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dimanche, 06 juillet 2014

Piano-gare à Nantes, un jour de juin 2014

Dans ce film pris par Sara depuis son téléphone, un homme joue sur un piano dans la gare de Nantes tandis que s'élève de temps à autre la voix métallique féminine qui annonce le départ et l'arrivée des trains. Il naît peut-être une mélancolie au cours de ce moment, qui sait ?

samedi, 05 juillet 2014

Le dernier iftar

 Sara  à la photographie, Edith de CL au texte.

 

iftar, ulm

 

Dans le ciel iranien ta croix d'obscur Chrétien, tes jambes réparées, ton front pur, mon amour.

Dans la chambre de Nasa, ma vie parmi les femmes d'Esfandyar, fils de Bachir, frère d'Assad et ton frère aussi, à toi, Abbas, avant le dernier Iftar. Trois semaines avant la pendaison d'Assad pour avoir demandé à la sœur de l'Imam pourquoi la femme n'avait pas droit à sa part de soleil. De quoi ne l'a-t-on pas accusé, après cela. Moi, refusant d'épouser Esfandyar, que risquai-je ? Je ne le sais. Lorsque tu me proposas de nous enfuir, je te dis, tout de suite : oui. Je ne croyais pas au succès : je croyais à la mort, que je trouvais préférable à tous les autres possibles. Toi, tu voulais mourir, pour retrouver ton frère, et pour voir si le Christ, cet hybride, cet homme-dieu auquel tu t'étais secrètement converti après avoir lu des livres, tu voulais savoir s'il t'accueillerait dans sa quiétude.

- Je veux savoir s'il est vraiment le prince ultime, et s'il m'accueille dans sa quiétude souriante.

- Allah pourrait t'entendre, Abbas, mon cousin. Tais-toi, je t'en prie.

- Allah peut bien m'entendre, le corps d'Assad tué en son nom se balance toujours au-dessus des oliviers du chemin de la colline bleue.

- Tais-toi, Abbas. Ton grand-père Bachir pourrait t'entendre aussi.

- Qu'il crève, ce vieux vicieux.

 

édith de cornulier lucinière, iftar, sara

 

Dès l'aurore, avant la prière, je traversais les salons de mon oncle, vides encore, gorgés des odeurs de l'iftar de la veille mêlés à celles du souhour. Nul ne m'entendis, même pas Anousheh, la vieille servante à l'ouïe fine et à l’œil perçant. Tout semblait conspirer avec nous, mon cousin, mon cher amour, tout semblait participer à notre sacrilège.

Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son père et de sa mère ? Y a-t-il pire péché que de quitter la maison de son futur époux en compagnie du dernier fils de celui-ci ? Je vis Sahar dans le vestibule, et elle semblait préoccupée ; j'attendis qu'elle s'éloigne vers l'arrière-cour où, sans doute, elle mettrait de l'huile sur sa peau, j'ajustais mon voile avant de passer par la porte de la maison de ton enfance, mon cousin, la maison à laquelle j'étais promise.

- Ne pleure pas, car il n'est pas de plus bel honneur que de devenir la plus jeune épouse d'un notable aussi respecté. Tu lui donneras son dernier fils, celui qu'il chérira plus que tous les autres, et il te comblera de bienfaits.

À ces paroles de mon père, ma mère ajouta de tendres recommandations :

- N'interromps jamais les femmes aînées de ton époux. Obéis en apparence, et tout te sera donné par ton époux en cachette.

 

 

iftar, nuages, sara

 

Tu m'attendais sous le corps de ton frère, car il était certain que tant qu'il resterait exposé ainsi, personne ne s'approcherait du chemin de la colline bleue. Autant que nous avions pu en juger, la voie serait libre pour notre fugue, mon cousin.

Tu m'attendais, raide à côté du poteau, et seule ma très vieille science de ton cœur put discerner l'atroce souffrance qui avalait déjà, à ce moment, tes forces vitales.

Car Assad avait été ton mentor, ton ami, ton frère, et plus rien ne comptait pour toi depuis que sa jeune vie, fatiguée déjà par les deux cents coups de fouet, avait été arrachée à la beauté de notre monde des vivants.

Nous traversâmes des cieux splendides à cette heure où la colline frissonne encore, alors que le froid de la nuit tarde à se dissiper. Nous vîmes les oiseaux des contes de notre enfance, mais nous ne parlâmes pas. Quand même, au cas où Allah écoute, au cas où l'ange de la mort entend, je récitais les prières, pressant entre mes doigts les boules d'un chapelet invisible. Je n'osai te le dire, car sous la cache de ta chemise, tu dissimulais cette horrible croix que tu t'étais procurée. Je croyais que tu croyais qu'elle te protégeait du mauvais sort, mon cousin. Nous n'avions pas encore échangé nos derniers mots, sous le cèdre à la frontière du Liban.

 

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Plus tard, au Liban, pays damné où les femmes se dévoilent au bord de l'eau salée, à l'endroit où le sable devient terre, devant les premiers cèdres, nous eûmes ce dernier dialogue, nous nous livrâmes nos secrets.

- Assad aimait une femme qui voulait être libre. C'est pour elle qu'il a relu toutes les sourates afin d'y trouver le miel de la liberté pour l'élue de son cœur.

- La liberté des femmes, Abbas, c'est de se soumettre aux lois de Dieu. Il n'y en a pas d'autres.

- Alors pourquoi m'as-tu suivi à travers tout ce pays ? Pourquoi tes pas ne m'ont pas quitté pendant que nous suivions les routes d'Irak et de Syrie, jusqu'à la mer ici ?

Le moment était venu de livrer enfin l'essence de mon cœur. Mes paupières se baissèrent un tant soit peu pour prononcer ces mots les plus beaux, ceux que je ne pouvais murmurer qu'à lui. Ils dormaient en moi depuis le début de notre adolescence, depuis qu'un jour, il était entré dans la maison de mes parents et que je n'avais plus vu un enfant, compagnon de mes jeux et de mes facéties espiègles, mais un homme en devenir.

- Parce que je t'aime, Abbas.

- Je croyais que c'était parce que tu étais libre. Je croyais que, comme l'amie de mon frère, toi aussi tu combattais vaillamment pour ta liberté.

Ces phrases déchirèrent mon cœur. Pendant qu'il déclarait cela, je pouvais voir la déception habiter son regard, le mépris dessiner un joli trait cruel sur sa bouche.

Comme j'étais trop triste pour parler, et que depuis la mort de son frère, il n'aimait plus à deviser, nous nous tûmes. Il reprit sa marche et je le suivis, je crus observer qu'il tendait l'oreille pour savoir si je le suivais, mais je savais désormais que mon amour était mort-né.

 

iftar, edith de cornulier, sara

 

Beyrouth était si belle le soir où nous arrivâmes, que j'oubliais mon chagrin. La ville scintillait comme un diamant et toute la jeunesse semblait vivre au rythme de la fête. Les gens, tous riches, tous beaux, ou tous laids, je ne savais pas, riaient fort et marchaient d'un pas rapide qui me faisait tourner la tête. Les magasins semblaient une multitude, et Abbas ne les voyait presque pas. Il avait l'air distrait, mais peut-être savait-il où il allait. Nous parlions mieux l'arabe qu'au moment de notre départ, et nous demandâmes des renseignements à diverses personnes, toutes pressées, toutes parlant trop vite.

Abbas me demanda de retirer mon voile, il m'acheta des habits et m'habilla à l'occidentale. Je le fis par amour pour lui, parce que je croyais qu'il pourrait alors peut-être m'aimer. Une fois aimée de lui, peu à peu, je lui aurais arraché son christ du cœur, et l'aurait ramené au pays. Alors son père, heureux de retrouver son fils, m'aurait pardonné ma trahison et aurait béni cette union de sa nièce avec son fils, renonçant à tous ses droits sur moi. Mon père, voyant cela, aurait clamé sa joie de mon retour avec son cher neveu, et ma mère, si réjouie de l'état de mon père, m'aurait pardonné à son tour.

Mais Abbas me demanda :

- Te voilà libre et plus belle que jamais. Tu es intelligente, Delkash. Reste vivre ici, dans un appartement contigu au mien, à la mission de la paroisse. Tu feras tes études et tu pourras trouver un travail et gagner ta vie.

 

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Je revis en pensée l'horreur de ces femmes embrassées comme des moins que rien, par leurs hommes, sur des plages souillées par leur présence impure. Je revis en pensée les longs mois de notre périple, moi, suivant cet homme silencieux, par amour, et lui, avançant toujours vers la mer, rendu fou par la mort de son frère.

Je revis en pensée la maison de mon père et de ma mère, mes petites sœurs, et mes frères qui chantent le soir en racontant des histoires dans le jardin. Je revis les visages aimés, le regard de ma mère, sa dureté me parut soudainement compréhensible. Ma fuite n'était-elle pas la preuve de la raison de sa sévérité ?

Je revis la maison de mon oncle, cet homme si bon, qui s'était engagé auprès de mon père, son beau-frère à m'épouser en dernière noce, et à me traiter avec la douceur d'un époux aimant. Je revis ses femmes, qui m'avaient apporté du thé et prodigué des caresses pour que je devienne leur sœur, le jour où j'avais pleuré toutes les larmes de mon corps en disant : « non ! » à ce mariage.

Je revis mes amies, je revis mon passé, et dans cette ville étrangère aux mœurs révoltantes, je ne compris plus comment j'avais pu me fourvoyer.

Abbas souriait en pensée, il imaginait des lendemains plus heureux que ceux qu'il avait connu chez nous, car tout s'était teint d'ombre depuis qu'on lui avait pris son frère.

 

port des sables d'olonne, chantier naval

 

Il rêvait, je le comprenais, d'un voyage en bateau vers la terre d'Europe. À cause de tous ces livres qui avaient noyé sa raison, son regard s'était perdu définitivement dans l'abîme de l'Europe, son esprit divaguait en rêvant de la France, ignorant que les lumières de ce pays n'étaient qu'appels démoniaques et sirènes trompeuses.

Il était mort à tout ce que nous avions été. Il était mort au pays où nous avions grandi. Il avait trop écouté la voix de son frère, de même qu'avant lui, Assad avait trop écouté la voix de cette jeune femme, sûrement belle, mais si funeste qu'imaginer sa simple image me répugne.

Je suivis encore Abbas à travers les méandres de la ville de Beyrouth, dont le charme m'apparaissait désormais dans sa vérité macabre. Ainsi, ses yeux regardaient les bateaux qui partent des ports arabes vers l'inconnu ; son regard suivait le sillage des avions qui s'enfuyaient vers l'Amérique impie, et vers l'Europe surtout, cette mante religieuse qui avale les hommes purs qui se tournent malencontreusement vers elle, et emplit leurs cœurs d'oubli. Adieu, Abbas. C'est ce que je chuchotais en moi-même, pleurant en pensée cet amour de ma jeunesse qu'il me faudrait oublier bientôt. Car ma décision montait en moi comme une résolution inexorable. Quoi qu'il m'en coûte, je retournerais au pays.

J'accepterais les punitions et le sort d'humiliée qui m'attendait. Je l'accepterais, car ma place était là-bas, auprès de ma famille, à suivre les préceptes inculqués par mon père et ma mère, et dont jamais je n'aurais dû m'éloigner.

 

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Abbas voulut me persuader ; il n'obtint rien de moi, même pas une simple écoute. Il me trouva un homme de confiance, qui devait se rendre à Bassora et accepta de s'occuper de m'envoyer jusqu'à Abadan.

C'était un homme bon, qui désapprouva Abbas et comprit l'erreur dans laquelle j'étais. Le temps du voyage, je m'occupais de ses petites filles et quand nous arrivâmes à Bassora, sa femme m'accueillit comme une sœur, sans questionner son mari. Elle me fit à dîner et me prépara un lit dans la chambre de ses filles. Le lendemain, je repartirais aussitôt pour Abadan.

« Adieu, Abbas », je ne prononçai pas ces mots car mon cœur les avait dit nettement en mon for intérieur. Mais toi, mon cousin, tu attendais quelque chose de ma bouche, sans doute, un adieu, un sourire, un tremblement de mes lèvres, car tu me souhaitas du bonheur et me dis que nous ne nous reverrions pas avant un très long temps.

Et si j'avais su, mon ange, que c'étaient nos derniers moments, jamais je ne t'aurais quitté. Car mon cœur saigne des flots de sang depuis que ton corps est revenu dans un cercueil à Abadan.

 

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Abadan, ville de mon enfance et de ma décadence, quand je t'ai quittée comme une voleuse, c'était pour suivre un homme qui ne voulait pas de mon amour. Et quand je te suis revenue, mon nom était devenu celui de la honte.

Personne ne m'appela plus Delkash. Je crois bien que ce sont les fillettes du protecteur auquel Abbas m'avait confiée, qui m'appelèrent ainsi pour la dernière fois. Elles pleuraient en m'embrassant, les douces, et je leurs caressais les joues. J'avais l'espoir que mon humilité inviterait la clémence des miens. Quand j'arrivais aux portes de la ville, ce fut encore le ciel qui m'accueillit, comme c'était lui qui m'avait vue partir. Mais il n'accueillait plus Delkash, il accueillait La Honteuse. Mon père m'appela ainsi, puis mes frères, puis mes sœurs, et tous continuèrent. Mais c'est quand ma mère le prononça que je compris que c'était devenu mon nom réel, celui qui me serait attaché pour toujours, à cause de ma faute.

 

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Il paraît qu'une femme vit dans une ville au bord de la mer en Allemagne, et qu'elle s'appelle Kirsten. Il paraît que tu n'es jamais allée en France. Il paraît que tu as aimé cette ville de Wismar. Il paraît aussi que tu y étais aimé de tous.

Moi, je pense à cette femme qui a dû tant parler avec toi. Elle a connu tes mains, elle a connu ta voix. Elle a connu de toi tout ce dont j'avais rêvé, et elle t'a perdu par un soir d'été. Elle dit qu'elle sait que tu pensais beaucoup à nous même si tu n'en parlais pas.

 

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Elle dit dans sa longue lettre que tout lui parle encore de toi.

 

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Il paraît que Thomas et Anna ont entendu parler du long voyage que tu fis avec ta cousine, depuis Abadan jusqu'à Beyrouth, et que le châle qui couvrait mon visage le long de ce périple est posé sur sur une table, et qu'on n'y touche pas.

 

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Il paraît qu'ils veulent bien nous voir, mais c'est l'oncle Esfandyar qui ne veut pas. « Tu m'as donné ces fils pour mon malheur, Farah », dit-il à leur mère. Et les autres femmes essuient leurs yeux de honte de ne lui avoir pas donné de fils. Et personne n'a plus jamais proposé sa fille à Esfandyar, pour consoler ses vieux jours par la naissance d'un enfant.

 

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Mais les soleils couchants se succèdent et quand j'en ai le loisir, je marche longtemps, je marche pour arriver au bord du fleuve. J'y contemple la splendeur du soir.

 

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Cette splendeur me rappelle ces semaines à Beyrouth, les promenades du bord de mer, suivant Abbas qui marchait en prononçant le nom de son frère.

 

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Ton frère, Abbas, ton cher Assad, son corps détaché du poteau est tombé sous l'olivier.

Et ce sont les jeunes gens qui l'ont emporté au bord de l'eau.

 

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C'est Sahar, ma cousine, ta sœur, qui me l'a raconté.

 

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Sahar, tu sais, qui ne m'appelle plus. Parce qu'il est devenu illicite de m'appeler Delkash, mais qu'elle ne veut pas me nommer la Honteuse. Sahar aimait ses frères, mon amour.

 

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Et moi chaque nuit je regrette ma décision de Beyrouth.

 

 

 

Images : Sara. Texte : Edith

Prise de tangente

Boire une ambroisie quelconque et connaître enfin la saga intérieure des visions.

S'en foutre et crier dans la rue, puis s'envoler à la fraîche.

Au-dessus de la ville, reconnaître la poussière qui flotte dans la lumière,

Fumer un nuage, partir en vrille sans partir en couille,

Se souvenir du goût du jus de grenade bio et dire au-revoir-à-bientôt à la Terre,

Éclater de rire pour l'éternité.

prise de tangente, fumette, vision, saga intérieure, ambroisie, boire

vendredi, 04 juillet 2014

Au matin parisien du 4 juillet 2014

forçats modernes, ouvriers du bâtiment, agelco

« Je reviens d'un petit tour de vélo et d'un café au Lino. Là, alors que nous étions seulement deux personnes à occuper le comptoir du bistrot, sonna un sifflet de gendarme.

Mais ce n'était pas cela. Il s'agissait de l'annonce du démarrage de la journée de labeur des ouvriers du chantier d'en face, qui alors sortirent de leurs Agelco directement attenant au chantier, leur café probablement déjà regretté. Ce sont les forçats d'aujourd'hui dont on ignore la vie qui s'affiche sous nos yeux ».

témoignage de Lau

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« Ce que nous appelons être est en fait le non-être et ce que nous appelons Non-être est l'Être dans son sens vrai. En sorte que nous vivons dans une grande obscurité. Ce que nous imaginons comme réel n'est pas réel mais cependant émane du Réel, car le Réel est Tout. Donc l'Être et le Non-être sont Tao l'un et l'autre : mais surtout n'oublie pas que Tao n'est qu'un son articulé par un être humain et que l'idée en est essentiellement inexprimable ».

Henri Borel, Wu-Wei, p.21

jeudi, 03 juillet 2014

Solstice des nuées

 

(Sur AlmaSoror :

Sanctuaire

1

Nuée)

mercredi, 02 juillet 2014

Chroniques d'une solitude

amoureuse, bombes, guerre, exaltation

D'où vient la galvanisation de mon cœur ? Cette inondation du plaisir de vivre ?

Toute la poussière du monde s'est transformée en arcane.

Depuis trois jours, nous sommes bombardés. Jusqu'à hier matin, les trains partaient encore. Ils ne partent plus. Des gens attendent à la gare, de plus en plus nombreux, dormant à même le sol. Je me réjouis de continuer à vivre sans chercher à tout prix à subsister.

Je ne cherche qu'à éprouver, avec l'intensité que cette promesse de mort qui plane instille, des émotions qui rencontrent l'instant insaisissable. 

Il se passe quelque chose d'exceptionnel : je n'ai jamais été aussi heureuse. La joie coule dans mes veines, me donne envie de crier de bonheur. La peur produite par le  vacarme des destructions me pousse à courir à l'approche des hauts avions, et courir aussi vite procure à mon corps un bonheur inédit, si grand qu'il en paraît illégitime.

Des pensées me traversent : elles sont neuves, puissantes, pleines de verve et de forces. La paix se répand en moi et autour de moi, comme un fleuve parfait dans lequel je serais baignée incidemment. Tout m'épate, tout me réjouit.

Quand j'ai commencé à comprendre l'étendue de cette satisfaction, je me suis sentie coupable. Objectivement, alentour tout n'est que mort et destruction, fracas et désespérance. Mais que je meure demain ou dans trente ans, une chose est sûre : vivante, je le suis devenue dans ce chaos.

Vivante, je le suis devenue dans ce chaos. J'y ai éprouvé l'intensité du monde et l'immensité de l'existence.

Pardonnez ma joie, endeuillés. Elle ne naît pas de vos peines ni de vos pertes, mais de la vibration de chaque parcelle de mon être face à ce monde qui éclate, face à ce temps en suspension.

mardi, 01 juillet 2014

vingt vins d'étoiles

Tout me paraît beau ce soir parce que je t'ai vue.

Ton mystère floute la ville et la transforme en rêve.

Tu peuples toutes les zones du monde.

Ma vie semble un western moderne dont tu serais la bonne étoile...

L'étoile filante qui apparaît chaque soir pour éblouir la nuit.

L'étoile du matin, aussi.

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13

« Quant à connaître l'essence divine à fond, nul n'a jamais pu s'en approcher de près et nul ne la connaîtra jamais ».

Zohar, t.II, p.19

vendredi, 27 juin 2014

Les aperçus de Marc Haven

 Aperçus sur le Tao

 

 

Marc Haven

 

 

 

Le Tao et sa vertu

Une voie qui peut être tracée n'est pas la Voie éternelle : le Tao
Lao Tseu

 

(Note d'AlmaSoror : les chiffres entre parenthèses renvoient aux notes insérées par Marc Haven lui-même, citations dévoilées dans un esprit d'unification des traditions spirituelles)

 

Sur le plan intellectuel, ce que l'on conçoit bien, peut, dans toutes les langues, s'énoncer clairement. Il n'en est pas de même des révélations d'ordre mystique ; leur perception procède d'un sens interne à l'état latent dans tout être humain, mais appelé à se développer par la recherche intuitive de la Vérité et la Vie intérieure : c'est le cœur spirituel (1).

Par lui, les inspirés, les saints, reçoivent la lumière de l'Esprit. Mais comme cette lumière tient à l'essence des choses, elle est difficilement communicable à la plupart des hommes, pour qui le monde sensible représente encore la seule réalité. C'est pourquoi, lorsque les Sages veulent en parler, ils se heurtent à l'insuffisance de notre langage (2) et sont contraints de se servir de figures allégoriques ou de symboles.

De tels moyens d'expression resteraient lettre morte s'ils ne gardaient en eux, comme tout ce qui vient en ligne directe de la Source créatrice, un vivant reflet de l'Esprit qui les inspira. On peut s'en convaincre en lisant d'un cœur simple les textes sacrés d'Orient ou d'Occident par quoi la Grande Tradition nous est transmise d'âge en âge (3).

En raison de la haute spiritualité de son œuvre, Lao Tseu n'a pu échapper à la nécessité d’utiliser des images symboliques. Pour représenter le Principe éternel et inconnaissable de toute chose, il a choisi un mot que son étymologie rend apte à cette désignation conventionnelle. « Ne connaissant pas son nom, dit-il, je le désigne par le mot TAO ».

Le caractère TAO est composé du radical « marche », uni au radical « tête ou principe, point de départ d'un système, pensée directrice d'un mouvement ». Il signifie, au sens propre : un chemin, une voie. À ce titre, il avait paru le meilleur aux écrivains, dès l'antiquité, pour désigner une doctrine, la loi morale et sociale, et il reste, comme tel, d'un usage courant chez tous les philosophes chinois.

Lao Tseu lui donne une acception nouvelle. Il l'utilise pour représenter le Principe primordial, la Cause des causes, l'Absolu inaccessible, l'Être-Non-être supérieur à toutes les créatures, origine de tout, qui a toujours été, est et sera toujours, sans qui rien ne serait et qui est Tout en tout.

De même, il a pris le caractère TE pour manifester l'Être, la manifestation du Tao, sa puissance créatrice. Le sens habituel du mot TE : « vertu, excellence morale, qualités, propriétés naturelles », se trouve ainsi non seulement amplifié mais divinisé.

De là vient le titre donné par le Vieux Maître à son œuvre : Tao Te King, le livre du Tao et de sa Vertu. Ce livre est une introduction à la Voie de la Simplicité originelle. On accède à cette voie en créant soi-même, par l'abnégation et le détachement (4), un vide que remplit la Vertu du Tao. Il s'ensuit une révélation intuitive de la Vérité, très différente des méthodes de recherche du Vrai par l'intermédiaire des sens et des facultés mentales.

Dans la présente étude nous essaierons de dégager, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la notion de Tao, en suivant ligne par ligne le premier chapitre du Tao Te King, comparable, par sa forme lapidaire, à un théorème dont les 80 chapitres suivants ne seraient que la démonstration. Les autres Aperçus sont consacrés à quelques points essentiels de la révélation taoïste.

mardi, 24 juin 2014

Apsyaï : extrait d'un reportage sur l'asile invisible

 

AlmaSoror présente l'extrait d'un reportage de Stella Mar, sur Apsyaï, l'organe psychiatrique le plus développé au monde.

Situé sur un atoll du Pacifique Sud, ayant plusieurs antennes (à Québec, à Paris-France, à Paris-Texas, à Chaumont et aux Kerguelen), l'asile propose aux médecins, infirmiers, masseurs et patients (demi-pension ou internés) une vie commune, fondée sur des règles de communauté libertaires, laïques où l'individualisme garde ses droits.

L'asile propose une maison d'édition-bibliothèque en ligne (Littératures du Cyborg), des soins à distance (pris en charge par la Fondation Étoile de Mer -Insomniapolis), une ligne d'appel d'urgence (SOS vaisseau errant) ainsi que de nombreux services et informations que le reportage de Mar étudie et dévoile. La seule unité à laquelle la cinéaste documentariste n'a pas eu accès est incidemment le fameux Quartier des Songes Perdus.

Malheureusement, nous n'avons pas la permission de diffuser le documentaire intégral. Ce court extrait, nous l'espérons, vous donnera l'envie de vous intéresser à l'équipe soignante d'Apsyaï et à ses internés psychiatriques.

La devise d'Apsyaï :
Nous fûmes poisson, nous sommes verseau et nous sommes l’Écrivain du Renouveau.

(En raison de l'extrême puissance du symbolisme des images, le logo-blason d'Apsyaï est interdit de propagation).

lundi, 23 juin 2014

Pensées d'une fenêtre

 Tord Gustavsen, Trio, jazz scandinave, notes africaines, enfance brisée, enfance fragmentaire

Un jazz scandinave dans lesquelles se faufilaient quelques notes africaines, et cette femme qui conduisait cette voiture, dont je connaissais le prénom et qui devenait ma mère. Alors j'avais douze ans et des idées sur le monde grappillées ici et là, pour des tentatives de compréhension qui demeuraient en suspension au-dessus du vide et de l’arbitraire des jours successifs. La batterie plus chaude que jamais, toute en rondeurs et en rebondissements de tendresse retenue, le piano lancinant comme une émotion à demi-vécue ; et tout au fond le sanglot d'un instrument à vent dont je ne sais le nom, qui savait se taire et ne gémir qu'au moment opportun, où d'autres voitures arrivaient en face de nous tandis que la voiture s'engouffrait dans la rue de la Gaîté, rue qui me paraissait alors parée d'exotisme, moi qui venait d'Alfortville. Quel climat cette musique installait dans mon cœur ?

J'étais assise entre deux vies, à l'aube d'une adolescence que je ne vivrais pas, que je me contenterais d'observer vouloir naître entre deux allers et retour au lycée Paul Bert, entre deux dîners de couscous ou de choucroute dans la compagnie des amis inconnus de cette femme nommée Maryse. M'aima-t-elle ? L'aimai-je ? Sans doute qu'aujourd'hui, je suis bien plus capable de reconnaître la grandeur généreuse de certains de ses gestes. Mais arrachée à mon frère, arrachée aux quelques affaires qui m'avaient appartenu, arrachée au monde morne qui m'avait vue éclore et dans lequel j'avais découvert le défilement des saisons atténué par le bitume et la modernité, je ne savais plus que porter mon cœur amputé en bandoulière, dans son pansement d'attente terne et de souvenir à vif. Je ne voyais pas la beauté des théâtres installés l'un à côté de l'autre dans la rue, l'intérêt des romans et des essais qui peuplaient silencieusement les étagères des murs du salon, la pédagogie attentive des professeurs mi-brutaux, mi-lassés, de bonne volonté quand même. Je subis l'inscription au conservatoire de musique et les multiples prises de sang au laboratoire du boulevard Raspail, de la même manière : avec la soumission du corps et l'absence de l'esprit.

Si je regarde les éléments qui m'entourent dans ce deux-pièces où j'existe jour après jour, nuit après nuit, je reconnais la trace positive de ces années de la rue de la Gaîté. Quand mon frère vient sonner à la porte, les joues lacérées par la faim et par la drogue, les dents noires du refus des humiliations de la Couverture Maladie Universelle, je me dis : j'ai eu de la chance. Et je lui donne l'argent qu'il demande, je le serre dans mes bras, je le regarde partir alors que je voudrais qu'il reste, je retiens mes larmes et les tremblements de mes lèvres. Ce jazz du Tord Gustavsen Trio enserre mon cœur ; par la fenêtre, les toits parisiens se succèdent ; j'ai de la chance, oui ; il pleure sur la ville et ce n'est qu'une vie qui passe, lentement, une vie parmi des milliards d'autres.

 

(à lire, sur AlmaSoror :

Nimbée de rhum

Insomnie bretonne à Paris

Mélancolie

Rougevent

Je crois vous reconnaître, homme bizarre qui m'évitez)

dimanche, 22 juin 2014

Le ménage moderne

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Dans un passage d'Orlando, Virginia Woolf prête à son personnage, capable de traverser les époques, une lassitude face à l'organisation sociale du XIXème siècle, toute orientée autour du couple, cette alliance de deux personnes qui partagent une vie à la fois amoureuse, administrative, familiale et sociale. Orlando regrette les siècles précédents, où, dans les jardins, les promeneurs s'éparpillaient en groupes très divers - solitaires, petits rassemblements -, alors que désormais l'on rencontre surtout deux personnes l'une à côté de l'autre, marchant ensemble, séparées du reste du monde par une cloche invisible.

Il est vrai que ce couple a quelque chose de harassant, à la fois pour les deux personnes qui le composent, pour lesquelles il forme une prison rassurante qui amoindrit les relations de chacun d'eux avec les autres, et pour ceux qui ne vivent pas « à deux », car il se pose en modèle d'accomplissement et rend plus complexe l'invention d'autres façons de ne pas vivre dans l'isolement.

L'oppression qui découle du couple, naît du renfermement. D'ailleurs, bien souvent, on se "met en couple" comme on tond sa pelouse : par imitation des voisins.

Durant des siècles, les maisons abritaient des gens de la famille, et du service, dès que cette famille était assez aisée pour avoir sa maison. De nombreuses personnes de toutes générations cohabitaient sous un même toit, ce qui permettait, par la force des choses, de multiples interactions entre les uns et les autres. Dans ce contexte, on peut dire que la fameuse « scène de ménage » n'existait pas en tant que telle, et s'apparentait à tout autre conflit entre les membres de la maisonnée.

Aujourd'hui, même après une séparation, la seule chose que finit par faire la plupart des gens, c'est de recommencer un autre couple, dans une autre maison, à tel point que ce n'est pas la maison dans laquelle grandit l'enfant qui représente la base de la famille, mais c'est l'enfant qui est trimbalé de maison en maison en fonction des relations amoureuses de ses parents, subissant la présence, parfois bénéfique, parfois maléfique, des amants de ses parents dans son intimité quotidienne. Le couple a pris tant d'importance qu'il est devenu la base de la cellule familiale, les enfants passant en deuxième position.

L'enfance n'est pas seule à subir de grandes mutations qui ne la concernerait pourtant pas. Le couple fait aussi souffrir beaucoup l'amitié. Car lorsque deux personnes unissent leurs appartements, leurs sorties en ville, leurs vacances, leurs déclarations d'impôts, leurs familles, elles doivent bien finir par unir leur amitiés. L'ami pourtant avait été habitué à des relations individuelles, à de grandes conversations où l'esprit détendu s'exprimait à son aise, sans craindre les représailles, les vexations, les mécontentements de celui ou celle qu'on en vient tristement à nommer « conjoint(e) ». Voilà comment les amitiés au mieux se flétrissent ou s’affadissent, au pire se délitent et explosent – ou implosent.

Il y aurait des manières d'habiter et de partager qui permettraient la coexistence libre et déployée, d'une relation amoureuse, des amitiés, et la stabilité des parents vis-à-vis de l'enfance. Une maison ouverte, peut-être, à d'autres gens, une maison qui accepterait ceux qui vieillissent, ceux qui vivent en célibataires, ceux qui viennent et repartent, pour délivrer les prisonniers du ménage moderne et inviter ceux qui n'en veulent pas au Repas du Foyer.

Sol occidens

sol occidens

Rome, l'unique objet de nos ressentiments, trône de l'antique empire romain, trône de l'église catholique romaine, ton empereur s'appelait sol oriens, le soleil qui se lève, et ton empire ne voulait pas de bornes.

L'église qui a pris ta suite à repris à son compte ta langue, ton universalisme, ton sens des hiérarchies, des honneurs et des sacrifices. Elle a, comme toi, la tendance à l'oxymore et n'aime rien mieux que toucher au sublime au moment même où elle s'enfonce dans la décadence.

(La mention de catholique signifie universelle. D'autres églises sont catholiques, comme l'église catholique orthodoxe ou encore l'église anglicane).

La Grèce, puis la Palestine, ont profondément influencé le monde dont Rome est le centre. Les Romains regardaient vers les philosophes, les poètes et les stratèges de la Grèce ; les Catholiques se tournèrent vers les prophètes et le messie de la Palestine.

Les civilisations se succèdent et le soleil se lève encore. Le soleil se lève aussi quand les ténèbres dominent le monde. Car de même qu'il est une eau qui ne donne plus jamais soif, il est un soleil qui éclaire même les profondeurs de la nuit obscure.

C'est cette eau que mon gosier appelle, c'est ce soleil que mes yeux cherchent. Mes mains tâtonnent dans une réalité de chair et de terre, tandis mon être se tourne pour contempler l’éclipse de la Vie et de la Mort. 

samedi, 21 juin 2014

Que ton règne vienne. Journal d'une guerre dont on ne sait rien

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J'ai rencontré une vieille amie de mon ancien quartier. Est-elle cousine, voisine, copine ? Je l'ignore. Je sais qu'elle marche toujours de ce côté du boulevard, où l'on a détruit un vieil hôtel du Grand Siècle pour édifier en béton un nouvel immeuble. Elle marchait en compagnie de son petit-fils, un adolescent au doux regard ombragé par une douleur, peut-être. Nous parlions de choses du quartier, du pays et du monde, nous parlions d'histoires racontées dans des livres, et à propos d'ancêtres marins du XIXème siècle, elle dit :

- Ces gens d'alors menaient des vies aventureuses, qui n'avaient rien à voir avec nos petites vies quotidiennes.

Le pronom personnel « nous » m'emplit de terreur : pourquoi m'intégrait-elle dans la médiocrité ? et je me tournais vers son petit-fils et me demandait pourquoi elle insérait ce logiciel morne dans l'esprit du jeune garçon.

M'éloignant d'elle, marchant dans d'autres rues du quartier, je refusais sa résignation.

Je mène une vie de combat. On lira peut-être un jour, le journal intime que j'écris comme un journal de guerre.

Je vis dans un monde violent. Même si, quelque fois, assise sur un banc dans la fin d'après-midi, j'attends tranquillement la pluie, j'attends la fin du monde ou tout simplement j'attends que quelqu'un passe.

Rien ne manque de sens y compris au beau milieu des jours absurdes. Chaque geste peut se charger d'une puissance renversante, ici comme au pays où les tanks avancent des campagnes vers les villes.

Mais cette dame rencontrée l'autre jour ignore peut-être deux ou trois choses en cours dans notre monde, le sien, le mien, le nôtre, ce monde constitué de ce qui est, dans lequel nos corps respirent.

Elle me rappelle une autre dame, perchée sur une camionnette et qui parlait dans un micro boulevard Raspail, pendant une manifestation de soutien envers les Palestiniens de Gaza. Elle haranguait rageusement la foule :

- Depuis que j'ai vu ce qui se passe là-bas, je ne supporte plus de voir les gens ici faire les courses tranquillement au supermarché, je ne supporte plus de voir les gens aller et venir tranquillement dans le métro, je ne supporte plus de voir les gens d'ici vivent sans penser à là-bas !

Je me demandais ce qu'elle faisait à crier comme une folle sa rage, comme si cette rage la dédouanait d'être ici, de faire ses courses, d'aller dans le métro parmi nous. Pourquoi ne vivait-elle pas au milieu des ruines derrière le mur, avec ceux qu'elle plaignait ? Elle aussi, semblait opposer la vie réelle et intense des uns à la vie inique et déréalisée des autres, mais alors que la voisine de mon ancien quartier étalait mollement son admiration pour les aventuriers d'un autre temps, cette militante déclamait haineusement sa compassion pour les victimes d'un autre lieu.

Elles n'avaient peut-être pas encore considéré les choses suivantes :

Il existe deux façons politiques d’éliminer une vie.

Le sniper cagoulé, posté sur un toit qui domine la ville, ajuste sa mitrailleuse et vise sa cible. La violence qui suit s'entend dans la pétarade, dans la cavalcade, dans les cris stridents qui glacent la rue. Dans quelques heures, il ne restera plus qu'une tache sur le sol, qu'un photographe de guerre, professionnel ou improvisé, pourra immortaliser en passant.

Le fonctionnaire assis dans son bureau qui se trouve au bout du couloir, avant les toilettes, clique sur une case de son écran d'ordinateur. La banalité qui suit ne trouve pas d'écho. Dans quelques jours, la victime apprendra sa mort sociale par une lettre-type.

Elle sortira peut-être alors marcher et c'est vrai qu'elle pourra encore marcher, et penser, et même peut-être boire et manger, et dire comme le poète : « Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu ».

 

Violence rouge, violence blanche

Rien n'altère la violence des armes et le drame du sang. Nos mornes jours ne les justifient aucunement. L'être qu'on démembre ou qu'on viole avait le droit total et entier de rester libre et vivant.

Quelquefois cependant, sans couteau de boucher, l'administration s'attaque à notre chair, qu'elle nie et délite. Nos corps sont découpés à notre insu. Voilà pourquoi nous errons en ce monde sans même sentir la force de notre propre existence : elle a été coupée à l'intérieur de nos ventres, par des mots, par la configuration orchestrée des lieux, par des arrêtés préfectoraux. Il est vrai que celui qui ne fait pas couler le sang n'est pas un assassin. Mais quel mot alors pour qualifier celui qui exécute une besogne qui ne dit pas son nom ?

 

Le révolutionnaire visuel et le révolutionnaire réel ne sont pas forcément la même personne.

Le révolutionnaire visuel porte une foulard aux teintes radicales et les inflexions de sa voix évoquent les grandes heures de l'histoire. Cela, bien souvent, ne l'empêche pas de mener une vie tout à fait conventionnelle, au cours de laquelle son compte bancaire se remplit, sa maison s'agrandit, son statut social s'élève.

La bonne femme ou le gars sans histoire, dont le passant ne pense rien, et qu'aucune idéologie ne glorifie, recèle parfois la radicalité persévérante des plus grands révolutionnaires. Derrière son air de rien du tout, se cache peut-être l'esprit qui fomente les idées qui vous feront trembler demain, ou la petite main décisive qui incidemment participe au Grand Soir.

 

Quand le témoin n'est pas cru, seule l'archive parle

Deux livres posés sur une caisse au fond du couloir attendent que j'ose les ouvrir. La personne qui me les offre m'a annoncé que leur point commun, c'est intéressant, est de n'user que des archives objectives, tangibles, et de ne pas s'intéresser aux témoignages des survivants. Les Expulsés, de RM Douglas, et Les Archives de l'extermination, d'Alain Gérard, nous entraînent sur la route des traces laissées par les acteurs de l'histoire, refusant tout témoignage de victime pour ne pas se laisser emporté par la légende, parce que cette dénégation des êtres qui racontent ce qu'ils ont vécu était le seul moyen de servir leur cause historique.

 

L'aventure de pacotille, la survie en bas d'un immeuble

Le voyage à travers le monde évoque l'idée d'aventure, mais les aéroports du monde entier se ressemblent ; il est peu de pays dans lesquels le confort des hôtels n'accueille pas le voyageur désireux de prendre une douche. Vraiment, il est plus aisé de faire trois fois le tour du monde que de vivre à la cloche, dans une ville comme Paris ou dans n'importe quelle autre ville. L'aventure menée par les clochards, qu'elle soit subie ou choisie, peut seule se comparer à celle que menaient les découvreurs qui partaient dans des terres inhospitalières, les défricheurs de nouveaux-mondes, les croisés, les fuyards du bagne, les nègres marrons.

Car le voyage est à la mode, et les consulats disséminés autour de la terre. Mais le vagabondage est pourfendu par tous les moyens car le vagabond dans sa survie quotidienne désaxe les pivots de la société administrée.

Ces aventuriers là dorment dans les ruelles de ce quartier où vous dites qu'à notre époque, la petite vie quotidienne n'a rien à voir avec les aventures des époques antérieures.

 

« Il faut vivre, vivre, rien que vivre », déclame un autre poète. N'avons-nous pas le devoir urgent de vivre notre aventure intense au sein même du pays où nous sommes, à l'instant où nous sommes vivants ? Et si les éléments qui constituent notre vie nous déplaisent, le courage n'est-il pas, non pas de vénérer l'autrui ou l'ailleurs, mais de nous rendre à la place où notre aventure se déploiera ?

Rien ne justifie qu'on se satisfasse d'une petite vie quotidienne qui rêvasse aux grandes aventures des temps passés et des pays lointains. Ta peau vivante bouge ici et maintenant, tes muscles se tendent et se détendent, la vie palpite et la médiocrité n'a pas de place là où naissent des enfants, là où meurent des enfants et des vieillards, là où souffrent des chiens.