samedi, 06 septembre 2014
La vie répétitive
Ce qui frappe, dans le journal de Sophie Tolstoï, c'est la répétition sempiternelle des mêmes souffrances, tandis que s'écoulent les jours, les mois, les années, les décennies. Ses souffrances, vis-à-vis de son époux, de ses enfants, de sa vie personnelle, se suivent et se ressemblent. Autant la répétition des douces et belles choses de la vie est agréable, autant celle des douleurs lamine. Dans l'enfer de Dante, les tortures infligées ne varient pas avec le temps : la même torture est répétée à l'infini, et c'est toute l'horreur de cette torture, qu'elle soit répétée, répétée, répétée...
Oui, toute l'horreur de cette torture c'est qu'elle soit répétée. Je m'interroge sur mes propres souffrances répétitives. Je connais la psychanalyse et le shiatsu, le développement personnel et la prière. Pourtant, comme beaucoup d'entre nous, il ne m'est pas facile de sortir de certains miasmes qui viennent m'emporter comme des démons à certains moments et font chuter mon moral au sein d'une vie qui, à tous abords extérieurs, paraît heureuse et intéressante.
Je me suis déjà interrogée sur les fastidieuses classifications entre les maux physiques, moraux et psychosomatiques. Nous sommes encore dans le désert aride de la méconnaissance et ce n'est que notre ingnorance du fonctionnement de notre propre corps qui nous pousse à considérer que le mental n'est pas physique. Si nous pensons, si nous ressentons, si nous éprouvons, ce n'est pas avec quelque chose qui n'existe pas, mais bien avec notre corps, au sein de notre corps. Et sans doute, pour aboutir à des résultats différents, il faut changer à la fois notre mode de vie, notre alimentation, notre exposition à la lumière, nos mouvements physiques, nos pensées, nos considérations sur le monde, nos croyances et nos relations.
Se transformer sans cesse n'est pas aisé ; lorsque nous prenons une décision, nous convoquons les parties de notre esprit, de notre corps, que nous connaissons et savons actionner. Mais quid des parties de notre être qui nous échappent ?
À regarder les gens vivre, on les voit, parfois, fermer la porte à tout ce qui faisait leur vie passée et créer une vie entièrement neuve : une nouvelle famille, un nouveau métier, une nouvelle région... Quelquefois, la personne semble véritablement transformée et son moral, bien meilleur. Mais le plus souvent, passé le moment de la nouveauté, la personne est à nouveau dans toutes les ornières qui l’étouffaient dans sa première vie. Il n'a servi à rien de trancher des liens qui n'ont pas tranché avec la douleur de fond !
Si Sophia Tolstoï vivait aujourd'hui, elle aurait divorcé, rencontré un autre homme, recommencé une famille, créant douleur et ruptures en elle et autour d'elle ; et, quelques années plus tard, le même malheur, les mêmes déceptions, les mêmes combats insurmontables l'auraient occupée et désespérée. En quarante-huit années de vie aux côtés de Lev Nicolaïevitch Tolstoï, le grand auteur de Guerre et Paix, ils ont partagé, moralement et matériellement, les affres de plusieurs divorces et remariages, tous deux ensemble... En quelque sorte, la polygamie actuelle qui consiste à créer une nouvelle famille dès lors qu'une première vie de couple est morte, et ce parfois plusieurs fois, n'est qu'une répétition de ce qu'auparavant, un couple marital vivait ensemble, sur plusieurs décennies : drames et réconciliations. Un long parcours difficile et tortueux qui s'achevait, selon les cas, sur le drame ou la réconciliation finale.
Dans la vie professionnelle aussi, on cherche à vivre des choses exaltantes, à fuir l'affreuse monotonie des jours. Mais si la monotonie est accrochée à notre cœur comme une moule à son rocher, on finira bien par la retrouver, partout, partout, qu'elle que soit l'apparence de notre aventure.
Il se peut qu'au lieu de rechercher le changement et la nouveauté, on cherche au contraire à s'assurer une sécurité bienfaisante afin de ne plus avoir peur du vide, du combat, de l'échec cuisant, de l'exclusion. Mais le vide demeure. Le combat vient nous chercher au creux de notre salariat empêtré de réveille-matin, de garage pourvu d'alarme, de contrats d'assurance vie. L'échec cuisant se dessine sur notre visage ou celui de nos proches alors même que tout est matériellement prévu, organisé, calibré. L'exclusion n'a pas lieu dans notre vie extérieure : c'est notre propre âme qui est exclue de notre vie, à l'insu de tous.
Comment éviter la douleur répétitive ?
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vendredi, 05 septembre 2014
Irréalité
D'où viens-tu blancheur, blancheur extrême ?
Tu fais naître mon chant (au bord du monde)
Voici que je me tiens entre deux eaux.
Quand s'arrête l'heure, l'heure qu'il est
Le temps meurt tout d'un coup (le temps s'effondre)
L'espace se déploie sur les deux rives.
J'ai aimé quelqu'un, quelqu'un qui pense
J'ai donné mes aïeux (et ma confiance)
Au vent de sa silhouette évaporée.
Tu ressembles au frère, au frère enfui
Tu te dissous dans l'air (il est minuit)
Minuit ou bien midi, dans la poussière.
Lave-moi blancheur, blancheur entière,
Que j'accouche du monde (adieu les eaux)
Voici que de mon chant naît un enfant.
Edith de CL, vendredi 5 septembre 2014 un peu avant 14h50
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Les voix et ululements du monde
Je disais un soir à Anne que Sofia Tolstoï décrivait, dans son journal, le ululement du hibou comme un son désagréable. En l'écoutant sur internet, nous l'avons trouvé suprêmement beau. Nous nous sommes dit que dans notre monde où la nature est colonisée par l'homme, où la vie sauvage est réduite et lointaine, où tout est bétonné et chimique, un son d'animal est un trésor précieux. Anne en outre a noté que le cri de l'animal vient de son corps, tandis que le nôtre vient de notre mental, c'est là toute la différence. C'est vrai que notre voix, pourtant naturelle et corporelle, est trafiquée par notre vie mental.
À quoi sert une civilisation humaine qui coupe l'homme de la nature ? Comment faire pour que ma voix naisse du corps, comme celle d'un animal, et que cette voix animale porte le message le plus raffiné que la civilisation puisse exprimer ?
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jeudi, 04 septembre 2014
J'ai nagé tristement dans une brume laiteuse
Une famille bruyante, une promenade à l'écart, le souvenir d'un charmant fils mort un peu avant ses sept ans, et une plume voluptueuse et calme ou excessive selon les jours. Voici Sophie Tolstoï, la fille du médecin du tsar, l'épouse de l'auteur de Guerre et Paix, elle-même auteur de La faute à qui ? et Romances sans paroles.
Extrait infime :
... En sortant de la forêt du Zakaz j'ai été frappée par le coucher de soleil : une atmosphère translucide, calme, un soleil triomphal et la forêt, qui paraissait particulièrement sombre. Quelle beauté ! J'ai nagé tristement dans une brume laiteuse, et je suis revenue, solitaire, dans une obscurité complète, mais sans crainte. Je m'arrête toujours un instant pour réciter un Notre Père sur le petit tertre de Vanetchka, où naguère il trouvait des cèpes et où nous nous reposions, lui et moi. A présent quand je chemine toute seule je ne sens pas ma solitude : mon âme est toujours auprès de ceux que j'ai aimés au cours de ma vie et qui ne sont déjà plus avec moi. ...
Sofia Tolstoï, Journal intime, 12 juin 1897
(traduction du russe par D Olivier et F Longueville)
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mercredi, 03 septembre 2014
Convulsions
« Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo »
Sanctus Augustinus Hipponensis
Miroirs, sur AlmaSoror :
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mardi, 02 septembre 2014
Index nominum : D
(Tous les D d'AlmaSoror ne figurent pas dans ce frêle début d'index, car nous sommes débordés par la tache infinie du recensement des noms (propres) pour la constitution de l'Index Nominum AlmaSororis. Ceux qui sont ici indiquent déjà la voie partiellement tracée que nous avons entrepris de suivre).
D
Roald Dahl
Il est mentionné dans Cristaux
Il est cité dans Il était une fois l'animal
Léon Daudet
Il est cité dans La faculté de médecine au XIX° siècle
Il est cité dans Santiago Rusiñol, de fantaisie et de lumière
Il est mentionné dans Rien que la terre : mes lectures des heures perdues
Olympe Davidson
Elle est l'auteur de Pink n'est pas punk
Elle est l'auteur de Geek by the sea
Maurice Delafosse
Il est cité dans La propriété foncière dans la civilisation noire
André Dhôtel
Il est mentionné dans La bibliothèque éparpillée : le pays où l'on n'arrive jamais
Marlene Dietrich
Elle est mentionnée dans Entrevue avec L Rassmussen-Luche, présidente de la CEAMD
Gustave Doré
Il est mentionné dans Une enfance littéraire française : Invitation au voyage II
Jean Dortmund
Il est cité dans La vesprée mathématique
Claire Carmen Elisabeth Soledad Dos Santos Brazil Caravalhes
Elle est mentionnée dans Dans l'avenue Desbordes-Valmore
Dostoïevski
Il est cité dans Toute la nuit est contenue dans ce détail
Il est mentionné dans L'enfance, la civilisation et le monde sauvage
Sir Jerry Douglas
Il est mentionné dans Alcool, liberté, littérature
Il est mentionné dans Sir Jerry, de Mad H. Giraud
Il est mentionné dans Paris quand il neige
Il est mentionné dans La ville des écrivains
Ray M Douglas
Il est mentionné dans Que ton règne vienne. Journal d'une guerre dont on ne sait rien.
Général Dourakine
Il est mentionné dans La tourelle du hibou
Francis Dupui-Déri
Il est cité dans Québec : l'accent d'une pensée
Marguerite Duras
Elle est mentionnée dans Des thèmes, quelques œuvres (sans être expressément nommée)
Maurice Duruflé
Il est mentionné dans Trois splendeurs pour un dimanche soir
(Par ici, l'ensemble de l'index nominum almasororis)
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lundi, 01 septembre 2014
La rentrée des classes
L'ogre croit qu'il est bon. Il pleure dans sa maison d'une vieille ville d'Europe, dans une région où les chemins sentent bon la lavande et les oliviers. Il oublie les coups qu'il a donnés, les mensonges de ses yeux, les douceurs fielleuses de sa bouche. Il ne comprend pas que l'entoure la solitude. Il se souvient de toutes ses souffrances et il se lamente sur son sort.
A quelques pas de sa maison, un chat nommé Prophète ronronne, un œil fermé, un autre ouvert. Il a tout vu. Il sait.
Moi, je ressasse tous les livres que j'ai lus. Je cherche une explication au cœur mystérieux du bourreau. Je cherche le pourquoi du consentement perpétuel de la victime. J'inverse les rôles.
Un enfant est né, en Allemagne, dans une ville qui fut trop bombardée pour qu'on croit aux choses écrites dans les manuels scolaires. Il trouvera un jour la recette des enfances heureuses.
Ici, non loin de l'océan, à l'heure où les télévisions s'éteignent enfin, j'allume le réverbère de ma pensée. Dans la nuit enceinte, j'accrocherai des veilleuses aux ruelles mentales, à la recherche de celle qui débouche sur la sagesse.
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...
(Le vrai bonheur est si pur que personne ne l'envie).
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dimanche, 31 août 2014
Le moine-soldat
Si j'ai un ennemi, qu'il ne s'en doute jamais. Si j'ai un ami, qu'il le sache.
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mardi, 26 août 2014
La gloire de l'imagination et l'industrie de la gloire
Sainte-Beuve, dans la Revue des deux Mondes, en 1839, méprisait la littérature industrielle :
"(...)
De tout temps, la littérature industrielle a existé. Depuis qu’on imprime surtout, on a écrit pour vivre, et la majeure partie des livres imprimés est due sans doute à ce mobile si respectable. Combinée avec les passions et les croyances d’un chacun, avec le talent naturel, la pauvreté a engendré sa part, même des plus nobles œuvres, et de celles qui ont l’air le plus désintéressé. Paupertas impulit audax, nous dit Horace, et Le Sage écrivait Gil Blas pour le libraire. En général pourtant, surtout en France, dans le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, des idées de libéralité et de désintéressement s’étaient à bon droit attachées aux belles œuvres.
- Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
- Tirer de son travail un tribut légitime,
disait Boileau, en faveur de Racine, et c’était une manière de concession. Lui-même, Boileau, faisait cadeau de ses vers à Barbin et ne les vendait pas. Dans tous ces monumens majestueux et diversement continus, des Bossuet, des Fénelon, des La Bruyère, dans ceux de Montesquieu ou de Buffon, on n’aperçoit pas de porte qui mène à l’arrière-boutique du libraire. Voltaire s’enrichissait plutôt encore à l’aide de spéculations étrangères que par ses livres qu’il ne négligeait pourtant pas. Diderot, nécessiteux, donnait son travail plus volontiers qu’il ne le vendait. Bernardin de Saint-Pierre offrit l’un des premiers le triste spectacle d’un talent élevé, idéal et poétique, en chicane avec les libraires. Beaumarchais, le grand corrupteur, commença à spéculer avec génie sur les éditions et à combiner du Law dans l’écrivain. Mais, en général, la dignité des lettres subsistait, recouvrait toute cette partie matérielle secondaire, et maintenait le préjugé honorable dans lequel on nous secoue si violemment aujourd’hui. Sous l’empire, relativement, on écrivit peu ; sous la restauration, en écrivant beaucoup, on garda, je l’ai dit, de nobles enseignes. Il est donc arrivé qu’au sortir de nos habitudes généreuses ou spécieuses de la restauration, et avec notre fonds de préjugés un peu délicats en cette matière, aujourd’hui que la littérature purement industrielle s’affiche crûment, la chose nous semble beaucoup plus nouvelle qu’elle ne l’est en effet : il est vrai que le manifeste des prétentions et la menace d’envahissement n’ont jamais été plus au comble.
Ce qui la caractérise en ce moment cette littérature, et la rend un phénomène tout-à-fait propre à ce temps-ci, c’est la naïveté et souvent l’audace de sa requête, d’être nécessiteuse et de passer en demande toutes les bornes du nécessaire, de se mêler avec une passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité ; de s’amalgamer intimement avec l’orgueil littéraire, de se donner à lui pour mesure et de le prendre pour mesure lui-même dans l’émulation de leurs exigences accumulées ; c’est de se rencontrer là où on la supposerait et où on l’excuse le moins, dans les branches les plus fleuries de l’imagination, dans celles qui sembleraient tenir aux parties les plus délicates et les plus fines du talent.
Chaque époque a sa folie et son ridicule ; en littérature nous avons déjà assisté (et trop aidé peut-être) à bien des manies ; le démon de l’élégie, du désespoir, a eu son temps ; l’art pur a eu son culte, sa mysticité ; mais voici que le masque change ; l’industrie pénètre dans le rêve et le fait à son image, tout en se faisant fantastique comme lui ; le démon de la propriété littéraire monte les têtes et paraît constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse à décrire. Chacun s’exagérant son importance, se met à évaluer son propre génie en sommes rondes ; le jet de chaque orgueil retombe en pluie d’or. Cela va aisément à des millions, l’on ne rougit pas de les étaler et de les mendier. Avec plus d’un illustre, le discours ne sort plus de là : c’est un cri de misère en style de haute banque et avec accompagnement d’espèces sonnantes. Marot, tendant la main au Roy pour avoir cent escus dans quelque joli dizain, y. mettait moins de façon et plus de grace.
Sur ce point comme sur presque tous les autres qui touchent à la littérature, il ne s’élève pourtant aucun blâme, aucun rire haut et franc : la police extérieure ne se fait plus. La littérature industrielle est arrivée à supprimer la critique et à occuper la place à peu près sans contradiction et comme si elle existait seule. Sans doute pour qui considère les productions de l’époque d’un coup d’œil complet, il y a d’autres littératures coexistantes et qui ne cessent de pousser de sérieux et honorables travaux : par exemple la littérature qu’on peut appeler d’Académie des Inscriptions et qui reste fidèle à sa mission de critique et de recherche en y portant un redoublement d’activité et en y introduisant quelque jeunesse ; il y a encore la littérature qu’on peut appeler d’Université, confinant à l’autre, et qui par des enseignemens, par des thèses qui deviennent des ouvrages, est dès long-temps sortie de la routine sans perdre la tradition. Mais, il faut le dire, avec toute l’estime qu’inspirent de semblables travaux, l’entière gloire littéraire d’une nation n’est pas là ; une certaine vie même, libre et hardie, chercha toujours aventure hors de ces enceintes : c’est dans le grand champ du dehors que l’imagination a toutes chances de se déployer. Or, ce champ libre qui a formé jusqu’ici le principal honneur de la France, qu’en a-t-on fait ? Sa condition d’être commun et ouvert à tous l’a sans doute, à chaque époque, laissé en proie à tous les hasards des esprits. Les différentes formes du mauvais goût, les modes bigarrées, les bruyantes écoles y ont passé ; les fausses couleurs y ont fait torrent. Ce champ, en un mot, a, été de tous temps infesté par des bandes ; mais jamais il ne lui arriva d’être envahi, exploité, réclamé à titre de juste possession, par une bande si nombreuse, si disparate et presque organisée comme nous le voyons, aujourd’hui, et avec cette seule devise inscrite au drapeau Vivre en écrivant. (...)"
Le texte entier de Sainte-Beuve peut se lire sur Wikisource.
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lundi, 25 août 2014
A la tombée du soir, traquer les loups ?
Quand le soir tombe, quels crépitements de la nature n'entend-on pas loin des connexions civilisées. Nous déclinons dans ce billet, un peu plus bas, le soir de Tourgueniev, et celui de George Sand. Ils se répondent et se ressemblent.
Mais quand le compositeur-arrangeur de l'album musical La Llorona, de Lhasa de Sela, parle du loup avec les mots de Vladimir Vissotsky, c'est comme si Alfred de Vigny, l'auteur de La mort du loup, réapparaissait quelques cinquantenaires plus tard, en Nouvelle-France.
Québec, tes loups, comme ceux de France, sont en danger face à la plus grande arme de destruction massive qui existe : le cœur de l'homme.
La chasse aux loups - Yves Desrosiers from Audiogram on Vimeo.
Extrait N°1 Tourgueniev, Iermolaï et la meunière, du recueil Les mémoires d'un chasseur, traduit du russe par Henri Mongault :
Un quart d'heure avant le coucher du soleil, au printemps, on se rend au bois sans chien, avec son fusil. On choisit un endroit près de la lisière, on inspecte les alentours, on vérifie son amorce, on échange un coup d’œil avec son compagnon. Un quart d'heure se passe. Le soleil est couché, mais dans le bois il fait clair encore ; l'air est pur et transparent, les oiseaux gazouillent à qui mieux mieux, l'herbe jeune brille avec un éclat joyeux d'émeraude... On attend. L'ombre s'empare peu à peu des bois ; les lueurs vermeilles du crépuscule glissent lentement des racines aux troncs, grimpent toujours plus haut, montent des premières branches, presque dénudées encore, jusqu'aux cimes, immobiles et assoupies... Voici que les cimes elles-mêmes sont devenues noires ; les feux du ciel passent au bleu foncé. La forêt, qui s'imprègne de moiteur, exhale une senteur plus puissante ; une brise légère vient mourir près de vous. Les oiseaux s'endorment, non pas tous à la fois, mais selon les espèces : les pinsons se sont tus les premiers, puis les fauvettes, puis les bruants. La forêt s'assombrit de plus en plus. Les arbres ne forment plus que de grandes masses noirâtres : dans le bleu du ciel, les premières étoiles, timidement, s'allument.
Tous les oiseaux sont maintenant endormis. Seuls le rouge-queue et le grimpereau sifflotent d'une voix ensommeillée... Mais, à leur tour, ils ont fait silence. Une dernière fois le cri aigu du roitelet tinte au-dessus de nous ; dans le lointain le loriot a déjà poussé sa plainte, le rossignol, modulé son premier chant.
Extrait N°2 Sand, François le Champi :
Nous revenions de la promenade, R*** et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et ce je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement fatal de la gelée : et, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt, et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux paissent en silence sans cris d’amour ou de combat.
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dimanche, 24 août 2014
Les chances grises
Prélude
« Vous avez de la chance d'aller à l'école, les enfants.
Si vous traînez les pieds, que vous rechignez, c'est que vous êtes de petits inconscients. Vous n'avez donc aucun respect pour les pauvres enfants qui n'ont pas la chance, comme vous, d'être nés ici dans notre pays ? Eux donneraient tout ce qu'ils ont pour pouvoir aller à l'école à votre place.
Comment, les enfants ? On vous donne à manger et vous ne trouvez pas bon ce qu'on vous sert ? En Afrique, en Asie, il y a de nombreux petits enfants qui n'ont pas assez à manger. Croyez-vous qu'ils diraient « pouah, je n'aime pas ça ! C'est pas bon ! » si on leur servait enfin dans leur assiette de la nourriture pour qu'ils aient assez de force pour marcher et grandir ?
On vous envoie à l'école pour apprendre plein de choses et vous vous ennuyez, vous désobéissez, vous travaillez sans entrain, vous vous plaignez encore. Avant la Révolution française, quand les grands seigneurs dominaient la France, les enfants n'allaient pas à l'école et devenaient pauvres comme leurs parents. Aujourd'hui, l’État vous offre une grande chance et vous ne vous en rendez même pas compte... Savez-vous que des gens sont morts pour que vous puissiez aujourd'hui manger à votre faim et aller à l'école ? »
Quel petit privilégié ne s'est pas senti infiniment coupable de rêver qu'il était enfin un petit africain crevant de faim dans la brousse, un petit asiatique travaillant dans une immense usine, un petit métayer chipant un morceau de fromage dans le misérable garde-manger de sa mère-grand malade ?
Quel enfant n'a pas trouvé infiniment grise cette chance qu'on lui imposait, cette chance pleine de contrainte et de culpabilité ?
Ce n'était qu'un exercice, un entraînement, un conditionnement, avant de devenir une grande personne, et de profiter à fond de la chance des grandes personnes : la chance de travailler (I), ou, si l'on n'a pas de travail, la chance d'être assisté (II).
I
Il est neuf heures, je suis éveillée depuis peu et je me lève pour aller boire un café dans le salon. Depuis la fenêtre de cette grande pièce du septième étage, j'ai vue sur un immense immeuble occupé par une entreprise d'ingénierie de la cryptographie. Déjà, à cette heure, la quasi-totalité des bureaux sont occupés par des hommes et des femmes habillés en « tenue correcte d'entreprise », qui sont assis chacun à leur bureau, face à leur ordinateur. Ils y resteront huit heures, aujourd'hui, agrémentée d'une pause déjeuner et de quelques petites visites à des collègues dans d'autres bureaux pour se dégourdir les jambes. Il y a une demi-heure, la majorité d'entre eux déambulait dans les couloirs souterrains du métropolitain. Qu'il pleuve, tonne ou vente, ils viennent travailler, sauf lors des jours fériés et lors des congés payés. Leurs enfants sont chez « la nounou » ou à la crèche ; ils connaissent le mariage, le divorce, la recomposition de leur famille et le partage des enfants entre leur ex-conjoint et eux. Du haut en bas de l'échelle sociale, qui, un regard attentif le confirme, se traduit par l'échelle de l'immeuble (les bureaux les plus élégants, les personnes le plus chèrement habillés, se trouvent aux étages supérieurs), chacun à la main sur la souris, le regard sur l'écran. Ils ont les mêmes gestes, la même posture. Leurs habits se ressemblent, bien que les prix et la qualité des tissus les distinguent imperceptiblement. La posture quotidienne de leur vie, c'est : assis. Ils sont assis, sauf pour aller déjeuner. Leurs corps façonnés par le secteur tertiaire dessine la domination sur les courbes de ces centaines d'épaules et de dos.
La mère aux traits tirés qui se trouve à côté de moi, face à ce paysage entrepreunarial qui nous fait face, parle à son fils. Au jeune homme au sortir de l'adolescence, encore drogué, elle ne sait quoi dire, car la vie d'en face pour lui ressemble au destin des enterrés vivants. Elle lui dit : « tu te détruis. Tu tombes, tu sombres ». Il ne répond rien ; il se lève du canapé, s'approche de la fenêtre près de laquelle je bois mon café, il regarde avec moi les salariés d'en face et décide qu'il se piquera encore, ce soir.
II
Exercer sa puissance vitale et créatrice, c'est faire face à la liberté et à l'inquiétude de la vie animale (pour reprendre le titre du livre de Florence Burgat : Liberté et inquiétude de la vie animale (Editions Kimé). Cette liberté suprême de vivre, instant après instant, s'accompagne de l'inquiétude de mourir, de perdre le combat. Une des oppressions les plus subtiles qu'on puisse exercer sur un être, consiste à lui donner tout ce dont il a besoin afin qu'il ne manque de rien. En prévenant ses besoins, on étouffe en lui, avant même qu'elle naisse, toute possibilité d'initiative. L'expression vitale, spontanée, est prévenue, empêchée. Mais alors à quoi sert d'avoir tout ce qu'il faut pour vivre, si vivre c'est avant tout éprouver le sentiment d'exister, et si le sentiment d'exister naît de la liberté inquiète de la vie animale ?
à lire :
Le salariat, une aliénation en contradiction avec l'humanisme, sur AlmaSoror
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à la vesprée mathématique
"Ils commencèrent à dénombrer (compter, classer, mesurer, ajouter, soustraire, et dans un second temps : multiplier, diviser), et lorsqu'ils devinrent habiles à ces dénombrements de routine, ils s'amusèrent à digresser intellectuellement d'après ces exercices. Ils s'occupaient désormais de dénombrer des choses qui n'existaient pas, qui pourraient exister. Ils se rendirent compte que ce système de nombres et d'opérations entre les nombres possédait une logique propre, comme une langue, et tentèrent de comprendre pourquoi et comment. Ces activités de spéculation devenues gratuites aboutirent à des découvertes utiles. Ils parvinrent à ne plus seulement mesurer des objets (des choses), mais des espaces, des vitesses, des poids, des masses. Les calculs étaient complexes et les résultats interféraient les uns avec les autres".
Jean Dortmund
Extrait de l'article :
"Pourquoi j'ai abandonné la mathématique"
de son blog (aujourd'hui supprimé) "Vesprée Mathématique"
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mercredi, 20 août 2014
Le parchemin de la cabane d'Anselme
Ne te fâche avec personne. Reste calme, chaleureux, un peu distant et courtois.
Ne fais pas de choix en vue d'obtenir de la valeur aux yeux des autres ; ce serait un fourvoiement. Mène ta propre vie en acceptant de n'être pas compris pendant un temps. Il n'y a aucun intérêt à avoir un enfant, un amoureux, un bel appartement, si l'objectif primordial est simplement de se sentir plus respecté.
Les projets à long terme que tu mènes au creux de ton cœur, ou à tes heures perdues, mettront sans doute dix ou vingt ans pour devenir visibles aux yeux des autres ; mais lorsque ce sera le cas, ils éclateront de tous leurs feux et s'imposeront comme des réalisations majestueuses, hors du commun.
Un jour, ta création fera l'effet d'un beau château médiéval, authentique, indestructible, dont tu seras le seigneur indiscuté.
Les modes passent. Tu auras en temps et en heure ta maison, si tu acceptes de ne pas la désirer ni la posséder, et elle sera le versant matériel de ton âme.
Enfin, si tu travailles pour ceux qui viendront, nul ne pourra nier que tu es père ou mère, autant que ceux qui croient posséder leurs enfants, et que ta transmission est féconde ; tu auras non seulement un héritier qui surgira de la terre au moment opportun, et te donnera l'amour filial que ta valeur mérite, mais en plus il sera à ta suite un défricheur, un créateur, un maître élu par Dieu, dont la puissance n'a qu'une égale : l'humilité dont il ne se départit pas.
La patience, la confiance, le labeur tranquille sont tes atouts. Leurs semences donneront des récoltes d'une abondance inimaginable aujourd'hui.
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mardi, 19 août 2014
La souffrance morale
Une situation professionnelle est terminée, et soudain, la vie est plus légère, le sourire éclate naturellement sur mes lèvres qui restaient pincées. Je contemple l'incroyable souffrance morale diffuse des dernières semaines et tente de percer ce mystère de l'oppression intérieure.
Intérieure ? Non, en fait : cette oppression est venue d'un mail, lui même faisant suite à des attitudes, qui, sans jamais exprimer franchement une opposition, laissaient finement entendre que ce qui venait de moi était teinté de torts. Culpabilité, révolte, difficultés à respirer librement, impossibilité de rire ou de chanter, furent mes réactions d'abord inconscientes, puis, mises au jour peu à peu grâce à une longue pratique de questionnement personnel.
Il y a quelques années, me renseignant sur ces suicides dûs à "la souffrance au travail", je ne parvenais pas à comprendre qu'un homme en bonne santé physique, aimé de sa femme, entouré de ses grands enfants et de ses parents, ayant de bons amis chaleureux et une jolie maison avec un jardin agréable, finisse pas se tirer une balle, se jeter sous un train ou se pendre à cause du "harcèlement moral". Sans nier celui-ci, sans émettre de jugement définitif sur cette "solution finale" tragique, je savais que je n'arrivais pas à comprendre. L'homme ne pouvait-il pas renoncer à ce salaire d'esclave pour vivre plus chichement, à quelques années de la retraite ? Une démission, même payée le prix fort en confort et en sécurité, ne valait-elle pas mieux que de se foutre en l'air ?
Mais plus l'oppression revêt les atours de la douceur et de la morale, moins la personne visée peut réagir. Aucun reproche n'est formulé envers elle, ou alors masqué en remarque professionnelle. Avant même qu'elle puisse prendre conscience du mal-être diffus grandissant qui s'installe dans sa vie pour gâcher chaque seconde de la vie quotidienne, toute sa confiance est sapée, toute sa joie de vivre est réduite à néant.
Lorsque le harcèlement arrive à ses fins, il n'y a plus personne qu'un homme détruit, qu'une femme hors service, et le harceleur, s'il est subtil, s'est arrangé pour se construire un discours intérieur qui lui donne le beau rôle et qui fait de l'autre un faible, ou un raté, ou un inconstant.
La souffrance morale se répand insidieusement dans chaque seconde de notre vie, dans chaque espace de notre corps. Que peut l'amour des autres lorsqu'on ne trouve plus en soi assez de confiance pour le recevoir ?
Or, nous devons être capables de recevoir l'amour de ceux qui nous aiment. Nous devons être capables de lui donner plus de poids qu'à l'ignominie de ceux qui font semblant de vouloir notre bien.
C'est pourquoi la délivrance intérieure est un devoir, une preuve d'amour et une quête incessante.
Lorsque les êtres humains ne sont pas en train de s'entre-déchiqueter dans des tranchées, ils organisent des modes de vie confortables et aseptisés dans lesquels aucune place n'est laissée pour la spontanéité ou la joie.
Comme si l'éclatement de la chair s'accompagnait de l'affection et de la liberté d'être, et la préservation de la chair d'une mort intérieure à toute joie de vivre.
Je contemple l'incroyable souffrance morale diffuse des dernières semaines et l'incroyable bien-être de ce matin, comme si Poséïdon avait soufflé sur ma vie un vent magique de délivrance. Ce n'était donc qu'une ombre menaçante qui gâchait toute ma vie, et dont l'existence n'était qu'un épiphénomène ? Je n'arrive pas à le croire, et pourtant, la renaissance de ma tranquillité est là, tangible, pour me prouver que ce mauvais rêve qui m'avait privé de moi-même a laissé la place à la fraîcheur insouciante d'un matin du mois d'août.
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