s’appelle d’ailleurs pas la Cène de Notre-Seigneur.
Le peintre. — J’en ai fait une autre dans le réfectoire de Saint-Sébastien, à Venise, une autre à Padoue, pour les Pères de la Madeleine. Je ne me souviens pas d’en avoir fait d’autres.
Le juge. — Dans cette cène que vous avez faite pour Saints-Jean-et-Paul, que signifie la figure de celui à qui le sang sort par le nez ?
Le peintre. — C’est un serviteur qu’un accident quelconque a fait saigner du nez.
Le juge. — Que signifient ces gens armés et habillés à la mode d’Allemagne, tenant une hallebarde à la main ?
Le peintre. — Il est ici nécessaire que je dise une vingtaine de paroles.
Le juge. — Dites-les.
Le peintre. — Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant et l’autre mangeant au bas de l’escalier, tout près d’ailleurs à s’acquitter de leur service; car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.
Le juge. — Et celui habillé en bouffon, avec un perroquet au poing, à quel effet l’avez-vous représenté dans ce tableau ?
Le peintre. — Il est là comme ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se fasse.
Le juge. — A la table de Notre-Seigneur, quels sont ceux qui s’y trouvent ?
Le peintre. — Les douze Apôtres.
Le juge. — Que fait saint Pierre, qui est le premier ?
Le peintre. — Il découpe l’agneau pour le faire passer à l’autre partie de la table.
Le juge. — Que fait celui qui vient après?
Le peintre. — Il tient un plat pour recevoir ce que saint Pierre lui donnera.
Le juge. — Dites ce que fait le troisième ?
Le peintre. — Il se cure les dents avec une fourchette.
Le juge. — Quelles sont vraiment les personnes que vous admettez avoir été à cette cène ?
Le peintre. — Je crois qu’il n’y eut que le Christ et ses apôtres; mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.
Le juge. — Est-ce quelque personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau ?
Le peintre. — Non, mais il me fut donné commission de l’orner selon que je penserais convenable ; or, il est grand et peut contenir beaucoup de figures.
Le juge. — Est-ce que les ornements que vous, peintre, avez coutume de faire dans les tableaux ne doivent pas être en convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie, sans discrétion aucune et sans raison?
Le peintre. — Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend.
Le juge. — Est-ce qu’il vous paraît convenable, dans la dernière cène de Notre Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries ?
Le peintre. — Mais non…
Le juge. — Pourquoi l’avez-vous donc fait  ?
Le peintre. — Je l’ai fait en supposant que ces gens sont en dehors du lieu où se passait la cène.
Le juge. — Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la sainte Église Catholique, pour enseigner ainsi la fausse doctrine aux gens ignorants ou dépourvus de bon sens ?
Le peintre. — Je conviens que c’est mal , mais je reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que m’ont donnés mes maîtres.
Le juge. — Qu’ont donc fait vos maîtres? Des choses pareilles peut-être?
Le peintre. — Michel-Ange, à Rome, dans la chapelle du Pape, a représenté Notre-Seigneur, sa mère, saint Jean, saint Pierre et la cour céleste, et il a représenté nus tous les personnages, voire la Vierge Marie, et dans des attitudes diverses que la plus grande religion n’a pas inspirées.
Le juge. — Ne savez-vous donc pas qu’en représentant le jugement dernier, pour lequel il ne faut point supposer de vêtements, il n’y avait pas lieu d’en peindre ? Mais dans ces figures, qu’y a-t-il qui ne soit pas inspiré de l’Esprit-Saint ? Il n’y a ni bouffons, ni chiens, ni armes ni autres plaisanteries. Vous paraît-il donc, d’après ceci ou cela , avoir bien fait en ayant peint de la sorte votre tableau, et voulez-vous prouver qu’il soit bien et décent ?
Le peintre. — Non, très-illustres seigneurs, je ne prétends point le prouver, mais j’avais pensé ne point mal faire; je n’avais point pris tant de choses en considération. J’avais été loin d’imaginer un si grand désordre, d’autant que j’ai mis ces bouffons en dehors du lieu où se trouve Notre-Seigneur.

 

Ces choses étant dites, les juges ont prononcé que le susdit Paul serait tenu de corriger et d’amender son tableau dans l’espace de trois mois à dater du jour de la réprimande, et cela selon l’arbitre et la décision du tribunal sacré , et le tout aux dépens dudit Paul.
Et ita decreverunt omni melius modo. 

repas chez levi, cène, véronèse, inquisition

Pour approfondir :

La censure est de retour, d'Emmanuel Alloa (Magazine du Jeu de Paume, été 2013)

Pour un monde sans respect, d'Yves Bonnardel

Le discours de la servitude volontaire, d'Etienne de La Boétie

Comment Wang Fo fut sauvé, court métrage de René Laloux d'après Yourcenar

Main basse sur la mémoire, les pièges de la loi Gayssot

La déforestation du langage, sur Périphéries

"Lorsqu'ils sont venus chercher Dieudonné" (sur un blog intitulé Descartes)

 

samedi, 11 janvier 2014

Hier et ce matin

Orgueil et estime de soi

Dans le métro qui me ramenait de la rue de Rome vers Duroc à une heure avancée de la nuit, je me demandais si la présence de l'orgueil n'était pas lié à un défaut d'estime de soi. N'est-ce pas quand la dignité me semble atteinte, entravée, blessée, que l'orgueil s'engouffre dans la brèche pour ne pas laisser prise à la glu de l'humiliation ? Une personnalité sans humiliation est une personnalité sans orgueil, dans laquelle l'estime de soi peut s'écouler sans nuire à autrui (cette personnalité existe-t-elle ?).

Concurrence et jalousie

En longeant le boulevard du Montparnasse sous la lune, je croyais déceler que, contrairement à ce que j'avais cru, la comparaison n'est pas le résultat de la jalousie. Concurrence et comparaison prennent leur source dans le simple fait d'avoir des yeux pour voir l'autre et des doigts pour imiter et reproduire ce qu'il fait, ce qui mène à distinguer des différences. Ces différences, quel esprit ne peut s'empêcher de les mesurer et de les classer ? L'apprentissage amène la comparaison qui invite à la concurrence, et toutes deux créent la jalousie. 

Aussi je ne crois plus que "la folie est attachée au cœur de l'enfant". L'enfant pur découvre ses dons d'imitation et tombe dans la folie de la jalousie.

Claviers d'ordinateur et chaussures

Un jeune homme m'a dit hier que les claviers de nos ordinateurs étaient les endroits les plus sales et surtout les moins sains de nos maisons. Je me suis alors demandé s'il était moins hygiénique de poser ses chaussures sur son oreiller ou de poser son oreiller sur l'écran d'ordinateur. Les méandres de ces réflexions me sont revenues le soir au moment du second verre de Gewurztraminer, qui les a recouverts de leur fleuve alcolosucré.

jeudi, 09 janvier 2014

Sous les réverbères

M'aurais-tu menti, malheureuse ? Mes textos restaient lettre morte, mes appels tombaient sur la voix métallique du paysage mental de l'opérateur.

Je voulais croire à ton histoire, alors que je hantais les bars  à la recherche hasardeuse de joyaux pour tes idées noires...

(Je n'irai jamais vers ces côtés de la ville où les drogues se diffusent dans les verres des noyés. Où les garçons sont retournés, les filles emportées, où les cyniques règnent et persévèrent en souriant. Je voulais juste trouver un moyen de te garder).

Je n'ai voulu que t'embrasser, t'apprivoiser, te vénérer ; mon adorée, je t'ai lassée.

Je t'ai lassée - mais, joie ! je sais toujours danser quand la nuit ressemble à Circé...

Et dans cette aube qui frissonne, j'écoute à nouveau la Chanson du Mal-Aimé.