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dimanche, 10 août 2014

Plume d'or sous un manteau d'étoiles

Voici quelques lignes pleines du charme subtil, sensuel et retenu, de la plume d'or de Jacques Benoist-Méchin. Elles sont tirées de son ouvrage intitulé Le roi Saud ou l'Orient à l'heure des relèves (1960), consacré au roi Saud, fils d'Ibn Séoud, à qui il avait aussi consacré un sublime ouvrage (Ibn Séoud ou la naissance d'un royaume).

 

« Joignant tous les avantages du confort occidental à un luxe qui semble emprunté au siècle des Califes, ce « Victorial des Arabes » est un palais de rêves où tout – depuis la forêt de lustres et les girandoles de cristal, jusqu'aux massifs de roses et aux fontaines lumineuses – conspire à donner à ceux qui le visitent un sentiment exalté du pouvoir et de la richesse du roi.

Comme il y fait bon vivre, et comme on y oublie volontiers les problèmes angoissants qui tourmentent notre époque ! Pourtant, trop de préoccupations y assaillent encore le souverain. Celui-ci ne se sent vraiment heureux que lorsqu'il peut partir à la chasse, escorté de ses Emirs, de sa Garde du corps et de ses fauconniers. Ce sont alors des randonnées fougueuses à travers le Nedjd et l'Azir, sans souci de l'heure qui passe ni même du lendemain. Ici, aucune contrainte. Les repas sont servis sous des tentes de soie, et le bruissement des Cadillacs cède la place aux hennissements des étalons arabes. Tout s'efface devant la grandeur incommensurable du désert et les soucis du pouvoir se dissolvent dans un sentiment de liberté illimité.

Après une halte à l'ombre d'une palmeraie, ou au pied d'un château fort médiéval dont les donjons crénelés découpent leur masse fauve sur un ciel transparent comme une aigue-marine, la cavalcade reprend au cri aigu des faucons. Elle se poursuit jusqu'à la tombée du jour, quand le soleil décline et remplit tout l'espace d'une lueur safranée. Vidons, jusqu'à l'épuisement cette coupe de délices, qui ne se représentera plus ! Voici un des derniers lieux du monde où l'homme puisse s'abandonner aux mêmes instincts que ses ancêtres et connaître cette dilatation de l'âme qui rend insignifiants tous les autres bonheurs.

Mais ne nous y trompons pas : pour enivrant qu'il soit, ce spectacle n'en est pas moins celui d'un crépuscule – le crépuscule d'une féodalité. Il a quelque chose de poignant comme la fin d'un beau rêve et son charme a la fragilité des choses qui vont périr...

Oui, cette coupe de délices ne se représentera plus. Un autre monde, dur et impitoyable, engloutira celui-ci et n'en laissera subsister qu'un regret ébloui.

Mais la féerie se prolonge encore un peu, lorsqu'au retour d'une de ces cavalcades, mille fuseaux opalescents s'allument au fond du parc de Nasrya. Les allées bordées de lauriers-roses, de térébinthes et de grenadiers s'enfoncent dans la nuit, au milieu d'un silence qu'approfondit encore le murmure des fontaines. Tout au loin, une voix psalmodie le verset sacré :

- « O vous qui allez dormir, remettez votre âme en garde à Celui qui ne dort jamais... »

Alors, une paix merveilleuse descend sur ces jardins où la grandeur et la solitude vous ouvrent leurs trésors et où les heures glissent, sans laisser de traces, tandis que l'Arabie s'endort sous un manteau d'étoiles ».

Le roi Saud où l'Orient à l'heure des relèves, par Jacques Benoist-Méchin, 1960, Albin Michel

 

Les visiteurs d'AlmaSoror avaient déjà pu rencontré cet auteur maudit, à la si belle plume, à la vie impressionnante de contradictions et de rebondissements :

Il est cité dans Le désillusionné

Il est mentionné et cité dans La fabuleuse plume de Jacques Benoist-Méchin

Il est cité et mentionné dans Le style immense et plein de pensée de Jacques Benoist-Méchin

Il est mentionné et cité dans Trois esthètes du XX°siècle : Rolland, Benoist-Méchin, Vaneigem

Il est cité dans Épuration.

Il est cité dans Fragment d'un printemps arabe

Il est cité dans Invasion de l'Europe - Année 700

 

 

Isteamar de l'intérieur

Isteamar : "c'est le terme global que les Arabes emploient pour désigner l'impérialisme occidental". J B-M.

isteamar.jpg

Fasciné par le nazisme qui occupait durement son pays, puis par l'islamisme qui s'en libérait, Benoist-Méchin, homme empli d'intelligence et de sensibilité, se sera laissé impressionné par tout ce qui lui paraissait ressembler au retour de l'épopée, quitte à payer le prix de ses illusions entre quatre murs. C'est ainsi qu'il en est venu à défendre dans de belles pages emplies de son style ethéré, le plan de sédentarisation de l'Arabie adopté par le roi Saud. Fils du fondateur du pays, Saud el Awal voulait être le souverain de l'eau comme son père avait été celui du pétrole, et il était aidé dans son projet par l'O.N.U.

Benoist-Méchin est capable de créer des mythes pour soutenir le sien, c'est ce qui en fait un auteur mobile comme la pensée, fascinant comme un paysage insaisissable.

Quoi qu'il en soi, sa façon de raconter le dilemme des Bédouins du désert et leur histoire née d'une fuite, rappelle la question européenne des Roms venus de l'Inde et, malgré les quatre cents ans d'esclavage en Valachie et en Molachie, leur mode de vie à l'écart des maisons en dur et des peuples qui les construisent et les administrent.

Cela rappelle encore le face-à-face de plus en plus sanglant des identitaires et des immigrationnistes, dans les pays d'Europe qui pratiquent "l'état-providence", tous regardant le même problème depuis deux angles de perception irréconciliables : l'assimilation, qui force des millions de migrants à renoncer à eux mêmes ; le communautarisme, qui force un peuple autochtone à abandonner des pans de territoire et de culture ancestraux à des nouveaux-venus qu'ils n'ont pas désiré.

Ce passage étonnant, plein d'un rêve impraticable, du livre de Benoist-Méchin, rappelle enfin toutes les théories, aussi fumeuses que séduisantes, qui tendent à transformer un peuple selon la courbe d'une idée extrinsèque. Ou quand le style se détache du sens pour suivre sa propre logique qui n'a plus rien à voir avec la raison...

 

« Le ministère de l'Agriculture séoudien, assisté par la Food and Agricultural Organization de l'O.N.U. pourra dresser un plan de développement agricole de l'Arabie, portant sur vingt-cinq ans. S'il est méthodiquement appliqué, l'Arabie échappera à la menace de mort qui la guette, et sa population pourra assurer sa subsistance, sans être tributaire des importations de l'étranger.

Mais il va sans dire qu'une transformation aussi radicale de l'aspect physique d'un pays exige une transformation parallèle dans l'esprit de ses habitants. La tâche la plus difficile qui incombe aujourd'hui au gouvernement séoudien, consiste à convaincre les Bédouins des avantages qu'ils retireront de cette métamorphose. Or, pour beaucoup d'entre eux, l'idée de vivre sous un toit et de cultiver la terre leur apparaît non comme une promotion, mais comme une déchéance. Malgré la joie que leur cause la vue du moindre filet d'eau, ils refusent d'abandonner leur ancienne manière de vivre. Leur expliquer que c'est la seule façon pour eux d'échapper à la misère, est aussi vain que de prêcher à des pierres. « Lorsqu'Allah créa le monde », répondent-ils, « il prit le vent, et avec le vent, il fit les Bédouins. Puis il prit une flèche, et avec cette flèche, il fit le cheval. Puis il prit la boue, et avec cette boue, il fit l'âne. Enfin, par pure commisération, il prit le crottin de l'âne, et avec ce crottin, il fit les paysans et les citadins. » Vouloir fixer les Bédouins à un lieu quelconque du sol est aussi malaisé que d'y enraciner le vent.

Pour comprendre leur réaction, il faut comprendre leur histoire. Toutes les tribus du désert sont originaires du Yémen. Refoulées vers le nord par la surpopulation du sud, elles ont abandonné peu à peu leur vocation agricole pour devenir nomades. Rejetées pendant des siècles vers le grand espace vacant de l'Arabie centrale, elles ont perdu leurs champs, leurs jardins, leurs maisons, et jusqu'au souvenir d'en avoir jamais possédé. Mais au cours de leur longue errance à travers les sables, il leur est arrivé une prodigieuse aventure : elles y ont trouvé Dieu, un Dieu arabe qui se confond pour elles avec le soleil et les étoiles, la solitude et l'immensité. Peut-on imaginer un échange plus fructueux ? Maintenant qu'on leur demande de s'enraciner de nouveau, elles craignent de reperdre Dieu en retrouvant un champ. Renoncer à leur liberté pour cultiver la terre, c'est renoncer à tout ce qui faisait la noblesse de leur vie.

Pourtant, aussi dur que ce soit, il faudra qu'elles s'y résignent. Ici encore, nous nous trouvons devant un de ces problèmes qui nous faisaient dire, dans l'introduction de cet ouvrage, que le monde arabe était engagé sur une route où il ne pouvait plus s'arrêter, sous peine de tout reperdre. Il lui faut avancer, avancer encore...

Avancer vers quoi ? Vers un avenir qu'il n'appartient qu'à lui-même de définir. Mais dans le domaine de l'agriculture, cet avenir, par un phénomène étrange, se confond avec ses origines. Il s'agit pour lui, non d'aller vers l'inconnu, mais de retrouver son plus lointain passé : l'époque où, avant de devenir nomade, il cultivait les terrasses fertiles de Tais et de Marib. De même que certains esprits pensent régénérer l'Islam en le ramenant à la pureté de ses traditions primitives, de même certains autres estiment qu'il n'est pas impossible de réveiller dans l'âme des Bédouins des instincts plus anciens que ceux qu'y a déposés leur séjour dans le désert. Qui sait si la vue des eaux ruisselantes ne ressuscitera pas en eux, par-delà trente siècles de vie errante, la mémoire du temps où ils étaient enracinés ? Utopie, dira-t-on ! Est-ce plus utopique, à tout prendre, que de faire ressurgir des entrailles de la terre, une eau vieille de plus d'un million d'années, pour qu'elle assure la subsistance des générations encore à naître ? Parti d'un jardin, pourquoi le Bédouin ne reviendrait-il pas à un jardin, après une longue pérégrination à travers les sables ? Le cheminement que ferait ainsi son esprit serait parallèle à celui des eaux souterraines. Nulle part au monde, le « retour aux sources » ne prend un sens plus fort et plus littéral qu'ici.

Sans doute est-ce une œuvre délicate, qui exigera de la part du roi autant d'autorité que de patience. Mais c'est sur elle, en définitive, que l'histoire jugera son règne. Une œuvre de longue haleine, aussi, qui s'étalera sur plusieurs générations, car il est plus facile de creuser la terre que de transformer le cœur des êtres vivants.

Mais quelles que soient l'ampleur et la difficulté de cette réforme, puisse-t-elle s'accomplir avant qu'il ne soit trop tard. Puisse-t-elle aussi s'effectuer dans des conditions telles, que nul de ceux à qui elle s'appliquera n'ait le sentiment douloureux d'avoir à choisir entre une liberté merveilleuse et le salut de l'Arabie..

 

XXII

… Oui ; une œuvre de longue haleine.

En attendant, puisqu'on ne peut pas brusquer les choses, quelle tentation de se replier sur soi-même et de jouir, avec insouciance, des bienfaits de la vie ! Où mènerait-on une existence plus large et plus royale ? Chassons ces préoccupations d'avenir et savourons l'instant présent avant qu'il ne soit trop tard...

Puisque les annuités de l'Aramco s'accroissent d'année en année, pourquoi ne pas en profiter pour édifier des palais et des sanctuaires ?

C'est là un domaine où le roi n'entend se laisser distancier par personne ».

 

Le roi Saud où l'Orient à l'heure des relèves, par Jacques Benoist-Méchin, 1960, Albin Michel

 

jeudi, 07 août 2014

Chronique de Lu cie & co

"Le livre s'ouvre sur l'esquisse d'un paysage: une silhouette, deux oiseaux, trois arbres, pas de texte. En page suivante, "Les eaux printanières se répandent au nord et au sud de ma maison" est la première phrase qui sous-titre le même paysage, vu avec un effet de zoom avant. On se rapproche ensuite encore un peu pour lire "tandis que des nuées de mouettes passent jour après jour."

L'homme apparu en silhouette sombre est assis sur une marche dans son jardin. Trois mouettes lui tiennent compagnie durant ses réflexions. Il entame ensuite ses préparatifs pour accueillir son invité".

Lu cie & co

 

Ainsi parle Lucie Cauwe de l'Invité d'un jour (éditions Hong Feï) sur son blog "Livres utiles - Lu cie & co", dans une note sur l'éloge de l'hospitalité en papier déchiré. Elle mentionne ensuite l'album qui raconte la vie de Paul Imbert, marin sablais qui fut esclave du caïd de Marrakech à un siècle où les fraternités et les esclavages se tissaient autour de la Méditerranée des rois d'Europe et des sultans du Maghreb, jusqu'à Tombouctou.

L'homme des villes des sables illu 2.JPG

Image extraite de L'homme des villes de sable,
éditions Chandeigne
Texte d'Edith de CL et illustrations en papiers déchirés de Sara

Les auteurs dédicaceront L'homme des villes de sable à l'Institut du monde arabe le 13 décembre 2014

Mon pays

(j'ai contemplé mon mal-être et les quelques mots que j'ai posés sur lui manifestent un signe, une lueur. Auparavant, il n'y avait pas d'autre conscience que celle, venue de l'extérieur, de ma nullité. Maintenant je suis sortie du métro et sous la pluie j'observe la tentative du soleil de percer le ciel. Je sais que je souffre et c'est une révolution. Car j'ai mis des mots sur ma douleur, qui pourraient être partagés et éprouvés par un autre, deux autres, dix autres, mille autres. Ainsi naissent les révoltes. Ce n'est plus toi qui souffre à cause de toi dans un monde irréprochable. C'est une situation plombée qui se dégage sous le regard. Les individus individuellement dénigrés découvrent qu'ils sont une expérience collective. Le roi dévoile sa nudité. Apprentissage de l'acuité).

mercredi, 06 août 2014

Ciudad

 

« Où se trouve le bonheur intime, la joie d'exister ? » se demandait Sénélé en sortant du laboratoire de biologie des ondes où le professeur aux yeux pairs (l'un bleu, l'autre vert) l'avait diagnostiquée électrosensible. Sur les parois de son ventre arrondi par la présence de trois nourrissons en gestation, des microchimères créaient des démangeaisons. La ville de Barlingot-Point diffusait à cette heure matinale la musique d'Orestia II, d'Aurel Stroë ; on était lundi. Les organistes des lumières étaient en grève depuis dix-sept jours ; ce soir encore, il serait tout à fait inintéressant de sortir se promener. Une brume chargée de pluie lui faisait pousser de petits rires inoffensifs et frais. À l'autre bout de la ville, des hommes en lutte, masqués et gantés, complotaient en vue de la renaissance du métier d'éboueurs des déchets invisibles, malgré la dernière révision de la loi. Aussi incongru que cela puisse paraître, j'étais assise sur le rebord d'une fenêtre en haut d'une tour et je rêvais à la possibilité d'aimer un être en fumant une ou deux idées d'une autre ère.

 

Le palais des congres

Dans toutes les villes qui ont oublié la grande tradition typographique de la France, il existe un palais des Congres, souvent situé sur une grande avenue, aisément accessible que l'on arrive en voiture, en train ou en avion. Le jour, ce palais accueille diverses sortes de conférences, d'événements entreprenariaux ou associatifs. Mais la nuit, les jours fériés, les jours sans événements, le palais est pris d'assaut par les congres.

 

Les tondeuses

Il n'y avait qu'un charme, qu'une joie dans l'ensemble d'immeubles : l'herbe des terre-pleins avait poussé et des pâquerettes fleurissaient. Depuis une heure, de grosses machines bruyantes rasent tout pour faire un gazon carré. Enfants qui grandissez par ici, vos parents reçoivent les aides de la CAF (Caisse d'allocations familiales) et vous apprenez à l'école que vous avez de la chance d'aller à l'école.

Dans le monde qu'on vous fabrique, mort et aseptisé, la respiration des morts-vivants est la seule autorisée.

Demain, quelle rave-party, quelle drogue chimique, quelle musique industrielle accueillera les cris de votre adolescence avide de sang et dévastée par le vide ?

mardi, 05 août 2014

Deuxième fragment d'Electrochoc, les mémoires du Dj Laurent Garnier

Co-écrite avec David Brun-Lambert, les souvenirs de vingt-cinq années d'existence du maître de musique ès clubs et rave-parties Laurent Garnier ne manquent pas de charme littéraire : fond et forme sont bien présents et nous emportent à travers le monde électromusical des nuits trop blanches pour n'être que sombres.

Nous avions proposé un premier extrait ici. En voici un second, qui relate des aventures raveuses de Montreuil-sous-bois.

 

« Au milieu des années 60 à Montreuil fut construite Mozinor, la première zone industrielle en étages d'Europe. Dans cet entrelacs d'immenses entrepôts, on peut encore voir des rampes permettant aux camions de monter les étages de l'usine. Au sommet, une terrasse édifiée pour que le week-end les familles des ouvriers viennent se détendre. En semaine, cette terrasse était censée servir de cuisine d'entreprise pour les équipes d'ouvriers. Mais le projet, radical, ne rencontra jamais de succès. La mairie de Montreuil hérita de Mozinor et l'oublia.

Eric Napora est traiteur. À l'époque il organisait des événements pour des sociétés privées et était en constante recherche de nouveaux lieux. Avec son équipe il découvrit par hasard le dernier étage de Mozinor. Séduit, il décida d'en créer un fonds de commerce.

Fin 90, Luc Bertagnol loua la salle pour y organiser une rave. La soirée ne connut pas le succès espéré, les organisateurs perdirent de l'argent, mais Napora, intéressé par ce qu'il venait de découvrir, leur proposa un marché : annuler leur dette et organiser ensemble des raves à Mozinor. Bertagnol et son équipe avaient élaboré un système très au point de promotion de leurs événements : un mailing constitué depuis leurs raves au fort de Champigny assurait la venue d'une clientèle fidèle et affranchie. La première soirée eut lieu début 1991. Succès immédiat. Pour la seconde édition les organisateurs ouvrirent la terrasse. Deux mille quatre cents ravers répondirent présents ! Bientôt, ne pouvant plus satisfaire la demande, l'équipe investit les nombreuses salles attenantes du dernier étage.

De 1991 à 1994, le budget des soirées tripla. Le sound-system venait de Hollande, les lumières d'Allemagne, les Djs de toute l'Europe, et un accent particulier était mis sur la décoration. Le tout en respectant la légalité : la SARL Cosmos Factory effectuait ses demandes de licence d'alcool, engageait une équipe de sécurité professionnelle, déclarait ses soirées auprès de la préfecture.

Mais la légalité n'altère pas la magie. Prenez n'importe quel ancien de Mozinor entre quatre yeux et demandez-lui de vous raconter ses plus beaux souvenirs. Vous verrez en quoi une soirée peut marquer toute une vie, comment elle peut rester toujours là, au fond du cœur. Les deux Djs résidents, Francesco Farfa et Jérôme Pacman, accompagnaient les danseurs jusqu'au dimanche midi. Une octogénaire venait danser en voisine, se mêlant aux ravers. Des danseurs se levaient à 8 heures pour vivre les dernières heures de la fête, apportant avec eux fruits et croissants. D'autres se posaient sur le toit de Mozinor, le visage rougeoyant dans les rayons matinaux du soleil, et regardaient la structure en métal fumer de trop de condensation.

Tout autour, la ville dormait encore. »

 

Extrait d'Electrochoc - L'intégrale 1897 - 2013

 

Par Laurent Garnier et David Brun-Lambert

éditions Flammarion

 

 

lundi, 04 août 2014

Lu dans les toilettes d'un bar à la station Robespierre (Montreuil)

"étonnement de ce que je vis. Nous sommes en pays envahi et occupé mais personne ne le dit. Chacun met sa souffrance sur le compte de son échec individuel, chacun met son regret de l'identité perdue sur le compte de son incapacité personnelle à envisager la modernité inaccessible à sa piètre intelligence. La morale a avalé toute la politique. Certains sans vergogne surfent sur la vague. Les autres assistent à la défaite, au milieu d'une bataille qui n'a jamais été livrée. Dans ce monde qui ne ressemble à aucun épisode historique, l'individu isolé a trois choix : folie, soumission ou désespoir. Il ne reste plus aucun fil qui relie les hommes et les femmes de ce pays. Il ne reste aucun point de vue d'où apercevoir une lueur, s'il y en a une. Témoignage du 2 août 2014 écrit sur un portable entre les stations Mairie de Montreuil et Robespierre et recopié ici dans les toilettes de ce bar qui n'échappe pas au destin des vaincus".

Un dessin d'un homme seul poignardé par un croissant accompagnait ce texte, que je lus en écoutant la voix chaude de Gil Scott-Heron traverser la cloison.

dimanche, 03 août 2014

Fragment dElectrochoc, les mémoires du Dj Laurent Garnier

 

« Bien des années plus tard, en jouant les bons disques au bon moment, en étant généreux avec le public, en faisant tout pour le toucher au cœur, j'ai pu me dire : "Voilà ce dont j'ai toujours rêvé, ce que j'ai toujours voulu ressentir". Car avec le cumul des années une autre finalité que le simple plaisir de diffuser de bons disques s'était imposée. J'ai réalisé qu'il y avait un Graal à atteindre, une magie à tenter d'embrasser chaque nuit : faire rêver les danseurs, les surprendre, les séduire par le choix des couleurs musicales. Et réveiller en eux ce besoin primaire, vital, de danser et de s'époumoner en chœur.

Pour cet échange, pas besoin d'être un leader naturel. Il faut juste aiguiser le goût de la rencontre. C'est un rapport étrange qui se développe entre le Dj et son public, une relation dans laquelle une domination, même sous-jacente, prédomine : le Dj capte une électricité dans l'air, cette énergie émanant de la rencontre entre la musique, les lumières et les danseurs, et ce dans le huis clos d'un club. Si tous les paramètres nécessaires à a naissance de l'alchimie sont réunis (des règles sociales pour quelques heures abolies, un désir viscéral de plonger dans la danse - de s'y abandonner), les danseurs libéreront une gamme de sentiments exceptionnelle. Un courant électrique se produit, son intensité comme son évolution ne tiennent plus qu'aux directions que le Dj donne. La musique devient voyage. Dans ces moments de grâce, soulever l'aiguille d'un disque dont l'écho résonne dans le sound-system d'un club équivaut à foudroyer cinq cents, mille, cinquante mille personnes d'un seul coup. Et a contrario même un bon disque joué au mauvais moment peut faire disparaître en un instant le fil et l'intrigue d'une histoire jusque-là savamment bâtie. Il n'y a ps d'autres secrets dans le rôle du Dj que le sens du partage. »

 

Extrait d'Electrochoc - L'intégrale 1897 - 2013

Par Laurent Garnier et David Brun-Lambert

éditions Flammarion (de piètre qualité : le livre commence à se décoller - il n'est pas cousu - dès la première lecture).

 

vendredi, 01 août 2014

Blues

Reste debout longtemps, pour tenter d'écouter le blues venu de l'océan. L'expression de ton âme attend là. Elle existe, ton âme ? Sûrement, comme celle de tout être venu en ce monde, quelle que soit sa race, son espèce, sa durée de vie.

“The blues are the roots, the rest are the fruits”
Willie Dixon

Où pourras-tu trouver l'exact reflet de ton âme ? Tu cherches dans les regards, les lieux, les sons. C'est toi le guérisseur ultime. Aucun miroir ne t'aidera, il faut juste fermer les yeux, entendre, et attendre.

La vie se présente sous ses ajours gris : administratif, signalétique, législatif... Comme s'il n'existait plus de terra incognita où vivre son aventure. Comme un oiseau en cage, qui a compris que ses ailes ne lui servirait jamais à rien, que son désir profond ne serait jamais exaucé, qu'il ne lui était pas donné de tenter de diriger son existence vers le but où elle tend, l'individu humain grandit dans une société qui lui ferme tout ce vers quoi son aspiration tend naturellement. Devenir fou, devenir méchant, devenir terne, sont les réponses du désespoir.

Mais qui pourra nous sauver du désespoir ? C'est la force du blues : il est la lumière nostalgique qui monte du désespoir, il se répand, se déploie, et finit par baigner de lumière les corps et les âmes meurtris par la mort-vivance, par l'existence bafouée, par l'amour trucidé.

Il faut laisser son âme chanter, c'est la voie de la liberté.

Julius.jpg

jeudi, 31 juillet 2014

Musique d'un exil provincial

Vous lisez un texte qui fut chargé de liens qui coulaient entre ses veinures. Cliquez, visions sonores, images parlantes, qui sait ? L'écriture automatique n'a rien d'un tempo machinal. Mais les liens sont morts. Désactivés.

Les victimes des dictatures du monde entier souffrent de l'exil. Moi je ne fais que hanter les rues d'une province, à quelques heures de train-grande-vitesse de la capitale. Aussi mon exil est-il indicible, et je ne dis rien d'autre que ma joie du soleil. Grande joie du soleil, tu inondes mon être et tu accompagnes cette étonnante prolongation musicale qui a lieu jour après jour depuis la première fois où j'ai mis de la musique dans cet appartement éphémère.

J'ai des périodes planantes, atmosphériques et minimalistes . Dakota Suite. Hammock. Yellow 6. Biosphere

J'ai de longs tunnels de souvenirs. Dire Straits. U2.

J'ai des phases d'ascenseur. Tord Gustavsen Trio.

J'ai des descentes classiques, bien que ce mot ne convienne strictement pas à la musique qu'il englobe. Wagner. Schubert. En fait, il faudrait éliminer ce mot ridicule de classique et orienter les musiques selon d'autres catégories. Je m'y emploie :

Frank Martin, Francis Poulenc, Klaus Nomi et Nina Hagen, tous fils de l'épopée classieuse teintée de punk.

Dans la blancheur presque triste et si monotone de la ville tranquille, les affiches sur les devantures ou les radios dans les cafés parlent du vaste monde. Bombes sur la Palestine, attentats suicides sur Israël, et leurs émules dans les rues de Sarcelles, Paris, Marseille. Guerres importées par l'immigration, guerres exportées par les besoins insatiables du capitalisme en Syrie et en Afghanistan, destruction de pays au nom de la démocratie et des droits de l'homme, catéchisme souillé par ses clercs, comme tous les catéchismes. Christ trahi par les églises, droits de l'homme trahis par ceux qui en vivent (Proudhon : « la pensée d'un homme en place, c'est son traitement »).

Interzone, je te suis dans les méandres mécaniques de ton tempo trop lent. Tu sais détruire les fragiles édifications intellectuelles, tu sais effacer les dialogues trop ressassés.

Vidéos pour faire le vide. Contrairement à une voiture qui s'arrête à des stations essence pour faire le plein, je dois quelquefois cesser toute action pour faire le vide. Le miroir s'enfonce dans le miroir dans un château bourguignon, non loin de Montréal. Des images se succèdent, défilé à peine lyrique des formes pures. Ou quel fou laissa ce bateau amarré voguer quand même de longues minutes sous le joug sonore scandinave ?

Tout cela ne vous emportera peut-être pas aussi loin que mon rêve. Chacun, nous avons nos rêves, qui qui sait d'où ils viennent et où ils iront. La vie qui nous est donnée est courte et amputée déjà, dès le départ, par l'atrophie des pensées et des sentiments. Nos sensations nous blessent ou nous exaltent, mais les voilà déjà parties. Je me regarde dans la glace comme la plupart de mes contemporains, cette foule sans idéaux, et je ne sais pas qui je suis. Peu importe, le temps passe, la mort viendra bien, bien avant que j'aie tenté quelque chose. À moins que je n'essaye dès aujourd'hui ? Lire, écrire, penser, agir, construire quelque chose, là où la loi a oublié de l'interdire, là où le regard d'autrui ne songe pas à se poser.

Ils reviennent de vacances et déploient leurs photographies mais je n'ai aucun album à dévoiler de mon grand voyage intérieur. Pourtant j'ai vu des choses, sombres et pleines de lumière, le matin et le soir, et j'ai vaincu le Temps.

Peut-être aussi que j'écoute les départs pour oublier le Départ ; peut-être que je fuis les tropiques parce que j'attends les Tropiques. Peut-être que je vois des bulles pour être soûle, soûle, soûle. Peut-être qu'une étoile m'a ouvert des portes de la perception ?

C'était l'époque où je cherchais partout quelqu'un que je ne rencontrais pas, quelqu'un qui ait du charme, un charme fou et irrécupérable. C'était l'époque des arbres teintés de tous les verts nacrés dans la forêt touffue d'un décembre doux. Une forêt montagnarde où les feuilles des arbres ne tombent pas. Je voudrais réussir cette acrobatie, d'être fière de moi sans que personne ne soit jaloux de moi. Je voudrais vous éclabousser de mes rêves et de mes toiles d'araignée, de mes baisers de pluie, de mes rires éclatants, sans que vous en preniez ombrage. Les charismes nés de tromperies ou de mensonges ont des postérités désagréables.


Un autre jour ou dans un autre cauchemar (comment savoir?) une femme commentait négativement sa vie. L'insatisfaction se focalisait sur le destin qu'elle n'avait pas choisi. Il faut choisir, choisir, car toutes les erreurs valent mieux que l'aigreur d'avoir laissé passer les événements sans jamais rien en décider. Mieux vaut mille erreurs que l'aigreur. Mieux vaut des nuits sur le bitume que sur une couette trop d'amertume. Si tu ne choisis rien, choisis au moins de ne pas choisir, et que ton sacrifice soit consenti en héros qui porte sa croix.

Mar desconocido, mer inconnue, mer intérieure, mer amère et trop profonde, mer silencieuse de méandres et d'abysses, mer muette, mer peuplée de poissons et de créatures qui se désintègrent dès que la lumière les capture. C'est toi que je veux conquérir, toi qui brasses tes tonnes aquatiques à l'intérieur de mon corps, et pour cela je n'ai qu'à fermer les yeux. Tous les tours du monde trompent l'ennui. Toi, tu es brute, trop brute, étrangère à la tricherie. Tu m'appelles, tu m'attends, je te crains et je t'aime.

Tu m'emporteras.

Mais pour l'heure, le soleil tourne dans la cour comme un moulin. Le vent écoute sa propre voix. Au loin les passants conversent sans y penser, sur le chemin de la ville qui mène aux dunes.

Une femme écrit un texto qui mentionne « une couleur, une ampleur, une musique jusque-là inconnues ». Je crois entendre la poésie magnétique qui nous garde, enlacé(e)s à l'existence comme un fruit à son arbre.

 

Bande originale de cette errance :

Because our lie breathes differently - par Dakota Suite

I can almost see you - par Hammock

Maré - par Yellow 6 (alias Jon Atwood)

Laïka - par Biosphere (alias Geir Jenssen)

Water of Love - par Dire Straits

Numb - par U2

Being there - par Tord Gustavsen Trio

Extrait des pèlerins de Tannhauser - par Richard Wagner

Standchen (Sérénade) - par Franz Schubert

Messe pour double chœur - par Frank Martin

Finale du Dialogue des Carmélites - par Francis Poulenc

The Cold Song de Purcell - interprété par Klaus Nomi

Naturträne - par Nina Hagen

Interzone - par Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani

Spiegel im Spiegel, d'Arvo Pärt - interprété par Esmerine au château de Monthelon

Between Signal & Noise - par Eivind Aarset et Nils Petter Molvaer

Le départ - par Amandine Maissiat

Tropiques - par Amandine Maissiat

Soule - par Amandine Maissiat

Film :

The third & the seventh - par Alex Roman

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Les conversations courantes

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Cesse de croire que les gens pensent alors qu'ils prient. Cesse de croire qu'ils lisent des livres alors qu'il récitent leur bréviaire. La pensée de la classe moyenne adaptée, c'est la messe imposée.

Mais au fait, nous, pourquoi n'y croyons-nous pas ? Pourquoi ne sommes-nous pas au milieu de l'Assemblée en train de partager le baiser de paix en récitant nos ablutions ? Là est la question qui nous donnera la clef, la clef de notre esprit, la clef du leur.

Le besoin de croire est neurologique (c'est un besoin physique nécessaire à la survie). En l'absence de religion, il se reporte sur le politique. En l'absence de politique, il se reporte sur le culturel.

(Or, le culturel n'existe pas. C'est un amas de représentations floues qui nous poussent et nous attirent plutôt qu'elles ne guident ou structurent).

Nous n'adhérons pas aux croyances distillées dans les médias, dans les manuels scolaires, dans les œuvres d'art massivement diffusées, car nous n'avons pas été choisis pour siéger parmi les élus, à quelque échelon que ce soit. Si on nous avait abreuvés de cadeaux, ou même d'une relative sécurité, nous serions loyaux envers les élites.

 

mercredi, 30 juillet 2014

Jeux

IMG_2714.jpgPhoto de Tieri Briet

Il est loin le temps des jeux. Le temps où les mains cherchaient comment faire plaisir à l'esprit. Le temps où l'on voguait sur les rêves à la dérive, des après-midi entières.

Si des drames avaient lieu dans la cuisine à côté, ou sur le pas de la porte, personne ne devinait la mortification intérieure sur les lèvres douces de l'enfant.

Qui étions-nous ? Cinq ou six en train de grandir entre un arbre et des pavés et le béton de l'école, des rues, des places, des jardins quadrillés.

Que faisions-nous ? Des châteaux de sable, des batailles navales, des courses-poursuites, des recherches de trésor et des cabanes.

Pourquoi vivions-nous ? Nous n'avions pas demandé à naître ; on ne nous avait pas laissé le choix. Nous chantions de tout notre cœur et nous voulions rire matin, midi et soir. Les caresses étaient tantôt rares, tantôt trop présentes, l'espoir renaissait avec chaque soleil. Nous dansions. Nous chantions en chœur et désirions chanter ainsi pour toujours. 

Comme il est loin le temps des jeux. Qui pourrait croire, face à mon visage émacié, que potelée je tapais de ma pelle sur le pâté de sable du garçon d'à côté ? Je regarde les enfants d'un air curieux, je cherche quelque chose que je fus. Je ne trouve pas ; je ne trouve plus.

Pourtant, quand les lumières de la ville et celles du ciel se mélangent, quelque chose surgit du fond de mon estomac. Je ne sais pas comment l'appeler. J'ai encore envie de jouer.

Une année psychédélique en compagnie des belles grues des rues

Notre photo-collaboratrice Mavra tient un monoblog sur les grues depuis le 30 juillet 2013. Un an de passion psychédélique !

Bon anniversaire, blog des grues ! Nous nous souvenons de tes chefs d’œuvre, tel ce mannequin glacé qui aime un inconnu dans le silence d'une rue où soudain, tout s'arrête :

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Une seule chose nous importe : c'est que cette passion gruelle ne s'arrête jamais. Comme un rat qui court dans la nuit du béton des villes, le photocapteur de grues n'aime ni les bâtiments finis, ni les rues proprettes, mais il palpe le devenir en attrapant ici et là, du regard ou de l'objectif, la grue qui parle de demain.