vendredi, 18 juillet 2014
L'homme et la brique
Un père pontier à l'usine à Flins, une mère serveuse à L'oie d'Or, et moi j'ai créé une briqueterie artisanale. Cuite ou crue, peinte ou nue, ocre ou grise, ma brique est terre et elle rendra douce ou mystérieuse l'ambiance où vous ferez grandir vos petits. Murs et murets, tables et bar intérieur de cuisine, voyez tout ce que vous pouvez aménager grâce à notre métier, si ancien, si bien ancré dans notre présent.
Au commencement était l'argile. L'eau de kaolin vient s'y mêler. Le pétrissage, puis le séchage, distillent leurs odeurs et leur poussière, qui hanteront les rêves de mes fils Hugues, Kévin et Bastien quand ils seront grands – quand ils seront vieux. J'ose espérer que l'un d'eux reprendra la maison Pontguillaume. J'ose espérer qu'ils s'entendront toujours aussi bien qu'hier soir, lorsqu'ils jouaient au ballon au coucher du soleil.
Il faut disposer les briques dans le four, et j'aime à voir mes apprentis, au début gauches et hésitants, devenir, avec les mois qui passent, les rois de la cuisson. Ils apprennent à aimer la vision infernale du rougeoiement pendant que les rectangles de terre chauffent, chauffent, chauffent...
Des tuiles ? Quelquefois. Quand les commandes de briques s'effondrent, que la demande en tuiles demeure, oui, nous créons de belles tuiles pour une clientèle amatrice de toits rouges et oranges. Mais la brique reste notre plume de paon.
Nous vivons au bord du fleuve. C'est le signe d'un contact avec l'eau, qui irrigue la terre et la rend ferme et molle et friable. C'est le signe d'un contact avec la lune, qui dirige les élans des eaux de la planète, la Terre.
Je ne parlerai pas des soucis qui rongent mon être. Il suffit de dire que tout n'est pas rose. Les femmes savent faire souffrir, les hommes oublient les services rendus. Mais les enfants qui jouent le soir, le regard aimant du chien, l'odeur des briques, le souvenir du père et de la mère partie trop tôt, tout cela fait de moi un homme qui vous dit : merci.
Micka Pontguillaume
Sur AlmaSoror, on peut lire aussi le témoignage de Calélira sur sa ville d'enfance, Equihen.
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dimanche, 13 juillet 2014
Le film du dimanche soir : Milton Pluie
Pour terminer ce long dimanche, regardons Milton pluie, par Sara
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samedi, 12 juillet 2014
Toi
Je dors dans une chambre où le soleil balaie la poussière à la tombée du soir ; j'y bois une tisane au pissenlit au milieu des volutes de guitare électrique qui s'échappent de mon ordinateur. Je revois en pensée l'époque où tu m'accompagnais.
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Vous, les loups
Lorsque les enfants des écoles vont rencontrer leurs grands frères et grandes sœurs des maisons de retraites, et que l'un d'eux commence à raconter une histoire du temps où il avait leur âge, le dernier loup breton remonte à la surface des mémoires et nous rappelle la cruauté et la beauté, des loups comme des hommes.
Ainsi, voici le début d'une histoire trouvée sur Arbannour. Mais celui qui trouvera la suite pourra prévenir AlmaSoror, et recevoir ainsi le plus beau baiser virtuel du monde.
« L'hiver 1865 avait été terrible et toute la région avait souffert d'un froid précoce et épouvantable, au point que nous ramassions les poissons morts le long des berges gelées de l'Odet. Nous n'allions pas à l'école tant le vent d'est sifflait et étouffait le pays sous un un épais manteau de gelée et de brumes.
Le matin, toute la famille restait bien au chaud dans la pièce commune de la grande maison où Jakez et ses cinq frères et quatre sœurs vivaient.
Seul Youenn le père se levait de bon matin pour nourrir les bêtes et il allait avec sa brouette jusqu'au village livrer le lait frais.
Ce matin-là, le silence était différent et même le coq restait muet. Seul un petit bruit d'étincel- les qui crépitaient dans la cheminée et une bonne odeur de soupe nous avertissaient que notre mère préparait le petit déjeuner.
Mes sœurs remuaient doucement dans leur grand lit au fond de la pièce et je les voyais à peine.
A gauche, le grand lit clos des parents semblait bailler d'une nuit trop courte.
Par les carreaux givrés, je distinguais le gros brouillard qui montait de la rivière avec la marée, et la fumée, qui descendait de la cheminée, paraissait s'ajouter à cette lumière opaque.
Soudain au loin, on entendit le bruit caractéristique des gros sabots ferrés de mon père et la roue cerclée de la brouette sur le petit pont à une centaine de mètres de la ferme. Les bruits nous arrivaient déformés par le brouillard et nous semblaient à la fois proches et loins, forts et doux.
A l'ordinaire, l'arrivée de mon père accélérait le lever de toute la famille qui attendait ce moment avec beaucoup d'impatience : le pain frais du matin était notre seule joie de la journée et quoique notre famille n'était pas la plus pauvre, nous mangions presque toujours les mêmes repas : soupe, pain, des oeufs et un peu de viande le dimanche.
Les enfants appréciaient la miche chaude du matin et nous dégustions notre unique tranche comme un gâteau de choix.
Mais aujourd'hui, mes frères et mes sœurs ne se réveillaient pas. Étant l'aîné, je me levais souvent un peu avant eux pour aider ma mère à préparer la tablée et à nourrir les poules et les lapins.
Aujourd'hui, j'avais dix ans et je me sentais plus responsable et presque un homme ».
Le texte est publié (non intégralement, sacrebleu), sur le site d'Arbannour, à cette place exactement...
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vendredi, 11 juillet 2014
15
« Car, si toutes connaissances ont l'être pour objet, et finissent là où l'être finit, nécessairement celui qui l'emporte sur tout être échappe aussi à toute connaissance ».
Saint Denis l'Aréopagite, Des noms divins, ch 1, §5.
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jeudi, 10 juillet 2014
Le mage
Le conteur de Bagdad, ou le peintre Wang Fo de Chine, possède le pouvoir d'éblouir les individus dans leur fort le plus intérieur, d'envoûter les foules anonymes. C'est lui dont la parole change les rêves des autres, dont le souffle donne vie, dont les visions transforment les autres en bâtisseurs du monde qu'il a conçu dans la solitude.
Ce pouvoir occulte de l'artiste, il le tient de son rôle de passeur.
Tandis que ceux qui l'écoutent, le regardent, attendant sur la rive, il manœuvre sa barque avec sa rame et glisse sur les vieilles eaux mortes du monde, charriant la poussière des histoires taries et les ruines des nécropoles de notre mémoire commune, pour susciter avec cette vase de nouveaux grouillements de vie.
Nulle science, nulle technique, nulle sagesse n'égale sa puissance. Nulle spéculation n'entrave son cours.
Car le fluide du mage est aussi informe qu'incessible. Venu, peut-être, de la nuée invisible, il est Mystère et Sanctuaire.
Mendiant ou prince, le mage est jalousé, car il est passeur d'images.
Pourtant, parmi l'assistance, celui qui devine le prix de ce don considère aussitôt la barque avec horreur et ne jalouse plus jamais le don du passeur.
(Transmissions des générations, migrations entre les continents, initiations ésotériques, le passeur qui fait payer le passage n'est pas un vrai passeur. Arrière, faquins ! )
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Salut !
Voici une exhalaison textuelle de Jean Bouchenoire. La nuit quelquefois porte conseil, quelquefois porte mystère et vision.
Dans un République moribonde qui parle sans cesse d'elle-même parce qu'elle cesse d'être au service d'un projet d'avenir, il est intéressant de se demander quel pourrait être le futur régime de la France, salvateur dans la mesure où il fermerait cette longue coupure entre les deux mondes, L'Ancien Régime et l'après-Révolution, pour les réunir dans une mémoire une et réconciliée.
Une France consolée (un synonyme affectif de réunie, con-solus signifiant rendre un), dans un troisième régime capable de porter quelques siècles d'avenir.
À la longévité spirituelle, morale, esthétique de l'Ancien régime, s'arc-boutera l'invincible liberté de chaque homme, et la légalité légitime du peuple. À l'immuabilité apparente d'un pays sans cesse mouvant se greffera la possibilité perpétuelle du progrès collectif comme celle de l'expérience individuelle aventureuse. Rébellion structurée et structure libre s'épouseront pour former les deux piliers de l'Etat. Les deux autres piliers seront la nature sauvage et la civilisation, une ligne de continuum les reliant sans à-coups ni fracture, fracassant les chaînes qui séparent le cerf des bois de l'homme du Louvre.
Je parle au présent d'un monde qui naît déjà.
Une fédération des régions de France, ouverte à des autonomies et des nouvelles-venues en fonction de l'Histoire et des modes ? Mais comment s'appellera-t-elle, cette fédération héritière à la fois du Royaume et de la République ?
Ce serait un empire qui ne dirait pas son nom, et sa discrétion serait le signe de sa longévité.
La France, cette salamandre, ce coq, ce sanglier, possède un orgueil qui alternativement l'élève au rang de phare ou l'abaisse au-dessous encore du ridicule. Elle n'est pourtant pas morte, bien que maints clairons aient sonné sa fin, et précisément parce qu'ils l'ont sonnée trop tôt, elle a senti un sursaut inconscient au tréfonds de son corps social impalpable. Il faut savoir quelque fois attendre que l'ennemi soit mort pour ne pas favoriser sa résurrection.
France, puisque tu te relèves de ta chute, puisque tu guéris des coups que tu t'es toi-même portée en croyant atteindre d'autres, je t'admire et j'attends de connaître ton nouveau nom, celui que l'on connaîtra encore dans des siècles, et qui paraîtra avoir toujours existé.
Jean Bouchenoire
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lundi, 07 juillet 2014
Lien vers un guide précieux
"Ce qui est autorisé aujourd’hui, comment savoir ce qu’il en sera demain ? Les gouvernements changent, les lois et les situations aussi. Si on n’a pas à cacher aujourd’hui, par exemple, la fréquentation régulière d’un site web militant, comment savoir ce qu’il en sera si celui-ci se trouve lié à un processus de répression ? Les traces auront été laissées sur l’ordinateur… et pourraient être employées comme élément à charge.
Enfin et surtout, à l’époque des sociétés de contrôles de plus en plus paranoïaques, de plus en plus résolues à traquer la subversion et à voir derrière chaque citoyen un terroriste en puissance qu’il faut surveiller en conséquence, se cacher devient en soi un enjeu politique, ne serait-ce que pour mettre des bâtons dans les roues de ceux qui nous voudraient transparents et repérables en permanence".
(...)
"Commençons par le commencement.
Un ordinateur, ce n’est pas un chapeau de magicien où on peut ranger des lapins et les ressortir quand on a besoin, et qui permettrait en appuyant sur le bon bouton d’avoir une fenêtre ouverte sur l’autre bout du monde.
Un ordinateur est composé d’un ensemble de machines plus ou moins complexes, reliées entre elles par des connexions électriques, des câbles, et parfois des ondes radios. Tout ce matériel stocke, transforme et réplique des signaux pour manipuler l’information que l’on peut voir sur un bel écran avec plein de boutons où cliquer.
Comprendre comment s’articulent ces principaux composants, comprendre les bases de ce qui fait fonctionner tout ça, c’est la première étape pour comprendre où sont les forces et les faiblesses de ces engins, à qui l’on confie pas mal de nos données".
Vous pouvez lire le Guide d'autodéfense numérique, publié sur le site Guide.Boum.org
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dimanche, 06 juillet 2014
Piano-gare à Nantes, un jour de juin 2014
Dans ce film pris par Sara depuis son téléphone, un homme joue sur un piano dans la gare de Nantes tandis que s'élève de temps à autre la voix métallique féminine qui annonce le départ et l'arrivée des trains. Il naît peut-être une mélancolie au cours de ce moment, qui sait ?
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samedi, 05 juillet 2014
Le dernier iftar
Sara à la photographie, Edith de CL au texte.
Dans le ciel iranien ta croix d'obscur Chrétien, tes jambes réparées, ton front pur, mon amour.
Dans la chambre de Nasa, ma vie parmi les femmes d'Esfandyar, fils de Bachir, frère d'Assad et ton frère aussi, à toi, Abbas, avant le dernier Iftar. Trois semaines avant la pendaison d'Assad pour avoir demandé à la sœur de l'Imam pourquoi la femme n'avait pas droit à sa part de soleil. De quoi ne l'a-t-on pas accusé, après cela. Moi, refusant d'épouser Esfandyar, que risquai-je ? Je ne le sais. Lorsque tu me proposas de nous enfuir, je te dis, tout de suite : oui. Je ne croyais pas au succès : je croyais à la mort, que je trouvais préférable à tous les autres possibles. Toi, tu voulais mourir, pour retrouver ton frère, et pour voir si le Christ, cet hybride, cet homme-dieu auquel tu t'étais secrètement converti après avoir lu des livres, tu voulais savoir s'il t'accueillerait dans sa quiétude.
- Je veux savoir s'il est vraiment le prince ultime, et s'il m'accueille dans sa quiétude souriante.
- Allah pourrait t'entendre, Abbas, mon cousin. Tais-toi, je t'en prie.
- Allah peut bien m'entendre, le corps d'Assad tué en son nom se balance toujours au-dessus des oliviers du chemin de la colline bleue.
- Tais-toi, Abbas. Ton grand-père Bachir pourrait t'entendre aussi.
- Qu'il crève, ce vieux vicieux.
Dès l'aurore, avant la prière, je traversais les salons de mon oncle, vides encore, gorgés des odeurs de l'iftar de la veille mêlés à celles du souhour. Nul ne m'entendis, même pas Anousheh, la vieille servante à l'ouïe fine et à l’œil perçant. Tout semblait conspirer avec nous, mon cousin, mon cher amour, tout semblait participer à notre sacrilège.
Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son père et de sa mère ? Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son futur époux en compagnie du dernier fils de celui-ci ? Je vis Sahar dans le vestibule, et elle semblait préoccupée ; j'attendis qu'elle s'éloigne vers l'arrière-cour où, sans doute, elle mettrait de l'huile sur sa peau, j'ajustais mon voile avant de passer par la porte de la maison de ton enfance, mon cousin, la maison à laquelle j'étais promise.
- Ne pleure pas, car il n'est pas de plus bel honneur que de devenir la plus jeune épouse d'un notable aussi respecté. Tu lui donneras son dernier fils, celui qu'il chérira plus que tous les autres, et il te comblera de bienfaits.
À ces paroles de mon père, ma mère ajouta de tendres recommandations :
- N'interromps jamais les femmes aînées de ton époux. Obéis en apparence, et tout te sera donné par ton époux en cachette.
Tu m'attendais sous le corps de ton frère, car il était certain que tant qu'il resterait exposé ainsi, personne ne s'approcherait du chemin de la colline bleue. Autant que nous avions pu en juger, la voie serait libre pour notre fugue, mon cousin.
Tu m'attendais, raide à côté du poteau, et seule ma très vieille science de ton cœur put discerner l'atroce souffrance qui avalait déjà, à ce moment, tes forces vitales.
Car Assad avait été ton mentor, ton ami, ton frère, et plus rien ne comptait pour toi depuis que sa jeune vie, fatiguée déjà par les deux cents coups de fouet, avait été arrachée à la beauté de notre monde des vivants.
Nous traversâmes des cieux splendides à cette heure où la colline frissonne encore, alors que le froid de la nuit tarde à se dissiper. Nous vîmes les oiseaux des contes de notre enfance, mais nous ne parlâmes pas. Quand même, au cas où Allah écoute, au cas où l'ange de la mort entend, je récitais les prières, pressant entre mes doigts les boules d'un chapelet invisible. Je n'osai te le dire, car sous la cache de ta chemise, tu dissimulais cette horrible croix que tu t'étais procurée. Je croyais que tu croyais qu'elle te protégeait du mauvais sort, mon cousin. Nous n'avions pas encore échangé nos derniers mots, sous le cèdre à la frontière du Liban.
Plus tard, au Liban, pays damné où les femmes se dévoilent au bord de l'eau salée, à l'endroit où le sable devient terre, devant les premiers cèdres, nous eûmes ce dernier dialogue, nous nous livrâmes nos secrets.
- Assad aimait une femme qui voulait être libre. C'est pour elle qu'il a relu toutes les sourates afin d'y trouver le miel de la liberté pour l'élue de son cœur.
- La liberté des femmes, Abbas, c'est de se soumettre aux lois de Dieu. Il n'y en a pas d'autres.
- Alors pourquoi m'as-tu suivi à travers tout ce pays ? Pourquoi tes pas ne m'ont pas quitté pendant que nous suivions les routes d'Irak et de Syrie, jusqu'à la mer ici ?
Le moment était venu de livrer enfin l'essence de mon cœur. Mes paupières se baissèrent un tant soit peu pour prononcer ces mots les plus beaux, ceux que je ne pouvais murmurer qu'à lui. Ils dormaient en moi depuis le début de notre adolescence, depuis qu'un jour, il était entré dans la maison de mes parents et que je n'avais plus vu un enfant, compagnon de mes jeux et de mes facéties espiègles, mais un homme en devenir.
- Parce que je t'aime, Abbas.
- Je croyais que c'était parce que tu étais libre. Je croyais que, comme l'amie de mon frère, toi aussi tu combattais vaillamment pour ta liberté.
Ces phrases déchirèrent mon cœur. Pendant qu'il déclarait cela, je pouvais voir la déception habiter son regard, le mépris dessiner un joli trait cruel sur sa bouche.
Comme j'étais trop triste pour parler, et que depuis la mort de son frère, il n'aimait plus à deviser, nous nous tûmes. Il reprit sa marche et je le suivis, je crus observer qu'il tendait l'oreille pour savoir si je le suivais, mais je savais désormais que mon amour était mort-né.
Beyrouth était si belle le soir où nous arrivâmes, que j'oubliais mon chagrin. La ville scintillait comme un diamant et toute la jeunesse semblait vivre au rythme de la fête. Les gens, tous riches, tous beaux, ou tous laids, je ne savais pas, riaient fort et marchaient d'un pas rapide qui me faisait tourner la tête. Les magasins semblaient une multitude, et Abbas ne les voyait presque pas. Il avait l'air distrait, mais peut-être savait-il où il allait. Nous parlions mieux l'arabe qu'au moment de notre départ, et nous demandâmes des renseignements à diverses personnes, toutes pressées, toutes parlant trop vite.
Abbas me demanda de retirer mon voile, il m'acheta des habits et m'habilla à l'occidentale. Je le fis par amour pour lui, parce que je croyais qu'il pourrait alors peut-être m'aimer. Une fois aimée de lui, peu à peu, je lui aurais arraché son christ du cœur, et l'aurait ramené au pays. Alors son père, heureux de retrouver son fils, m'aurait pardonné ma trahison et aurait béni cette union de sa nièce avec son fils, renonçant à tous ses droits sur moi. Mon père, voyant cela, aurait clamé sa joie de mon retour avec son cher neveu, et ma mère, si réjouie de l'état de mon père, m'aurait pardonné à son tour.
Mais Abbas me demanda :
- Te voilà libre et plus belle que jamais. Tu es intelligente, Delkash. Reste vivre ici, dans un appartement contigu au mien, à la mission de la paroisse. Tu feras tes études et tu pourras trouver un travail et gagner ta vie.
Je revis en pensée l'horreur de ces femmes embrassées comme des moins que rien, par leurs hommes, sur des plages souillées par leur présence impure. Je revis en pensée les longs mois de notre périple, moi, suivant cet homme silencieux, par amour, et lui, avançant toujours vers la mer, rendu fou par la mort de son frère.
Je revis en pensée la maison de mon père et de ma mère, mes petites sœurs, et mes frères qui chantent le soir en racontant des histoires dans le jardin. Je revis les visages aimés, le regard de ma mère, sa dureté me parut soudainement compréhensible. Ma fuite n'était-elle pas la preuve de la raison de sa sévérité ?
Je revis la maison de mon oncle, cet homme si bon, qui s'était engagé auprès de mon père, son beau-frère à m'épouser en dernière noce, et à me traiter avec la douceur d'un époux aimant. Je revis ses femmes, qui m'avaient apporté du thé et prodigué des caresses pour que je devienne leur sœur, le jour où j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps en disant : « non ! » à ce mariage.
Je revis mes amies, je revis mon passé, et dans cette ville étrangère aux mœurs révoltantes, je ne compris plus comment j'avais pu me fourvoyer.
Abbas souriait en pensée, il imaginait des lendemains plus heureux que ceux qu'il avait connu chez nous, car tout s'était teint d'ombre depuis qu'on lui avait pris son frère.
Il rêvait, je le comprenais, d'un voyage en bateau vers la terre d'Europe. À cause de tous ces livres qui avaient noyé sa raison, son regard s'était perdu définitivement dans l'abîme de l'Europe, son esprit divaguait en rêvant de la France, ignorant que les lumières de ce pays n'étaient qu'appels démoniaques et sirènes trompeuses.
Il était mort à tout ce que nous avions été. Il était mort au pays où nous avions grandi. Il avait trop écouté la voix de son frère, de même qu'avant lui, Assad avait trop écouté la voix de cette jeune femme, sûrement belle, mais si funeste qu'imaginer sa simple image me répugne.
Je suivis encore Abbas à travers les méandres de la ville de Beyrouth, dont le charme m'apparaissait désormais dans sa vérité macabre. Ainsi, ses yeux regardaient les bateaux qui partent des ports arabes vers l'inconnu ; son regard suivait le sillage des avions qui s'enfuyaient vers l'Amérique impie, et vers l'Europe surtout, cette mante religieuse qui avale les hommes purs qui se tournent malencontreusement vers elle, et emplit leurs cœurs d'oubli. Adieu, Abbas. C'est ce que je chuchotais en moi-même, pleurant en pensée cet amour de ma jeunesse qu'il me faudrait oublier bientôt. Car ma décision montait en moi comme une résolution inexorable. Quoi qu'il m'en coûte, je retournerais au pays.
J'accepterais les punitions et le sort d'humiliée qui m'attendait. Je l'accepterais, car ma place était là-bas, auprès de ma famille, à suivre les préceptes inculqués par mon père et ma mère, et dont jamais je n'aurais dû m'éloigner.
Abbas voulut me persuader ; il n'obtint rien de moi, même pas une simple écoute. Il me trouva un homme de confiance, qui devait se rendre à Bassora et accepta de s'occuper de m'envoyer jusqu'à Abadan.
C'était un homme bon, qui désapprouva Abbas et comprit l'erreur dans laquelle j'étais. Le temps du voyage, je m'occupais de ses petites filles et quand nous arrivâmes à Bassora, sa femme m'accueillit comme une sœur, sans questionner son mari. Elle me fit à dîner et me prépara un lit dans la chambre de ses filles. Le lendemain, je repartirais aussitôt pour Abadan.
« Adieu, Abbas », je ne prononçai pas ces mots car mon cœur les avait dit nettement en mon for intérieur. Mais toi, mon cousin, tu attendais quelque chose de ma bouche, sans doute, un adieu, un sourire, un tremblement de mes lèvres, car tu me souhaitas du bonheur et me dis que nous ne nous reverrions pas avant un très long temps.
Et si j'avais su, mon ange, que c'étaient nos derniers moments, jamais je ne t'aurais quitté. Car mon cœur saigne des flots de sang depuis que ton corps est revenu dans un cercueil à Abadan.
Abadan, ville de mon enfance et de ma décadence, quand je t'ai quittée comme une voleuse, c'était pour suivre un homme qui ne voulait pas de mon amour. Et quand je te suis revenue, mon nom était devenu celui de la honte.
Personne ne m'appela plus Delkash. Je crois bien que ce sont les fillettes du protecteur auquel Abbas m'avait confiée, qui m'appelèrent ainsi pour la dernière fois. Elles pleuraient en m'embrassant, les douces, et je leurs caressais les joues. J'avais l'espoir que mon humilité inviterait la clémence des miens. Quand j'arrivais aux portes de la ville, ce fut encore le ciel qui m'accueillit, comme c'était lui qui m'avait vue partir. Mais il n'accueillait plus Delkash, il accueillait La Honteuse. Mon père m'appela ainsi, puis mes frères, puis mes sœurs, et tous continuèrent. Mais c'est quand ma mère le prononça que je compris que c'était devenu mon nom réel, celui qui me serait attaché pour toujours, à cause de ma faute.
Il paraît qu'une femme vit dans une ville au bord de la mer en Allemagne, et qu'elle s'appelle Kirsten. Il paraît que tu n'es jamais allée en France. Il paraît que tu as aimé cette ville de Wismar. Il paraît aussi que tu y étais aimé de tous.
Moi, je pense à cette femme qui a dû tant parler avec toi. Elle a connu tes mains, elle a connu ta voix. Elle a connu de toi tout ce dont j'avais rêvé, et elle t'a perdu par un soir d'été. Elle dit qu'elle sait que tu pensais beaucoup à nous même si tu n'en parlais pas.
Elle dit dans sa longue lettre que tout lui parle encore de toi.
Il paraît que Thomas et Anna ont entendu parler du long voyage que tu fis avec ta cousine, depuis Abadan jusqu'à Beyrouth, et que le châle qui couvrait mon visage le long de ce périple est posé sur sur une table, et qu'on n'y touche pas.
Il paraît qu'ils veulent bien nous voir, mais c'est l'oncle Esfandyar qui ne veut pas. « Tu m'as donné ces fils pour mon malheur, Farah », dit-il à leur mère. Et les autres femmes essuient leurs yeux de honte de ne lui avoir pas donné de fils. Et personne n'a plus jamais proposé sa fille à Esfandyar, pour consoler ses vieux jours par la naissance d'un enfant.
Mais les soleils couchants se succèdent et quand j'en ai le loisir, je marche longtemps, je marche pour arriver au bord du fleuve. J'y contemple la splendeur du soir.
Cette splendeur me rappelle ces semaines à Beyrouth, les promenades du bord de mer, suivant Abbas qui marchait en prononçant le nom de son frère.
Ton frère, Abbas, ton cher Assad, son corps détaché du poteau est tombé sous l'olivier.
Et ce sont les jeunes gens qui l'ont emporté au bord de l'eau.
C'est Sahar, ma cousine, ta sœur, qui me l'a raconté.
Sahar, tu sais, qui ne m'appelle plus. Parce qu'il est devenu illicite de m'appeler Delkash, mais qu'elle ne veut pas me nommer la Honteuse. Sahar aimait ses frères, mon amour.
Et moi chaque nuit je regrette ma décision de Beyrouth.
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Prise de tangente
Boire une ambroisie quelconque et connaître enfin la saga intérieure des visions.
S'en foutre et crier dans la rue, puis s'envoler à la fraîche.
Au-dessus de la ville, reconnaître la poussière qui flotte dans la lumière,
Fumer un nuage, partir en vrille sans partir en couille,
Se souvenir du goût du jus de grenade bio et dire au-revoir-à-bientôt à la Terre,
Éclater de rire pour l'éternité.
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vendredi, 04 juillet 2014
Au matin parisien du 4 juillet 2014
« Je reviens d'un petit tour de vélo et d'un café au Lino. Là, alors que nous étions seulement deux personnes à occuper le comptoir du bistrot, sonna un sifflet de gendarme.
Mais ce n'était pas cela. Il s'agissait de l'annonce du démarrage de la journée de labeur des ouvriers du chantier d'en face, qui alors sortirent de leurs Agelco directement attenant au chantier, leur café probablement déjà regretté. Ce sont les forçats d'aujourd'hui dont on ignore la vie qui s'affiche sous nos yeux ».
témoignage de Lau
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14
« Ce que nous appelons être est en fait le non-être et ce que nous appelons Non-être est l'Être dans son sens vrai. En sorte que nous vivons dans une grande obscurité. Ce que nous imaginons comme réel n'est pas réel mais cependant émane du Réel, car le Réel est Tout. Donc l'Être et le Non-être sont Tao l'un et l'autre : mais surtout n'oublie pas que Tao n'est qu'un son articulé par un être humain et que l'idée en est essentiellement inexprimable ».
Henri Borel, Wu-Wei, p.21
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jeudi, 03 juillet 2014
Solstice des nuées
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mercredi, 02 juillet 2014
Chroniques d'une solitude
D'où vient la galvanisation de mon cœur ? Cette inondation du plaisir de vivre ?
Toute la poussière du monde s'est transformée en arcane.
Depuis trois jours, nous sommes bombardés. Jusqu'à hier matin, les trains partaient encore. Ils ne partent plus. Des gens attendent à la gare, de plus en plus nombreux, dormant à même le sol. Je me réjouis de continuer à vivre sans chercher à tout prix à subsister.
Je ne cherche qu'à éprouver, avec l'intensité que cette promesse de mort qui plane instille, des émotions qui rencontrent l'instant insaisissable.
Il se passe quelque chose d'exceptionnel : je n'ai jamais été aussi heureuse. La joie coule dans mes veines, me donne envie de crier de bonheur. La peur produite par le vacarme des destructions me pousse à courir à l'approche des hauts avions, et courir aussi vite procure à mon corps un bonheur inédit, si grand qu'il en paraît illégitime.
Des pensées me traversent : elles sont neuves, puissantes, pleines de verve et de forces. La paix se répand en moi et autour de moi, comme un fleuve parfait dans lequel je serais baignée incidemment. Tout m'épate, tout me réjouit.
Quand j'ai commencé à comprendre l'étendue de cette satisfaction, je me suis sentie coupable. Objectivement, alentour tout n'est que mort et destruction, fracas et désespérance. Mais que je meure demain ou dans trente ans, une chose est sûre : vivante, je le suis devenue dans ce chaos.
Vivante, je le suis devenue dans ce chaos. J'y ai éprouvé l'intensité du monde et l'immensité de l'existence.
Pardonnez ma joie, endeuillés. Elle ne naît pas de vos peines ni de vos pertes, mais de la vibration de chaque parcelle de mon être face à ce monde qui éclate, face à ce temps en suspension.
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