Nos vaillances sociales (samedi, 24 janvier 2015)
Je me connecte, je laisse défiler des informations, une photographie apparaît, je vais visiter ta page. Je reçois de tes nouvelles, j'observe la distinction intangible mais inéluctable de ton apparence.
Un lieu bercé dans la nature, au milieu de vieilles pierres. Une activité agricole élégante. Un fils à qui transmettre.
Une religion pour les rites.
Une ancienne mémoire des lieux, des éléments ancestraux.
Mon cœur s'étreint à l'idée de tout ce qui me manque. Mais voilà que surgissent maintenant des images d'une modernité de premier cru, des villes riches à l'autre bout de la planète. Des gens beaux commentent en plusieurs langues tes semences virtuelles et tu réponds – en plusieurs langues. Tu as déjà un pied dans le monde de demain ; il ne te fait pas peur. Il t'invite, il t'accueille, vous vous aimez mutuellement.
L'agilité sociale induit une hiérarchie qui ne se classe pas selon une taxonomie claire et établie, mais se soupèse et se resoupèse au gré des jours et des ans qui passent.
L'individu participe à la confection de son statut social via les réseaux sociaux. Il s'agit, l'air de rien, de devenir le scénariste d'une belle histoire – sa propre histoire. S'il n'est pas stupide, il prendra garde à insuffler du noir et du blanc, des hauts et des bas, des moments de pure paix et d'autres de violente révolte, tout en imprégnant son « personnage public », d'un climat général séduisant. Il fera en sorte que sa personnalité réelle ne soit pas en totale contradiction avec celle qu'il créée sur ses réseaux, afin que l'illusion ne s'effrite jamais aux yeux des autres, ni même à ses propres yeux.
En apparence bon enfant et anodines, ces fréquentes publications qui racontent à notre sujet une si formidable histoire, parviennent à créer chez les autres des sentiments d'échec personnel qui atteignent les tréfonds des puits les plus profonds. Même quelqu'un dont la vie est agréable et consistante, en phase avec ses désirs profonds, aura du mal à ne pas se sentir ébranlé face à l'avalanche de faits positifs recensés par une personne.
Que recherche-t-on lorsqu'on parle de soi, ou qu'on cherche à ce que d'autres le fassent ? Un statut social bon pour l'ego de notre vivant ? La gloire incomparable que connaissent encore Homère et Sophocle ? Ou tout simplement la sortie de l'anonymat... Car l'anonymat ici et maintenant s'apparente à une inexistence, tandis que la reconnaissance par les autres donne l'impression de donner plus de poids et de valeur à notre existence.
Le mot « consistance » est intéressant. Nous essayons d'avoir de la consistance, à nos propres yeux et au regard des autres. Il faut s'interroger sur le type de consistance que notre être doit prendre pour se rapprocher de notre rêve existentiel.
Quelquefois j'essaie de te, de vous concurrencer. Si je réussis, je ne m'en rends pas compte : je ne mesure pas les coups portés au coeur des autres, je ne peux que contempler l'abîme de ma frustration.
Je me déconnecte. Je regarde autour de moi le béton mal peint, la pluie qui tombe sans romantisme sur une plante malade, la pile accumulée de papiers administratifs à remplir. La cafetière renversée, la tasse ébréchée, la guitare dont je ne joue plus.
Comme d'autres, j'aimerais bien que notre monde s'écroule et qu'une autre vision surgisse de ses ruines.
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Commentaires
je cherche quand même à m'abriter derrière un baobab sacré. Je voudrais un château, un héritage, des certitudes.
Écrit par : Alponse grand d'espagne | samedi, 24 janvier 2015
C'est parce qu'en écrivant tu peux tout dire que tu existes. La parole imprévisible peut occuper le devant de la scène. Fastueuse et consistante.
Écrit par : Tieri | samedi, 24 janvier 2015
@Alphonse, qui cherche trouve... Mais un baobab est-il compatible avec une certitude ?
@Tieri, l'existence et l'écriture sont si tressées ensemble que je ne sais plus les distinguer l'une de l'autre...
Écrit par : Edith | dimanche, 25 janvier 2015