Les gens bien (lundi, 06 juin 2016)
Ces deux dames du bus, leurs conversations, leurs métiers d'infirmières et d'enseignantes-infirmières, leurs jugements pleins de bienveillance et de moralisme sur leurs étudiants.
Leurs conjoints bricoleurs, leurs enfants, leurs maisons, leurs jardins, leurs terrasses, les hérissons qui picorent les restes qu'elles y ont laissés, les chats qu'elles traitent bien, leurs voitures, leurs vélos, leurs familles élargies, leurs collègues de boulot, leurs amis de longue date, les amis de leurs enfants.
Leurs loisirs intelligents (jardinage, cuisine, pleine nature), leurs compétences pour soigner les autres à l'hôpital jour après jour, pour mener une vie calme et tranquille à la maison année après année.
Les villes qu'elles habitent, leurs expériences professionnelles, et ce vide qui mangeait mon cœur en les écoutant parler.
Il y a, dans cette humilité des gens bien, sans étalage ni orgueil blessé, une parcimonie de prise de risque qui teinte leur engagement (enseignement, travail social et médical), d'une vénalité impalpable mais prégnante.
L'engagement leur évite le Sacrifice.
L’humilité leur évite la Chute.
La tolérance leur évite le Combat pour des principes.
Leur alliage de structure et de souplesse leur évite de subir la Révolte de leurs enfants ; ils savent les éduquer à fuir la Dérive.
Ce sont des gens qui mettent le bon sens au pinacle, toujours capable de s'adapter au neuf sans jamais rien inventer, toujours capables de conserver l'ancien pour eux, sans jamais le défendre publiquement.
En n'étant ni trop hauts, ni trop bas, ils évitent la guillotine qui menace les rois comme le crachat qui recouvre les parias.
Ils ne sont jamais exclus, eux mêmes d'ailleurs ne sont jamais en train d'exclure quiconque : simplement, les gens qui ne leur ressemblent pas sont exclus, par l'opération, non du Saint-Esprit, mais du corps social.
Ils recèlent des qualités de cœur, sans quoi leur existence serait mise en péril par la folie en eux ou autour d'eux.
Ils me fascinent sans m'intéresser. Je voudrais avoir tout ce qu'ils ont mais ne supporterais pas de vivre comme ils vivent et d'être ce qu'ils sont. Peut-être que ce qu'ils représentent à mes yeux, moi, je le représente pour d'autres. Ce qu'ils me font sans le savoir, je le fais à d'autres sans le vouloir.
Ce sont des personnes auxquelles je ne peux reprocher aucun tort réel, mais je n'arriverais pas à dire que ce sont de "belles personnes". Si tout le monde était comme eux, il n'y aurait pas de problème. Y aurait-il de la beauté ?
Il ne leur manque pas de force morale, ni d'un sens de la solidarité, ni d'intelligence, ni de diligence, mais peut-être qu'il leur manque le charme, ou la grandeur. On atteint la grandeur en étant immense, ou minuscule, pas en étant moyen, surtout si cette moyenne est calculée comme un outil de survie, une technique habile pour durer dans de bonnes conditions durant plusieurs générations. Leur intelligence, qui leur fait comprendre leur intérêt, devient par la même leur limite, une limite acceptée, encouragée, chérie.
Protégés de la haine et de la vindicte extérieures, comme de l'angoisse et de la destruction intérieures, les gens bien sont du même coup comme protégés de la grâce qui appelle vers l'Inconnu.
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