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vendredi, 03 avril 2015

Dialogue des marcheuses

Es-tu le rayon qui jaillit du trône du juge éternel 
Et fait irruption dans la nuit de l'âme, 
Qui jamais ne se connut elle-même ? 

Sainte Edith Stein

 

- Les gens sont blessés à mort.

- C'est vrai. 

- Ils sont blessés à mort par la vie, par leur enfance. Par la sortie de l'enfance.

- C'est vrai.

- Ne te pose pas de questions. Il y a de la marge avant de sombrer. Navigue à vue, en sachant que le soir viendra vite, et qu'avant la nuit, tout sera terminé. 

- C'est vrai ?

- La vie passe comme une ombre. Aujourd'hui, ta fougue. Demain, tes rides. Souris aux plaisirs du jour et repose ton coeur dans les ténèbres. La liberté est au coeur de l'instant. 

mercredi, 01 avril 2015

La salutation au soleil

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Voix intimes hantant les mémoires des êtres à la tombée du soir ; poussière dansant dans les obliques rayons de lumière ; dernière fête des couleurs avant l'avancée de la nuit. Tu ne milites plus dans une association de rebelles pour abolir le capitalisme : tu l'abolis dans ton cœur pour éteindre tout désir consumériste. Tu cultives la joie de l'instant et le contentement de toutes choses, puisque l'insatisfaction est le moteur de l'achat, tandis que la tranquille paix du cœur t'en détourne.

Qui est ce chien, qui passe, au fond de la rue ?

Je coexiste avec toi, je m'assois au bord de la route et je ne sais pas s'il fait frais ou chaud, je me demande quels sont mes meilleurs souvenirs. Une chienne et sa complicité tendre sur une prairie en pente devant un étang du bocage, ou sur les marches d'un perron dans une capitale. Des jours entiers à méditer les cours de Nicolas Opritescu pour le CNED et à écouter de la musique en regardant par la fenêtre les toits de la rue Daguerre et des rues avoisinantes. Des cigarettes allumées dans des cafés en écrivant et lisant des poèmes, dans tous les quartiers de Paris, et un weekend au milieu des collines du Var, entre un chai, une piscine et le chemin de la rivière.

MONEYWOMAN, tu me ressembles. Presque une sœur. Une alter-ego.

Jour sans substance

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Albertine Sarrazin a encore ses lecteurs qui lisent L'Astragale ou La cavale en écoutant du son binaural à côté d'une fenêtre par laquelle on voit passer des voitures. Ce n'est pas une certitude, non, juste une intuition.

Il ne faut pas avoir peur de se rendre où nos intuitions nous portent. Ou bien il faut en avoir peur et suivre quand même le chemin entrevu.

Ou bien simplement faire une promenade en oubliant tout ce qui peut nuire gravement à la santé artistique.

Ce peut être Albertine, ou une autre, qui nous sauve de l'ivresse blanche par un jour sans substance comme celui-ci.

 

Other voices, other rooms :

Patti Smith sur Albertine Sarrazin

mardi, 31 mars 2015

Quand surgit l'éclat

"Le siècle où une institution apparaît au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est presque jamais celui où elle s'est formée et où elle a pris sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les circonstances où elle a puisé sa vigueur et sa sève, appartiennent souvent à un siècle fort intérieure". Ainsi parle l'historien du XIX°siècle, Numa Fustel de Coulanges, dans son ouvrage consacré à la Gaule romaine.

Il en va de même pour les familles, les pays, et toute sorte d'entité dont l'éclat surgit soudain et inonde les contemporains. Hier, alors qu'elle était en gestation, personne ne se doutait de son existence. Demain, cette entité ne sera plus qu'un souvenir.

Le port des Sables.jpg

dimanche, 29 mars 2015

In memoriam CARGO BLOG

Je regrette profondément le blog de cet homme. Ses photographies et images lui donnaient une beauté visuelle époustouflante et miraculeuse. Les textes touchaient beaucoup de gens et semblaient capable d'effectuer la grande traversée du temps. Une pensée haute, puissante, revigorante rafraîchissait mes esprits encroûtés par les miasmes mentaux quotidiens, et le rythme du blog (par le rythme, je parle à la fois de la cadence des publications, du tempo stylistique de l'écriture et de l'ergonomie qui nous aidait à naviguer entre les billets), me nourrissait agréablement, semaine après semaine. Il dégageait de ces textes, des ces images, de ces pensées, de ces rêves, une élégance universelle, intemporelle, ainsi qu'une liberté intégrale qui fascinait le visiteur occasionnel. Un pétillement de vie, d'intelligence, d'interrogations profondes, tout en finesse et en délicatesse, lui conférait un charme insaisissable, une séduction piquante, tandis que sa consistance culturelle, artistique, scientifique et politique nous donnait l'impression qu'il est encore possible de comprendre le monde dans son entièreté et sa vastitude. L'humour qui perçait n'atténuait pas les émotions pures que contenait le propos. J'y allais cueillir de nouvelles manière de voir, de penser, de créer, admirative de cette honnêteté intellectuelle équanime qui planait dans l'espace des phrases. Plutôt que de me contenter de suivre chronologiquement la publication des billets, je parcourais souvent le blog en sens inverse, ou au hasard de ses archives, découvrant ça et là des audaces qui forçaient mon admiration, ou bien une retenue, une sensibilité, une intensité qui allumaient mes imaginations. C'était un blog simple d'accès ; on ne s'y sentait pas étranger, de quelque milieu culturel que l'on était issu, c'était tout simplement chaleureux de se détendre et de s'instruire dans son ambiance chaleureuse, accueillante – et même enivrante.

 

Lorsqu'il a disparu, je me suis sentie abandonnée. J'avais l'impression d'apprendre la mort possible d'un être dont j'ignorais tout, et l'engloutissement de son œuvre dans le trou noir de l'oubli. Etait-je la seule veuve de CARGO ? Je ne me souviens même plus de l'hébergeur du blog, je me souviens juste de mon incompréhension, de ma peine, et de mon envie de créer à mon tour un blog, une succursale de la maison mère disparue, et par avance, je m'excuse auprès de ceux qui ont connu CARGO d'oser relier l'indigne AlmaSoror à la mémoire de sa magnificence.  

samedi, 28 mars 2015

Port de brume : nous ne sommes pas des oiseaux migrateurs

vendredi, 27 mars 2015

Saint Bonaventure et la progression des oeuvres du Christ

Extrait d'une catéchèse de Benoît XVI, aujourd'hui pape émérite, sur Saint Bonaventure. Cette conférence date de 2010 et l'on peut la lire en entier sur le site des frères mineurs capucins de Provence. 

 

"1. Saint Bonaventure repousse l’idée du rythme trinitaire de l’histoire. Dieu est un pour toute l’histoire et il ne se divise pas en trois divinités. En conséquence, l’histoire est une, même si elle est un chemin et - selon saint Bonaventure - un chemin de progrès.

2. Jésus Christ est la dernière parole de Dieu - en Lui Dieu a tout dit, se donnant et se disant lui-même. Plus que lui-même, Dieu ne peut pas dire, ni donner. L’Esprit Saint est l’Esprit du Père et du Fils. Le Seigneur dit de l’Esprit Saint : "...il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit" (Jn 14, 26) ; "il reprend ce qui vient de moi pour vous le faire connaître" (Jn 16, 15). Il n’y a donc pas un autre Évangile, il n’y a pas une autre Église à attendre. L’Ordre de saint François doit donc lui aussi s’insérer dans cette Église, dans sa foi, dans son organisation hiérarchique.

3. Cela ne signifie pas que l’Église soit immobile, fixée dans le passé et qu’il ne puisse pas y avoir de nouveauté dans celle-ci. "Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt", les œuvres du Christ ne reculent pas, ne disparaissent pas, mais elles progressent", dit le saint dans la lettre De tribus quaestionibus. Ainsi, saint Bonaventure formule explicitement l’idée du progrès, et cela est une nouveauté par rapport aux Pères de l’Église et à une grande partie de ses contemporains. Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Eglise, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. Une autre conséquence est la suivante : jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire".

Benoît XVI, extrait de la deuxième catéchèse sur Saint Bonaventure (10 mars 2010)

 

jeudi, 26 mars 2015

Maestro

 

Vivre heureux sans personne ne le sache ? Avoir l'air très heureux et que personne ne se doute du délabrement intérieur ? Quoi qu'il en soit, dans la lourde grisaille qui nous entoure, dans la monotonie des jours de devoir et des nuits de récupération, tu rayonnes comme un astre. Planent sur ton quotidien la musique la plus raffinée - avec tant d'aisance -, et la nature la plus sauvage : dans les vagues d'eau et de neige, tu enfonces ton corps et ceux qui te regardent envie ce bonheur. La route te connaît, toi qui parcours le monde, accueilli par tes admirateurs et tes amis tout aussi doués et chaleureux que toi. La ville n'a pas de secrets pour toi – ni ses ruelles sombres des samedis soirs impérieux, ni ses brasseries cossues des places d'Armes où déjeunent quelquefois les ministres et les grands avocats. Tu connais, je le sais, la saveur des regards de velours, la joie de la liberté des jours sans chaînes. Les rencontres se suivent et les espaces de silence ne les rendent que plus chargées de sens. L'attente aussi, tu la connais, elle t'a rendu sage, trop sage pour que l'orgueil d'être ce que tu es ne t'emporte au-delà de la décence. Une belle paresse t'enveloppe quelquefois : cela dure trois ou quatre heures, seulement. Soudain tu te lèves et la création à nouveau s'empare de toi, chasseur devant qui les proies viennent succomber par amour. Les hommes libres et l'écriture t'attirent et te font peut-être un peu peur. Tu joues avec ces deux mystères qui tournent autour de toi.

 

mercredi, 25 mars 2015

Les lourdes eaux

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Face aux puissances de l'océan, je mesure mon impuissance à soulever mes lourdes eaux. Comment devient-on la fine barque ivre, filant entre les vagues au coucher du soleil ?

mardi, 24 mars 2015

Sur les délits d'opinion et leur dénonciation perpétuelle

Extrait du discours du 11 mai 1791 de Maximilien de Robespierre sur la liberté de la presse.

"Les lois peuvent atteindre les actions criminelles parce qu’elles consistent en fait sensibles, qui peuvent être clairement définis et constatés suivant des règles sûres et constantes : mais les opinions ! leur caractère bon ou mauvais ne peut être déterminé que par des rapports plus ou moins compliqués avec des principes de raison, de justice, souvent même avec une foule de circonstances particulières. Me dénonce-t-on un vol, un meurtre ; j’ai l’idée d’un acte dont la définition est simple et fixée, j’interroge des témoins. Mais on me parle d’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ; qu’est-ce qu’un écrit incendiaire, dangereux, séditieux ? Ces qualifications peuvent-elles s’appliquer à celui qu’on me présente ? je vois naître une foule de questions qui seront abandonnées à toute l’incertitude des opinions ; je ne trouve plus ni faits ni témoins, ni loi, ni juge ; je n’aperçois qu’une dénonciation vague, des arguments, des décisions arbitraires. L’un trouvera le crime dans la chose, l’autre dans l’intention, un troisième dans le style. Celui-ci méconnaîtra la vérité ; celui-là la condamnera en connaissance de cause ; un autre voudra punir la véhémence de son langage, le moment même qu’elle aura choisi pour faire entendre sa voix. Le même écrit qui paraîtra utile et sage à l’homme ardent & courageux, sera proscrit comme incendiaire par l’homme froid et pusillanime ; l’esclave ou le despote ne verra qu’un extravaguant ou un factieux où l’homme libre reconnaît un citoyen vertueux. Le même écrivain trouvera, suivant la différence des temps et des lieux, des éloges ou des persécutions, des statues ou un échafaud. Les hommes illustres, dont le génie a préparé cette glorieuse révolution sont enfin placés, par nous, au rang des bienfaiteurs de l’humanité : qu’étaient-ils durant leur vie aux yeux des gouvernements ? des novateurs dangereux, j’ai presque dit des rebelles. Est-il bien loin de nous le tems où les principes mêmes que nous avons consacrés auraient été condamnés comme des maximes criminelles par ces mêmes tribunaux que nous avons détruits ? Que dis-je ! aujourd’hui même, chacun de nous ne paraît-il pas un homme différent aux yeux des divers partis qui divisent l’Etat, et dans ces lieux mêmes, au moment où je parle, l’opinion que je propose ne paraît-elle pas aux uns un paradoxe, aux autres une vérité ? ne trouve-t-elle pas ici des applaudissements, et là, presque des murmures ? Or, que deviendrait la liberté de la presse, si chacun ne pouvait l’exercer qu’à peine de voir son repos et ses droits les plus sacrés livrés à tous les préjugés, à toutes les passions, à tous les intérêts !"

Robespierre, extrait du Discours sur la liberté de la presse 11 mai 1791

dimanche, 22 mars 2015

Firmus ut Cornu

Ainsi parle le cerf, après des siècles de silence :

 I

An mille. On les voit naître là-bas, en Bretagne, non loin des bois que je hante depuis toujours. Ils me tuent sans doute déjà, à la chasse. Mais ils ne m'ont pas encore élevé au rang totémique. 

II

Premier nom, premières fratries. Vaines occupations des hommes. Et pourtant, quand ils ne se font pas la guerre entre eux, c'est nous qu'ils traquent. 

 III

Un des nôtres avait aussi blessé son fils, un jeune cerf adulte, à mort. Pris de remord il voulut le relever. Le fils croyant que son père voulut l'achever fit un mouvement brusque ; leurs bois s'entremêlèrent. Ils souffrirent trois jours à se débattre sans pouvoir se détacher.
À l'aube du quatrième jour le fils rendit l'âme. Alors le père brama sans fin et mourut de ce brame de douleur qui chantait son affliction. Les bois affligés retinrent cette histoire. Plus jamais les cerfs ne se battirent avec leurs fils, même par grande colère.

 IV

Rarement nous sommes rentrés dans Vitré. En meute, une fois nous vînmes aux abords et nous comprîmes l'orgueil immense de l'homme. Leurs maisons à l'époque étaient si belles que les autres animaux les admiraient.

Aujourd'hui avilis, eux-mêmes ont honte de ceux qu'ils bâtissent.

 V

Entre deux chasses à courre, ils ratifiaient à courre.

Soudain, ils s'en allaient. Tous. Ils partaient dans des pays des cousines gazelles. Nos faons grandissaient en paix.

VI

Ils revenaient. Nous réapprenions la peur.

VII

La dame marchait dans nos bois et contemplait les vols de corneille, sans savoir que ses fils oublieraient que leurs aïeux révéraient les oiseaux noirs. Nos fils, à nous, n'oublient jamais. Notre histoire est dans notre sang et dans nos réactions intuitives. Les mots n'ont pas coupé le fil de la vie qui passe entre les morts.

VIII

Qu'ils étaient beaux, vos châteaux. Qu'ils sont tristes, vos sanglots. Et c'est encore la main du destin qui fait s'entrecroiser les douleurs de vos corps humains et de nos corps cerfs : tous deux chassés de nos terres par les meutes hurlantes hier, par l'argent aujourd'hui. Frères ennemis, nous vous regrettons, car vous nous reconnaissiez comme vos totems. Et nos brames disent : revenez... revenez... revenez... A vos chasses, vous cherchiez quelque fois le danger, et vous saviez accepter d'être quelque fois perdants.

 IX

Vous épousâtes vos femelles ; vous enseignâtes vos petits à nous chasser.

X

Ainsi, ma mise à mort était leur gloire. Ainsi, je suis devenu leur emblème. Vos corneilles ne survolaient nos bois, vos cerfs ne sont pas nos frères, car vos images sont fausses et personne n'a le droit de nous totémiser.

 XI

Nos vies ne diffèrent que parce que vous parlez trop.

 XII

Nous ne reconnaissons pas votre noblesse. Nous ne reconnaissons que l'intrépidité des coureurs et la grandeur de ceux qui meurent sans gémir.

XIII

Leurs prénoms les distinguent entre eux. Nos brames leur paraissent tous semblables. L'homme qui a découvert que l'animal a un visage a découvert bien d'autre chose encore. Le cerf qui a entendu le brame humain sait que l'homme est un animal sauvage.

Vous avez des prénoms. Mais nous aussi nous avons des visages, n'en déplaise à votre marotte de ne reconnaître que ce que vous nommez.

Et que t'importe, homme, que le nom de cette femme te soit inconnu ? N'a-t-elle pas moins de chair, de cheveux et de sang que celles que tu nommes ?

XIV

Nos veuves aussi souffrent. Nos orphelins survivent peu. La vie est un combat, l'amour est un combat, la mort est un combat. Seul le ciel qui nous domine est douceur, quand il donne l'eau pour la langue et la lumière pour les yeux.

 XV

Il y a mille ans les bois recouvraient une grande partie du territoire ; et dans mille ans les bois recouvriront une grande partie du territoire. Les cerfs et les biches feront beaucoup de petits faons et ils oublieront la terreur de l'homme qui colonise.

XVI

Eh, l'homme, tu disparaîtras. Notre mémoire muette te recouvrira de son silence plein de prière, et nous effacerons la trace de tes pas.

Crépuscule.jpg

 

mercredi, 18 mars 2015

Foi et faits

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"Nous croirons à la crise quand les riches se suicideront en masse".

Image tirée de la bande dessinée Jazz Maynard (Raule et Roger)

mardi, 17 mars 2015

Blue note, Ô lumière de la vieillesse

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"Dis-donc, elle est bien conservée, pour son âge, Adélaïde !" entendis-je. Celle qui s'exclamait s'adressait à deux autres femmes dans une cuisine. Celle dont on parlait venait de prendre congé.
C'était il y a quelques semaines et soudain une question s'empara de moi : vais-je continuer à avoir l'air jeune ? Vais-je devenir vieille aux yeux de tous, moi qui rit et pleure comme lorsque j'étais enfant, d'une manière simplement plus... civilisée ? Serais-je plus ou moins vieillissante que ces gens qui m'entourent et qui boivent et conversent entre eux ? Vais-je mourir d'une manière inattendue dans quelques mois ?
L'hôte me resservit un verre et je le sirotai avec la concentration de ceux qui veulent tout oublier.

Les échos de ces rires et de ces mots sont éloignés dans le temps, et me voilà au bord du patio où s'écoule la nouvelle lumière du printemps.

Pour rester à jamais éclatante de jeunesse, une solution s'impose : mourir jeune. Pourquoi ne pas plonger avant le premier cheveu gris, avant la première ride, du haut de la jetée du phare un soir de pluie et de bourrasque où le port est désert ? Oui, pourquoi pas, mais si je m'en abstiens, alors autant ne pas circonvenir au rythme de la vie et du temps.

J'ai été bébé joufflu, enfant pétillante et triste à la fois, adolescente malingre, jeune sans visage, adulte reconstituée par la promenade intérieure ; pourquoi ne continuerai-je pas la mue perpétuelle de mon être selon les désidératas de la nature et de la culture, d'une nature respectée dans sa sauvage exaltation du mouvement des saisons, d'une culture qui cesse de s'abîmer dans la lutte contre le temps ?

Et s'il faut que je vive, alors, que mon visage envisage de se dévisager sans sourciller face aux lames de fond des années qui le sculptent et le rapprochent chaque saison un peu plus de la mort.

Car c'est Elle, peut-être, qui nous fait peur, lorsque nous imaginons un jour nos mains couvertes de taches et nos joues creusées par l'âge.

Je photographiais tout à l'heure ma mère, qui fête ses soixante-cinq ans aujourd'hui. Je la remercie d'avoir été, d'être et de devenir.

Prions Dieu de ne pas être bien conservés (évitons d'ailleurs de manger des produits industriels gavés d'agents conservateurs) : donnons-nous tout entiers à chaque saison qui nous est offerte ici-bas. Captons-en dans nos yeux des essences de lumière, de brume et de science, afin que nos regards deviennent peu à peu baignés de lampées du mystère infini.

Ne prenons pas à notre compte les regards effrayés de ceux qui tentent de se conserver, mais tendons nos cœurs à l'instant qui passe, à la joie, à la peine qu'il contient, et renonçons au combat inutile. Un combat est inutile quand il n'élève pas l'âme de celui qui le mène. 

Vivre comme on ouvre les yeux, mourir comme on ferme les yeux, sans crainte excessive du lendemain. Comme c'est facile à écrire... Mais peut-être que ce n'est pas si difficile à faire. Je vais essayer.

 

Incipit de la révolte

Voilà comment s'ouvre le roman de Jean Brune, La révolte

"I

La ville

Il pleuvait comme il pleut souvent après les orages, quand le ciel rompu par des fureurs démesurées s'effondre dans des averses. Les nuages écroulés pesaient sur les toits ; les rues ressemblaient à des tranchées ouvertes dans des matières molles, qui ne retrouvaient une densité de pierre qu'au ras du sol, dans la magie des lumières mêlées. Le capitaine s'arrêta sous un auvent, pour reconnaître le porche qu'il cherchait. L'eau qui ruisselait des balcons et des gouttières se solidifiait autour des lampadaires, en un vol de fléchettes lumineuses ; et quand l'oreille oubliait, l'espace de quelques secondes, le crépitement de la pluie, elle entendait monter, de la mer encore déchaînée, une rumeur grave, confusément inquiétante, comme une colère de géant. Le capitaine pensait à ses terreurs d'enfant et au sillage qu'elles gravent dans la mémoire. Une ombre tassée à côté de lui l'interpella à mi-voix. Il sursauta. Puis, comme on se reproche un réflexe importun, il pensa qu'il ne s'accoutumerait jamais à ces rendez-vous qui évoquaient des conciliabules de malfaiteurs, ni à cette veille perpétuelle du regard, qui permet de déceler, presque de pressentir, la moindre présence dans un trou d'ombre ou dans une foule. Homme de guerre familier des nuits de garde coulées dans la solennité des silences de cristal, ou trempées par les vacarmes de métal des batailles, il se sentait mal à l'aise quand grondaient autour de lui ces rumeurs qui montent des foules et portent en elles, comme une boue, un peu de ce qu'il y a de dégradant dans les complicités subies. Il se nomma. 

- Je suis le capitaine de Louveciennes. 

- Je sais, chuchota l'inconnu". 

La révolte

Jean Brune

1965

jean brune,la révolte

dimanche, 15 mars 2015

Celui que je pourrais être

 

Au fond vous ne me connaissez pas. Qui sait si moi-même je me connais. Je pourrais être celui qui se lève dès potron-minet et chausse ses skis pour monter des cols et descendre des vallées enneigées. Mes deux Saint-Bernard (Aydius et Baïkal) m'accompagneraient, heureux de cette nouvelle course à travers la nature presque vierge. Je rentrerais à l'heure d'un déjeuner tardif et, tandis que les chiens se coucheraient pour ne se relever qu'aux premières lueurs du soir, je m'installerais à mon ordinateur pour travailler.

Je ne penserais presque jamais à celui avec qui j'ai vécu dans la ville du tramway, du métro et du RER, et quand bien même ces années grises me reviendraient à l'esprit, je n'y éprouverais ni haine, ni tristesse, simplement la surprise d'avoir été si longtemps enchaîné.

Six heures de l'après-midi : l'alcool dès ce moment est autorisé. Je me servirais donc une bière dans la cuisine du minuscule chalet, que je boirais en jetant de longs regards circulaires sur la montagne au Nord, sur le village à l'Est.

Un weekend sur deux et la moitié des vacances, comme signé au bas d'un papier par sa mère et par moi-même, j'accueillerais mon fils, cet être que j'aime plus que tous les autres êtres ici-bas. Des parties de ballon avec Aydius et Baïkal, le jeu de fléchettes avant de dormir, la lecture du Tintin qu'il choisit, la grande et la petite ourse par la fenêtre et tant de fondues et de chocolats chauds, de rires et de pansements après les randonnées. Les devoirs scolaires aussi, pour qu'il n'y ait pas d'histoires.

Je pourrais être celui dont je viens de vous décrire la vie. Heureux, le serais-je ? Certainement. Avec des moments de doute et de sombre humeur quelquefois, mais plein d'une vie choisie en fils de la montagne, frère de chien et chienne et père aimant, malgré la distance du partage parental.

Et loin, très loin, très très loin de l'appartement où j'ai vécu sans joie, de l'agence où j'ai travaillé sans motivation, de la ville où j'ai vécu à côté de moi, sans jamais m'écouter vivre.