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mardi, 24 novembre 2015

Teče, voda, Teče (n'épouse pas ce soldat...)

C'est un chant qui s'écoute par un soir de pluie, quand la nuit tombe trop tôt par la fenêtre. Un chant slovaque qu'écoutait un jeune Français. Il le sifflotait dans les rues de Nantes, il le chantait en prononçant maladroitement les paroles slaves au cours des promenades solitaires entre les arbres des forêts de la Loire-Atlantique. Les corbeaux qui volaient en cercle sur les marais boueux ajoutaient leurs cris à sa voix juvénile, fraîchement muée.

Quelques années après, le jeune homme meurt à la guerre, torturé par des ennemis de son âge, après avoir parachuté sur Dien Bien Phu.

Mais le chant slovaque du soldat français parti mourir en Indochine résonne encore. Une classe d'enfants l'apprend en chœur à Bratislava. Un professeur de violon l'écoute en disque dans un appartement de Prague. Un vieil homme le fredonne à Rio de Janeiro. Je passais l'autre jour à Paris dans la calme rue Milton, et j'entendais au loin quelqu'un qui sifflait. C'était encore Teče, voda, Teče. Les cœurs de ceux qui restent sont des tombes vibrantes.

lundi, 16 novembre 2015

L'énergie du désespoir

Je m'éveille le matin dans la ouateuse lumière blanche de novembre et je décide de ne pas m'étendre sur les événements que j'ai à-demi vécus, que d'autres n'ont pas vécus du tout, que d'autres encore ont tellement vécu qu'ils en sont morts.

Le temps passe sans que je parvienne à l'attraper, à en tirer un peu de sel, un peu de miel.

Je bois un café à 13h58 à côté d'un cactus nommé Challwa et d'un érable bonzaï nommé Tolstoï, la fougère aussi se tient tranquille, dans sa verdure chatoyante, comme un rappel de la lointaine campagne. Par la baie vitrée, les tours alternativement se couvrent d'un duvet d'ombre ou d'éclats de lumière.

Le soleil n'est pas absent de ce jour où se mêlent, dans un cœur physiquement jeune et moralement instable, les douleurs collectives et le naufrage individuel.

Je décide de ne pas commenter cette folie qui consiste à bombarder d'autres villes, dans d'autres pays, au nom des droits de l'homme et de la paix, et à déplorer les meurtres et la peur sur notre ville au nom des droits de l'homme et de la paix. Les poids et les mesures sont à la démesure arbitraire de nos subjectivités moulées par les médias.

J'ai envie de pleurer avec la foule en souriant béatement, j'ai envie de me retirer dans mon austère stratégie de liberté individuelle.

Que pleures-tu, toi qui nous serre les mains avec émotion ? Ton compte bancaire saigné par ton incurie et la conjoncture économique, ou ces traces de sang sous les bouquets de fleurs ?

Les deux, mon colonel de l'armée désarmée. La confusion des peines soulage celui qui se taisait. Un désespoir a ses lueurs s'il contient ne serait-ce qu'une parcelle d'énergie de vivre.

 

Sur AlmaSoror :

Chroniques d'une solitude

Ave imperator ! morituri te salutant

Clair-obscur à Alma-Ata

Les dictatures douces

La ville de perdition

jeudi, 12 novembre 2015

Le gouffre des images

Dans une ville du Sud de l'Europe, les huissiers frappent à sa porte. Il n'ouvre pas. Il prend encore ses médicaments qui lui permettent de survivre. Dessine-t-il ? Prostré durant de longues semaines, il émerge soudainement de la boue de souffrance pour dessiner de fantastiques scènes urbaines et routières sur les feuilles qui lui restent.

Son statut social, médical et administratif est recensé sur quelques pages et nous votons pour savoir si nous devons lui accorder une aide financière, qui l'aidera à tenir quelques semaines de plus.

La réunion prend fin. Je rentre chez moi et je regarde ce qui tourne autour de son nom sur Internet, je sors dans les rues en quête de librairies de bandes dessinées, et mes mains caressent les pages des derniers exemplaires que des libraires exigeants conservent fièrement dans un coin réservé de leur boutique. Le libraire vend les nouveautés des étals pour subsister, mais il conserve ces quelques titres obscurs pour vibrer encore au pouvoir des images.

L'artiste maudit n'est pas mort. Il habite le coin de la rue et il te regarde manger un sandwich en rêvant au goût mélangé du concombre, de l'emmental et du pain.

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mercredi, 11 novembre 2015

Un truc à savoir

(Une méthode infaillible pour deviner ce que sera son avenir : écouter, les yeux fermés, le chœur des pèlerins de Tannhäuser).

La ville qui vient

Quand cessera cette mode de baptiser les rues et les places avec des noms de vedettes de la politique et des arts ? Bien souvent, leur gloire passe en moins de temps qu'il n'en faut pour que leur tombe soit recouverte de mousse. Bien souvent, ils n'ont pas apporté grand chose à leurs frères et sœurs en humanité, quand ils n'ont pas profité plus qu'à leur tour des honneurs et des bonnes places.

Toutes ces rues aux noms de gens pleins de gloires vaines résonnent sans romantisme à nos oreilles ; nous préférerions que les lieux où nous passons nous parlent de la vie qu'on y mène ou qu'on y mena avant notre naissance.

Il nous faut habiter place des Toxicos et garer nos vélos dans l'impasse du foyer malien, nous rendre au marché par la rue branchouille et, en chemin, prendre un café sur la place des noctambules gays. Longer ensuite la rue des bruyants pour déboucher place proprette et traverser le garage des motards pour retrouver deux amis avenue des familles bon chic bon genre. Là, faire des courses dans l'avenue des cadres, rue du luxe et rue des kebabs, et via le passage de la pisse, retrouver la rue vide.

Continuer tout droit rue des deux squats, éviter le trop populeux carrefour des baisers et des ruptures, mais plutôt emprunter la ruelle dégueulasse afin de retrouver FX et son frère au petit resto chinois bio de la rue sans histoire.

Si on a le temps, dans l'après-midi, on peut se balader vers l'Est, vers la rue très chère, la rue des ministères, la rue cycliste, apercevoir de loin que notre père traînasse comme d'habitude au square du football.

Le soir, les lumières artificielles des lampadaires donnent un aspect serein à la rue des verrues architecturales, et cela fait bien longtemps que les prix escaladent le mont-blanc sur le boulevard des mendiants Roms. Allée des gauchistes, vérifier discrètement que la fenêtre du député nationaliste est allumée, puis rentrer se mettre au pieu.

Dans le grand Paris, plus de numéros d'arrondissements, mais des noms de quartiers et de villages. On vit à Charonne ou à Saint-Germain des Près ou à Saint-Germain en Laye ou à Alésia, mais certainement pas « dans le 11ème », « dans le sixième »...

Le dimanche, on peut, comme tout le monde, se promener dans les grandes serres végétales de l'ancien périphérique, où de petites buvettes longent le plus grand potager du monde. Oui, vraiment, voilà la ville qu'il nous faut, et malgré la folie des humains, voilà, soyons en sûrs, voilà la ville qui vient.

 

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Paris demain

mardi, 10 novembre 2015

L'auberge musicale des deux diablotins

Je me souviens de la première fois que les Radikal Satan sont venus dîner à la maison. Sara les avait entendus dans le métro, alors que, justement, elle avait besoin d'une musique pour son film A Quai. Elle les écouta longuement jouer dans les couloirs souterrains de la Bastille, une première fois ; retourna les écouter et leur acheter un disque ; la troisième fois qu'elle revint, elle avait prévu d'oser les aborder pour leur demander de composer la musique du court-métrage. Mais eux, ils nous l'ont raconté ensuite, quand il l'ont vu revenir, ont cru qu'elle voulait leur rendre le CD après une écoute décevante.

Finalement ce fut une belle rencontre, ils composèrent un beau tango bizarre pour A Quai et passèrent beaucoup de temps avec Adrian Riffo dans les couloirs de l'école des Gobelins, à fignoler le son. Avec l'argent consacré à la musique par la bourse du Centre National du Cinéma, ils purent retourner pour la première fois en Argentine depuis leur départ. Ils retrouvèrent leur famille.

Sara à l'époque allait souvent les écouter dans les squats, des chiens de punks lui léchaient le visage et elle prenait des photos des deux Satan, Momo montrant son sexe, Cesar aux longs doigts crochus et au rouge à lèvres carmin.

A l'époque, leur boite aux lettres était à l'association Aux captifs la libération. Ils étaient infiniment élégants, polis et passionnants quand ils venaient dîner mais, parfois, les voisins du 13, boulevard du M. leur claquaient la grille au nez, ne pouvant imaginer que de tels personnages soient invités à dîner dans notre immeuble.

Cela faisait longtemps que je ne pensais plus à cette période de notre vie familiale, trois d'entre nous ont quitté ce quartier qui pourtant semblait attaché à notre identité, la haute cadre du Parti socialiste qui a hérité de notre appartement s'étant empressé de le vendre pour se débarrasser de locataires vivant là depuis 37 ans et payant un loyer modeste. Alors tout à l'heure, c'est dans une rue consacrée à Saint-Nicolas, le bel évêque, saint patron, entre autres protégés, des enfants, des marins et des marchands, que j'ai réécouté la musique des Radikal Satan, celle que je connaissais déjà, et celle qu'ils ont composée depuis et qu'on trouve sur Internet. À la belle violence de leur musique, se superposait la douce mélancolie d'un temps révolu. La jeunesse a foutu le camp, il ne me reste plus que la jeunesse éternelle, celle qu'on obtient par la grâce d'un pacte avec le diable.

 

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Viento del Este, la pochette du disque

Un problème variationnel

Dimanche au café grec avant que les feuilles de vigne ne meurent

Le sais-tu, Dimitri Cantemir ? Trois hommes assis à une table blanche, dans un café grec de France, écoutent ta musique, que le patron du bar joue sur sa chaîne.

Les hommes boivent un vin cuit du Portugal. Ils échangent peu de mots. L'un d'eux pense à une femme, Sylvia. Il se dit : "Et si, finalement, je n'étais pas homosexuel ?" A côté de lui, Aleksandrios caresse sa bague, une chevalière turque que lui avait offert sa femme, à l'époque où ils se parlaient encore, avant la mort du petit Basileus. Le troisième homme s'appelle Mounir. Entre ses mains, il tient un petit ouvrage de Corinna Gepner, où l'on évoque le père Louis Bertrand Castel, le prêtre qui donnait aux sons et aux couleurs une même structure.

Il est onze heures du matin, la plage d'Egine scintille dans la salle de bar, sur le mur, où le même film de vacances est projeté tous les jours. En terrasse, les plants de vigne distillent leur odeur fraîche. Personne ne pense plus qu'alentour, les hautes et monotones tours de la banlieue Nord de Paris s'étendent à perte de vue.

samedi, 07 novembre 2015

En perpétuelle partance

L'enivrante et tendre douceur des lieux de passage, où l'on se sent chez soi pour un soir ou une semaine, l'intimité profonde s'installe mais la lourdeur de la vie quotidienne et administrative ne descend pas. La liberté effleure l'instant, c'est une rencontre avec un autre soi-même. J'ai connu ces moments à Beaune, à Milton, où je me suis posée comme un oiseau migrateur se reposerait pour une ou quelques nuits dans un nid déjà quitté par ses habitants naturels mais encore chaud et solide.

Je remercie ces abris pour les pensées nouvelles qui ont vu le jour en mon esprit, lorsque dépourvue de la peur d'inconfort et de la charge de responsabilité, j'étais accueillie là comme dans une chanson de rock, comme dans une scène de film.

Le lieu de passage propose une précarité sans inconfort, il invite à l'oubli de ce qu'on se force à être d'habitude dans les lieux trop connus pour que germe un cœur neuf.

vendredi, 06 novembre 2015

Massa

Le jardin de l'hôtel de Massa est si beau que je reste encore longtemps après la fin du Comité, dans cet après-midi frais et doux, à contempler l'immobilité des arbres et la magnificence de l'automne.

Un certain silence calme mon cœur. Au premier plan sonore, mon acouphène et les cris épars des oiseaux. Au second plan, le ronronnement inégal des voitures.

La pierre de l'hôtel dort sagement, elle représente un statu quo éternel ; il est donc difficile de concevoir cette vérité que le bâtiment, auparavant situé sur les Champs Élysées, a été démonté pour être ensuite entièrement rebâti ici.

Les formes baroques des branches des arbres émaillent mon repos de fantaisie. Je sais que de l'autre côté du mur, dans les jardins de l'Observatoire, vivent de nombreux chats, nourris par les savants fous qui hantent ces lieux si proches, toujours inconnus. 

En une ou deux semaines, à mes (très nombreuses) heures perdues, j'ai lu l'intégralité des articles du blog de Didier Lestrade et j'en garde deux interrogations : qu'écrire, et comment écrire, quand on ne s'est pas identifié à une communauté ciblée, pourvue d'une culture spécifique, et vouée à une cause ? (Par exemple, les gays, la musique House, le sida, mais cela pourrait être, les basques, la langue et la pelote basques, l'indépendance du pays, ou encore les catholiques traditionnels, la messe selon saint Pie V, la lutte contre le droit à l'avortement). La deuxième interrogation, c'est de me demander quel serait l'intérêt et la profondeur de ce blog lestradien si on l'amputait des merveilleux articles sur l'entretien du jardin, qui forment un contrepoint mélodique majestueux et intemporel à la ligne éditoriale militante et communautaire ?

Hélas, quand je me reconnais dans une communauté, elle me dégoûte aussitôt au point de me rendre malade, et quand je m'investis dans une cause, ses défenseurs et leurs stratégies m’apparaissent aussitôt extrêmement discutables, critiquables, presque détestables. Même la cause animale, la plus criante, la plus muette, celle qui contient toutes les autres puisqu'il s'agit du respect intégral de l'être vivant, capable d'éprouver des sensations et des émotions.

De toutes manières, si nous étions vraiment concernés par la moindre injustice, il ne serait pas possible de rentrer chez soi le soir en longeant des corps dormant à même le macadam. Il nous serait impossible d'accepter un seul jour que les citoyens qui "travaillent" soient liés par un lien de subordination à d'autres citoyens, il nous serait impossible de valider l'existence de trois états hiérarchiques (catégories A, B et C dans la fonction publique, cadre-employé-ouvrier dans l'entreprise privée).

Nous ne pourrions pas non plus supporter que des gens soient enfermés dans des prisons quand ils n'ont pas usé de violence envers leurs semblables, ou que les enfants de l'assistance publique, c'est-à-dire dont la seule famille est la société toute entière, soient en grande partie voués à la rue, à la prostitution, à la prison, après avoir subi, en plus de l'atone organisation des services publics, de nombreux sévices commis par les agents sociaux.

Aussi, plutôt que d'embrasser une cause, un mode de vie cohérent avec nos pensées paraît une solution plus discrète, certes, mais beaucoup plus difficile à tenir : refuser de participer à ce que l'on réprouve, restreindre ses achats à un mode de production que l'on contrôle et valide, se détourner des médias subventionnés ou appartenant à des groupes côtés en bourse, et s'engager localement, à échelle d'une vie personnelle, sur tous les sujets : l'architecture autour de ma maison, les transports, le lieu et le mode de travail, l'état de santé physique et économique des personnes de mon quartier, la bien-traitance des animaux du coin, la vie des végétaux des alentours, l'état du ciel au-dessus de ma tête et du patrimoine qui m'entoure.

Nous devons venir à la gestion commune et égalitaire des zones où nous sommes. Aucun expert, aucun fonctionnaire, aucun patron, aucune entreprise spécialisée ne devrait nous priver de cette voix, de cette présence quotidienne sur tous les fronts de la vie.

Évidemment, l'après-midi a passé, voilà que le soir surgit comme une ombre immense, qui surgit de nulle-part et se couche partout, affaiblissant la lumière. Entre chien et loup, je prends une inspiration plus grande que les autres, et laisse mon souffle se vider complètement.

Les feuilles mortes jonchent les graviers et la pelouse, quel bonheur qu'on ne les ait pas aspirées. Qui a peur des feuilles mortes ? Presque tout le monde, en tout cas le monde décisionnaire et propriétaire : jardins des institutions et des particuliers, rues, places, squares, sont aspirés comme si la beauté fantastique de la mort automnale était trop symbolique pour nos vies assurées chez Axa.

Ici, à Massa, les feuilles mortes crânent, elles impulsent leur rousseur immanente, juste le temps de rappeler que tout est éphémère, et que demain peut-être est ton dernier hiver.

Mais "des yeux sans nombre ont vu l'aurore et le soleil se lève encore". Voici le soir et la paix du cœur. Voici l'automne et la mort des arbres, lente et pleine d'une douceur qui tiédit, qui froidit, en attendant le premier jour de gel.

Assise sur un banc, j'ai 37 ans, je vois des formes passer derrière les arbres et je vis intensément ce bel instant. Je n'ai pas peur. Demain n'existe pas.

jeudi, 29 octobre 2015

La chaleur glacée des souvenirs

Le 23 septembre 2012 à 23h, j'ai commencé mon journal de la Confrérie de Baude Fastoul. Depuis, j'ai quitté ma vie parisienne et « mon » appartement du fond d'une cour du 13, boulevard du Montparnasse, où je recevais à dîner et à lire au coin du feu, toutes les semaines, durant de longues années. Je ne sais si mes compagnons de la Confrérie poursuivent leur journal. Le mien continue d'exister, je dirais presque que je ne pourrais plus vivre sans lui. Il m'aide à respirer, et quand le temps passé m'a pris des gens ou des lieux ou des choses, des caudalies demeurent dans les pages informatiques de ce journal.

Je ne suis donc plus complètement parisienne, même si, ces derniers temps, j'ai amorcé un mi-retour. Mais je n'oublie pas la leçon d'Orphée, je n'oublie pas la leçon de la femme de Loth, je n'oublie pas la leçon de la marquise de La Tour du Pin : il ne faut pas se retourner. Quelquefois, il ne vaut mieux pas revenir. Le passé, lorsqu'il était présent, était un feu de vie. Mais ce qui était est habité par la mort et les ruines divulguent des émanations mortuaires.

Comme la vie est reconstituée par la mémoire ! Comme la vie est reconstituée par les exigences morales et sociales. Se retourner en arrière, c'est mesurer l'écart qui me sépare de ce que je fus ; c'est trouver des preuves d'amour de quelqu'un qui dit ne m'aimer plus ; c'est savourer encore les rires d'une femme qu'on a mis sous la terre depuis plus de trente mois.

Depuis ce matin, j'ai marché dans l'automne des bords du lac et le long de la plage grise, puis j'ai écouté les musiques de Brendan Perry (Crescent) et de Serge Tayssot-Gay (Évasion d'Interzone). Cela me change d'un hier envoûté par Pärt.

La vie en dépit des apparences chronologiques n'est pas un fleuve qui suit son cours continuellement. La lune influence les marées, des courants chauds et froids passent dans les deux sens. Des mares se forment sur les côtés boueux des rives, dont l'eau ne retournera plus à l'eau. Le limon nourrit le fleuve et le fleuve nourrit le limon.

On ne s'évade pas de sa propre vie, même pas par le biais de la folie. Tant que la respiration ventile et que le sang irrigue le corps, il faut bien être quelqu'un quelque part, et ce quelqu'un c'est soi, et quelque part c'est ici. On n'échappe pas à notre propre configuration, et comme l'écrivit Carl Gustav Jung, « ce qu'on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l'extérieur comme un destin ». Autant se regarder alors dans la glace, quitte à ce que ce soit pour y voir des larmes, un ennemi féroce ou tout simplement un grand point d'interrogation au fond des yeux. Autant s'asseoir tranquillement sur une chaise au bord de la route et regarder passer ce qui vient, des gens, des voitures, des corbeaux ou le vent. Laisser son téléphone portable parler tout seul en mode silencieux sur une table de la cuisine, et attendre qu'enfin rien ne se passe, rien d'autre que la plénitude de la tristesse d'un ciel automnal. Toutes les plénitudes contiennent leur part de joie.

 

Latitudes recomposées

C'est ici que, dans un dévergondage de compétition sociale, je me vante visuellement de mes expériences. Regardez comme ma vie est belle, oh oui, whisky le soir devant un coucher de soleil urbain en écoutant la guitare de Ry Cooder se promener dans les étendues du Texas. Ou simplement une vague, ne t'inquiète pas si tu t'ennuies dans le métro la boule au ventre en allant au boulot, je viens de la surfer, cette vague bleue de la baie dont je tairai le nom. Sur ces autoportraits je suis une dissidente politique, une écrivain libre, une voyageuse à la parole errante, j'ai des livres, des amitiés, des rendez-vous, et tellement de temps libre - à la mode et irrécupérable. La preuve par images, rien de mieux.
Mais si tu crois un jour que tu m'aimes, reviens de temps en temps poser ton regard sur le vide entre les photos. Tu entendras ma voix, la vraie, sombre, bien plus sombre que celle qui résonne quand j'éclate de rire.

Poussez la porte des Latitudes Recomposées...

mardi, 27 octobre 2015

Ma part sombre

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Photo Sara

lundi, 26 octobre 2015

Le choix du regard

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Drôles de penseurs et drôles de rebelles, qui pérorent sur l'urgence de la rébellion, de la révolte, de la résistance, dans des médias nationaux conjuguant l'appartenance à des groupes côtés en bourse et la subvention de l’État.

Mais, qu'importe. Le parc est si beau ! L'automne est au rendez-vous des belles solitudes et des causes perdues.

Tourne ton regard loin du mur médiatique qui dissimule le monde en faisant semblant de le montrer ; pose tes yeux sur les eaux dormantes des bordures de forêts. Pars marcher sans rien emporter d'autre que des poches vides où enfourner tes mains vides.

Chaque jour, le vent souffle un peu plus froid. Le coeur chaud d'un chien : refuge. Le texte inédit d'un ami : littérature.

 

Sur AlmaSoror

Monde parallèle et réalité officielle

mardi, 20 octobre 2015

Cactus sur béton

Il est 10h38 ce matin et le ciel est affreusement gris et triste par la baie vitrée du salon. Des travaux ont lieu dans la rue, des camions stationnent en laissant tourner le moteur, et je pense à la chanson de Tom Waits, In the neighborhood.

Nous quittons nos clochers isolés et fleuris pour venir nous rassembler dans de grands centres urbains monotones et célébrer ensemble la grisaille du jour et le mauvais alcool de la nuit.

Ce cactus au bord de la baie vitrée s'appelle Challwa, ce qui signifie poisson en quechua. Il ressemble à cet immigré : majestueux chef de village dans son pays, gardien de la tradition et père de l'avenir, il porte désormais des poids lourds au fond du couloir d'une usine en regardant l'heure ; tout à l'heure, parmi des milliers d'hommes et de femmes il s'engouffrera dans le RER pour être transporté dans un wagon jusqu'à chez lui. Il a le droit de vote, il est donc libre et égal parmi tant de citoyens multicolores, mélangés, mal payés, tous pourvus d'un numéro de sécurité sociale (c'est une chance, un cadeau de l'Etat) et dont le maigre budget mensuel est grevé dès son arrivée par toutes les dépenses courantes, sans lesquelles le statut fragile d'homme normal se déliterait au profit du statut inébranlable d'homme exclu.

Quant au cactus Challwa, le voilà planté là dans un pot de terre stérile qui met en valeur, non sa beauté, mais sa bizarrerie. Comme il était heureux en août, à la même place, devant cette grande baie vitrée qui lui balançait des brocs de soleil et de chaleur ! Il a pris vingt centimètres en juillet et en août, et depuis que la fraîcheur est revenue, il a cessé de grandir. Et pourtant, ici, en station contre la baie, devant la lampée de ciel gris, au son pénible des moteurs et des marteaux-piqueurs, il représente quelque chose d'important. Il nous rappelle que le soleil existe, qu'il était là hier, qu'il reviendra peut-être demain. Il nous parle des tropiques, de pays lointains dont on rêve sans y aller, car rêver est plus facile que partir (et que partir révélerait qu'ailleurs est semblablement bétonné). Il témoigne d'une autre existence, il bruisse d'autres langues, il porte la trace d'une végétation secrète au sein de laquelle d'autres genres de vies se meuvent.

Nos vies passent vite, trop vite, et avant même d'avoir tenté de suivre deux ou trois rêves, nous voilà enfermés dans des cases administratives, dans des blocs de béton, nous voilà pris dans des flux préprogrammés. Renonçant alors à nos désirs, aux appels de la jeunesse et de la joie, nous tentons au moins de correspondre à la réussite telle qu'elle est prescrite, c'est à dire à la vie conforme : une maison achetée, un grand lit pour y dormir à deux, des enfants qui grandissent et, peut-être, auront plus de marge de manœuvre.

Mais non : inscrits à la crèche ou en nourrice, déjà pourvu d'une identité administrative figée, ils n'auront pas d'autres choix que d'abandonner au plus vite leur rêve pour entrer dans la grande usine sociale de la conformité. Peut-être que toutes nos maladies psychiques viennent de là : de ces grandes tours de béton, de ces pensées citoyennes prémachées que l'on nous distribue à l'école et à la télévision, sur Internet et dans les rues, comme une transfusion intellectuelle permanente.

Nous sommes des chiens en chenil, et pour nous venger de notre douloureuse condition, nous mangeons des burgers de bœuf mort sous la torture, assaisonnés à la mayonnaise empoisonnée par Monsanto. Nous nous consolons en accomplissant le désir de nos maîtres, en enrichissant celui qui nous écrase, en dévorant avec indifférence les autres animaux.

Je suis un chien dangereux castré dans des conditions humaines et sanitaires. J'aboie dans le silence de mon âme.

 

jeudi, 08 octobre 2015

Honni soit qui mal y gère

 

La honte financière ressemble à la honte sociale, à la honte sexuelle : elle est très répandue, et pourtant, on serait prêt à tout pour en cacher la réalité nue. Cela ne concerne pas seulement ceux qui manquent d'argent, en témoigne la honte financière de C......, enseignante, qui faisait croire qu'elle habitait dans la maison de fonction de son mari (dont elle augmentait le statut professionnel), alors que cette belle maison parisienne pourvue d'un jardin, elle en avait elle-même hérité de ses parents. Mais dans ces deux cas, le honteux sans le sou ou le honteux trop plein de sous, il s'agit de la honte de ne pas gagner son argent. Que cet argent existe ou fasse défaut sur nos comptes bancaires, la « valeur travail » exige que l'individu responsable, autonome, indépendant, capable, reçoive son argent en échange de sa force de travail parfois, de son diplôme et de ses heures de présence souvent. Ni héritiers, ni assistés ! Ou alors, prouver quand même que l'on fournit des efforts dans le sens du travail, ou plutôt, de ce qui est considéré comme une activité professionnelle.

La honte financière d'être sur le fil du rasoir reste latente quand la difficulté n'est pas trop grande ; elle devient piquante, mordante, glaçante, brûlante lorsque la dette devient assez grande pour devenir visible et répréhensible aux yeux de la société (banque, administration, débiteurs, proches et moins proches). On peut dire que la menace planante, ou honte intérieure, devient danger imminent, honte à tous vents.

Il s'agit d'une sorte d'indignité, d'infamie éprouvée à l'idée que l'autre sache la vérité. Vérité sociale (d'où l'on vient), sexuelle (ce que l'on fait dans l'intimité) ou financière (ce que l'on vaut), l'indignité découle du regard de la société (réel ou perçu) sur un élément constitutif (temporaire ou inéchangeable) de soi. Même si, à nos propres yeux, notre milieu social, notre vie amoureuse ou notre état financier n'a rien de répréhensible, d'amoral ou de mauvais, la honte demeure dès lors qu'on remarque ou qu'on suppose qu'autrui trouverait cela honteux.

Que cet ensemble de hontes soit très largement partagé, n'amoindrit pas la pression. C'est ce qui est amusant dans la vie en société : si l'on regarde chaque individu, peu d'entre eux paraissent pouvoir former un bon soldat de la norme. Mais, tous ensemble, les hordes d'individus détraqués, honteux et incertains forment une société forte et raide, qui fait flipper la plupart d'entre eux au point de vivre en fonction d'elle et non pas de leur propre cœur.