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samedi, 20 décembre 2014

L'épisode du violon

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Le violon posé sur la table parle des années d'enfance, du conservatoire, du grincement des cordes sous un archet démotivé. La musique qui s'écoule de l'ordinateur évoque plutôt les soirées tardives d'une jeunesse d'alcool, de sexualité et de dépression nerveuse. Rien qu'un long malheur sans drame entrecoupé de joies courtes et, surtout, d'énormes crises d'espérance. Il nous reste quelques belles années devant nous et des choix à faire. L'éthique ? La fête permanente ? Un rangement guindé ? Un doux mélange des trois ?

Grisaille sur la cour, dans laquelle, battu par les vents, danse le pauvre palmier posé là dans cette ville de l'Atlantique où il n'y a pas assez de chaleur ni de soleil pour son corps sec.

Quand l'été reviendra, quelques éléments auront changé, pour une vie plus en cohérence avec le destin que je suis en train de choisir.

 

vendredi, 19 décembre 2014

INCIPIT C'est idiot de mourir

 

Voici l'incipit du roman de Mario Puzo (l'auteur du Parrain) C'est idiot de mourir (en anglais, Fools die), publié en 1978 et traduit en français l'année d'après par Jean Rosenthal.

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« ÉCOUTE-MOI. Je vais te dire la vérité sur la vie d'un homme. Je vais te dire la vérité sur son amour pour les femmes. Jamais il ne les déteste. Tu crois déjà que je m'égare. Mais reste avec moi. Je t'assure... Je suis un maître magicien.

Crois-tu qu'un homme puisse aimer vraiment une femme et sans cesse la trahir ? Peu importe sur le plan physique, mais la trahir dans son esprit, dans la poésie même de son âme. Ah ! ça n'est pas facile, mais les hommes le font tout le temps.

Veux-tu savoir comment les femmes peuvent aimer, te prodiguer délibérément cet amour pour empoisonner ton corps et ton esprit, pour tout bonnement te détruire ? Et par amour passionné, choisir de ne plus t'aimer ? Et en même temps t'étourdir avec des extases idiotes ? Impossible ? C'est facile à dire.

Mais ne t'en va pas. Ça n'est pas une histoire d'amour.

Je te ferai sentir la douloureuse beauté d'un enfant, le désir animal du jeune adolescent, les élans moraux et suicidaires de la jeune femelle. Et puis (ça, c'est difficile) je te montrerai comment le temps fait décrire à l'homme et à la femme un cercle complet, leur fait échanger leurs corps et leurs âmes.

Et puis, bien sûr, il y a le GRAND AMOUR. Ne t'en va pas ! Il existe ou sinon je le ferai exister. Je ne suis pas maître magicien pour rien. Vaut-il ce qu'il coûte ? Et la fidélité sexuelle ? Ça existe ? Est-ce de l'amour ? Est-ce même humain, cette passion perverse de n'être qu'avec une personne ? Et si on n'y arrive pas, a-t-on une prime pour avoir essayé ? Est-ce que ça peut marcher dans les deux sens ? Bien sûr que non, et pourtant...

La vie, c'est comique, et il n'y a rien de plus drôle que l'amour voyageant à travers le temps. Mais un vrai maître magicien peut tout à la fois faire rire et pleurer son public. La mort, c'est une autre histoire. Je ne plaisante jamais sur la mort. Ça dépasse mes pouvoirs.

Je suis toujours vigilant devant la mort. Elle ne me trompe pas. Je la repère tout de suite. Elle se plaît à venir sous son déguisement de péquenot ; une loupe un peu comique qui soudain grossit, grossit encore ; la verrue sombre et poilue qui plonge ses racines jusqu'à l'os même ; ou alors elle se dissimule derrière une petite rougeur fébrile. Mais tout d'un coup voilà que ce crâne grimaçant apparaît pour prendre la victime au dépourvu. Mais jamais moi. Je l'attends. Je prends mes précautions.

Comparé à la mort, l'amour est une affaire ennuyeuse et puérile, et pourtant les hommes croient plus à l'amour qu'à la mort. Les femmes, c'est une autre histoire. Elles ont un secret qui leur donne de la force : elles ne prennent jamais l'amour au sérieux, elles ne l'ont jamais fait.

Mais attends, ne t'en va pas. Écoute ; ce n'est pas une histoire d'amour. Oublie l'amour. Je vais te montrer tous les efforts du pouvoir. D'abord la vie d'un pauvre écrivain qui lutte. Sensible, talentueux. Peut-être même un peu de génie. Je te montrerai comment l'artiste en bave pour son art. Et pourquoi il le mérite si bien. Et puis je le montrerai en habile criminel en train de prendre du bon temps. Ah ! quelle joie éprouve le véritable artiste quand enfin il devient une canaille. Le fond de sa nature s'est alors découvert. Plus question de faire des histoires à propos de son honneur. Le salopard est un escroc. Un combinard. Un ennemi de la société qui se montre au grand jour au lieu de se cacher derrière sa connerie d'art. Quel soulagement ! Quel plaisir ! Quel ravissement pervers ! Et puis je te raconterai comment il redevient un honnête homme. C'est une tension terrible que d'être une canaille.

Mais ça t'aide à accepter la société et à pardonner à ton semblable. Quand on en est là, personne ne devrait être malhonnête à moins d'avoir vraiment besoin d'argent ».

Mario PUZO. C'est idiot de mourir (Fools die). Traduction de Jean Rosenthal

 

jeudi, 18 décembre 2014

La bouteille de l'exil

Cette pièce fut écrite à l'hiver 2005 et jouée durant le printemps 2006 dans un squat du onzième arrondissement. Depuis, elle était tombée dans le tombeau de l'oubli. D'ailleurs, cette version semble incomplète. Au détour d'un acte, il manque un pan de texte !

 

Acte premier

 

1

 

Un homme, Milos, mince et grand, la quarantaine indéfinie, est assis sur une chaise en bois, sur la scène au milieu de l’estrade en bois.

Par terre, à côté de lui, une bouteille de whisky, de la marque Bowmore.

Il parle avec un petit accent slave.

 

Milos, après un long temps silencieux

Je ne suis jamais allé au théâtre.

 

Il réfléchit, puis se baisse un peu pour ramasser sa bouteille. Il boit au goulot. Il ne se presse pas. Quand il parle, sa voix est calme et monocorde.

 

Milos

Avant, je buvais du Lagavulin. Mais on ne trouve pas ce whisky ici. Je me suis donc mis à boire du Bowmore en arrivant à Paris.

 

Il sirote un peu. Puis croise les jambes, soupire vaguement.

 

Milos

Jusqu’à ma crise cardiaque.

 

Un bruit de talons aiguille.

Milos se renverse sur sa chaise, pose un peu, attendant la visite.

Les pas se rapprochent. Entre Marie.

 

2

 

Milos et Marie sont tous deux sur scène.

Il est assis, sa bouteille à la main.

Elle s’active à rangeoter partout.

 

Marie

Tu as écris aujourd’hui ?

 

Milos

Je n’ai pas pu. Je me suis souvenu de la prison. Du gardien brun, qui louchait. Des médicaments. Non, je n’ai pas écrit.

 

Un temps, puis :

 

Milos

J’ai bu.

 

Marie soupire.

 

Marie

Tu te rends compte que tu perds ton art ? Que tu rates ta vie d’auteur ?

 

Milos

Je n’arrive plus à écrire. La prison. Les codétenus. La dictature.

 

Son visage se crispe.

 

Marie, coupable

Je sais. Excuse-moi. Je ne peux pas comprendre. Pardonne-moi, Milos.

 

Milos, satisfait et généreux

Ce n’est rien. Personne ne peut me comprendre. Ne t’inquiète pas.

 

Marie

Je ne te laisserai jamais tomber, Milos.

 

Elle sort.

Satisfait, Milos lève les yeux au ciel et prend un verre.

 

Milos

Ah, la dictature. L’amour ? Dictature. L’amitié ? Dictature. L’argent ? Dictature. La dictature ? Dictature. La démocratie ? Dictature. Le théâtre ? Dictature. Et la vie ? Dictature, dictature, dictature.

 

Scène 3

 

Entre l’Ami

 

L’ami

Bonjour. Marie avait l’air triste.

 

Milos

Ah, mon ami, entre !

 

L’ami

Elle ne m’a même pas embrassé.

 

Ils se serrent la main, ou se donnent une accolade, en fonction de l’affinité qui unit les acteurs.

 

L’ami

Vous vous êtes disputés ?

 

Milos

Comment vas-tu ?

 

L’ami, sans y penser

Très bien. Déprimé, comme d’habitude. Et toi ?

 

Milos

Bien, bien. J’aimerais bien partir en vacances. Paris me fatigue.

 

L’ami

Qu’est-ce qui te fatigue ?

 

Milos

Les voitures, la pollution, le bruit de la machine à laver, les bistrots crades, Marie…

 

L’ami, soudain rempli d’espoir

Tu partirais en vacances sans elle ?

 

Milos

Impossible, hélas.

 

L’ami, déçu

Ah.

 

Il soupire, fait quelques pas.

 

L’ami

Je t’aurais proposé quelques jours en bateau. (Montrant la bouteille)Tu me sers un verre ? Il y a très souvent une femme, dans le hall de votre immeuble, en bas des escaliers. La soixantaine, un regard très insistant. Ce n’est pas la gardienne.

 

Milos

La folle.

 

L’ami

Une folle ?

 

Milos

On l’appelle la folle. Je ne sais plus si elle s’appelle Jalberte, ou Jélberte.

 

L’ami

Gilberte ?

 

Milos

Oui. Elle doit d’ailleurs savoir qu’on l’appelle la folle. Elle habite au sixième étage, et vient parfois boire un verre.

 

L’ami

Elle m’a regardé bizarrement.

 

Milos

Une amie de Marie. Elles parlent dans l’ascenseur, prennent le thé. Je suis fatigué de cet immeuble. Je regrette mon pays, vois-tu.

 

L’ami, lassé

Retournes-y.

 

Milos

Penses-tu. Ces salauds m’ont gardé trois ans en prison. Ils seraient capables de m’y remettre.

 

L’ami, timidement

Je croyais que c’était trois mois.

 

Milos

Tu ne sais pas ce que c’est. La prison. Les gardiens, surtout le bigleux. La sonnerie. Les coups. La promenade, monstrueuse.

 

Il s’en met un coup.

 

L’ami

Sers-en moi un verre.

 

Milos, criant

Marie !

 

À l’ami

Elle va t’apporter un verre. Que veux-tu ?

 

L’ami

Comme toi.

 

Milos

Un verre de scotch, pour mon copain !

 

L’ami

Mais tu ne bois pas de scotch.

 

Milos

Je te laisse le meilleur, mon cher.

 

Un temps

 

Qu’est-ce que tu racontes ?

 

L’ami
Rien, comme d’habitude.

 

Milos

Le boulot ?

 

L’ami

Ça va.

 

Milos

Les femmes ?

 

L’ami

 

Milos

Sérieusement. Désert ?

 

L’ami

Oui.

 

Milos

Hélène ?

 

L’ami

Ma chère Hélène ! Mais c’est une amie d’enfance.

 

Milos

Des collègues ?

 

L’ami

Ce serait original, ça, une collègue. Dommage que je n’ai pas de secrétaire ou d’assistante.

 

Milos

Quand je vivais avec ma première femme…

 

L’ami

Ah ! Voilà ce qui me manque, pour que le tableau soit complet. Une première femme ! J’ai une femme, et je la quitte pour une autre femme, si possible rencontrée sur mon lieu de travail, et si possible, hiérarchiquement un tout petit peu en dessous.

 

Milos

Inscris-toi à un club de tricot, si tu ne veux pas rencontrer des femmes comme tout le monde.

 

L’ami

J’essaie de réussir ma vie. En quoi cela m’avancerait de me plier au modèle du fat, de l’imbécile qui trompe la mort en trompant les femmes.

 

Milos

Mais que fais-tu de ta virilité ?

 

L’ami

Ma virilité est trop importante pour que je la dispense à n’importe quelle minette.

 

Milos

Et ta jeunesse ?

 

L’ami

La jeunesse ? C’est comme Dieu : je n’y ai jamais vraiment cru. (échanger virilité et jeunesse ?)

 

Milos

Mais, alors, ta vie…

 

L’ami

Ma vie ?

Soudain, il se prend la tête et crie.

Aïe !

 

Milos se lève soudain.

 

Milos

Qu’est-ce qu’il y a ?

 

L’ami, se frottant la tête

Aïe, ouïe, tu me fais mal avec ta normalité.

 

Milos

Oh, arrête. Qui est le petit bourgeois franchouillard ?

L’ami, refroidi

Je te remercie.

Entre Marie. Elle apporte un verre de scotch.

 

L’ami

Merci, Marie

 

Milos

Merci, ma chérie.

 

Marie

Vous n’en avez pas assez de me voir vous servir ?

 

Milos

Tu le fais avec tellement de grâce.

 

L’ami

Je peux me servir tout seul, si tu veux. Je n’osais pas, n’étant pas chez moi.

 

Marie

Oui, à force de tout faire tout seul, toi, tu vas finir par oublier ce que c’est qu’une femme. Ça fait combien de temps ???

 

L’ami

Longtemps, sans doute. Mais je préfère payer mes domestiques, et discuter avec ma femme.

 

Furieuse, Marie sort.

 

Acte second

 

Scène 4

 

Milos

Je ne sais pas ce qu’elle a, en ce moment.

 

L’ami, pincé

Ah ? Je la trouve pareille que d’habitude.

 

On sonne.

 

Milos

Cela doit être mon docteur.

 

L’ami

Tu es malade ?

 

Milos

Oh, non. Mais Amnesty International et Le Comité International pour la Paix et contre le Racisme me payent un médecin. Ce serait malpoli de refuser. (Soudain vindicatif)Il faut encourager ces institutions, tu vois. Ce sont eux qui nous sauvent. Ce sont eux qui nous soutiennent.

 

Il est interrompu par des cris. On entend Marie et le docteur. Marie crie et pleure. La voix du docteur est calme et très paternaliste.

Marie, hurlant

Si vous saviez tout ce que je fais pour lui… Pour l’en sortir.

 

Le docteur

Certes…

 

Marie

Il est accroché à sa bouteille comme une puce à un chien, docteur, et à moi comme un noyé à une branche.

 

Le docteur

Croyez-vous ?

 

Marie

Je ne l’ai jamais laissé tomber. Il ne s’en rend pas compte, mais je veille sur lui du matin au soir, et jusqu’à la nuit, quand il ronfle, à moitié écrasé sous son oreiller.

 

Le docteur

Mais Marie…

 

Marie

Les hommes sont égoïstes, docteur.

 

Le docteur

C'est-à-dire…

 

Marie

Ce sont de gros tas mous et vides qu’il faut remplir continuellement pour qu’ils puissent continuer à jouer à l’homme et à se glorifier de ce qu’ils sont.

 

Le docteur

A cet égard…

 

Marie

Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est, docteur. Un homme perpétuellement ivre. Il est bourré, toujours, chaque soir fin soul, torché jusqu’au bout de la nuit, soulographe dès l’aube, poivrot, infiniment poivrot, totalement bituré…

 

Le docteur

Reprenez vous, Marie.

 

Les sanglots redoublent.

 

Le docteur

Marie, ressaisissez vous !

 

Les sanglots retriplent.

 

Le docteur

Pour l’amour du ciel, Marie, essayez de vous remettre !

 

Des bruits de talons s’éloignent. Une porte claque. Grand silence. L’ami regarde le plancher. Milos se racle la gorge.

Entre le docteur.

 

Le docteur

Bonjour, Milos. Bonjour, Monsieur.

 

L’ami

Je vais vous laisser.

Il se lève.

 

Milos

Mais non, reste. Comment allez-vous, docteur ?

 

Le docteur

C’est à vous qu’il faut poser la question, Milos.

 

Milos

J’ai senti que la piqûre d’avant-hier m’avait fait beaucoup de bien.

 

Le docteur

Ah ! C’est très bien… Alors je vais vous la refaire aujourd’hui.

 

Milos, content

Je vous emmène dans ma chambre.

 

Ils sortent.

 

 

Scène 5

 

L’ami reste seul. Il se lève, s’apprête à enfiler son manteau.

Entre la folle.

 

La folle

Bonjour. Qui êtes vous ?

 

L’ami, se lève et salue

Bonjour madame. Je suis un ami de Milos et Marie. Nous nous sommes vus dans le hall, tout à l’heure.

 

La folle

Et d’autres jours aussi.

 

L’ami

Je me souviens.

 

La folle

Vous aimez Milos et Marie ?

 

L’ami, surpris et gêné

Mais…Mais certainement ! Si je viens les voir ! Milos est un ami très cher…

 

La folle

Vous avez fait l’amour avec eux ?

 

L’ami

… ?

 

La folle

Ne vous gênez pas pour me regarder avec des yeux égarés. Mes voisins m’appellent la folle.

 

Cris venant du couloir. Engueulade Marie et Milos. Cette engueulade, on ne la verra pas, mais elle arrive sur la scène entre deux tirades de nos protagonistes vus.

 

Le dialogue qui suit ressemble à un dialogue de sourds : chacun se répond à soi même, le temps d’une ou deux phrases, puis ferme les yeux ou semble écouter pendant les phrases suivantes, et reprend son propre monologue. Les cris de Milos et Marie perdurent.

 

La folle

Voyez ? Ils se disputent à nouveau.

 

L’ami

Eh oui…

 

La folle

Et c’est moi qu’on appelle la folle.  Ils se disputent ainsi plusieurs fois par jour.

 

L’ami

Je sais.

 

La folle

J’ai, un soir, emmené Marie à la pharmacie. Nous avons dit qu’elle était tombé dans l’escalier : un énorme bleu autour de l’œil.

 

L’ami

Ça ne m’étonne pas.

 

La folle

Mais le lendemain, pfuit ! Je suis la folle, et elle me regarde avec dédain en passant au bras de cet imbécile.

 

L’ami

Ça ne m’étonne pas.

 

La folle

J’ai été mariée sept fois, et avant je me prostituais. Ma vieille amie Linda n’a jamais eu le moindre amant. Vierge comme une poule qui n’a jamais pondu. Pourtant, ce qui est surprenant, c’est que nous avions la même expérience de l’amour. Elle est morte l’année dernière, la veinarde.

 

Hurlements, dispute entre Milos et Marie.

 

La folle

Au fond, qu’est-ce qu’une histoire d’amour ? Nous essayons, chacun, de construire notre rêve avec l’autre. Mais nous n’avons pas son accord. J’ai séduit Marie, puis Milos. Je les ai bercé, chacun, toute une nuit. Mais j’ai compris à leurs étreintes qu’ils sont des ectoplasmes sans foi ni but, sans loi ni sens.

 

L’ami

Ils essaient, chacun, de construire leur rêve sur la vie de l’autre, sans même savoir si l’autre est d’accord. Ils ont chacun jeté furieusement leur dévolu sur l’autre, et s’estiment chacun victime de l’autorité avec laquelle l’autre a jeté son dévolu sur eux. Leur histoire d’amour est une incompréhension symétrique et simultanée.

 

La folle

Ils sont les fantômes de ce qu’ils furent, à l’enfance, à l’adolescence, avant la capitulation. Ils ont cru fuir l’autre dans mes bras. Mais ils n’ont pas supporté cette fuite. Ils sont prisonniers l’un de l’autre, puisqu’ils sont enveloppés dans la couverture étouffante de leur propre déchéance/renoncement.

 

L’ami

Ce qui frappe, dans leur histoire d’amour, c’est l’absence d’amour. Pourtant, chacun est persuadé d’avoir tout donné, tout quitté pour l’amour.

Il souffre de devoir la supporter chaque jour. Elle souffre de devoir le supporter chaque jour. J’étais là dès le début ; j’ai vu les premiers baisers, assisté aux premières caresses. Je les vois, depuis dix ans, souffrir l’un de l’autre. Mais aucun ne part.

 

La folle

Et s’ils partaient, chacun, ce ne serait pas pour vivre seul, car la solitude est un perpétuel miroir. Ce serait pour déverser leur propre échec sur une autre femme, si semblable à Marie, sur un autre homme, si semblable à Milos, sur une autre image. Sur une autre erreur.

 

L’ami

Elle n’est jamais partie.

Il n’est jamais parti. Il est persuadé qu’elle s’accroche à lui, lui qui n’aspire qu’à être libre, à passer de bras en bras, de femme en femme. Mais il ne s’en va pas. Même quand elle lui demande.

 

La folle

Elle est convaincue qu’il ne vit que par elle, et que sans elle il ne serait rien. Elle qui n’aspire qu’à la tranquillité, la paix, le bonheur calme et joyeux de la vie, loin de ce poids insoulevable qu’elle doit pourtant soulever. Elle pense qu’elle serait pénétrée de bonheur s’il n’était plus là. Mais elle ne l’a jamais laissé partir. Même lorsqu’il a essayé.

 

Cri de Milos. Un énorme bruit de meuble qui tombe. Marie hurle.

 

L’ami

Ils essaient, chacun, de justifier leur échec par la présence de l’autre, mais aucun ne va construire sa vie, sur le modèle de son rêve, deux rues plus loin ou en Amérique du Sud. Ils partagent chaque journée, chaque nuit, depuis dix ans. Mais aucun ne sait qui est réellement l’autre.

 

La folle, cassandresque

On a toujours besoin d’une vieille folle, dans les bras de laquelle sangloter quand le cœur s’effondre, et qu’on peut critiquer et ridiculiser quand tout est rentré dans l’ordre, quand l’ordre social roule, quand tout va bien.

 

L’ami (ton radical et rigidité accentués au cours du monologue)

L’ami célibataire est le réceptacle des drames, et il dîne seul quand le couple élégamment vêtu va puiser sa gloire dans le regard satisfait d’autres couples qui lui ressemblent. L’ami célibataire est rare : il est celui qui demeure malgré les humiliations, malgré les oublis du partage qui fit naître cette amitié. Il est le bras sur lequel on s’appuie, quand les structures menacent de s’effondrer. Il est le regard exacerbé, acide, qu’on fuit la plupart du temps, qu’on fuit parce qu’il est la lumière implacable de la vérité.

 

La folle

Ils ne peuvent rien imaginer d’autre que ce qu’on veut bien leur montrer. Si je ne hurle pas, la nuit, dans l’immeuble, comme un bête féroce, alors ils croient que je passe la nuit seule. Si je sors tous les jours, de longues heures, et ne revient qu’aux repas, alors ils croient que je vais travailler… Ils ne s’imaginent que ce dont ils veulent bien admettre l’existence.

 

L’ami

Et demeurent hermétiques à toute parole vraie, dès lors qu’elle fragilise l’édifice de béton sur lequel ils ont construit leur identité. Pourtant, un souffle léger ferait tomber leur monde. Une brise, que dis-je, le pétale d’une fleur, se cognant dans sa chute sur leur maison de certitude et de béton armé, la détruisait instantanément.

 

La folle

Ne parlez plus de détruire cette bâtisse de béton qui contient leurs sentiments, leurs idées, leurs gloires, leurs illusions : elle est tombée depuis longtemps. La société, la famille, le couple, l’individu, depuis les premiers temps de leur naissance, est une ruine, une ruine qui se prend pour un palais.

 

L’ami

Chhhh… Ils arrivent.

 

 

Scène 6

 

Ils demeurent, chacun dans son coin, immobiles, statués, dans le salon. Entrent Marie et Milos. Epuisés. Vidés. Fatigués. Et calmes.

Une petite musique de violon monte dans la pièce.

Marie va se poster devant la fenêtre étroite. Les mains derrière le dos, elle semble se bercer en regardant l’invisible, au son de la musique douce et pénétrante.

Milos, lui, s’assoit sur le fauteuil. Quelque chose de lui-même le morfond. Il est triste et soulagé d’avoir gueulé, sans doute cogné.

Marie semble être partie en rêve : cela se voit à son dos, qui semble n’être qu’un corps vidé d’âme : l’âme est dans le regard, et le regard flotte sur la ville.

L’ami et la folle, n’osent plus bouger. De toutes façons, chacun sait qu’il n’est qu’un meuble dans cette histoire. Chacun sait qu’il n’a aucune importance. Ils sont les objets de ce couple. Et n’ont qu’à l’accepter, pour avoir droit au petit verre, aux apéritifs, aux petits thés.

Au bout d’un long moment de silence, Milos soupire, et parle d’une voix calme. Résolue.

 

Milos

Tout allait bien quand nous vivions dans notre ancien appartement.

 

Marie, lointaine

Oui…

 

Milos

Allons-nous croire aux énergies qui circulent dans les lieux ?

 

Marie

C’était le ciel : le ciel, si vaste, par la fenêtre…

 

Milos

Mais tu ne voulais plus de ce ciel. Il te faisait mal aux yeux. Il y avait cette terrasse, sur laquelle je pouvais boire et fumer mes cigares. C’est le manque de terrasse ici qui nous tue.

 

Marie

A la fin tu n’allais plus jamais sur cette terrasse. Elle te rappelait la cour des tortures. Tu ne sortais plus de la chambre.

 

Milos

Il me semble malgré tout que l’autre appartement nous rendait plus heureux.

 

Marie

C’était peut-être le quartier.

 

Elle sort de la pièce.

Milos se lève, et la suit.

Lentement, alors que se remettent en mouvement les corps de l’ami et de la folle, alors qu’ils sortent de l’immobilité, entre le docteur. Il s’assoit sur le fauteuil de Milos. La folle et l’ami s’approchent. L’ami s’assoit sur la chaise d’en face, où Milos était quand s’ouvrit la première scène.

La folle demeure debout. Elle évolue comme une danse lente et inavouée, quand le docteur se tait. Elle s’immobilise quand le docteur parle.

 

 

Le docteur

Tout était bancal et difficile. Il hurlait, elle pleurait. Elle hurlait, il s’effondrait. Mais une sorte d’harmonie, un équilibre d’équilibriste ressortait de leur histoire. Et puis ils ont acheté une télévision…

 

L’ami

Et vous pensez que cette télévision les a précipité dans l’enfer des couples-prisons ?

 

Le docteur,docte, rechaussant ses lunettes

L’achat d’une télévision, ou l’augmentation du temps passé à la regarder, survient toujours corrélativement au désagrégement d’un couple. Mais, malgré une observation minutieuse sur vingt ans de carrière, je n’ai jamais pu savoir si la télévision était la cause, ou la conséquence, de ce désagrégement.

 

L’ami

Vous vivez avec quelqu’un, docteur ?

 

Le docteur, fasciné, bercé par sa propre histoire

Un jour, j’ai reçu une lettre, d’une jeune femme que je connaissais un peu, par des amis. La plus belle lettre qu’un homme ait jamais reçu d’une femme, mon cher Monsieur. J’en ai presque pleuré. Elle y parlait de nos clins d’œil, de notre entente de fond et de nos désaccords ponctuels. Elle y rappelait la difficulté de vivre seul dans notre société. Elle y décrivait son impossibilité à mener une relation amoureuse normale, comme ses amies. Tout la dégoûtait, tout l’ennuyait : embrasser quelqu’un pendant de longues minutes en ayant l’air passionné, rire aux plaisanteries minables d’un homme, dire « nous » d‘un ton suave au lieu de dire « je » énergiquement… Madeleine m’avouait qu’elle avait été marquée par ma personnalité. Elle me proposait de l’épouser. Nous pourrions vivre heureux, unis par une amitié raisonnable et fidèles, toute notre vie, me disait-elle. Je ne vous ferais pas la cuisine et vous ne laveriez pas la voiture. Je ne dirais pas de phrases féministes et vous ne feriez pas de réflexions misogynes. Ah, cette lettre… Cette lettre, dont je n’ai pas oublié le moindre mot.

 

(Il récite, inspiré, les yeux noyés dans son souvenir) :

 

« C’est pourquoi, Hans-Hugo, me suis-je décidée à vous écrire, en espérant que vous comprendrez la double délivrance que je vous propose : celle du célibat, dangereux pour la santé sociale, et celle du couple amoureux, fatal à l’intelligence».

 

Il relève la tête, au bord des larmes, transi

 

C’était une lettre si belle que j’ai cru un moment que je tombais amoureux. Mais non… J’étais tombé follement ami. Follement, totalement et passionnément ami.

 

L’ami, éberlué

Et… Vous avez répondu ?

 

Le docteur, passionné, hurle presque au début de la tirade

Si j’ai répondu ! Si j’ai répondu ! Pensez vous ! Une si belle lettre ! Je me suis précipité chez le fleuriste du coin de l’avenue Lowendal. Pris de folie, j’ai dépensé tout mon salaire du mois en chrysanthèmes et en roses rouges. Vous imaginez la splendeur de ce bouquet, que je lui fis parvenir dans l’après-midi. J’y accompagnai une lettre fougueuse, lui proposant le mariage, l’achat d’une maison au bord de la mer (je savais qu’elle adorait faire de la planche à voile), et lui joignis les multiples papiers prouvant mes diverses possessions. Cette femme admirable n’avait absolument aucune conscience de ma jolie fortune alors. Elle m’avait pris pour un médecin d’origine ouvrière, sans doute à cause de mes vestes achetées chez les Pauvres de Saint Nicolas des Apitoyés. Nous nous sommes mariés un mois plus tard. Nos proches, éberlués, crurent à une passion dévorante. Nous nous retrouvions chaque matin, dans la cuisine, et discutions de nos lectures de la veille, en partageant le petit déjeuner. Mon cher, si vous saviez comme j’ai été heureux !

 

Il y plonge à nouveau dans ses souvenirs, puis ses sourcils se froncent.

 

Plus tard, pourtant, nous avons failli nous séparer, lorsque nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Heureusement, il s’est avéré bien vite que c’était une passion passagère. Nous sommes redevenus amis.

 

L’ami, décontenancé

Ah…

 

Le docteur

Si vous saviez le nombre de rhumes, d’angines, de rougeoles… Que j’ai soigné à coups de pilules allopathiques, sachant pourtant très bien que ces maladies n’étaient dues qu’à la vie quotidienne épouvantable de mes patients… Mais, nous les docteurs, que pouvons-nous faire ? Le couple est un échec à la fois personnel et sociétal. Personnel, car il est l'ultime solution de celui qui a essayé de vivre libre et n'y est pas parvenu. De toute la société, car si elle avait réussi à assurer la survie psychologique et physique de tous, personne n'aurait besoin de s'asservir à deux et de se vautrer dans le fait d'être une moitié de couple.

 

L’ami ne sait trop quoi penser…

 

Le docteur

Réjouissez vous, mon cher, de ce que vous appelez votre échec affectif.

Il se penche vers lui, confidentiel :

Ne vous raidissez pas : Milos m’a tout dit : votre impuissance, votre extrême rigidité.

Furieux, l’ami s’étrangle.

Je vous le dis tout bas, ce n’est pas politiquement correct :

L’ami se penche pour mieux écouter :

Mes patients les plus équilibrés, selon moi, étaient les célibataires coincés et les maris fidèles. Les coucheurs, les noceurs, les découcheurs et les grivois, croient vivre des aventures lorsqu’ils passent, tout simplement, à côté de la merveilleuse aventure de la vie. Les histoires d’amour sont infiniment rares, et surtout, elles sont en général parfaitement invisibles. Invisibles ! Et si vous voyez des gens donner des signes d’amour, se tapoter la cuisse, se prendre la main, échanger de petits baisers, alors vous pouvez irrémédiablement en conclure que leur histoire est complètement ratée.

 

Il tire l’ami en passant la main sous son menton. Celui-ci n’ose rien faire.

Les longues stations d’embrassades dans la rue ? Un drame humain. Les nuits dans les chambres d’hôtel ? Des nuits d’enfer, où chacun joue son rôle à merveille, rate sa vie à merveille…

Il lâche le menton, l’ami ne bouge pas.

La mort : vous y avez déjà pensé ?

L’ami fait oui de la tête.

La mort : c’est notre gouvernail. Tenons-là bien contre notre poitrine, ne la lâchons jamais, car oublier la mort, c’est oublier la vie.

L’ami « reprend » sa tête, lentement, la replaçant au dessus de son cou, dans le continûment du corps.

Bravez la mort, souriez lui, apprenez à la connaître. Et vous oserez la vie, elle vous sourira, et vous prendra dans sa danse.

Entre Milos, fou de rage. Il vient se poster devant le docteur, comme un enfant vient dénoncer, ou chercher un arbitrage pour avoir raison.

 

Milos

Les femmes sont méchantes comme des gales. N’est-ce pas, docteur ?

 

Le docteur

C'est-à-dire…

 

Milos

Elles sont capricieuses. Elles sont hypocrites et criardes. Et fausses comme des billets de banque.

 

Le docteur

A ce titre…

 

Milos

Elle me bouffera jusqu’au bout. Elle m’assassine à petit feu. Elle se repaît de moi comme une mente religieuse.

 

Il pousse un hurlement de profond dégoût libérateur, se prend la tête entre ses mains.

 

Le docteur

Milos. Allons Milos.

 

Le docteur

Voyons Milos. Voyons…

 

Le docteur

 

Allons… Voyons… Voyons voyons voyons…

 

L’ami

Aller au cinéma, au concert ou au théâtre, et en revenir rempli d’une force de vie, d’idées à épouser, de visages auxquels s’identifier, de gestes à imiter. Comme l’essence permet à une auto de se mouvoir sur le goudron des routes, cicatrices de la terre, ces images, ces modèles s’inscrivent au creux des hommes et des femmes, consommateurs d’art, et se laissent consommer et consumer jusqu’à ce que l’individu soit totalement vidé. Alors il faut retourner au théâtre, au concert, au cinéma, chercher une identité, se remplir d’images et d’idées, afin d’être à nouveau animé, et de ressembler à ce qu’on n’est même plus : un être vivant.

 

La folle

Ils se drapent dans leur amour de l’humanité, dans leur foi en l’homme. C’est leur morale, même si elle ne se déchiffre pas clairement à la lecture de leurs actes. Cette passion pour leur propre espèce leur fait oublier ses beautés particulières, les différences qui l’habitent, les conflits qui la colorent. Ils en oublient ses piliers et ses frères : les arbres et les bêtes. Aussi ce qu’ils appellent leur humanisme les dessèche. L’humanisme, c’est aimer les chiens ; le spécisme, c’est gazer les humains.

 

Le docteur

Ils voudraient parfois sortir de leur piège, s’accrocher à autre chose, au sein du couple ou hors de lui. Mais ils ont tout perdu. Car ils ont oublié une chose : En amour, l’essentiel, c’est l’amitié.

 

Il sort. L’ami le suit. La folle demeure. Abattue. Elle est ailleurs.

 

 

Scène 7

 

La folle erre sur scène.

 

La folle

J’aurais pu… Combien de gens ont rêvé, dans leur première jeunesse, d’un avenir beau, vaste et radieux comme un champ de tournesol ? Combien de ces gens, épuisés, blessés, des dizaines d’années plus tard, tournent à l’intérieur de leur esprit minuscule ces trois mots désespérés : j’aurais pu.

J’aurais pu, j’aurais pu, j’aurais pu.

Et pourtant, si vous saviez comme c’est vrai : j’aurais pu ! (Elle hurle) : j’aurais pu !

J’aurais pu danser sur des planches hautes comme la gloire, et vous m’auriez aimée comme une idole. J’aurais pu marcher, belle et digne, dans des couloirs luxueux au fond de bâtisses grandes bourgeoises, et vous vous seriez dit, me voyant passer, palpant ma fortune, ensevelis sous ma morgue, vous vous seriez dit, qu’elle est belle, celle-là, et riche, et chanceuse, et je serais passée, mystérieuse, pour m’évanouir au coin de la rue, au fond d’une propriété, seule avec mon merveilleux chagrin : un chagrin de riche ! Un chagrin de belle !

J’aurais pu, gitane pauvre et sublime, marcher digne et libre, les épaules et les hanches plein de charmes et de tissus de couleurs, et prendre les hommes dans mes bras la nuit, des voyous, des accordéonistes des rues, les envoûter jusqu’au matin…

J’aurais pu, dynamique et affairée, discuter avec les grands de ce monde, en haut d’une tour de Bruxelles ou de Rio de Janeiro, ou de New York : quelles lois, quelle décisions, pour quel monde ? Nous aurions froidement et fièrement réglé le sort de millions de gens, de milliards de petites gens qui sont autant de pions infimes sur l’immense échiquier du pouvoir.

Mais j’aurais pu…

(Elle relève les yeux : le visage se transforme, se calme en une expression soudain magnifique, belle, presque d’au delà).

J’aurais pu sangloter au creux de bras qui m’aiment… J’aurais pu serrer contre moi mon enfant trisomique, et l’emmener loin, très loin de la folie furieuse des normes et des mesures…

(Elle avance, oublieuse de ce qui l’entoure, pénétrée par ses propres paroles, dans une exaltation intérieure).

J’aurais pu tout donner… Au monde, aux hommes, à un chien… J’aurais pu me dévêtir, laisser là mon orgueil et mes peurs, et avancer nue sous le soleil vert de l’espoir.

J’aurais pu tenter… Tenter ma chance, tenter mon bonheur, tenter ma vie, en les posant là, devant moi, sur les planches risquées du monde et de la vie. J’aurais pu vivre… Vivre… Vivre…

Elle marche, quelques pas, puis demeure, éclairée par le soleil vert de l’espoir et de la liberté.

Vivre (murmure).

Vivre ma vie, et non la retenir, et non l’empêcher, et non l’attendre, et non la regretter…

Vivre LA vie, et non la haïr, la juger, la séparer, la mesurer…

Vivre l’amour, sans plus l’attendre.

Vivre la liberté, sans plus jamais la regretter.

Vivre l’amitié, sans plus jamais la dénigrer.

Vivre les autres, sans plus jamais… Les comparer.

Vivre la peur… Sans plus jamais… l’analyser.

Vivre la haine. Sans plus jamais… La déguiser.

Vivre mon corps… Sans plus jamais… le détester.

Vivre mes rêves… Sans plus jamais… Les mépriser.

Vivre (murmure)…

Vivre (chuchotement).

Vivre (hurlement ; Cela doit faire peur à tout le monde).

Vivre ! (Sanglot. Elle s’effondre sur elle-même : implosion).

 

Des pas. Le docteur entre, vivement, inquiet. Il aperçoit la folle, recroquevillée au milieu est de la scène.

 

Le docteur

Madame… Madame… Que s’est il passé ?

Il s’approche d’elle et lui prend la main. Sa main est roide et convulsive.

 

Le docteur

C’est vous qui avez crié ?

 

La folle relève la tête.

 

La folle, belle voix, d’outre-tombe ou d’outre rêve 

Vous êtes la mort ?

 

Le docteur lâche sa main, saisi.

 

La folle, souriante.

Je vous attendais.

 

Elle se relève. Lentement. Elle n’est plus folle. Elle joue le rôle de sa vie. Enfin. Ces gens qui sont acteurs dans la vie, non sur les planches, non dans leurs rêves.

Mais excusez moi. Comment osé-je vous accueillir ainsi ?

Elle se lève, va contre le miroir de Marie et se maquille, avec sa petite boite à maquillage qu’elle a dans sa poche. Elle se refait une beauté, et pour la première fois de la pièce, se lâche les cheveux. Ils sont magnifiques, gris et très longs. Une symphonie de fils d’argent.

Elle se tourne vers le docteur, qui la regarde, saisi. Elle est magnifique. Soudainement très digne : toute droite. Elégante, distinguée, une danseuse d’un autre temps. Quelque chose de la gitane, dans la liberté insolente, et quelque chose de la princesse, dans la raideur.

Il est fasciné. Elle marche quelques pas vers lui.

 

La folle, souriante, limite aguicheuse.

Je vous attendais.

 

Le docteur sourit, gêné. Il est raide.

 

La folle, voix intime

N’hésitez pas à m’emmener. Je suis prête.

 

Le docteur

Je suis Hans-Hugo Cartier. Le docteur. L’ami de Milos et Marie. L’ami de leur ami.

 

La folle

Vous êtes belle.

 

Le docteur, saisi, attend un peu, puis :

Le docteur

Voyons, madame.

 

La folle

Vous êtes la mort.

 

Le docteur se tourne, ne voit personne, commence à bouger sur lui-même, mal à l’aise.

 

La folle

Vous êtes la mort. Prenez-moi dans vos bras.

Il la regarde, regarde la sortie, la regarde à nouveau, et finalement, marche à reculons, tourné aux trois quarts vers elle et se précipitant vers la sortie.

La folle

Auriez-vous peur de votre propre pouvoir ?

Il sort. Les pas s’arrêtent.

Elle regarde ses pieds et pense à haute voix :

La mort.

Puis elle regarde vers l’endroit où il est sorti, et sourit mystérieusement.

Auriez-vous peur de votre propre désir ?

Pas : il s’éloigne à toute vitesse.

 

Acte trois

 

Scène 8

 

L’ami

Quel âge avez-vous ?

 

La folle

Soixante.

 

L’ami

Magnifique ! Nous ne pourrons être typiques, alors. J’ai trente ans.

 

La folle

Vous êtes un niais. N’avez-vous pas remarqué que les homosexuels, les x et toutes ces unions soit disant hors normes sont cent mille fois plus normatives, cent mille fois plus petites bourgeoises et ridicules que n’importe quel couple du coin de la rue ?

 

L’ami

Je vous aime.

 

La folle

Hélas, non. Mais partons ensemble, tout de même.

(A part)

Le docteur a dit qu’il ne fallait pas bouder la chance.

Il est suspendu à son bras, dans son rêve. Elle contemple la mort, et marche très digne, sans même le voir. Ils sortent ainsi.

 

Scène 9

Avant-avant dernière scène

Mais les habitudes reprennent, et la scène finale le prouve… Au moins y a t-il plus d’aveux, de vérités… Et une sorte de conscience de ce qu’on vie. Aussi Milos et Marie ressortent grandis et plus heureux de cette histoire, parce que désormais et grâce aux autres, ils choisissent la vie qu’ils mènent, au lieu de la subir. Cela change donc tout, même si la vie elle-même demeure semblable.

 

Milos

Ils me méprisent tous les trois. La folle, mon ami et le docteur savent, chacun à leur façon, chacun par leur expérience, que je ne vaux rien, et que je peux rien. Impuissant. Dans tous les sens du terme, sauf celui auquel il sert habituellement. Impuissant. Je devrais te quitter. Mais à quoi bon ?

 

Marie, après un long soupir

Oh mon amour, je dois encore te séduire, une fois de plus, pour que tu ne me quittes pas. Mais quand donc aurais-je atteint cet état de sécurité et de perfection totales, sans plus avoir besoin d’agir, de parler, de ressentir des choses si fatigantes…

 

Milos s’approche d’elle, la prend dans ses bras

 

Milos

Tu n’as plus besoin de me séduire, ma chérie. Je reste là.

 

Marie

Ils nous haïssent, c’est leur principale occupation. Mais pourquoi daignent-ils nous le montrer, depuis les sommets élevés de la liberté et de l’indépendance ? Je suis fatiguée.

 

Milos

Nous sommes tous les deux très fatigués, ma chérie. Nous n’avons plus les moyens de vivre seul. Nous nous sommes tués.

Ils se serrent très fort.

Marie se met à pleurer.

 

Milos

Oh, ma chérie, je crois que nous préférons, tous les deux, vivre et mourir ensemble. Pourquoi chercher la liberté ? Pourquoi aimer la vérité ? Ont-elles jamais apporté le moindre bonheur à quiconque ? Les gens croient à leur valeur intrinsèque. Mais nous savons que nous ne sommes rien, nous ne méritons rien, et nous n’obtiendrons rien… Alors pourquoi détruire notre nid douillet ?

 

Marie

Nos disputes ne sont elles pas une façon facile de jouer chacun notre rôle ?

 

Milos

Je bois, tu cries. Je n’écris pas, tu travailles et rapportes de l’argent ; Mais je t’apporte un peu de gloire, n’est-ce pas ? Et un sens à ta vie. Allons, ne bougeons plus rien, mon amour. Ne changeons surtout pas. Laissons ces fous de l’intégrité se détruire et imploser. Observons les depuis notre petit confort.

 

Marie

Et notre petit confort, n’est-ce pas notre grand bonheur ?

 

Des pas.

 

Marie

Encore ton docteur. Je vais dans la chambre.

 

Elle sort de ses bras et sort par la gauche.

 

Scène 10

 

Le docteur entre par la droite.

 

Le docteur

Si nous n’étions pas enfermés, constamment, dans notre petit esprit étroit, dans nos croyances obsolètes et dans notre morale de restriction, où irait le monde ?

Si nous n’étions plus habités, seconde après seconde, par la peur et par la honte, où irait le monde ?

Si nous n’étions pas hantés par la peur d’être mauvais, par la peur d’être un mal, par la peur d’être différent, où irait le monde ?

J’ai peur d’imaginer un monde libre.

 

Milos

Mais dans un monde libre, y aurait il toujours une morale ?

 

Le docteur

Toi, le grand pourfendeur de la morale ! Tu y tiens, finalement, à cette morale ? Mais, quelle morale ? Y en a-t-il une actuellement ?

Ouvre les yeux sur la morale : elle est là, sous tes yeux. Ouvre les yeux sur l’anarchie : elle est là, sous tes yeux. Ouvre les yeux sur l’amour : il est là, devant tes yeux. Ton regard cherche quelque chose ? Il le trouve aussitôt. Ton esprit conçoit quelque chose ? Il le rencontre aussitôt. Alors imagine, maintenant, un monde sans peur, sans honte, sans mal, sans restriction.

 

Milos

Je ne peux pas.

 

Le docteur

De quoi as-tu peur ?

 

Milos

Je ne sais pas.

 

Le docteur

Imagine un monde sans peur, sans honte, sans mal, sans restriction. Mais imagine le beau et pur : rien ne le souille. Aucune pensée funeste ne l’assombrit, aucun désir néfaste ne l’abîme. Imagine un tel monde.

 

Milos

Le docteur

Juste un instant.

 

Milos

Je ne peux pas.

 

Le docteur

Essaie.

 

Milos

Je ne veux pas. A quoi servirait la vie ?

 

Le docteur

A rien. A quoi sers-tu ? Tu ne pourrais plus sucer ta haine dans un monde où la haine n’a pas lieu d’être. Tu ne pourrais plus t’accrocher à ta liberté dans un monde entièrement libre. Mais qu’est-ce que ta liberté, si elle meurt dans un monde libre ?

 

Milos

Je ne sers à rien. Laisse-moi sucer ma haine. Chacun ses sucettes. Ne m’ennuie plus.

Il marche vers les coulisses.

Je voudrais maintenant être seul avec Marie.

 

Il sort. Le docteur demeure debout, interdit, au milieu de la scène.

 

Avant-dernière scène : le docteur s’en va : les gens sont tous fous. Ils ne sait plus s’il est amoureux de sa femme ou non, mais dans le doute, il fait le pari de Pascal : s’il est amoureux, il ne le lui dit pas, pour que cela dure. S’il ne l’est pas, il continue tel qu’il a toujours fait, puisque ça marche et leur convient à tous deux.

 

Quoi qu’il arrive, qu’ils se démerdent ! Il ne remettra plus les pieds ici. Il appelle sa femme de son portable et l’invite au restaurant.

 

Scène 11

 

Dernière scène

 

Marie

Milos ! Milos ! La télévision !

 

Milos

Quelle horreur ! Elle est cassée ?

Marie

Mais non, idiot. La chaîne des citoyens bleus ! La chaîne la plus regardée ! Ils veulent t’interroger ! Un documentaire de deux heures !

Milos

Non !

 

Marie

Tu reviens sur le devant de la scène ! Les gens réalisent enfin ! Ton malheur, ton courage, le gardien qui louchait !

Prise d’une grande fierté :

Cela s’intitulera : « La plume et le courage : les écrivains de l’exil ».

 

Milos ne peut cacher sa joie, exulte, puis se referme soudain, misérable.

 

Marie

Comment ! Comment ! Tu n’es pas content ? Milos ! Tu dois le faire. Tu dois accepter (grave). Tu dois témoigner…

 

Milos, douloureux

Ce n’est rien. Ça remonte. Les murs. Les miradors. Cela va passer…

 

Il trébuche. Marie s’approche et le soutient.

 

Marie

Mon chéri. Cela va passer… Oui… Mais donne moi cette bouteille.

 

Il retient agressivement la bouteille. Elle laisse tomber et sort de la pièce.

 

Marie

Je vais répondre. Heureusement que je suis là.

 

Milos la regarde partir. Il pose sa bouteille.

 

Milos

C’est tellement difficile de ne plus boire de whisky, que je verse, chaque matin, mon jus d’orange dans cette bonne vieille bouteille de Bowmore.

 

Furieuse, Marie s’éloigne, à grands bruits de talons. Il observe sa bouteille, est traversé, d’une joie, d’un frisson heureux, peut-être d’un espoir. Il n’est pas intéressé par le départ de Marie.

Puis il boit.

 

Milos, confidentiel

Tu veux savoir quelque chose ?

 

Marie a toujours disparu, mais dans le regard de Milos on sent qu’elle est toujours là. D’ailleurs, le bruit de pas s’est arrêté à cette question.

 

Milos, convaincu

Je crois que j’ai beaucoup plus l’impression de vivre depuis que je bois du jus d’orange dans une bouteille de whisky que lorsque je buvais du whisky dans des vieilles bouteilles en plastic. C’est maintenant que je suis un vrai alcoolique.

Un temps, puis :

Le whisky n’est rien sans sa bouteille.

 

Les pas de Marie reprennent et s’éloignent.

Milos se rassoit sur sa chaise, au milieu de l’estrade. Il respire lentement, croise les jambes, et soudain se baisse et ramasse sa bouteille de Bowmore.

 

Milos, pensif

 

Je ne suis jamais allé au théâtre.

Il boit.

 

 

 

 

 

mercredi, 17 décembre 2014

Zone commerciale

MacDonald.jpg

Une femme attend debout au milieu de la zone commerciale. Son regard mouillé embrasse les parois du restaurant macdonald. Elle attend un petit garçon qui déjeune en compagnie de son père et de sa belle-mère. Elle lui avait promis un déguisement de superman : elle ne l'a pas. Elle sait qu'elle attendra longtemps, que c'est fait exprès. Les gens disent "c'est injuste : la garde est toujours donnée aux mères". Elle ne répond rien. Elle attend dans le froid et elle serre ses doigts à l'intérieur de son poing.

mardi, 16 décembre 2014

France-Maroc-Mali - XVII ème siècle

à propos de la dédicace qui eut lieu à l'Institut du monde arabe samedi dernier (13 décembre 2014) à Paris, voici ce qu'annonçait le site :

Sarah Rolfo

Le mot de Sarah Rolfo :

Dans ce bel album, nous suivons avec beaucoup d’émotions Paul Imbert, marin français dans ses péripéties depuis les dunes des Sables-d’Olonne à la cité de sable de Tombouctou. Nous sommes au XVIIe siècle, Al-Andalus a été reconquise par les Espagnols et les Maures d’Espagne se sont réfugiés au Maroc. Certains se livrent au pillage des navires pour le compte de princes marocains. L’équipage du capitaine Imbert croisera leur route. Il se battra vaillamment, mais l’issue est fatale. Les hommes du capitaine Imbert feront leur entrée dans la somptueuse Marrakech les chaînes aux pieds pour être vendus comme esclaves. Respecté et apprécié de son maître, Paul Imbert accompagnera ce dernier dans son voyage à Tombouctou, devenant ainsi le premier Européen à découvrir cette ville. Le sujet est traité avec érudition par l’auteure qui s’est abondamment documentée sur le sujet pour nous faire le récit de ces événements. De magnifiques illustrations accompagnent un texte écrit dans un style qui rappelle la langue de l’époque.

Description de l’ouvrage
Titre : L'homme des villes de sable
Edition : Chandeigne, 2014
Genre : Album
Prix : 20 €

 

 

La domination intellectuelle en douceur

En 1928, Edward Bernays, fils de la soeur de Freud et du frère de la femme de Freud, publie un ouvrage intitulé Propaganda. Il y distille l'art et la manière de manipuler les peuples, en faisant croire à chaque individu d'une masse qu'il pense par lui-même. Fervent défenseur de cet art, Bernays le théorise et l'applique à la fois. 

Aujourd'hui, nous sommes gouvernés comme des pions. Nous faisons des choix dictés par quelques décisionnaires, mais nous pensons que nous sommes libres. C'est pourquoi il est intéressant de lire Propaganda. La collection Zones propose ce texte en ligne, précédé d'une préface du québécois Normand Baillargeon.

 

"La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.

Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C'est là une conséquence logique de l'organisation de notre société démocratique. Cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d'une société au fonctionnement bien huilé.

Le plus souvent, nos chefs invisibles ne connaissent pas l'identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent.

Ils nous gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler les idées dont nous avons besoin, de la position qu'ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l'on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens – une infime fraction des cent vingt millions d'habitants du pays – en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. Ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l'opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d'autres façons de relier le monde et de le guider."

Edward Bernays, IN Propaganda, 1928

 

Sur AlmaSoror, on peut aller visiter le billet intitulé L'accent d'une pensée, ou encore Moineville, la ville des écrivains

Mais aussi Les dictatures douces, ainsi que Votre témoignage et Consciences silencieuses

Au bord de la D 85 un an après

 

Un blues lascif pénètre tous les espaces du bistrot à cheval entre une ville de province et sa campagne agri-industrielle. Un couple improvise une valse quelque peu mâtinée de tango. Je me souviens de la fête : c'était l'année dernière. Un océan de mojito baignait les âmes et les corps. Des lumières bleues et rouges clignotaient autour des canapés et de la baie vitrée. La nuit dansait, la poudre tournait, les douleurs administratives et sociales s'évaporaient. C'est comme si c'était la même trompette qui pleure aujourd'hui sur le silence et qui pleurait alors sur le bruit. Ce soir-là, tes yeux brillait. Ce jour-ci, tu n'es plus là. La percussion de mon cœur, depuis l'annonce de ton départ, joue moins en rythme. Des enfants passent dans une voiture, ils nous font des signes de la main. De vieux messieurs, ici, finissent leurs bières. Moi j'écoute la musique et je ne bois plus rien. Mon café refroidit sous mes yeux embués par le froid. Il faisait chaud l'année dernière, dans l'appartement de la fête. Tu dansais. Tu riais. Tu te fâchais. Tu ressemblais à l'éternel jeune homme. Je te regardais et je ne savais pas ce que tu pensais.

Tu ne pensais rien : tu dansais. Nous dansions sur le fil d'une vie sans savoir l'heure ni le jour. Une autre voiture passe sur la départementale D85 et je ferme les yeux. Je pense à toi une dernière fois.

 

jeudi, 11 décembre 2014

La sonate du remord

J'ai commis de grands crimes et je ne l'ai dit à personne. Il ne se traduisaient pas en sang, ni en déchirures visibles. Mais ils firent souffrir plus que je ne l'ai su. Comment se supporter soi-même, après avoir accompli tant d'outrages ? Croyez-vous que je le voulais ?

Non.

Je voulais faire le bien autour de moi ; que mes proches s'épanouissent en ma présence ; qu'ils se sentent vivifiés par mon amour.

J'ai déchiré des cœurs. J'ai lacéré des âmes. J'ai éteint tout espoir au sein de quelques êtres.

Seigneur, si vous existez, pourrez-vous me pardonner ? Le pire est sans doute que vous n'existez pas. Or, si vous n'êtes pas là pour réparer les blessures par moi occasionnées, qui donc pourra soulager mes victimes ? Voilà où mène l'intempérance. Voilà où ma propre douleur m'a mené : à être celui que je voulais à tout prix éviter d'être.

Ainsi parle le pécheur, qui a vécu dans la nuit obscure de sa colère. Il a voulu pardonner : il n'a pas su. Il a voulu aimer : il n'a pas pu.

 

Instances entre des silences

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Il faudrait encore bouger, il faudrait encore sentir, il faudrait encore chanter...

Bords d'Atlantique

 

Grand soleil sur la ville à moitié morte ! Picotements de vents ici et là, la tôle des gouttières tremble doucement. Tiédeur, d'où viens-tu ? Tu te mêles à la fraîcheur et vous formez ensemble l'atmosphère la plus étrange des vingt dernières années. Comme je t'aime, ville ouverte sur l'Atlantique ! Même si tu as perdu jusqu'à ton nom, ton histoire et ton blason. Une voix de basse canadienne murmure un rock traînant dans un électrophone des années 1980. Le XXI ème siècle s'est ouvert depuis quelques années déjà, mais qui peut nous parler d'un projet collectif ? Marxisme et catholicisme se font la guerre sur les étagères d'une vieille école abandonnée. Un moine sans habit se souvient de l'époque où tout tenait encore debout : l'aventure, la structure. La mission donnait peu de moissons mais le tracteur suivait sa course à travers les saisons. Je me réjouis tellement d'être vivante que j'ai peur de mourir d'éclats de rire. Une boisson pétillante sur un rayon abandonné ; un téléphone achevé au poignard ; il ne reste alentour que ruines et liberté. J'ai connu des gens, j'ai eu des amis. Ces éléments appartiennent à l'histoire trépassée.

 

mercredi, 10 décembre 2014

Les saccages

Vous qui souhaitez peut-être, par un soir de dépit, rejoindre la cohorte des saccageurs et des saccagés, voici quelques  conseils de base.

Pour détruire votre santé, commencez par vous laver le moins possible. Buvez énormément d'alcool, mangez des aliments gras, sucrés et chimiques. Dormez de façon aléatoire et déstructurée. Que vous dormiez peu ou beaucoup, l'important est de casser tout rythme de sommeil qui aurait tendance à s'installer. N'oubliez pas de vous exposer le plus rarement possible à la lumière, ainsi que d'écouter de la musique extrêmement fort, pourquoi pas avec un casque afin que vos oreilles reçoivent directement toute la force du son. Droguez vous ici et là, sans faire attention à la qualité des substances. Prenez des coups de froid en ne vous couvrant pas lorsque la température baisse. Passez de longues heures face à la télévision ou à l'ordinateur, assis d'une façon qui vous créée des problèmes musculaires et osseux. Avachissez-vous autant que vous le pouvez. Ne faites jamais de sport, menez des jours mous et soyez flasque.

Pour rater sa vie financière, il suffit souvent de dépenser sans compter pour des choses inutiles, le plus souvent possible. N'encaissez pas d'éventuels chèques que les gens signeraient en votre faveur. Détestez l'argent, et surtout, ignorez votre banquier ou, même, agressez le régulièrement. Méprisez toute idée de gestion intelligente de l'argent.

On peut se rendre la vie affreusement désagréable en étant de fort mauvaise humeur dès le matin. Le long du jour, maintenir un haut état d'irritabilité, se concentrer sur les problèmes plutôt que sur les événements qui se passent bien, et prendre soin de gâcher systématiquement les petits plaisirs quotidiens et les beautés qui surgissent au fil du temps. Mépriser les gens que l'on rencontre, détester toutes les choses que l'on doit faire, être désolé de se trouver là où l'on est, n'avoir aucun espoir que les choses s'améliorent. Mépriser les gens simples et bons, et toujours opter pour des comportements régis par l’intempérance et la brutalité.

Afin de vous assurer une vie sociale désastreuse, quelques techniques simples fonctionnent à merveille. Parlez très fort, de vous surtout, sans jamais écouter les autres. Ou bien, si cela est plus facile pour vous, taisez-vous en toute circonstance : prenez l'air fermé et détournez-vous de ceux qui vous adressent la parole. Mentez autant que possible ; dès que l'occasion se présente, faites preuve de radinerie. Affirmez votre cynisme, votre mépris, faites peur. Soyez arrogant, discourtois. Polémiquez sans réfléchir et montrez votre exaspération. Faites honte à d'éventuelles personnes assez motivées pour vous accompagner quelque part ou vous présenter à leurs proches, en vous tenant particulièrement mal. Enfin, refusez toute joie collective, opposez-vous à toute forme de consensus.

Au cours d'une histoire d'amour, n'accordez aucune attention à la personne qui vous accompagne ; montrez lui qu'elle vous fait honte et que vous trouvez ridicules ses idéaux et ses projets. Soyez méchant quotidiennement envers elle. Refusez tout romantisme, refusez toute sexualité ou alors seulement lorsque cette personne n'en a strictement pas envie. Faites des reproches, critiquez ses amis, sa famille. Soyez susceptible : prenez très mal la majorité de ses réflexions. Grâce à une hygiène désastreuse et à une vulgarité déployée, soyez le moins séduisant possible. Mentez-lui, trompez-la, draguez ses amis et harcelez-la de vos reproches.

Pour compléter ces quelques idées saccageuses, disons que pour aller dans le mur sans hésitation, il ne faut surtout pas savoir ce que l'on veut accomplir, ni dans quelle direction l'on souhaite orienter notre vie. On peut s'entourer de gens mous, inactifs, versatiles et sales, et faire fuir toute personne responsable et généreuse, en déployant sans cesse un énorme ego, mais aussi en aidant ses proches à sombrer dans des ornières dont ils ne se relèveront pas. Se dénigrer et dénigrer autrui, ne pas supporter la présence d'une personne plus douée que soi, ne jamais accepter la remise en question personnelle permettent d'accélérer la chute. On peut aussi se plaindre constamment, consacrer le plus clair de son temps aux choses futiles, vaines, mesquines, se complaire dans la souffrance croissante et se sentir tellement coupable de tout cela que, condamné d'avance par le dieu intérieur de son âme, il ne reste plus qu'une solution : tomber encore plus bas.

Détestez ceux qui vous aiment, et si vous devez accorder votre affection à des êtres, assurez-vous à l'avance qu'ils vous veulent du mal.

Ces quelques conseils, appliqués consciencieusement, donnent des résultats miraculeux.

mardi, 09 décembre 2014

La maison du fleuve

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Est-il possible que je vive désormais dans cette petite maison d'une ville au bord du fleuve ? ce fleuve dont, il y a trois années encore, j'ignorais le nom. L'existence d'un fleuve est la preuve de la possibilité du mouvement, c'est la philosophie qui m'échoit aujourd'hui que roucoulent à mes volets les tourterelles qui ne connaissent pas la peur de l'hiver.

J'ai voulu rater, il y a longtemps, ma vie et celle de ceux qui m'entouraient. J'ai noyé mes enfants sous le flot d'une souffrance, d'une violence dont je ne connais ni la cause, ni l'origine, que j'ai eu en partage avant même le jour de ma naissance. J'ai dit non aux présents que la vie m'offrait, j'ai renvoyé dans leurs ornières les gens qui m'apportaient des coups de main et des sourires. J'ai mangé dans une écuelle quand l'assiette m'attendait dans l'armoire, j'ai nourri mes petits de vers et de miasmes quand ils rêvaient de chips et de carottes tendrement préparées. J'ai gâché toute chance, j'ai salué d'un ricanement méchant chaque jour qui se levait.

Jusqu'au jour où la fatigue m'a pris.

Comme était belle, ce soir là, la vague bleutée qui déferlait sur le parking du centre commercial. C'était la robe du soir qui s'étalait sur les capots des voitures, les tôles des magasins, les sols de macadams. Un homme et un chien passaient, au loin, sous la barrière. Comment me suis-je laissée aller à la contemplation de la beauté ? Je ne sais.

Le lendemain, commençait la vie qui m'a menée ici. Une vie presque facile, où l'on glisse au fil des jours sans s'en faire des soucis et des écueils. Vrai, j'avais trop ramé.

Maintenant, je ne commets plus d'imprudence, ni d'impudence. Je ne cherche plus qu'à voir passer les enfants, les oiseaux et les chats, le long du chemin de la rive aménagée. Le fleuve nourrit mon songe et j'ai honte d'avoir détruit ceux que j'avais mis au monde. Où sont-ils aujourd'hui ? Le soir, j'allume cinq petites bougies, une pour chacun, et je les regarde se consumer en rêvant aux endroits où ils pourraient être... Peut-être.

Voyage dans les villes du bord du fleuve

(...) Le blogueur rentrait sous la pluie, les mains dans ses poches et son téléphone androïde qui ne sonnait plus encastré dans une des mains. Il passa les trois porches de la ville morte, le porche des Arcs, la rotonde des Frères Farouzot et le portique de VillaBar. Les escaliers du vieux quartier de Lune-Molle glissaient et il pataugea dans une flaque presque transparente. Il visualisait la poussière de sa chambre, le vide de ses années estudiantines, les rêves amoureux tant caressés aux premières lueurs de l'âge adulte. Il se remémorait plusieurs aurores qui l'avaient fasciné, aurores connues au cours des nuits blanches de désobéissance. "Fraternité" était le mot qu'il aurait voulu mieux connaître ou reconnaître. Lui, et les autres passants de la ville-pluie, ressemblaient à des cavaliers courageux et misérables, orphelins de cheval, dénués de projet, emplis d'un fou désir de vivre une aventure où le ciel déploierait ses instances et ses invites. Il rentrerait quand même chez lui tout à l'heure, fin d'une promenade en solitaire à travers les routes de béton jonchées de poubelles et les voies de terre bordées de peupliers.

Il bloguait tous les jours vers sept heures du soir et l'angoisse du blogueur le tenait dès le début d'après-midi, quand il se demandait ce qu'il posterait de nouveau sur le blog du Maître de Ravenswood. Écrire, filmer, photographier, parler, chanter, recopier, mélanger tout cela en un coquetel apéritif que des lecteurs anonymes et inconnus attendaient peut-être.

La pluie cessa : une éclaircie traversa le ciel qui se para d'une brillance propice à l'exultation intérieur. L'air devint frais. La rue des Loups et son antre de blogueur isolé n'était plus loin. Quelques enjambées l'amenèrent à sa porte. Avec amour il constata qu'il restait du bon café de Harar dans sa cuisine bienveillante. Il en poussa la porte grinçante, heureux déjà de, bientôt, poser ses lèvres sur la tasse bien chaude qu'il allait préparer. (...)

2011

        - M Dupondt

lundi, 01 décembre 2014

Nos vanités

 

« La gloire d’un homme, non moins que son crédit, non moins que sa fortune, est susceptible de grandir ou de diminuer sans changer de nature. Elle est donc une sorte de quantité sociale. Il serait intéressant de mesurer avec une certaine approximation, moyennant des statistiques ingénieuses, pour chaque espèce de célébrité, cette quantité singulière. »

Gabriel Tarde, IN Psychologie économique 1902

 

Quelques ouvrages de Jean-Gabriel Tarde sont disponible sur le site de l'Université du Québec à Chicoutimi.

Ailleurs sur AlmaSoror : Edmond Goblot et la distinction sociale

vendredi, 28 novembre 2014

Same town, new story

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Les heures passent lentement ; l’atmosphère du jour se tamise. J'ai laissé depuis maintenant plusieurs mois la grande ville où dans les salons les histoires de demain se fomentent et j'ai laissé ce matin les étangs, les prairies, les bois. Avant l'aube un camion attendait devant la double-porte de la maison basse. La route fut courte et ne ressembla pas à la route de Kerouac, à cause du GPS et d'un rendez-vous précis, mais à l'heure dite j'étais assise dans un train qui m'emmenait où je suis maintenant. Same town, new story : c'est la même petite ville de l'Ouest, où s'ouvre une histoire qui ne recommence pas. J'ai failli ricaner en ressassant les comportements des uns, des autres : et puis je me suis souvenue : l'histoire ne recommencera pas.

L'histoire ne recommencera plus jamais : je laisse le passé s'envoler au vent mauvais, au vent trop frais, au vent qui passe. J'appelle une femme : elle est danseuse. Je lui parle un long moment. J'écris par voie de mail à un ami qui vit dans une cité nordique. Je lui envoie quelques pensées et une électrobise.

Combien encore d'heures, de jours, d'années à vivre ? Peu importe, si chaque respiration me rapproche de mon âme.

Étonnante vie humaine de ces premières décennies du XXIème siècle, accaparée toute entière par des à-cotés et des contrebas, des détours et des réflexions parallèles.

J'aime des personnes à qui je n'écris jamais.