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mercredi, 19 novembre 2014

Latitude

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Pont routier à Saint-Christophe du Ligneron

Latitude : autobiographie du regard

mardi, 18 novembre 2014

Encore un adieu

 

Affreuses visions de l'hôpital, des parkings, des aides-soignantes qui se traînent dans les couloirs glauquissimes, tragique transformation de Carmina pourvue d'une perruque blonde, maigre comme un clou, décharnée, la peau du visage et du corps jaune, allongée sur son lit, la voix un peu changée, pâteuse. Il y avait ses deux filles Gudule et Cléo, gentilles avec leur mère, ayant laissé leur dureté habituelle aux portes de la chambre, conscientes sans doute qu'il n'y a plus le moindre espoir. Je suis rentrée avec elles en voiture et nous n'avons touché mot du drame qu'elles vivent, que vit leur mère, nous riions de rien et de tout dans les embouteillages de Vertou. Oh mon Dieu notre siècle est celui des camps de concentration, hôpitaux, prisons, barres HLM, notre siècle est celui de la déshumanisation du monde et des fous rires dans des voitures payées à crédit.

Lorsque nous nous levâmes pour partir, Carmina se mit à sangloter. Puis, devant nos consolations fades, devant l'inanité de ses larmes, devant l'absurde fatalité de la situation elle a cessé de pleurer. Nous l'avons laissée seule face au plateau repas médiocre apporté par l'hôpital. Nous ne parlons pas en vérité de la mort, nous n'en parlons jamais alors que chacun y pense. Cette omission grande comme le néant empêche un vrai contact.

Là voilà, cette manière de mourir que chacun veut éviter et vers laquelle tant d'entre nous se dirigent. Une mort non choisie, (mal) administrée.

J'en suis hébétée.

Voir de suite la mort en face permettrait d'éviter cette lente déchéance sans paroles. Accepter l'arrivée de la mort la rendrait plus douce, plus vraie, plus tangible. Un adieu paisible serait possible.

Mais nous allons voir Carmina, nous savons qu'elle va mourir et ne lui disons pas Adieu parce que ce serait mentionner la mort, avouer qu'il n'y aura pas d'autre issue, et cette vérité là n'a pas sa place dans cette triste histoire...

Nous retournons dans la ville de Nantes, la laissant seule et jaune, dans sa chambre isolée et jaune, au milieu d'aides-soignantes, la plupart immigrées, qui lui parlent sans intérêt, sans gentillesse, qui ne sont là ni par dévotion, ni par morale, mais pour toucher leur salaire, sauf certaines qui sont un peu plus gentilles, un peu plus conscientes.

Ses filles retrouvent leurs maris et leurs enfants et j'hésite entre une soirée politique ou un bar lesbien pour oublier les détails techniques de la chambre 413. Elle s'éloigne de nous tandis que nous nous éloignons d'elle, si vivants, pour manger, boire, marcher sous le ciel de la ville, et ripailler loin des mourants. Et je pense à Paul-Jean Toulet, au poème qu'il écrivit le dernier jour et que la mort interrompit :

Ce n'est pas drôle de mourir

Et d'aimer tant de choses

La nuit bleue et les matins roses

Le verger plein de glaïeuls roses

L'amour prompt

Les fruits lents à mûrir...

Enfance, cœur léger.

 

Carmina, tu étais pétillante. Tu étais violente et méprisante, et drôle quand même quand tu laissais tout aller et que tu faisais la fête. Tu étais belle et pimpante le dimanche, et soudain glaciale comme une bourgeoise plus riche que nous, et à nouveau charmante, le verre à la main, entonnant une chanson, t'agitant dans un débat politique. « Je suis l'homme de la rue, je pose une question comme ça ! » crias-tu un jour à un amiral qui sourit, désarmé par ta faconde baroque, et nous rîmes tous. Ce soir, je suis chez moi devant mon ordinateur, la musique tourne, j'ai bien bu et mangé et je t'ai laissée seule, douloureuse, souffrant, pleurant, t'enfermant dans une bulle parce que ta prison t'a ensevelie, qu'il n'y a plus d'espoir pour toi, seulement de temps en temps des baisers de tes filles. Tout s'est effondré dans ta vie, ton mariage et ta santé. Nous avons vécu les uns à côté des autres, et tu t'en vas ?

Oui, tu t'en vas, et nous nous en irons tous à notre tour.

Hier soir à l'hôpital il y avait tout de même la beauté de la nuit sur le béton des villes de l'Ouest, la beauté des lumières des réverbères sur le toit des bâtiments, l'étrangeté nocturne qui dissipe la cruelle criardise du jour. L'allée le long de l'hôpital fut cinématographique.

 

 

("Une âme ne peut donner aux autres que du trop-plein d'elle-même, que le surplus qui lui est donné.    On ne peut faire aimer l'Amour que dans la mesure où on le possède, comme on ne peut rayonner que si on porte en soi la Vérité, qui est la Lumière". Marthe Robin)

 

 

Sur AlmaSoror

L'échec social par Philippe Ariès

La ville de perdition par Axel Randers

mardi, 11 novembre 2014

Entre deux sentiments

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Nostalgique tristesse des jours de pluie ; langueur envahissante des jours fériés. Il ne m'a pas suffi pour apaiser l'ennui vague, de marcher sur l'herbe humide à quelques pas de la maison. Évidemment, quand la lecture ne se laisse pas prendre, quand l'ordinateur fatigue les yeux, quand l'autre ou les autres vaquent à leurs occupations diverses, une sorte de vide émerge, prend forme, grossit comme un nuage. Voluptueux, sans joie ni douleur, le rien s'installe au creux du temps qui passe. Un air de piano très bas coule des baffles et ne berce aucune pensée précise. Dans l'autre maison, un gâteau au chocolat sur la table attend qu'on le finisse ; un bébé rit et pleure alternativement ; un fils remue sans conviction les bûches dans la cheminée ; une femme soupire sans bruit. Son mari lui paraît à la fois un ami sur lequel on peut compter et un étranger qui la dérange. Sa fille ressemble étrangement à celle qu'elle était il y a trente ans, berçant l'enfant contre son cœur et ne se doutant pas qu'aucun échelon monté n'éteint la monotonie de vivre. Comme les gens du bourg doivent s'ennuyer aujourd'hui, autant que nous, se dit-elle. Qui peut savoir ce qui se fomente dans les maisons des autres ? Le cortège de cumulus nimbus défile comme les officiels dans les cimetières, en ce 11 novembre qui ne nous dit plus grand chose de poignant sur l'histoire. Un blouson de cuir suspendu à la porte rappelle les temps de vache maigre où l'on se l'était acheté – une folie. Le grand fils n'appelle plus désormais qu'une fois par mois. Et pourtant dans cette lassitude triste et douce, il y a comme un pincement de joie et de douleur, imperceptible, au fond de notre ennui.

 

(Sur AlmaSoror : Mélancolie)

mercredi, 05 novembre 2014

Foyer d'automne

mardi, 04 novembre 2014

La rencontre du car

(J'ai changé les noms des lieux et du petit jeune homme)

Enfin le car Sovétours s'approche. Je retire ma chapka, je m'avance vers lui et salue le chauffeur. Un premier regard vers l'intérieur du car me rappelle à quel point je suis vieille. J'avance vers mes trente-sept ans, ici tout le monde a moins de quinze ans.

Les enfants ne m'envoient pas un regard, et j'avance vers le fond du car, espérant trouver une place où je ne me sente pas de trop.

Un petit garçon me regarde. Son sac est posé à côté de lui. Sans cesser de me regarder dans les yeux, il soulève ses affaires et les met entre ses jambes, pour me libérer la place.

Je m'approche et lui dit : « merci monsieur », puis je m'assois.

Le car démarre dans la nuit pluvieuse.

Près de moi, l'enfant bâille. Il est très maigre. Son visage allongé émerge d'un sweatshirt trop large. Je baisse les yeux : de petites jambes sont noyées dans un large jean. Ses petites mains croisées sur ses affaires dévoilent des doigts maigres, de jolis ongles délicats. Il porte les cheveux très courts, bruns clairs.

Et soudain il se tourne vers moi et me regarde. J'ose un sourire qui me paraît inachevé.

- Où descendez-vous ? Me demande-t-il.

- Saint-Antoine des Lignoses.

- Moi aussi, je descends au même endroit, dit-il.

- Ah ! Vous prenez ce car tous les jours ?

- Oui.

- Je vous suivrai alors, car dans la nuit je ne suis pas sûre de reconnaître.

Un silence se fait entre nous, puis il m'affirme :

- Je suis un enfant.

- Vous avez quel âge ?

À ce moment, je me demande si mon vouvoiement le perturbe.

- Onze ans, dit-il. Comment vous vous appelez ?

- Edith. Et vous ?

- Danny.

Il bâille à nouveau, regarde par la vitre. On ne voit que la route sombre et la pluie qui ne s'arrête pas. C'est novembre et c'est triste. J'observe discrètement sa maigreur et n'ose pas imaginer une maladie.

- Vous venez de loin ?

- De Paris.

- Oh la la ! Paris c'est encore plus loin que le pays basque.

- Vous voulez dire en train ou en voiture ? (Je tente de calculer les chemins possibles).

- Même en avion ! En avion, pour le pays basque, c'est fuuuiiit! (Il fait le geste d'un avion qui fend l'air).

Nous parlons alors du pays basque, qui est absolument super. Il y a à la fois la montagne et la mer. Moi, j'y suis allée plusieurs fois, à Hossegor et à Biarritz. Lui, il y va à toutes les vacances car il a de la famille là-bas. Il y est allé en octobre, il y est allé cet été, il y va aussi à Pâques.

Et puis il me demande :

- Vous chaussez du combien ?

- Pardon ?

- C'est quoi votre pointure ?

- 39.

- Moi 40.

- 40 ! A onze ans ! Vous avez de grands pieds.

Il sourit et ne répond pas. Je ne lui dis pas que je ne le crois pas du tout. Il est déjà petit pour ses onze ans. Un silence commence à s'installer.

- pfff, je suis fatigué. Je suis crevé, dit il.

- Ça ne m'étonne pas. Il est tard. La journée a été longue ?

- Je vais dîner jusqu'à 20h50, ensuite je me coucherai.

Il dit que quelque fois il est tellement fatigué qu'il part se coucher avant d'avoir fini de manger. Je lui dis que je comprends cette tentation, mais que c'est tout de même bien de se mettre des choses dans le ventre. Et j'apprends son mode de vie : sont père ou sa mère l’amène en voiture à l'arrêt de car à 7h05 le matin. Il a trente-cinq minutes de car jusqu'à la ville du Roc sur Yelle, puis il change de car à la gare routière et roule à nouveau trente-cinq minutes jusqu'à Saint-Florian Lès Forez, où se trouve son école, dont il me dit le nom. Le soir, même heure et demie de trajet. Il arrive à 19h15 chez lui. C'est normal qu'il soit épuisé. Et puis :

- ça se passe mal dans cette école. Déjà dans mon école d'avant ça se passait mal, et dans celle d'avant aussi. Mais là, ça se passe vraiment très mal.

Tellement mal que, souvent, un monsieur de l'école appelle son papa et que celui-ci engueule son fils.

- J'en ai marre. J'en ai vraiment marre de la vie. C'est soulant la vie. Ça me crève la vie.

- Je comprends. Je n'en pouvais plus moi non plus de l'école et tout ça.

Même si mon école était à cinq minutes à pied et que ma mère me défendait quand les profs se plaignaient de moi.

- En plus c'est ma sœur qui fait presque toutes les conneries et c'est moi qui me fait engueuler. C'est soulant la vie. Ça me crève.

Mon téléphone vibre. Je regarde. C'est ma mère qui m'écrit qu'elle m'attendra à l'arrêt de car. Voyant son air curieux, j'explique la chose à mon petit voisin.

- Elle a quel âge, votre mère ?

- 64 ans.

- Mon père a 62 ou 69, je ne sais plus. Ma mère 36, je crois.

Je lui pose des questions sur sa sœur. Il me demande si j'ai des enfants : non. Vous avez un mari, quand même ? Même pas ! Il rit mais demande plein de sollicitude : mais alors vous êtes tout le temps toute seule ? Je lui réponds que non, je m'arrange assez bien pour ne pas être toute seule.

C'est vers ce moment qu'il passe au tutoiement. Je l'imite, je vois qu'il en prend note mais ne commente pas.

- Tu écoutes quoi, comme musique ?

Je lui parle des chansons à texte, de la musique électronique et aussi des musiques baroque et médiévale. Il m'écoute et plonge sur mes paroles son regard empli d'intelligence.

- Et toi ?

Il me parle de stars dont j'entends le nom pour la première fois, me dit qu'il font des concerts mais qu'il ne peut pas y aller. Il écoute beaucoup de musique chez lui.

- Je ne vais pas continuer à te dire ce que j'écoute, après je vais encore être insolent.

 - Je ne te trouve pas insolent. Depuis que nous parlons, je te trouve chaleureux, sympathique, intelligent et intéressant.

Il sourit, puis dit, incrédule : « Non ! »

- Si.

Il me sourit.

Nous discutons du nombre de ponts sous lesquels nous passons. Comme je me trompe, il me dit : « t'es conne ! ». Je reste interloquée, mais il répète, en riant, comme une bonne blague : « t'es la conne du bourg ! »

Nous sommes encore loin de ce bourg vers lequel nous roulons et où je n'ai jamais vécu.

- Ne me parle pas comme ça Danny. Nous nous entendons bien, nous avons eu de bonnes conversations alors ne me parle pas comme ça.

Il ricane puis soupire puissamment.

- Ça fait du bien de parler. Ça fait du bien de parler. Ça faisait longtemps que je n'avais pas parlé comme ça. La vie ça me crève, mais ça fait du bien de parler. Merci, ça fait vraiment du bien.

- Oui, dis-je, je suis d'accord avec toi. Ça fait du bien de parler. En plus, avec toi, on parle tout de suite des choses profondes, on se dit tout de suite des choses importantes.

Il sourit et me regarde de son doux regard brun.

Nous restons encore en silence. Mon cœur tangue et le sien semble fatigué. Et puis il me raconte :

- Avant j'avais quatre amoureuses. Une m'a plaqué, l'autre m'a plaqué, la troisième m'a plaqué. Il ne m'en reste plus qu'une.

Je m’enquière de son nom. Elle s'appelle Manon. Danny explique que quand il sera grand, il partira en Bugatti, sans dire au revoir à son père ni même à sa mère ni même à sa sœur. Ça le crève, cette vie, alors il partira en Bugatti et roulera très loin, très loin, jusqu'à New York.

Je lui dit : « une vie sur les routes ». Il me sourit, et acquiesce.

Il s'endort presque maintenant. J'hésite, je n'ose, puis pose un doigt sur sa joue : « ne t'endors pas, on arrive bientôt ! » Il sourit : « Je suis crevé, oh la la ». Et se redresse.

Une suite de hangars, le dernier pont, les entrecroisement de routes : nous sommes arrivés. Nous nous levons et tentons de descendre à l'arrière du car, près de nos places, mais le chauffeur à déjà refermé les portes et ne veut plus les ouvrir. Nous courrons vers l'avant du car et descendons. Je suis étonnée que le chauffeur, qui s'était montré gentil avec moi lors de ma montée, n'ait pas attendu que l'enfant maigre qu'il voit chaque jour descende tranquillement.

Dehors, ma mère debout devant le car, et plus loin, une voiture aux phares allumés qui nous éblouissent.

- Voici mon compagnon de voyage, dis-je à ma mère en montrant Danny. Voici ma mère, dis-je à Danny.

Ma mère tend une main, que Danny serre élégamment.

- Merci de ta compagnie et de ces conversations. Bon, eh bien, que te souhaiter ? Bonne vie ! Dis-je à Danny, ne sachant que dire.

- Je vous souhaite beaucoup de bonheur à toutes les deux, répond Danny en nous souriant, puis il s'éloigne vers la voiture qui attend.

C'est une grosse machine dont il ouvre la porte et qui semble l'avaler dans la nuit. Elle gronde et s’éloigne rapidement tandis que sous les dernières gouttes de pluie, ma mère et moi traversons le bourg désert évanoui dans la nuit.

Dans la maison grand-paternelle, je dîne d'un ragoût de pommes de terre et de carottes au coin du feu, puis je vais téléphoner sous la dernière marche de l'escalier, dans les ténèbres. J'évoque la rencontre avec Danny.

Le soir, je retrouve mon bel ordinateur et ne peux m'empêcher de taper sur google le nom de l'école de Danny, qui se trouve si loin de son habitation. Je découvre un institut médico-éducatif qui accueille 185 enfants de 6 à 20 ans présentant une déficience intellectuelle légère avec ou sans troubles associés.

Et je sens que monte en moi une grosse vague de sanglots.

 

dimanche, 02 novembre 2014

Le moine-soldat (10)

Ceux qui possèdent ne savent pas exactement ce qu'ils veulent. Ceux qui manquent de tout savent exactement ce qu'ils veulent.

Or, si la situation des moyens s'inverse, la volonté s'inverse aussi. En quelques mois, le possédant devenu pauvre a appris à vouloir, mais il ne peut plus. Le pauvre devenu riche peut, mais il ne sait plus ce qu'il veut.

Ne vouloir que les choses qui ne nécessitent pas d'avoir ; n'avoir que des choses qui ne paralysent pas le désir.

mercredi, 29 octobre 2014

Cargo-ville

Un soir, la Venexiane longe (à tort, elle le sait) la Seine sur une allée réservée aux vélos, elle contemple la nuit qui tombe sur Bercy, sur la Bibliothèque Nationale de France, sur les grues du ciel et les vélos des quais, sur les bateaux, sur les entrepôts, sur les silhouettes, sur les oiseaux. La ville s'est parée de mille feux et elle danse dignement, sans presque remuer, autour de l'eau du fleuve. à la musique incessante des voitures se mêlent les cris des pigeons, les derniers grincements des rues et le chant monotone du vent d'automne. Elle voudrait ne jamais arriver à la station de métro Quai de la gare, pour que se poursuive la beauté en impulsion.

Mais déjà le lendemain matin Venexiane a traversé la place de la République et le faubourg Saint-Martin, elle est allongée, rue Saint-Sauveur, sur un lit, nue sous un châle. Des mains massent lentement, profondément, son corps recouvert d'huile. Les yeux grand fermés, elle s'interroge sur le sens d'une vie pressée, d'une vie stressée, quand on peut passer deux heures allongée sous des pressions douces.

Et c'est la ritournelle des travaux dans les rues du quartier, des enfants qui vont à l'école, des cigarettes qui se fument, l'une après l'autre, le long du jour, au bord d'une baie vitrée.

Et c'est la suite symphonique du cargo-ville dans lequel toutes nos âmes sont noyées.

Venexiane, tu sais encore ton nom. Tu pourrais entrer dans l'église, rue Saint-Antoine, celle où l'on voit encore, sur un pilier, un graffiti écrit en 1870 : "République française ou la mort". Le taggeur est mort depuis des lustres, la République a acquis ses lettres de noblesse et seuls les bénéficiaires de ses privilèges innombrables et iniques la défendent encore. Tu pourrais entrer, Venexiane, dans l'église et dire ces prières d'un autre âge, les écouter résonner dans la basilique de ton for intérieur.

Tu pourrais...

Tu pourrais te cacher dans la cabane du chausseur de l'hôtel de Mongelas. Tu t'y dissimulerais si bien que les gardiens n'y verraient que du feu, du feu et de la poussière, et tu vivrais la nuit intime de l'homme perdu parmi les bêtes mortes.

Il est dix heures, peut-être, en ce matin d'automne. Loin, les champs, les arbres, les collines. Ici tout n'est que ville, sans soleil et sans neige, sans même la pluie du ciel, tout n'est que ville et jamais ne surgit assez de silence pour entendre si mon coeur bat.

dimanche, 26 octobre 2014

Le moine-soldat (9)

Si je n'ai plus le désir d'en jeter plein la vue ; de prouver quoi que ce soit à mon sujet ; une grande partie de ma motivation première s'effondrera comme un château de cartes. La part sociale, concurrentielle, revancharde, de mes désirs, même les plus intimes, disparaît.

Il va donc falloir atteindre la hauteur d'âme de supporter un bonheur que personne n'envie, car il est pur, sans artifice.

mardi, 21 octobre 2014

L'effet de la bière de Savoie sur l'esprit et le corps humains

 

Cette expérience N°337 a été menée dans un train au départ d'Annecy.

dimanche, 19 octobre 2014

Le moine-soldat (8)

- Veuillez prouvez que vous n'êtes pas un robot.

- Non.

jeudi, 16 octobre 2014

Autour du testament d'un riche prince russe à l'article de la mort

Voilà un extrait de la Guerre et la paix de Tostoï, dans l'élégante et fluide traduction qu'en donna Elizabeth Guertik.

Les passages en italiques sont en français dans le texte original russe.

 

Cependant le prince Vassili ouvrait la porte de la chambre de la princesse.

La pénombre y régnait ; seules deux veilleuses brûlaient devant les icônes, et cela sentait bon l'encens et les fleurs. Toute la pièce était encombrée de petits meubles, chiffonniers, petites armoires, guéridons. Derrière un paravent, on apercevait le couvre-pied blanc d'un haut lit de plumes. Un petit chien aboya.

« Ah ! C'est vous, mon cousin ? »

La princesse se leva et arrangea ses cheveux qu'elle avait toujours, et même maintenant, si extraordinairement lisses qu'on eût dit qu'ils étaient laqués et ne formaient qu'un tout avec sa tête.

« Est-il arrivé quelque chose ? demanda-t-elle. Vous m'avez fait peur.

- Rien, c'est toujours pareil ; je viens seulement, Catiche, te parler affaires, dit le prince en se laissant tomber d'un air las dans le fauteuil qu'elle venait de quitter. Comme il fait chaud chez toi. Allons, assieds-toi, causons.

- Je me demandais s'il n'était pas arrivé quelque chose, dit la princesse et, avec son immuable expression d'une sévérité de pierre, elle s'assit en face du prince, s'apprêtant à écouter. Je voulais dormir, mon cousin, mais je ne peux pas.

- Eh bien, ma chère ? dit le prince Vassili prenant la main de la princesse, et selon son habitude, la tirant vers le bas.

On voyait que cet « eh bien » se référait à beaucoup de choses que sans les nommer ils comprenaient tous deux.

La princesse, avec son buste sec et droit d'une longueur hors de proportion avec ses jambes, regardait le prince en face et d'un air impassible de ses yeux gris saillants. Elle hocha la tête et jeta en soupirant un regard vers les icônes. On pouvait interpréter son geste aussi bien comme une expression de chagrin et de dévouement que comme celle de lassitude et d'espoir d'un repos proche. Le prince Vassili l'interpréta comme une marque de fatigue.

« Et moi, dit-il, crois-tu que ce soit moins pénible pour moi ? Je suis éreinté comme un cheval de poste ; et pourtant j'ai besoin de te parler, Catiche, et très sérieusement. »

Le prince Vassili se tut et ses joues furent prises de tiraillements, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, donnant à son visage une expression désagréable qu'on ne lui voyait jamais dans les salons. Ses yeux n'étaient pas non plus les mêmes : tantôt ils reflétaient une indolence enjouée, tantôt ils erraient tout autour, effrayés.

La princesse, qui de ses maigres mains sèches retenait le petit chien sur les genoux, regardait attentivement le prince Vassili dans les yeux ; mais on voyait qu'elle ne romprait pas le silence par une question, dût-elle se taire jusqu'au lendemain.

« Voyez-vous, chère princesse et cousine Catherine Semionovna, poursuivit le prince Vassili, se décidant non sans une visible lutte intérieure à reprendre son discours, en des moments comme ceux-ci il faut penser à tout. Il faut penser à l'avenir, à vous... Je vous aime toutes comme mes propres enfants, tu le sais... »

La princesse le considérait toujours du même regard terne et fixe.

« Enfin, je dois penser aussi à ma famille, continua le prince Vassili en repoussant avec nervosité le guéridon et sans la regarder ; tu sais, Catiche, que vous trois, les sœurs Mamontov, et puis ma femme, vous êtes les seules héritières directes du comte. Je sais, je sais combien il t'est pénible de penser à ces choses-là et d'en parler. Cela ne m'est pas moins pénible ; mais, mon amie, j'ai bientôt soixante-ans, il faut être prêt à tout. Sais-tu que j'ai envoyé chercher Pierre ? C'est le comte qui l'a réclamé en montrant nettement son portrait. »

Le prince Vassili regarda la princesse d'un air interrogateur mais ne put discerner si elle réfléchissait à ce qu'il venait de lui dire ou si tout simplement elle le regardait...

« Il n'y a qu'une chose que je ne cesse de demander à Dieu, mon cousin, répondit-elle, qu'il ait pitié de lui, et laisse sa belle âme quitter en paix cette...

- Oui, c'est juste, poursuivit avec impatience le prince Vassili en frottant son crâne chauve et en attirant de nouveau à lui avec humeur le guéridon qu'il venait de repousser ; mais enfin... enfin, le fait est, tu le sais, que l'hiver dernier le comte a fait un testament par lequel, par-dessus la tête de tous ses héritiers directs et de la nôtre, il laisse toute sa fortune à Pierre.

- En a-t-il fait des testaments ! dit calmement la princesse, mais il n'a pu instituer Pierre son héritier. Pierre est un enfant naturel.

- Ma chère, dit soudain le prince Vassili qui, tout en s'animant et en parlant plus vite, serrait le guéridon contre lui, et si une lettre a été écrite à l'empereur où le comte demande à reconnaître Pierre ? Tu comprends, étant donné les services rendus, il sera fait droit à cette demande... »

La princesse sourit comme sourient ceux qui croient en savoir plus long que leurs interlocuteurs.

« Je t'en dirai davantage, reprit le prince Vassili en lui saisissant la main, la lettre a bel et bien été écrite, quoiqu'elle ne soit pas partie, et l'empereur l'a su. Il s'agit seulement de savoir si elle a été ou non détruite. Si elle ne l'a pas été, dès que TOUT SERA FINI – le prince Vassili soupira pour faire comprendre ce qu'il entendait par ses mots – et qu'on aura décacheté les papiers du comte, le testament et la lettre seront transmis à l'empereur et il sera certainement fait droit à sa requête. Pierre, en qualité de fils légitime, recevra tout.

- Et notre part ? demanda la princesse en souriant ironiquement, comme si tout pouvait arriver, sauf cela.

- Mais, ma pauvre Catiche, c'est clair comme le jour. Il est alors le seul héritier légal et vous ne recevrez pas ça. Tu dois découvrir, ma chère, si le testament et la lettre ont été écrits et s'ils ont été détruits. Et si pour une raison quelconque on les a oubliés, il faut que tu apprennes où ils sont et que tu les trouves, car...

- Il ne manquait plus que cela ! interrompit la princesse avec un sourire sardonique et sans que l'expression de ses yeux changeât. Je suis une femme ; selon vous, nous sommes toutes des sottes ; mais je suis assez au courant pour savoir qu'un fils naturel ne peut hériter... Un bâtard, ajouta-t-elle, croyant par cette traduction démontrer définitivement au prince l'inanité de ses assertions.

- Comment ne comprends-tu pas à la fin, Catiche ! Tu es si intelligente, comment peux-tu ne pas comprendre que si le comte a écrit une lettre à l'empereur pour lui demander l'autorisation de reconnaître son fils, Pierre n'est alors plus Pierre mais comte Bezoukhov et que tout lui reviendra après le testament ? Et si la lettre et le testament n'ont pas été détruits, il ne te restera rien, sinon la consolation d'avoir été vertueuse et tout ce qui s'ensuit. C'est certain.

- Je sais que le testament a été fait ; mais je sais aussi qu'il n'est pas valable et je crois que vous me prenez pour une vraie sotte, mon cousin, dit la princesse avec cette expression qu'on les femmes quand elles croient avoir dit quelque chose de spirituel et de blessant.

- Ma chère princesse Catherine Semionovna ! dit le prince Vassili avec impatience. Je ne suis pas venu chez toi pour échanger des piques, mais pour te parler de tes propres intérêts comme à une parente, une bonne, une excellente, une véritable parente. Je te répète pour la dixième fois que si la lettre à l'empereur et le testament en faveur de Pierre se trouvent parmi les papiers du comte, ni toi, mon petit, ni tes sœurs, vous n'héritez plus. Si tu ne me crois pas, crois-en les gens qui savent : je viens de parler à Dmitri Onoufritch (c'était l'avocat de la famille), il dit la même chose que moi. »

Visiblement, un changement intervint soudain dans la façon de penser de la princesse ; ses lèvres minces pâlirent (les yeux demeurèrent inchangés) et sa voix, lorsqu'elle se lut à parler, eut des éclats auxquels de toute évidence elle ne s'attendait pas elle-même.

« Ce sera parfait, dit-elle. Je n'ai jamais voulu, et je ne veux rien. »

Elle chassa le petit chien de ses genoux et rajusta les plis de sa robe.

« Voilà la reconnaissance, voilà la gratitude qu'il a envers ceux qui ont tout sacrifié pour lui, dit-elle. Parfait ! Fort bien ! Je n'ai besoin de rien, prince.

- Oui, mais tu n'es pas seule, tu as des sœurs », répondit le prince Vassili.

Mais la princesse ne l'écoutait pas.

« Oui, je le savais depuis longtemps, mais j'avais oublié qu'en dehors de la bassesse, de la duplicité, de l'envie, des intrigues, en dehors de l'ingratitude, la plus noire des ingratitudes, je ne pouvais m'attendre à rien dans cette maison...

- Sais-tu ou ne sais-tu pas où se trouve ce testament ? demanda le prince Vassili dont les joues étaient de plus en plus tiraillées.

- Oui, j'étais une sotte, je croyais encore aux gens et je les aimais, et je me sacrifiais. Mais il n'y a que ceux qui sont lâches et odieux qui réussissent. Je sais qui est l'auteur de ces intrigues. »

La princesse voulut se lever, mais le prince la retint par le bras. Elle donnait l'impression de quelqu'un qui a soudain perdu toutes ses illusions sur le genre humain ; elle regardait son interlocuteur avec colère.

« Il est encore temps, mon amie. Souviens-toi, Catiche, que tout cela s'est fait par hasard, dans un moment d'emportement, de maladie, puis tout a été oublié. Notre devoir, ma chère, est de réparer l'erreur, d'adoucir ses derniers instants en l'empêchant de commettre cette injustice, de ne pas le laisser mourir avec la pensée qu'il a rendu malheureux ceux qui...

- Ceux qui ont tout sacrifié pour lui, reprit la princesse en s'efforçant de se lever, mais le prince l'en empêcha : ce qu'il n'a jamais su apprécier. Non, mon cousin, ajouta-t-elle avec un soupir, je me souviendrai que dans ce monde il n'y a pas de récompense à attendre, que dans ce monde il n'y a ni honneur ni justice. Dans ce monde, il faut être fourbe et méchante.

- Voyons, calme-toi, je connais ton excellent cœur.

- Non, j'ai un cœur méchant.

- Je connais ton cœur, répéta le prince, j'apprécie ton amitié et je voudrais que tu en penses autant de moi. Calme-toi et parlons raison pendant qu'il en est encore temps , nous avons peut-être vingt-quatre heures, peut-être une heure. Raconte-moi tout ce que tu sais du testament et dis-moi surtout où il se trouve ; tu dois le savoir. Nous allons le prendre dès maintenant et le montrer au comte. Il l'aura oublié et voudra le détruire. Tu comprends que mon seul désir est d'accomplir scrupuleusement sa volonté ; je ne suis venu ici que pour cela. Je ne suis ici que pour vous aider, lui et vous.

- Maintenant je comprends tout. Je sous d'où viennent ces intrigues. Je le sais, disais la princesse.

- Il ne s'agit pas de cela, mon enfant.

- C'est votre protégée, votre chère Anna Mikhaïlovna, dont je n'aurais même pas voulu pour femme de chambre, cette vilaine femme, cette ignoble femme.

- Ne perdons pas de temps.

- Ah ! Ne m'en parlez-pas. L'hiver dernier, elle s'est introduite ici et a raconté au comte de telles vilenies, de telles horreurs sur nous toutes, surtout sur Sophie – je ne puis les répéter – qu'il en a été malade et pendant quinze jours a refusé de nous voir. C'est à ce moment, je le sais, qu'il a fait ce vilain, cet infâme papier ; mais je pensais que ce papier ne comptait pas.

- Nous y voilà, pourquoi donc ne m'as-tu rien dit plus tôt ?

- Il est dans le portefeuille à incrustations qu'il garde sous son oreiller. Maintenant je sais, dit la princesse sans lui répondre. Oui, si j'ai un péché sur la conscience, un grand péché, c'est celui de haïr cette misérable, cria-t-elle presque, complètement changée. Et pourquoi se faufile-t-elle ici ? Mais je lui dirai tout, tout. Le moment viendra ! »

Léon Tolstoï, La guerre et la paix. Traduction d’Élisabeth Guertik

Du même roman et dans la même traduction, sur AlmaSoror : Où il y a jugement, il y a injustice

dimanche, 12 octobre 2014

Le moine-soldat (7)

Le monde a besoin de libération. C'est pour cela que la guerre est tentante.

samedi, 11 octobre 2014

L'Orient

mercredi, 08 octobre 2014

Le sacrifice

Peu à peu la France redevient Gaule. Dans les bois que l'on croyait morts, cernés par les routes et dépeuplés de cerfs, il n'est plus rare de rencontrer une hutte celtique. Les vieilles incantations des anciens druides reviennent ; en dépit des apparences encore en place, les sorcières du moyen-âge ont vaincu la République administrative et légiste.

Ce matin, j'ai surmonté ma peur et j'ai marché jusqu'à l'endroit d'où s'élevait une fumée. Au milieu des dernières flammes, une barbare gauloise incantait des prières aux dieux secrets de ce bois. Elle prophétisait le retour des puissances forestières, la grande multiplication des cerfs, des chevreuils, des grenouilles et des corneilles. Je me cachais, mais j'entendis distinctement sa voix qui me parla soudainement en français et me dit : "ce soir, écoute auprès de la mare le sermon du crapaud".

Mes yeux piquants de fumée ne me permirent plus d'observer la suite. Lorsque je pus voir à nouveau les environs, le feu s'éteignait, la sorcière avait disparu. Je restais seule, et me demandais, en regardant les bûches mourir, qu'est ce qui donnait à ce feu cette odeur âcre et quelque peu effrayante.

Me voilà revenue dans la maison. La mare est toute proche. J'ai peur, ce soir, du crapaud.

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dimanche, 05 octobre 2014

La roseraie d'Aztlan

Mathieu Simonet était le maître de cérémonie de la Nuit Blanche à la Pitié Salpétrière, dans l'espace ténébreux qui séparait le samedi 4 du dimanche 5 octobre.

Il avait demandé à plusieurs personnes d'écrire un texte sur une couleur, qui serait lu au cours de la nuit dans le Parc de la Hauteur de l'hôpital. M'avait proposé le rose.

 

Je lui avais envoyé   La roseraie d'Aztlan :

 

Sous un ciel du soir parsemé de déchirures roses, Klaus Nomi et Nina Hagen marchent en se donnant la main. Il chante la chanson froide de Purcell et elle chante la nature en larmes. La route soudain s'efface ; surgit une allée de roses trémières.

Roses sont les roses et les pastèques, rose le ciel qui s’affaisse sur la vallée ; roses pâles les lèvres des deux amis.

On dirait un concert de guitares dans le lointain... La rumeur s'approche. Non, ce ne sont pas des guitares que l'on entend, mais les voix des Aztèques qui incantent en langue nahuatl :

Amoxcalco pehua cuica, yeyecohua  Yehuaya, quimoyahua xochitl, on ahuia cuicatl.

Ils retournent à Aztlan, la terre rose où leurs pères étaient heureux.

Nos deux héros se saisissent de masques et se glissent dans la procession. Elle oublie l'égalité de Berlin-Est, il oublie la liberté de Berlin-Ouest, ils dansent avec le peuple nahua dans l'amour mystique du serpent. Les rouges tambours du désir et les flûtes blanches des morts rythment la fête dans la roseraie en impulsion.

 

Édith de Cornulier-Lucinière