mardi, 01 décembre 2015
L'individu immobile rattrapé par les temps qui courent
C'est un fait que ce soir là, aux Sables d'Olonne, tu dînais d'une mousse de mogettes à la menthe, accompagnée d'un verre de muscadet, rompant avec ta tradition plus hivernale de la soupe aux mogettes, oignons et raisins secs servie avec un Armagnac. C'est un fait que tu te rendis compte soudainement que depuis deux jours tu ne recevais plus de textos de personne. Soudain tu te demandas pourquoi ce silence. C'est un fait que tu voulus te connecter aux sites internet habituels, mais qu'ils fonctionnaient mal, ou qu'une partie de leur contenu avait disparu. Ainsi commença ta solitude, d'abord lente et floue, puis totale et palpable. Dehors, dans la rue, et cela t'apparut subitement, les voitures ne passaient plus sans cesse devant tes fenêtres. Les rares passants entraient et sortaient furtivement des magasins. C'était comme si, tout d'un coup l'homme réel que tu étais se trouvait projeté dans un monde de fantasmes et d'absences. Ou bien, comme si l'homme irréel que tu avais toujours été rencontrait brutalement la réalité.
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dimanche, 29 novembre 2015
Le dimanche, l'hiver et la mort
Il faudra bien vivre un dernier hiver. Souffrir du froid une dernière fois. Chercher la chaleur des bougies en haut des escaliers dégradés. Regarder les silhouettes difformes des humains et des voitures longer le ravin où poussent des orties.
Il faudra écrire une dernière phrase. Anodine ou profonde, anodine et profonde peut-être, tant l'essence de la vie épouse la banalité des moments de chaque jour.
Il faudra boire un dernier verre de vin, sans le savoir, peut-être, en croyant encore au lendemain.
La vie est courte, les après-midi sont longues : paradoxe du sentiment humain.
Certains se préparent à la mort. Comme c'est sage. Apprendre à se retirer, à dire Adieu sans se presser ni traînasser, à mettre en ordre son cœur et sa maisonnée pour partir un beau jour sur un chemin d'éternité. Ou, si l'on croit que la mort est la fin de l'être, comme une lampe qui s'éteint définitivement, apprendre à scintiller une dernière fois et à entrer dans le noir sans s'inquiéter.
Le dimanche ressemble quelquefois à la mort, dans son absence de vie, dans son silence, dans sa lenteur qui fait croire à la suspension du temps. Le dimanche a ses petits gâteaux de vide, ses thés de rien, ses guirlandes d'ennui, surtout quand il est posé au milieu de l'hiver. J'ai envie parfois de me noyer passionnément au fond de la fascinante déréliction d'un dimanche d'hiver dans une petite ville de province au climat semi-sévère, entre deux arbres morts et des maisons fermées.
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vendredi, 27 novembre 2015
Les miettes succulentes du drapeau riant de la France
Quel est le drapeau réel de la France, celui qui survécut, survit et survivra à tous les régimes politiques ? Celui qui fait vibrer les voix de la Gaule et de la Navarre depuis des siècles et des siècles sans discontinuer ?
Pardi !
C'est une belle nappe tâchée de graisse et de vin rouge, ventrediou !
S'il faut agiter du tissu par la fenêtre, que ce soit pour faire pleuvoir des jolies miettes sur les badauds !
Qu'on se le dise !
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jeudi, 26 novembre 2015
Harfang
Le soir fait tomber la mélancolie sur la petite ville de province. J'ai besoin de retrouver ce tendre rock inuit que nous écoutions en boucle au temps où je conduisais ta voiture. J'avais froid presque tous les soirs. Nous cuisions des pâtes. Nos rêves étaient encore intègres, et malgré la méfiance de ta grand-mère, nous ne nous droguions pas à d'autres substances qu'au rock inuit et aux bières brunes. Il y avait bien la littérature mais je ne sais même plus ce que nous lisions. Des polars au kilo, et tout Victor Hugo dans le désordre des chapitres. Il serait ridicule de dire que nous nous aimions, car aucun de nous ne se connaissait soi-même. Il y avait dans nos mains accrochées la solidarité des épaves qui voguent ensemble sur le flot de l'errance. Et je regrette ces époques encore bleues où l'ignorance ressemblait à l'innocence. Je cherche ton nom sur Internet, je vois que tu vis toujours dans la ville du Nord-Est, je vois que tu es resté fidèle aux chansons venues de terres étranges. Je vois que tu ressembles encore à celui que j'appelais "Harfang".
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Sérénade en reggae
C'était ce fou qui jouait la sérénade de Schubert en reggae au bord de sa fenêtre au premier étage au-dessus du bar de l'amitié là-bas dans la ville océane où les vagues attiraient les glisseurs du monde entier vagabonds sans chaussures et sans peur de la mort mais moi c'est une étoile qui m'éclaire de nuit comme de jour et loin de ce village sur lequel elle n'avait jamais brillé je me souviens de ma vie d'alors à sa lumière d'aujourd'hui c'est fou c'est vrai ce qu'on change et ce qu'on subit ce qu'on découvre et ce qu'on oublie c'est fou le vent d'hier et le soleil de demain la nuit qui se prolonge le lait les olives et le pain c'est fou l'amour flou comme un paysage à travers la buée d'un train qui file vers l'Ouest c'est doux le souvenir de l'été mais voici que l'automne a bien avancé tellement qu'il est déjà trop entamé pour le saluer les feuilles rousses ont chuté voilà l'hiver qui vient son visage blanc ses sortilèges ses chants d'antan et ses cendres les lendemains de fête en attendant laissez-moi vous écrire un poème oiseaux de passage vous le porterez aux amis du monde entier avec mes mots de chagrin de désir et de paix.
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mardi, 24 novembre 2015
Teče, voda, Teče (n'épouse pas ce soldat...)
C'est un chant qui s'écoute par un soir de pluie, quand la nuit tombe trop tôt par la fenêtre. Un chant slovaque qu'écoutait un jeune Français. Il le sifflotait dans les rues de Nantes, il le chantait en prononçant maladroitement les paroles slaves au cours des promenades solitaires entre les arbres des forêts de la Loire-Atlantique. Les corbeaux qui volaient en cercle sur les marais boueux ajoutaient leurs cris à sa voix juvénile, fraîchement muée.
Quelques années après, le jeune homme meurt à la guerre, torturé par des ennemis de son âge, après avoir parachuté sur Dien Bien Phu.
Mais le chant slovaque du soldat français parti mourir en Indochine résonne encore. Une classe d'enfants l'apprend en chœur à Bratislava. Un professeur de violon l'écoute en disque dans un appartement de Prague. Un vieil homme le fredonne à Rio de Janeiro. Je passais l'autre jour à Paris dans la calme rue Milton, et j'entendais au loin quelqu'un qui sifflait. C'était encore Teče, voda, Teče. Les cœurs de ceux qui restent sont des tombes vibrantes.
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lundi, 16 novembre 2015
L'énergie du désespoir
Je m'éveille le matin dans la ouateuse lumière blanche de novembre et je décide de ne pas m'étendre sur les événements que j'ai à-demi vécus, que d'autres n'ont pas vécus du tout, que d'autres encore ont tellement vécu qu'ils en sont morts.
Le temps passe sans que je parvienne à l'attraper, à en tirer un peu de sel, un peu de miel.
Je bois un café à 13h58 à côté d'un cactus nommé Challwa et d'un érable bonzaï nommé Tolstoï, la fougère aussi se tient tranquille, dans sa verdure chatoyante, comme un rappel de la lointaine campagne. Par la baie vitrée, les tours alternativement se couvrent d'un duvet d'ombre ou d'éclats de lumière.
Le soleil n'est pas absent de ce jour où se mêlent, dans un cœur physiquement jeune et moralement instable, les douleurs collectives et le naufrage individuel.
Je décide de ne pas commenter cette folie qui consiste à bombarder d'autres villes, dans d'autres pays, au nom des droits de l'homme et de la paix, et à déplorer les meurtres et la peur sur notre ville au nom des droits de l'homme et de la paix. Les poids et les mesures sont à la démesure arbitraire de nos subjectivités moulées par les médias.
J'ai envie de pleurer avec la foule en souriant béatement, j'ai envie de me retirer dans mon austère stratégie de liberté individuelle.
Que pleures-tu, toi qui nous serre les mains avec émotion ? Ton compte bancaire saigné par ton incurie et la conjoncture économique, ou ces traces de sang sous les bouquets de fleurs ?
Les deux, mon colonel de l'armée désarmée. La confusion des peines soulage celui qui se taisait. Un désespoir a ses lueurs s'il contient ne serait-ce qu'une parcelle d'énergie de vivre.
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jeudi, 12 novembre 2015
Le gouffre des images
Dans une ville du Sud de l'Europe, les huissiers frappent à sa porte. Il n'ouvre pas. Il prend encore ses médicaments qui lui permettent de survivre. Dessine-t-il ? Prostré durant de longues semaines, il émerge soudainement de la boue de souffrance pour dessiner de fantastiques scènes urbaines et routières sur les feuilles qui lui restent.
Son statut social, médical et administratif est recensé sur quelques pages et nous votons pour savoir si nous devons lui accorder une aide financière, qui l'aidera à tenir quelques semaines de plus.
La réunion prend fin. Je rentre chez moi et je regarde ce qui tourne autour de son nom sur Internet, je sors dans les rues en quête de librairies de bandes dessinées, et mes mains caressent les pages des derniers exemplaires que des libraires exigeants conservent fièrement dans un coin réservé de leur boutique. Le libraire vend les nouveautés des étals pour subsister, mais il conserve ces quelques titres obscurs pour vibrer encore au pouvoir des images.
L'artiste maudit n'est pas mort. Il habite le coin de la rue et il te regarde manger un sandwich en rêvant au goût mélangé du concombre, de l'emmental et du pain.
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mercredi, 11 novembre 2015
Un truc à savoir
(Une méthode infaillible pour deviner ce que sera son avenir : écouter, les yeux fermés, le chœur des pèlerins de Tannhäuser).
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La ville qui vient
Quand cessera cette mode de baptiser les rues et les places avec des noms de vedettes de la politique et des arts ? Bien souvent, leur gloire passe en moins de temps qu'il n'en faut pour que leur tombe soit recouverte de mousse. Bien souvent, ils n'ont pas apporté grand chose à leurs frères et sœurs en humanité, quand ils n'ont pas profité plus qu'à leur tour des honneurs et des bonnes places.
Toutes ces rues aux noms de gens pleins de gloires vaines résonnent sans romantisme à nos oreilles ; nous préférerions que les lieux où nous passons nous parlent de la vie qu'on y mène ou qu'on y mena avant notre naissance.
Il nous faut habiter place des Toxicos et garer nos vélos dans l'impasse du foyer malien, nous rendre au marché par la rue branchouille et, en chemin, prendre un café sur la place des noctambules gays. Longer ensuite la rue des bruyants pour déboucher place proprette et traverser le garage des motards pour retrouver deux amis avenue des familles bon chic bon genre. Là, faire des courses dans l'avenue des cadres, rue du luxe et rue des kebabs, et via le passage de la pisse, retrouver la rue vide.
Continuer tout droit rue des deux squats, éviter le trop populeux carrefour des baisers et des ruptures, mais plutôt emprunter la ruelle dégueulasse afin de retrouver FX et son frère au petit resto chinois bio de la rue sans histoire.
Si on a le temps, dans l'après-midi, on peut se balader vers l'Est, vers la rue très chère, la rue des ministères, la rue cycliste, apercevoir de loin que notre père traînasse comme d'habitude au square du football.
Le soir, les lumières artificielles des lampadaires donnent un aspect serein à la rue des verrues architecturales, et cela fait bien longtemps que les prix escaladent le mont-blanc sur le boulevard des mendiants Roms. Allée des gauchistes, vérifier discrètement que la fenêtre du député nationaliste est allumée, puis rentrer se mettre au pieu.
Dans le grand Paris, plus de numéros d'arrondissements, mais des noms de quartiers et de villages. On vit à Charonne ou à Saint-Germain des Près ou à Saint-Germain en Laye ou à Alésia, mais certainement pas « dans le 11ème », « dans le sixième »...
Le dimanche, on peut, comme tout le monde, se promener dans les grandes serres végétales de l'ancien périphérique, où de petites buvettes longent le plus grand potager du monde. Oui, vraiment, voilà la ville qu'il nous faut, et malgré la folie des humains, voilà, soyons en sûrs, voilà la ville qui vient.
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mardi, 10 novembre 2015
L'auberge musicale des deux diablotins
Je me souviens de la première fois que les Radikal Satan sont venus dîner à la maison. Sara les avait entendus dans le métro, alors que, justement, elle avait besoin d'une musique pour son film A Quai. Elle les écouta longuement jouer dans les couloirs souterrains de la Bastille, une première fois ; retourna les écouter et leur acheter un disque ; la troisième fois qu'elle revint, elle avait prévu d'oser les aborder pour leur demander de composer la musique du court-métrage. Mais eux, ils nous l'ont raconté ensuite, quand il l'ont vu revenir, ont cru qu'elle voulait leur rendre le CD après une écoute décevante.
Finalement ce fut une belle rencontre, ils composèrent un beau tango bizarre pour A Quai et passèrent beaucoup de temps avec Adrian Riffo dans les couloirs de l'école des Gobelins, à fignoler le son. Avec l'argent consacré à la musique par la bourse du Centre National du Cinéma, ils purent retourner pour la première fois en Argentine depuis leur départ. Ils retrouvèrent leur famille.
Sara à l'époque allait souvent les écouter dans les squats, des chiens de punks lui léchaient le visage et elle prenait des photos des deux Satan, Momo montrant son sexe, Cesar aux longs doigts crochus et au rouge à lèvres carmin.
A l'époque, leur boite aux lettres était à l'association Aux captifs la libération. Ils étaient infiniment élégants, polis et passionnants quand ils venaient dîner mais, parfois, les voisins du 13, boulevard du M. leur claquaient la grille au nez, ne pouvant imaginer que de tels personnages soient invités à dîner dans notre immeuble.
Cela faisait longtemps que je ne pensais plus à cette période de notre vie familiale, trois d'entre nous ont quitté ce quartier qui pourtant semblait attaché à notre identité, la haute cadre du Parti socialiste qui a hérité de notre appartement s'étant empressé de le vendre pour se débarrasser de locataires vivant là depuis 37 ans et payant un loyer modeste. Alors tout à l'heure, c'est dans une rue consacrée à Saint-Nicolas, le bel évêque, saint patron, entre autres protégés, des enfants, des marins et des marchands, que j'ai réécouté la musique des Radikal Satan, celle que je connaissais déjà, et celle qu'ils ont composée depuis et qu'on trouve sur Internet. À la belle violence de leur musique, se superposait la douce mélancolie d'un temps révolu. La jeunesse a foutu le camp, il ne me reste plus que la jeunesse éternelle, celle qu'on obtient par la grâce d'un pacte avec le diable.
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Dimanche au café grec avant que les feuilles de vigne ne meurent
Le sais-tu, Dimitri Cantemir ? Trois hommes assis à une table blanche, dans un café grec de France, écoutent ta musique, que le patron du bar joue sur sa chaîne.
Les hommes boivent un vin cuit du Portugal. Ils échangent peu de mots. L'un d'eux pense à une femme, Sylvia. Il se dit : "Et si, finalement, je n'étais pas homosexuel ?" A côté de lui, Aleksandrios caresse sa bague, une chevalière turque que lui avait offert sa femme, à l'époque où ils se parlaient encore, avant la mort du petit Basileus. Le troisième homme s'appelle Mounir. Entre ses mains, il tient un petit ouvrage de Corinna Gepner, où l'on évoque le père Louis Bertrand Castel, le prêtre qui donnait aux sons et aux couleurs une même structure.
Il est onze heures du matin, la plage d'Egine scintille dans la salle de bar, sur le mur, où le même film de vacances est projeté tous les jours. En terrasse, les plants de vigne distillent leur odeur fraîche. Personne ne pense plus qu'alentour, les hautes et monotones tours de la banlieue Nord de Paris s'étendent à perte de vue.
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samedi, 07 novembre 2015
En perpétuelle partance
L'enivrante et tendre douceur des lieux de passage, où l'on se sent chez soi pour un soir ou une semaine, l'intimité profonde s'installe mais la lourdeur de la vie quotidienne et administrative ne descend pas. La liberté effleure l'instant, c'est une rencontre avec un autre soi-même. J'ai connu ces moments à Beaune, à Milton, où je me suis posée comme un oiseau migrateur se reposerait pour une ou quelques nuits dans un nid déjà quitté par ses habitants naturels mais encore chaud et solide.
Je remercie ces abris pour les pensées nouvelles qui ont vu le jour en mon esprit, lorsque dépourvue de la peur d'inconfort et de la charge de responsabilité, j'étais accueillie là comme dans une chanson de rock, comme dans une scène de film.
Le lieu de passage propose une précarité sans inconfort, il invite à l'oubli de ce qu'on se force à être d'habitude dans les lieux trop connus pour que germe un cœur neuf.
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vendredi, 06 novembre 2015
Massa
Le jardin de l'hôtel de Massa est si beau que je reste encore longtemps après la fin du Comité, dans cet après-midi frais et doux, à contempler l'immobilité des arbres et la magnificence de l'automne.
Un certain silence calme mon cœur. Au premier plan sonore, mon acouphène et les cris épars des oiseaux. Au second plan, le ronronnement inégal des voitures.
La pierre de l'hôtel dort sagement, elle représente un statu quo éternel ; il est donc difficile de concevoir cette vérité que le bâtiment, auparavant situé sur les Champs Élysées, a été démonté pour être ensuite entièrement rebâti ici.
Les formes baroques des branches des arbres émaillent mon repos de fantaisie. Je sais que de l'autre côté du mur, dans les jardins de l'Observatoire, vivent de nombreux chats, nourris par les savants fous qui hantent ces lieux si proches, toujours inconnus.
En une ou deux semaines, à mes (très nombreuses) heures perdues, j'ai lu l'intégralité des articles du blog de Didier Lestrade et j'en garde deux interrogations : qu'écrire, et comment écrire, quand on ne s'est pas identifié à une communauté ciblée, pourvue d'une culture spécifique, et vouée à une cause ? (Par exemple, les gays, la musique House, le sida, mais cela pourrait être, les basques, la langue et la pelote basques, l'indépendance du pays, ou encore les catholiques traditionnels, la messe selon saint Pie V, la lutte contre le droit à l'avortement). La deuxième interrogation, c'est de me demander quel serait l'intérêt et la profondeur de ce blog lestradien si on l'amputait des merveilleux articles sur l'entretien du jardin, qui forment un contrepoint mélodique majestueux et intemporel à la ligne éditoriale militante et communautaire ?
Hélas, quand je me reconnais dans une communauté, elle me dégoûte aussitôt au point de me rendre malade, et quand je m'investis dans une cause, ses défenseurs et leurs stratégies m’apparaissent aussitôt extrêmement discutables, critiquables, presque détestables. Même la cause animale, la plus criante, la plus muette, celle qui contient toutes les autres puisqu'il s'agit du respect intégral de l'être vivant, capable d'éprouver des sensations et des émotions.
De toutes manières, si nous étions vraiment concernés par la moindre injustice, il ne serait pas possible de rentrer chez soi le soir en longeant des corps dormant à même le macadam. Il nous serait impossible d'accepter un seul jour que les citoyens qui "travaillent" soient liés par un lien de subordination à d'autres citoyens, il nous serait impossible de valider l'existence de trois états hiérarchiques (catégories A, B et C dans la fonction publique, cadre-employé-ouvrier dans l'entreprise privée).
Nous ne pourrions pas non plus supporter que des gens soient enfermés dans des prisons quand ils n'ont pas usé de violence envers leurs semblables, ou que les enfants de l'assistance publique, c'est-à-dire dont la seule famille est la société toute entière, soient en grande partie voués à la rue, à la prostitution, à la prison, après avoir subi, en plus de l'atone organisation des services publics, de nombreux sévices commis par les agents sociaux.
Aussi, plutôt que d'embrasser une cause, un mode de vie cohérent avec nos pensées paraît une solution plus discrète, certes, mais beaucoup plus difficile à tenir : refuser de participer à ce que l'on réprouve, restreindre ses achats à un mode de production que l'on contrôle et valide, se détourner des médias subventionnés ou appartenant à des groupes côtés en bourse, et s'engager localement, à échelle d'une vie personnelle, sur tous les sujets : l'architecture autour de ma maison, les transports, le lieu et le mode de travail, l'état de santé physique et économique des personnes de mon quartier, la bien-traitance des animaux du coin, la vie des végétaux des alentours, l'état du ciel au-dessus de ma tête et du patrimoine qui m'entoure.
Nous devons venir à la gestion commune et égalitaire des zones où nous sommes. Aucun expert, aucun fonctionnaire, aucun patron, aucune entreprise spécialisée ne devrait nous priver de cette voix, de cette présence quotidienne sur tous les fronts de la vie.
Évidemment, l'après-midi a passé, voilà que le soir surgit comme une ombre immense, qui surgit de nulle-part et se couche partout, affaiblissant la lumière. Entre chien et loup, je prends une inspiration plus grande que les autres, et laisse mon souffle se vider complètement.
Les feuilles mortes jonchent les graviers et la pelouse, quel bonheur qu'on ne les ait pas aspirées. Qui a peur des feuilles mortes ? Presque tout le monde, en tout cas le monde décisionnaire et propriétaire : jardins des institutions et des particuliers, rues, places, squares, sont aspirés comme si la beauté fantastique de la mort automnale était trop symbolique pour nos vies assurées chez Axa.
Ici, à Massa, les feuilles mortes crânent, elles impulsent leur rousseur immanente, juste le temps de rappeler que tout est éphémère, et que demain peut-être est ton dernier hiver.
Mais "des yeux sans nombre ont vu l'aurore et le soleil se lève encore". Voici le soir et la paix du cœur. Voici l'automne et la mort des arbres, lente et pleine d'une douceur qui tiédit, qui froidit, en attendant le premier jour de gel.
Assise sur un banc, j'ai 37 ans, je vois des formes passer derrière les arbres et je vis intensément ce bel instant. Je n'ai pas peur. Demain n'existe pas.
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jeudi, 29 octobre 2015
La chaleur glacée des souvenirs
Le 23 septembre 2012 à 23h, j'ai commencé mon journal de la Confrérie de Baude Fastoul. Depuis, j'ai quitté ma vie parisienne et « mon » appartement du fond d'une cour du 13, boulevard du Montparnasse, où je recevais à dîner et à lire au coin du feu, toutes les semaines, durant de longues années. Je ne sais si mes compagnons de la Confrérie poursuivent leur journal. Le mien continue d'exister, je dirais presque que je ne pourrais plus vivre sans lui. Il m'aide à respirer, et quand le temps passé m'a pris des gens ou des lieux ou des choses, des caudalies demeurent dans les pages informatiques de ce journal.
Je ne suis donc plus complètement parisienne, même si, ces derniers temps, j'ai amorcé un mi-retour. Mais je n'oublie pas la leçon d'Orphée, je n'oublie pas la leçon de la femme de Loth, je n'oublie pas la leçon de la marquise de La Tour du Pin : il ne faut pas se retourner. Quelquefois, il ne vaut mieux pas revenir. Le passé, lorsqu'il était présent, était un feu de vie. Mais ce qui était est habité par la mort et les ruines divulguent des émanations mortuaires.
Comme la vie est reconstituée par la mémoire ! Comme la vie est reconstituée par les exigences morales et sociales. Se retourner en arrière, c'est mesurer l'écart qui me sépare de ce que je fus ; c'est trouver des preuves d'amour de quelqu'un qui dit ne m'aimer plus ; c'est savourer encore les rires d'une femme qu'on a mis sous la terre depuis plus de trente mois.
Depuis ce matin, j'ai marché dans l'automne des bords du lac et le long de la plage grise, puis j'ai écouté les musiques de Brendan Perry (Crescent) et de Serge Tayssot-Gay (Évasion d'Interzone). Cela me change d'un hier envoûté par Pärt.
La vie en dépit des apparences chronologiques n'est pas un fleuve qui suit son cours continuellement. La lune influence les marées, des courants chauds et froids passent dans les deux sens. Des mares se forment sur les côtés boueux des rives, dont l'eau ne retournera plus à l'eau. Le limon nourrit le fleuve et le fleuve nourrit le limon.
On ne s'évade pas de sa propre vie, même pas par le biais de la folie. Tant que la respiration ventile et que le sang irrigue le corps, il faut bien être quelqu'un quelque part, et ce quelqu'un c'est soi, et quelque part c'est ici. On n'échappe pas à notre propre configuration, et comme l'écrivit Carl Gustav Jung, « ce qu'on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l'extérieur comme un destin ». Autant se regarder alors dans la glace, quitte à ce que ce soit pour y voir des larmes, un ennemi féroce ou tout simplement un grand point d'interrogation au fond des yeux. Autant s'asseoir tranquillement sur une chaise au bord de la route et regarder passer ce qui vient, des gens, des voitures, des corbeaux ou le vent. Laisser son téléphone portable parler tout seul en mode silencieux sur une table de la cuisine, et attendre qu'enfin rien ne se passe, rien d'autre que la plénitude de la tristesse d'un ciel automnal. Toutes les plénitudes contiennent leur part de joie.
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