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jeudi, 11 décembre 2014

Instances entre des silences

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Il faudrait encore bouger, il faudrait encore sentir, il faudrait encore chanter...

Bords d'Atlantique

 

Grand soleil sur la ville à moitié morte ! Picotements de vents ici et là, la tôle des gouttières tremble doucement. Tiédeur, d'où viens-tu ? Tu te mêles à la fraîcheur et vous formez ensemble l'atmosphère la plus étrange des vingt dernières années. Comme je t'aime, ville ouverte sur l'Atlantique ! Même si tu as perdu jusqu'à ton nom, ton histoire et ton blason. Une voix de basse canadienne murmure un rock traînant dans un électrophone des années 1980. Le XXI ème siècle s'est ouvert depuis quelques années déjà, mais qui peut nous parler d'un projet collectif ? Marxisme et catholicisme se font la guerre sur les étagères d'une vieille école abandonnée. Un moine sans habit se souvient de l'époque où tout tenait encore debout : l'aventure, la structure. La mission donnait peu de moissons mais le tracteur suivait sa course à travers les saisons. Je me réjouis tellement d'être vivante que j'ai peur de mourir d'éclats de rire. Une boisson pétillante sur un rayon abandonné ; un téléphone achevé au poignard ; il ne reste alentour que ruines et liberté. J'ai connu des gens, j'ai eu des amis. Ces éléments appartiennent à l'histoire trépassée.

 

mercredi, 10 décembre 2014

Les saccages

Vous qui souhaitez peut-être, par un soir de dépit, rejoindre la cohorte des saccageurs et des saccagés, voici quelques  conseils de base.

Pour détruire votre santé, commencez par vous laver le moins possible. Buvez énormément d'alcool, mangez des aliments gras, sucrés et chimiques. Dormez de façon aléatoire et déstructurée. Que vous dormiez peu ou beaucoup, l'important est de casser tout rythme de sommeil qui aurait tendance à s'installer. N'oubliez pas de vous exposer le plus rarement possible à la lumière, ainsi que d'écouter de la musique extrêmement fort, pourquoi pas avec un casque afin que vos oreilles reçoivent directement toute la force du son. Droguez vous ici et là, sans faire attention à la qualité des substances. Prenez des coups de froid en ne vous couvrant pas lorsque la température baisse. Passez de longues heures face à la télévision ou à l'ordinateur, assis d'une façon qui vous créée des problèmes musculaires et osseux. Avachissez-vous autant que vous le pouvez. Ne faites jamais de sport, menez des jours mous et soyez flasque.

Pour rater sa vie financière, il suffit souvent de dépenser sans compter pour des choses inutiles, le plus souvent possible. N'encaissez pas d'éventuels chèques que les gens signeraient en votre faveur. Détestez l'argent, et surtout, ignorez votre banquier ou, même, agressez le régulièrement. Méprisez toute idée de gestion intelligente de l'argent.

On peut se rendre la vie affreusement désagréable en étant de fort mauvaise humeur dès le matin. Le long du jour, maintenir un haut état d'irritabilité, se concentrer sur les problèmes plutôt que sur les événements qui se passent bien, et prendre soin de gâcher systématiquement les petits plaisirs quotidiens et les beautés qui surgissent au fil du temps. Mépriser les gens que l'on rencontre, détester toutes les choses que l'on doit faire, être désolé de se trouver là où l'on est, n'avoir aucun espoir que les choses s'améliorent. Mépriser les gens simples et bons, et toujours opter pour des comportements régis par l’intempérance et la brutalité.

Afin de vous assurer une vie sociale désastreuse, quelques techniques simples fonctionnent à merveille. Parlez très fort, de vous surtout, sans jamais écouter les autres. Ou bien, si cela est plus facile pour vous, taisez-vous en toute circonstance : prenez l'air fermé et détournez-vous de ceux qui vous adressent la parole. Mentez autant que possible ; dès que l'occasion se présente, faites preuve de radinerie. Affirmez votre cynisme, votre mépris, faites peur. Soyez arrogant, discourtois. Polémiquez sans réfléchir et montrez votre exaspération. Faites honte à d'éventuelles personnes assez motivées pour vous accompagner quelque part ou vous présenter à leurs proches, en vous tenant particulièrement mal. Enfin, refusez toute joie collective, opposez-vous à toute forme de consensus.

Au cours d'une histoire d'amour, n'accordez aucune attention à la personne qui vous accompagne ; montrez lui qu'elle vous fait honte et que vous trouvez ridicules ses idéaux et ses projets. Soyez méchant quotidiennement envers elle. Refusez tout romantisme, refusez toute sexualité ou alors seulement lorsque cette personne n'en a strictement pas envie. Faites des reproches, critiquez ses amis, sa famille. Soyez susceptible : prenez très mal la majorité de ses réflexions. Grâce à une hygiène désastreuse et à une vulgarité déployée, soyez le moins séduisant possible. Mentez-lui, trompez-la, draguez ses amis et harcelez-la de vos reproches.

Pour compléter ces quelques idées saccageuses, disons que pour aller dans le mur sans hésitation, il ne faut surtout pas savoir ce que l'on veut accomplir, ni dans quelle direction l'on souhaite orienter notre vie. On peut s'entourer de gens mous, inactifs, versatiles et sales, et faire fuir toute personne responsable et généreuse, en déployant sans cesse un énorme ego, mais aussi en aidant ses proches à sombrer dans des ornières dont ils ne se relèveront pas. Se dénigrer et dénigrer autrui, ne pas supporter la présence d'une personne plus douée que soi, ne jamais accepter la remise en question personnelle permettent d'accélérer la chute. On peut aussi se plaindre constamment, consacrer le plus clair de son temps aux choses futiles, vaines, mesquines, se complaire dans la souffrance croissante et se sentir tellement coupable de tout cela que, condamné d'avance par le dieu intérieur de son âme, il ne reste plus qu'une solution : tomber encore plus bas.

Détestez ceux qui vous aiment, et si vous devez accorder votre affection à des êtres, assurez-vous à l'avance qu'ils vous veulent du mal.

Ces quelques conseils, appliqués consciencieusement, donnent des résultats miraculeux.

mardi, 09 décembre 2014

La maison du fleuve

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Est-il possible que je vive désormais dans cette petite maison d'une ville au bord du fleuve ? ce fleuve dont, il y a trois années encore, j'ignorais le nom. L'existence d'un fleuve est la preuve de la possibilité du mouvement, c'est la philosophie qui m'échoit aujourd'hui que roucoulent à mes volets les tourterelles qui ne connaissent pas la peur de l'hiver.

J'ai voulu rater, il y a longtemps, ma vie et celle de ceux qui m'entouraient. J'ai noyé mes enfants sous le flot d'une souffrance, d'une violence dont je ne connais ni la cause, ni l'origine, que j'ai eu en partage avant même le jour de ma naissance. J'ai dit non aux présents que la vie m'offrait, j'ai renvoyé dans leurs ornières les gens qui m'apportaient des coups de main et des sourires. J'ai mangé dans une écuelle quand l'assiette m'attendait dans l'armoire, j'ai nourri mes petits de vers et de miasmes quand ils rêvaient de chips et de carottes tendrement préparées. J'ai gâché toute chance, j'ai salué d'un ricanement méchant chaque jour qui se levait.

Jusqu'au jour où la fatigue m'a pris.

Comme était belle, ce soir là, la vague bleutée qui déferlait sur le parking du centre commercial. C'était la robe du soir qui s'étalait sur les capots des voitures, les tôles des magasins, les sols de macadams. Un homme et un chien passaient, au loin, sous la barrière. Comment me suis-je laissée aller à la contemplation de la beauté ? Je ne sais.

Le lendemain, commençait la vie qui m'a menée ici. Une vie presque facile, où l'on glisse au fil des jours sans s'en faire des soucis et des écueils. Vrai, j'avais trop ramé.

Maintenant, je ne commets plus d'imprudence, ni d'impudence. Je ne cherche plus qu'à voir passer les enfants, les oiseaux et les chats, le long du chemin de la rive aménagée. Le fleuve nourrit mon songe et j'ai honte d'avoir détruit ceux que j'avais mis au monde. Où sont-ils aujourd'hui ? Le soir, j'allume cinq petites bougies, une pour chacun, et je les regarde se consumer en rêvant aux endroits où ils pourraient être... Peut-être.

Voyage dans les villes du bord du fleuve

(...) Le blogueur rentrait sous la pluie, les mains dans ses poches et son téléphone androïde qui ne sonnait plus encastré dans une des mains. Il passa les trois porches de la ville morte, le porche des Arcs, la rotonde des Frères Farouzot et le portique de VillaBar. Les escaliers du vieux quartier de Lune-Molle glissaient et il pataugea dans une flaque presque transparente. Il visualisait la poussière de sa chambre, le vide de ses années estudiantines, les rêves amoureux tant caressés aux premières lueurs de l'âge adulte. Il se remémorait plusieurs aurores qui l'avaient fasciné, aurores connues au cours des nuits blanches de désobéissance. "Fraternité" était le mot qu'il aurait voulu mieux connaître ou reconnaître. Lui, et les autres passants de la ville-pluie, ressemblaient à des cavaliers courageux et misérables, orphelins de cheval, dénués de projet, emplis d'un fou désir de vivre une aventure où le ciel déploierait ses instances et ses invites. Il rentrerait quand même chez lui tout à l'heure, fin d'une promenade en solitaire à travers les routes de béton jonchées de poubelles et les voies de terre bordées de peupliers.

Il bloguait tous les jours vers sept heures du soir et l'angoisse du blogueur le tenait dès le début d'après-midi, quand il se demandait ce qu'il posterait de nouveau sur le blog du Maître de Ravenswood. Écrire, filmer, photographier, parler, chanter, recopier, mélanger tout cela en un coquetel apéritif que des lecteurs anonymes et inconnus attendaient peut-être.

La pluie cessa : une éclaircie traversa le ciel qui se para d'une brillance propice à l'exultation intérieur. L'air devint frais. La rue des Loups et son antre de blogueur isolé n'était plus loin. Quelques enjambées l'amenèrent à sa porte. Avec amour il constata qu'il restait du bon café de Harar dans sa cuisine bienveillante. Il en poussa la porte grinçante, heureux déjà de, bientôt, poser ses lèvres sur la tasse bien chaude qu'il allait préparer. (...)

2011

        - M Dupondt

lundi, 01 décembre 2014

Nos vanités

 

« La gloire d’un homme, non moins que son crédit, non moins que sa fortune, est susceptible de grandir ou de diminuer sans changer de nature. Elle est donc une sorte de quantité sociale. Il serait intéressant de mesurer avec une certaine approximation, moyennant des statistiques ingénieuses, pour chaque espèce de célébrité, cette quantité singulière. »

Gabriel Tarde, IN Psychologie économique 1902

 

Quelques ouvrages de Jean-Gabriel Tarde sont disponible sur le site de l'Université du Québec à Chicoutimi.

Ailleurs sur AlmaSoror : Edmond Goblot et la distinction sociale

vendredi, 28 novembre 2014

Same town, new story

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Les heures passent lentement ; l’atmosphère du jour se tamise. J'ai laissé depuis maintenant plusieurs mois la grande ville où dans les salons les histoires de demain se fomentent et j'ai laissé ce matin les étangs, les prairies, les bois. Avant l'aube un camion attendait devant la double-porte de la maison basse. La route fut courte et ne ressembla pas à la route de Kerouac, à cause du GPS et d'un rendez-vous précis, mais à l'heure dite j'étais assise dans un train qui m'emmenait où je suis maintenant. Same town, new story : c'est la même petite ville de l'Ouest, où s'ouvre une histoire qui ne recommence pas. J'ai failli ricaner en ressassant les comportements des uns, des autres : et puis je me suis souvenue : l'histoire ne recommencera pas.

L'histoire ne recommencera plus jamais : je laisse le passé s'envoler au vent mauvais, au vent trop frais, au vent qui passe. J'appelle une femme : elle est danseuse. Je lui parle un long moment. J'écris par voie de mail à un ami qui vit dans une cité nordique. Je lui envoie quelques pensées et une électrobise.

Combien encore d'heures, de jours, d'années à vivre ? Peu importe, si chaque respiration me rapproche de mon âme.

Étonnante vie humaine de ces premières décennies du XXIème siècle, accaparée toute entière par des à-cotés et des contrebas, des détours et des réflexions parallèles.

J'aime des personnes à qui je n'écris jamais.

mercredi, 19 novembre 2014

Latitude

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Pont routier à Saint-Christophe du Ligneron

Latitude : autobiographie du regard

mardi, 18 novembre 2014

Encore un adieu

 

Affreuses visions de l'hôpital, des parkings, des aides-soignantes qui se traînent dans les couloirs glauquissimes, tragique transformation de Carmina pourvue d'une perruque blonde, maigre comme un clou, décharnée, la peau du visage et du corps jaune, allongée sur son lit, la voix un peu changée, pâteuse. Il y avait ses deux filles Gudule et Cléo, gentilles avec leur mère, ayant laissé leur dureté habituelle aux portes de la chambre, conscientes sans doute qu'il n'y a plus le moindre espoir. Je suis rentrée avec elles en voiture et nous n'avons touché mot du drame qu'elles vivent, que vit leur mère, nous riions de rien et de tout dans les embouteillages de Vertou. Oh mon Dieu notre siècle est celui des camps de concentration, hôpitaux, prisons, barres HLM, notre siècle est celui de la déshumanisation du monde et des fous rires dans des voitures payées à crédit.

Lorsque nous nous levâmes pour partir, Carmina se mit à sangloter. Puis, devant nos consolations fades, devant l'inanité de ses larmes, devant l'absurde fatalité de la situation elle a cessé de pleurer. Nous l'avons laissée seule face au plateau repas médiocre apporté par l'hôpital. Nous ne parlons pas en vérité de la mort, nous n'en parlons jamais alors que chacun y pense. Cette omission grande comme le néant empêche un vrai contact.

Là voilà, cette manière de mourir que chacun veut éviter et vers laquelle tant d'entre nous se dirigent. Une mort non choisie, (mal) administrée.

J'en suis hébétée.

Voir de suite la mort en face permettrait d'éviter cette lente déchéance sans paroles. Accepter l'arrivée de la mort la rendrait plus douce, plus vraie, plus tangible. Un adieu paisible serait possible.

Mais nous allons voir Carmina, nous savons qu'elle va mourir et ne lui disons pas Adieu parce que ce serait mentionner la mort, avouer qu'il n'y aura pas d'autre issue, et cette vérité là n'a pas sa place dans cette triste histoire...

Nous retournons dans la ville de Nantes, la laissant seule et jaune, dans sa chambre isolée et jaune, au milieu d'aides-soignantes, la plupart immigrées, qui lui parlent sans intérêt, sans gentillesse, qui ne sont là ni par dévotion, ni par morale, mais pour toucher leur salaire, sauf certaines qui sont un peu plus gentilles, un peu plus conscientes.

Ses filles retrouvent leurs maris et leurs enfants et j'hésite entre une soirée politique ou un bar lesbien pour oublier les détails techniques de la chambre 413. Elle s'éloigne de nous tandis que nous nous éloignons d'elle, si vivants, pour manger, boire, marcher sous le ciel de la ville, et ripailler loin des mourants. Et je pense à Paul-Jean Toulet, au poème qu'il écrivit le dernier jour et que la mort interrompit :

Ce n'est pas drôle de mourir

Et d'aimer tant de choses

La nuit bleue et les matins roses

Le verger plein de glaïeuls roses

L'amour prompt

Les fruits lents à mûrir...

Enfance, cœur léger.

 

Carmina, tu étais pétillante. Tu étais violente et méprisante, et drôle quand même quand tu laissais tout aller et que tu faisais la fête. Tu étais belle et pimpante le dimanche, et soudain glaciale comme une bourgeoise plus riche que nous, et à nouveau charmante, le verre à la main, entonnant une chanson, t'agitant dans un débat politique. « Je suis l'homme de la rue, je pose une question comme ça ! » crias-tu un jour à un amiral qui sourit, désarmé par ta faconde baroque, et nous rîmes tous. Ce soir, je suis chez moi devant mon ordinateur, la musique tourne, j'ai bien bu et mangé et je t'ai laissée seule, douloureuse, souffrant, pleurant, t'enfermant dans une bulle parce que ta prison t'a ensevelie, qu'il n'y a plus d'espoir pour toi, seulement de temps en temps des baisers de tes filles. Tout s'est effondré dans ta vie, ton mariage et ta santé. Nous avons vécu les uns à côté des autres, et tu t'en vas ?

Oui, tu t'en vas, et nous nous en irons tous à notre tour.

Hier soir à l'hôpital il y avait tout de même la beauté de la nuit sur le béton des villes de l'Ouest, la beauté des lumières des réverbères sur le toit des bâtiments, l'étrangeté nocturne qui dissipe la cruelle criardise du jour. L'allée le long de l'hôpital fut cinématographique.

 

 

("Une âme ne peut donner aux autres que du trop-plein d'elle-même, que le surplus qui lui est donné.    On ne peut faire aimer l'Amour que dans la mesure où on le possède, comme on ne peut rayonner que si on porte en soi la Vérité, qui est la Lumière". Marthe Robin)

 

 

Sur AlmaSoror

L'échec social par Philippe Ariès

La ville de perdition par Axel Randers

mardi, 11 novembre 2014

Entre deux sentiments

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Nostalgique tristesse des jours de pluie ; langueur envahissante des jours fériés. Il ne m'a pas suffi pour apaiser l'ennui vague, de marcher sur l'herbe humide à quelques pas de la maison. Évidemment, quand la lecture ne se laisse pas prendre, quand l'ordinateur fatigue les yeux, quand l'autre ou les autres vaquent à leurs occupations diverses, une sorte de vide émerge, prend forme, grossit comme un nuage. Voluptueux, sans joie ni douleur, le rien s'installe au creux du temps qui passe. Un air de piano très bas coule des baffles et ne berce aucune pensée précise. Dans l'autre maison, un gâteau au chocolat sur la table attend qu'on le finisse ; un bébé rit et pleure alternativement ; un fils remue sans conviction les bûches dans la cheminée ; une femme soupire sans bruit. Son mari lui paraît à la fois un ami sur lequel on peut compter et un étranger qui la dérange. Sa fille ressemble étrangement à celle qu'elle était il y a trente ans, berçant l'enfant contre son cœur et ne se doutant pas qu'aucun échelon monté n'éteint la monotonie de vivre. Comme les gens du bourg doivent s'ennuyer aujourd'hui, autant que nous, se dit-elle. Qui peut savoir ce qui se fomente dans les maisons des autres ? Le cortège de cumulus nimbus défile comme les officiels dans les cimetières, en ce 11 novembre qui ne nous dit plus grand chose de poignant sur l'histoire. Un blouson de cuir suspendu à la porte rappelle les temps de vache maigre où l'on se l'était acheté – une folie. Le grand fils n'appelle plus désormais qu'une fois par mois. Et pourtant dans cette lassitude triste et douce, il y a comme un pincement de joie et de douleur, imperceptible, au fond de notre ennui.

 

(Sur AlmaSoror : Mélancolie)

mercredi, 05 novembre 2014

Foyer d'automne

mardi, 04 novembre 2014

La rencontre du car

(J'ai changé les noms des lieux et du petit jeune homme)

Enfin le car Sovétours s'approche. Je retire ma chapka, je m'avance vers lui et salue le chauffeur. Un premier regard vers l'intérieur du car me rappelle à quel point je suis vieille. J'avance vers mes trente-sept ans, ici tout le monde a moins de quinze ans.

Les enfants ne m'envoient pas un regard, et j'avance vers le fond du car, espérant trouver une place où je ne me sente pas de trop.

Un petit garçon me regarde. Son sac est posé à côté de lui. Sans cesser de me regarder dans les yeux, il soulève ses affaires et les met entre ses jambes, pour me libérer la place.

Je m'approche et lui dit : « merci monsieur », puis je m'assois.

Le car démarre dans la nuit pluvieuse.

Près de moi, l'enfant bâille. Il est très maigre. Son visage allongé émerge d'un sweatshirt trop large. Je baisse les yeux : de petites jambes sont noyées dans un large jean. Ses petites mains croisées sur ses affaires dévoilent des doigts maigres, de jolis ongles délicats. Il porte les cheveux très courts, bruns clairs.

Et soudain il se tourne vers moi et me regarde. J'ose un sourire qui me paraît inachevé.

- Où descendez-vous ? Me demande-t-il.

- Saint-Antoine des Lignoses.

- Moi aussi, je descends au même endroit, dit-il.

- Ah ! Vous prenez ce car tous les jours ?

- Oui.

- Je vous suivrai alors, car dans la nuit je ne suis pas sûre de reconnaître.

Un silence se fait entre nous, puis il m'affirme :

- Je suis un enfant.

- Vous avez quel âge ?

À ce moment, je me demande si mon vouvoiement le perturbe.

- Onze ans, dit-il. Comment vous vous appelez ?

- Edith. Et vous ?

- Danny.

Il bâille à nouveau, regarde par la vitre. On ne voit que la route sombre et la pluie qui ne s'arrête pas. C'est novembre et c'est triste. J'observe discrètement sa maigreur et n'ose pas imaginer une maladie.

- Vous venez de loin ?

- De Paris.

- Oh la la ! Paris c'est encore plus loin que le pays basque.

- Vous voulez dire en train ou en voiture ? (Je tente de calculer les chemins possibles).

- Même en avion ! En avion, pour le pays basque, c'est fuuuiiit! (Il fait le geste d'un avion qui fend l'air).

Nous parlons alors du pays basque, qui est absolument super. Il y a à la fois la montagne et la mer. Moi, j'y suis allée plusieurs fois, à Hossegor et à Biarritz. Lui, il y va à toutes les vacances car il a de la famille là-bas. Il y est allé en octobre, il y est allé cet été, il y va aussi à Pâques.

Et puis il me demande :

- Vous chaussez du combien ?

- Pardon ?

- C'est quoi votre pointure ?

- 39.

- Moi 40.

- 40 ! A onze ans ! Vous avez de grands pieds.

Il sourit et ne répond pas. Je ne lui dis pas que je ne le crois pas du tout. Il est déjà petit pour ses onze ans. Un silence commence à s'installer.

- pfff, je suis fatigué. Je suis crevé, dit il.

- Ça ne m'étonne pas. Il est tard. La journée a été longue ?

- Je vais dîner jusqu'à 20h50, ensuite je me coucherai.

Il dit que quelque fois il est tellement fatigué qu'il part se coucher avant d'avoir fini de manger. Je lui dis que je comprends cette tentation, mais que c'est tout de même bien de se mettre des choses dans le ventre. Et j'apprends son mode de vie : sont père ou sa mère l’amène en voiture à l'arrêt de car à 7h05 le matin. Il a trente-cinq minutes de car jusqu'à la ville du Roc sur Yelle, puis il change de car à la gare routière et roule à nouveau trente-cinq minutes jusqu'à Saint-Florian Lès Forez, où se trouve son école, dont il me dit le nom. Le soir, même heure et demie de trajet. Il arrive à 19h15 chez lui. C'est normal qu'il soit épuisé. Et puis :

- ça se passe mal dans cette école. Déjà dans mon école d'avant ça se passait mal, et dans celle d'avant aussi. Mais là, ça se passe vraiment très mal.

Tellement mal que, souvent, un monsieur de l'école appelle son papa et que celui-ci engueule son fils.

- J'en ai marre. J'en ai vraiment marre de la vie. C'est soulant la vie. Ça me crève la vie.

- Je comprends. Je n'en pouvais plus moi non plus de l'école et tout ça.

Même si mon école était à cinq minutes à pied et que ma mère me défendait quand les profs se plaignaient de moi.

- En plus c'est ma sœur qui fait presque toutes les conneries et c'est moi qui me fait engueuler. C'est soulant la vie. Ça me crève.

Mon téléphone vibre. Je regarde. C'est ma mère qui m'écrit qu'elle m'attendra à l'arrêt de car. Voyant son air curieux, j'explique la chose à mon petit voisin.

- Elle a quel âge, votre mère ?

- 64 ans.

- Mon père a 62 ou 69, je ne sais plus. Ma mère 36, je crois.

Je lui pose des questions sur sa sœur. Il me demande si j'ai des enfants : non. Vous avez un mari, quand même ? Même pas ! Il rit mais demande plein de sollicitude : mais alors vous êtes tout le temps toute seule ? Je lui réponds que non, je m'arrange assez bien pour ne pas être toute seule.

C'est vers ce moment qu'il passe au tutoiement. Je l'imite, je vois qu'il en prend note mais ne commente pas.

- Tu écoutes quoi, comme musique ?

Je lui parle des chansons à texte, de la musique électronique et aussi des musiques baroque et médiévale. Il m'écoute et plonge sur mes paroles son regard empli d'intelligence.

- Et toi ?

Il me parle de stars dont j'entends le nom pour la première fois, me dit qu'il font des concerts mais qu'il ne peut pas y aller. Il écoute beaucoup de musique chez lui.

- Je ne vais pas continuer à te dire ce que j'écoute, après je vais encore être insolent.

 - Je ne te trouve pas insolent. Depuis que nous parlons, je te trouve chaleureux, sympathique, intelligent et intéressant.

Il sourit, puis dit, incrédule : « Non ! »

- Si.

Il me sourit.

Nous discutons du nombre de ponts sous lesquels nous passons. Comme je me trompe, il me dit : « t'es conne ! ». Je reste interloquée, mais il répète, en riant, comme une bonne blague : « t'es la conne du bourg ! »

Nous sommes encore loin de ce bourg vers lequel nous roulons et où je n'ai jamais vécu.

- Ne me parle pas comme ça Danny. Nous nous entendons bien, nous avons eu de bonnes conversations alors ne me parle pas comme ça.

Il ricane puis soupire puissamment.

- Ça fait du bien de parler. Ça fait du bien de parler. Ça faisait longtemps que je n'avais pas parlé comme ça. La vie ça me crève, mais ça fait du bien de parler. Merci, ça fait vraiment du bien.

- Oui, dis-je, je suis d'accord avec toi. Ça fait du bien de parler. En plus, avec toi, on parle tout de suite des choses profondes, on se dit tout de suite des choses importantes.

Il sourit et me regarde de son doux regard brun.

Nous restons encore en silence. Mon cœur tangue et le sien semble fatigué. Et puis il me raconte :

- Avant j'avais quatre amoureuses. Une m'a plaqué, l'autre m'a plaqué, la troisième m'a plaqué. Il ne m'en reste plus qu'une.

Je m’enquière de son nom. Elle s'appelle Manon. Danny explique que quand il sera grand, il partira en Bugatti, sans dire au revoir à son père ni même à sa mère ni même à sa sœur. Ça le crève, cette vie, alors il partira en Bugatti et roulera très loin, très loin, jusqu'à New York.

Je lui dit : « une vie sur les routes ». Il me sourit, et acquiesce.

Il s'endort presque maintenant. J'hésite, je n'ose, puis pose un doigt sur sa joue : « ne t'endors pas, on arrive bientôt ! » Il sourit : « Je suis crevé, oh la la ». Et se redresse.

Une suite de hangars, le dernier pont, les entrecroisement de routes : nous sommes arrivés. Nous nous levons et tentons de descendre à l'arrière du car, près de nos places, mais le chauffeur à déjà refermé les portes et ne veut plus les ouvrir. Nous courrons vers l'avant du car et descendons. Je suis étonnée que le chauffeur, qui s'était montré gentil avec moi lors de ma montée, n'ait pas attendu que l'enfant maigre qu'il voit chaque jour descende tranquillement.

Dehors, ma mère debout devant le car, et plus loin, une voiture aux phares allumés qui nous éblouissent.

- Voici mon compagnon de voyage, dis-je à ma mère en montrant Danny. Voici ma mère, dis-je à Danny.

Ma mère tend une main, que Danny serre élégamment.

- Merci de ta compagnie et de ces conversations. Bon, eh bien, que te souhaiter ? Bonne vie ! Dis-je à Danny, ne sachant que dire.

- Je vous souhaite beaucoup de bonheur à toutes les deux, répond Danny en nous souriant, puis il s'éloigne vers la voiture qui attend.

C'est une grosse machine dont il ouvre la porte et qui semble l'avaler dans la nuit. Elle gronde et s’éloigne rapidement tandis que sous les dernières gouttes de pluie, ma mère et moi traversons le bourg désert évanoui dans la nuit.

Dans la maison grand-paternelle, je dîne d'un ragoût de pommes de terre et de carottes au coin du feu, puis je vais téléphoner sous la dernière marche de l'escalier, dans les ténèbres. J'évoque la rencontre avec Danny.

Le soir, je retrouve mon bel ordinateur et ne peux m'empêcher de taper sur google le nom de l'école de Danny, qui se trouve si loin de son habitation. Je découvre un institut médico-éducatif qui accueille 185 enfants de 6 à 20 ans présentant une déficience intellectuelle légère avec ou sans troubles associés.

Et je sens que monte en moi une grosse vague de sanglots.

 

dimanche, 02 novembre 2014

Le moine-soldat (10)

Ceux qui possèdent ne savent pas exactement ce qu'ils veulent. Ceux qui manquent de tout savent exactement ce qu'ils veulent.

Or, si la situation des moyens s'inverse, la volonté s'inverse aussi. En quelques mois, le possédant devenu pauvre a appris à vouloir, mais il ne peut plus. Le pauvre devenu riche peut, mais il ne sait plus ce qu'il veut.

Ne vouloir que les choses qui ne nécessitent pas d'avoir ; n'avoir que des choses qui ne paralysent pas le désir.

mercredi, 29 octobre 2014

Cargo-ville

Un soir, la Venexiane longe (à tort, elle le sait) la Seine sur une allée réservée aux vélos, elle contemple la nuit qui tombe sur Bercy, sur la Bibliothèque Nationale de France, sur les grues du ciel et les vélos des quais, sur les bateaux, sur les entrepôts, sur les silhouettes, sur les oiseaux. La ville s'est parée de mille feux et elle danse dignement, sans presque remuer, autour de l'eau du fleuve. à la musique incessante des voitures se mêlent les cris des pigeons, les derniers grincements des rues et le chant monotone du vent d'automne. Elle voudrait ne jamais arriver à la station de métro Quai de la gare, pour que se poursuive la beauté en impulsion.

Mais déjà le lendemain matin Venexiane a traversé la place de la République et le faubourg Saint-Martin, elle est allongée, rue Saint-Sauveur, sur un lit, nue sous un châle. Des mains massent lentement, profondément, son corps recouvert d'huile. Les yeux grand fermés, elle s'interroge sur le sens d'une vie pressée, d'une vie stressée, quand on peut passer deux heures allongée sous des pressions douces.

Et c'est la ritournelle des travaux dans les rues du quartier, des enfants qui vont à l'école, des cigarettes qui se fument, l'une après l'autre, le long du jour, au bord d'une baie vitrée.

Et c'est la suite symphonique du cargo-ville dans lequel toutes nos âmes sont noyées.

Venexiane, tu sais encore ton nom. Tu pourrais entrer dans l'église, rue Saint-Antoine, celle où l'on voit encore, sur un pilier, un graffiti écrit en 1870 : "République française ou la mort". Le taggeur est mort depuis des lustres, la République a acquis ses lettres de noblesse et seuls les bénéficiaires de ses privilèges innombrables et iniques la défendent encore. Tu pourrais entrer, Venexiane, dans l'église et dire ces prières d'un autre âge, les écouter résonner dans la basilique de ton for intérieur.

Tu pourrais...

Tu pourrais te cacher dans la cabane du chausseur de l'hôtel de Mongelas. Tu t'y dissimulerais si bien que les gardiens n'y verraient que du feu, du feu et de la poussière, et tu vivrais la nuit intime de l'homme perdu parmi les bêtes mortes.

Il est dix heures, peut-être, en ce matin d'automne. Loin, les champs, les arbres, les collines. Ici tout n'est que ville, sans soleil et sans neige, sans même la pluie du ciel, tout n'est que ville et jamais ne surgit assez de silence pour entendre si mon coeur bat.

dimanche, 26 octobre 2014

Le moine-soldat (9)

Si je n'ai plus le désir d'en jeter plein la vue ; de prouver quoi que ce soit à mon sujet ; une grande partie de ma motivation première s'effondrera comme un château de cartes. La part sociale, concurrentielle, revancharde, de mes désirs, même les plus intimes, disparaît.

Il va donc falloir atteindre la hauteur d'âme de supporter un bonheur que personne n'envie, car il est pur, sans artifice.