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jeudi, 05 décembre 2013

De la lettre de cachet de l'Ancien régime à l'internement abusif du Nouveau

D'Un martyre dans une maison de fous, de Karl-des-Monts, nous avions déjà publié un extrait sur la Province.

Nous disions :

Karl-des-Monts écrivit en 1863 son "Martyre dans une maison de fous", après plusieurs internements psychiatriques dus à ses opinions ultramontaines exacerbées. Ces internements abusifs ne lui ont pas fait perdre sa verve, dont il a alors usé pour expliquer au monde comment on fabrique les fous, et comment on les traite, en France, au XIX°siècle.

Le Martyre dans une maison de fous est essentiellement composé de lettres à une femme qu'il aime.

Voici maintenant deux fragments sur les asiles et les médecins psychiatres. Il y conspue le diplôme de médecin-psychiatre, qui met le diplômé dans un statut de toute-puissance face au "patient", et émet l'idée que l'internement abusif a remplacé la lettre de cachet de l'ancien régime.

Quotidien.jpg

"Ce que je ne puis comprendre, ma chérie, c'est qu'il ait jamais pu venir à la pensée  de ces eunuques de la science qu'on nomme les médecins, qu'ils pourraient rendre la maison aux pauvres diables qui en ont encore moins qu'eux, en les ensevelissant sous ces formidables murailles noirâtres, où tout est sombre, les lieux et les hommes, où tout est sinistre, l'espace et les physionomies. Rien qu'à voir ces cages de pierre toutes salies, toutes souillées, toutes tachées, qu'éclaire à peine la lumière tremblante et indécise d'un soupirail ; rien qu'à entendre, au fond de ces bouges, ce troupeau de brutes grotesquement habillées, égarées, débraillées, hébétées, abruties, on est frappé de terreur et de dégoût ; mais qu'est-ce, mon Dieu ! quand on se voit incrusté dans ce ramassis d'êtres ignobles, jeté dans cette tourbe hideuse, repoussante, où la férocité, le cynisme et la grossièreté crapuleuse grimacent sur toutes les figures ? Non ; quiconque n'a pas, au fond d'un cabanon de fous, senti rouler dans ses veines les lames du désespoir, ne sait ce que c'est que la douleur... On souffre là ce que fois souffrir un pauvre chien vivant dont un médecin charcute les nerfs sous le peu galant prétexte d'arracher aux tortures de cet animal le secret des vapeurs d'une jolie femme. - Le désespoir vous y tenaille le cœur".
(Lettre VII)

"Oui, mon amour, il est monstrueux que, dans une société bien organisée, il se trouve une profession dont chaque membre puisse se transformer, à toute heure, en un magistrat anonyme, et, qui pis est, en un magistrat clandestin, ou plutôt former à lui seul, un tribunal, et un tribunal sans appel ! Oui, il est monstrueux qu'à un moment donné un individu quelconque n'ait besoin que d'un trait de plume pour en rayer un autre de la liste de ses semblables ! Oui, c'est une bien criante énormité qu'il suffise au premier venu, parce qu'il sera pourvu d'un morceau de parchemin, obtenu Dieu sait comme, de tracer au bas d'une feuille de papier les quelques lettres de son nom pour ouvrir ou sceller une tombe sur la tête d'un être vivant ! Mais ce que je trouve bien plus renversant encore, c'est qu'un aussi incompréhensible abus se renouvelle quatre ou cinq fois l'an chez une nation qui dépense idiotement des millions, chaque année, pour allumer des lampions en l'honneur de la prétendue destruction de l'arbitraire sur le sol béni des dieux ! Je te le demande : pouvons-nous sérieusement nous vanter de nous être affranchis du régime du bon plaisir et des lettres de cachet, alors qu'on arrache impunément de sa demeure, en plein jour et au su de tous, un individu dont le seul crime est de déplaire à sa famille ou au gouvernement, et cela, non pas seulement pour le précipiter, comme autrefois, dans un cachot, mais bien, ô comble de l'horreur, pour le métamorphoser, après d'indescriptibles tortures, en une bête fauve ou une bête brute, en un fou furieux ou un idiot ? Que de pièges, que de chaînes, que d'embûches machiavéliquement cachées sous ces mesures d'exception qui semblent seulement faites pour soulager l'aliéné ! Qu'est-ce que cet acte d'accusation rédigé sous le manteau de la cheminée, et donné, de la main à la main, à un tiers officieux, sans preuves vérifiées, sans pièces communiquées, sans allégation discutée ? Qu'est-ce que cet accusateur qui reste toujours invisible, inaccessible, insaisissable pour l'accusé ? Que dire de ce prévenu qui, distrait de ses juges naturels, muré, bâillonné, étouffé par la sauvage théorie médicale de l'isolement absolu, se trouve, comme les victimes cloîtrées que défendit le grand Pascal, sans oreille pour ouïr, sans bouche pour répondre, sans avocat pour le protéger, sans public pour le soutenir et le venger ? Que sont devenues toutes ces formes protectrices de l'inviolabilité individuelle dont le législateur a si sagement hérissé les préliminaires de l'instruction judiciaire ?"
(Lettre VIII)

Karl-des-Monts, Un Martyre dans une maison de fou, Bruxelles, 1863

Sur AlmaSoror :

L'ouverture de Métrodore

La faculté de médecine au XIX°siècle

Autre extrait de Karl-des-Monts

mercredi, 04 décembre 2013

La trace de l'archange

  Notre ami Jean Bouchenoire, frère égaré dans des zones mentales, sans ozone imaginaire, nous autorise à publier quelques extraits de son roman Baksoumat.

À Los Angeles, dans son appartement, la musique d'Odyssey de l'électro-guitariste Terje Rypdal, s'écoulait comme du miel. Les volutes de la guitare électrique norvégienne nageaient dans la pièce comme de petits poissons multicolores. Par la fenêtre, les palmiers se balançaient dans un vent doux, les restes apaisés du Santa Ana qui avait soufflé sur la ville les jours précédents. Ses doigts avides avaient composé le nom aimé sur le clavier de son ordinateur par un matin d'automne. Avec l’apparition d’Internet dans la vie privée des hommes du commun, Joshua avait voulu chercher la trace de l’archange.
Le nom de « Tugdual Dieubarre » faisait partie d’une liste des morts de l’année 1990.
C’était un journal de l’Ouest de la France. La Rochelle, ville de Michel, était à l’Ouest de la France. Y avait-il d’autres hommes nommés Tugdual Dieubarre, dans cette région ?
Joshua n’avait plus jamais osé chercher volontairement le nom de l’ami perdu.
Un jour pourtant, il naviguait sur un site consacré aux musiques rock, folk et beith. La lecture d’une chronique sur la chanson Lieutenant Drogo et le groupe Élouèse lui donna un coup au cœur : le chroniqueur notait que le groupe s’était séparé, qu’aucun de ses membres n’avait réapparu dans le monde musical, hors Charles Nou-Férère, qui vivait avec une célèbre actrice allemande. Il ajoutait que le compositeur s’était donné la mort.
Or, le compositeur, c’était lui, Joshua Kurt Jackstone.
Il ne s’était pas suicidé, preuve en était sa vie de lézard triste au soleil brumeux de Los Angeles. Il devait donc s’agir de l’un des deux autres membres notables d’Élouèse, Tugdual Dieubarre, l’auteur des textes des chansons, ou bien Karim Fangue, le chanteur à la voix rauque et rocailleuse d’Élouèse. Joshua n’avait pas eu le courage de chercher plus profondément sur Internet. Son séjour en France lui donnerait l’occasion de mener l’enquête, une enquête plus charnelle, moins virtuelle que celle qu’offrait Internet.

Extrait de Baksoumat, de Jean Bouchenoire

à lire ici aussi cet autre extrait.

 

lundi, 02 décembre 2013

Étoile

Mon étoile, tu ressembles souvent à l'aurore : féline, tu recèles l'éveil du jour, chargé encore du mystère de la nuit.

coeur.jpg

Quatre entrées en matière, quatre issues de secours

raoul vaneigem,génération identitaire,gaëlle-marie zimmermann

Quelques textes de tous bords (certains de la gauche radicale ou des mouvements identitaires), écrits à notre époque, (depuis une trentaine d'années), en français, et qui m'ont marquée.

Commençons pas celui que j'ai lu alors que je travaillais dans un ministère. Dans les moments de vide, quand il n'y avait rien de spécial à faire et que je savais que personne n'entrerait dans mon bureau, je lisais l'Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire, par l'anarchiste situationniste (si l'on veut vraiment classer les gens, et particulièrement quelqu'un qui exprima : "Le vivant est irréductible aux définitions") Raoul Vaneigem.

Voici un extrait de cette belle Adresse aux vivants :

La malformation dont les hommes dépérissent procède du sort réservé aux enfants : ils naissent avec une nature et grandissent avec un caractère. La gratuité de l'amour leur donne une vie, la société les en dépouille ; ainsi les poisons du chiffre d'affaires dépouillent-ils l'arbre de ses feuilles et la passion de ses attraits.

Enfance, richesse de l'être appauvrie par l'avoir, matin des désirs assombri par l'ennui des usines, histoire abrégée d'une civilisation qui substitue à l'art d'être humain l'efficience mercantile.

Raoul Vaneigem

A l'opposé, en quelque sorte, de Raoul Vaneigem, présentons ensuite le texte du mouvement intitulé Génération identitaire. Contrairement à beaucoup de soupe politique sans saveur, aux références usées comme un trop vieux jean, "Nous sommes la génération identitaire" fend le mur flasque des langues de bois pour proposer un combat sans ambages ni ambivalence. Qui a vécu de longs allers-retours dans des RER où il était le seul à se ressembler à lui-même, une certaine peur au ventre, et nierait toute percutance à cette révolte on ne peut moins bien-pensante ?

Ce court texte s'ouvre ainsi :

Nous sommes la génération de ceux qui meurent pour un regard de travers, une cigarette refusée ou un style qui dérange.

Nous sommes la génération de la fracture ethnique, de la faillite totale du vivre-ensemble, du métissage imposé.

Nous sommes la génération de la double-peine : condamnés à renflouer un système social trop généreux avec les autres pour continuer à l’être avec les nôtres.

Nous sommes la génération victime de celle de Mai 68. De celle qui prétendait vouloir nous émanciper du poids des traditions, du savoir, et de l’autorité à l’école mais qui s’est d’abord émancipée de ses propres responsabilités.

Nous avons fermé vos livres d’histoire pour retrouver notre mémoire.

Génération Identitaire

 

Nous sommes la génération de ceux qui meurent pour un regard de travers, une cigarette refusée ou un style qui dérange.

Nous sommes la génération de la fracture ethnique, de la faillite totale du vivre-ensemble, du métissage imposé.

Nous sommes la génération de la double-peine : condamnés à renflouer un système social trop généreux avec les autres pour continuer à l’être avec les nôtres.

Nous sommes la génération victime de celle de Mai 68. De celle qui prétendait vouloir nous émanciper du poids des traditions, du savoir, et de l’autorité à l’école mais qui s’est d’abord émancipée de ses propres responsabilités.

Nous avons fermé vos livres d’histoire pour retrouver notre mémoire.

- See more at: http://www.generation-identitaire.com/declaration-de-guerre/#sthash.WdJqs7hJ.dpuf

Nous sommes la génération de ceux qui meurent pour un regard de travers, une cigarette refusée ou un style qui dérange.

Nous sommes la génération de la fracture ethnique, de la faillite totale du vivre-ensemble, du métissage imposé.

Nous sommes la génération de la double-peine : condamnés à renflouer un système social trop généreux avec les autres pour continuer à l’être avec les nôtres.

Nous sommes la génération victime de celle de Mai 68. De celle qui prétendait vouloir nous émanciper du poids des traditions, du savoir, et de l’autorité à l’école mais qui s’est d’abord émancipée de ses propres responsabilités.

Nous avons fermé vos livres d’histoire pour retrouver notre mémoire.

- See more at: http://www.generation-identitaire.com/declaration-de-guerre/#sthash.WdJqs7hJ.dpuf

Pour nous extraire de ces flamboyants manifestes pour une libération totale, immédiate et sans pitié, issus de ces deux pôles antagonistes qui se rejoignent dans l'idée que la pitié enfonce plus qu'elle ne délivre, voyons un autre texte à visée libératoire, moins politique, plus sociétale. Il s'agit du Plaidoyer pour le mal-baiser, de Gaëlle-Marie Zimmerman.

Un passage qui résume son propos :

Il y a bien longtemps que le sexe n’est plus une affaire de plaisir. Le «bien baiser» est devenu une sorte de culture, voire l’objet de recherches (plus ou moins) scientifiques. Nous nous passionnons pour l’histoire et l’analyse de certaines pratiques (parfois plus que pour la pratique elle-même), et savons aussi lesquelles se répandent et dans quelles tranches d’âge.

Tout cela est bien fatiguant. Et sans lien réel avec la sexualité, la vraie, celle qui se pratique sur une couette chiffonnée, après une journée de boulot, avec tout que ça implique de flemme, d’inefficacité relative et de semi-ratages. Regardons les choses en face: le sexe au quotidien, ce n’est ni une démarche culturelle ni une compilation d’analyses et d’enquêtes. Pire encore, la plupart du temps le sexe n’est même pas esthétique.

Gaëlle-Marie Zimmermann

Last and least : Apostolus, dans une revue de spiritualité d'obédience catholique traditionnelle, parle du Fruit des heures perdues. Cela renoue avec l'ancienne version des 7 péchés capitaux, qui ne disait pas "paresse", mais "acédie". Or, l'acédie englobe tout autant l'inactivité excessive que l'activité incessante : l'acédie, c'était l'oubli de la prière et de la contemplation. Aussi croire qu'on n'est pas paresseux parce qu'on agit du matin au soir est une erreur - une grande erreur. Mais Apostolus, lui, propose d'utiliser nos faiblesses et nos incompétences comme une voie d'élévation.

Glanons un passage :

A qui d'entre mes lecteurs n'est‑il pas arrivé, à la fin d'un jour, de vouloir palper quelque résultat, de n'en point trouver et de se dire alors : Qu'ai‑je donc fait ? Que de vides dans cette pauvre journée, pourtant employée à tant de‑ tâches ! Que de paroles inutiles, que de conversations banales, que de temps dispersé ,dans les fonctions de la vie, comme si le tout de mon occupation avait été seulement de vivre ! Pourquoi tant de besognes et de distractions, et ces empêchements; continus, et la visite de ce fâcheux, et ce mal de tête qui m'a empêché d'être dispos, ces impuissances, et enfin ce sommeil qui est venu ensevelir une journée lasse et déjà bien pleine de rêves? Le jour s'achève. Je n'ai donné à Dieu que mes intentions de mieux faire. Demain, je sais bien que ce sera la même chose, et ainsi de suite jusqu'à la fin. Quel mystère que la vie humaine!

Apostolus


Sur AlmaSoror, on avait pu lire :

Militants radicaux des deux extrémités du centre

Beauté des affiches des deux bouts de la politique

Bâtir en terrain non-convoité

L'homme des mégalopoles

Comment s'effectue la traversée, dans la dignité et la liberté, d'une époque troublée ?

Les dictatures douces

L'absence de valeurs chrétiennes

 

dimanche, 01 décembre 2013

Une bibliothèque Cornulier : Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental

(La bibliothèque dont on vous parle fut créée, trente ans durant, dans un appartement au fond d’une cour du 13 boulevard du Montparnasse, avant de devenir une bibliothèque éparpillée).

 

Titre : Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental

Auteur : Michel Pastoureau

Date 2004

Dédicace : "Pour Laure et Anne"

Éditions du Seuil, Collection "La librairie du XXI°siècle"

Exergue : "Il est des choses qui ne sont que des choses et d'autres qui sont aussi des signes (...). Parmi ces signes, certains sont seulement des signaux, d'autres sont des marques ou des attributs, d'autres encore sont des symboles". Saint Augustin

Provenance : J'ai accompagné Anne, grande lectrice déjà de Michel Pastoureau, et qui voulait apprendre encore, apprendre encore plus sur le Moyen Âge. Elle cherche à connaître le langage des images médiéval, ce réseau de signes et de codes qui permettent de comprendre des images souvent doubles, à première vue naturalistes ou naïves, en fait profondément signifiantes pour l'Initié.

Première phrase : "Le symbole est un mode de pensée et de sensibilité tellement habituel aux auteurs du Moyen Âge qu'ils n'éprouvent guère le besoin de prévenir les lecteurs de leurs intentions sémantiques ou didactiques, ni de toujours définir les termes qu'ils vont employer". 

Première phrase de la page 200 : "D'abord Esaü, le frère jumeau de Jacob, dont le texte de la Genèse nous dit qu'il était dès sa naissance "roux et velu comme un ours"".

Dernière phrase : "Je voudrais à ce sujet citer pour terminer une phrase de Marc Bloch, une phrase qui devrait accompagner le chercheur tout au long de ses enquêtes et de ses réflexions : "L'Histoire, ce n'est pas seulement ce qui  a été, c'est aussi ce que l'on en a fait"."

Cri silencieux du cœur : Une visite guidée à travers le monde animal (et les procès d'animaux), le monde végétal (la nature bonne ou mauvaise des arbres), le monde des étoffes (bons tissus unis, tissus rayés néfastes), le monde des hommes (les roux), le monde des signes (la langue héraldique des armoiries et des drapeaux) ; quelques portes ouvertes sur un rêve qui doit devenir intérieur. Sortir de l'étude historique dans laquelle on s'est baignée, pour renouer avec son propre imaginaire et l'enrichir. Mais surtout, découvrir une nouvelle interprétation du poème de Nerval El Desdichado, et trouver enfin l'envie de lire une version intégrale d'Ivanhoé, de Walter Scott.

Extrait : "Pour clore cette histoire symbolique du Moyen Âge, je souhaiterais rester à l'époque romantique et dire quelques mots de l'un des ouvrages les plus célèbres jamais consacrés à cette période. Ce n'est ni une œuvre savante due à un historien de profession, ni un texte fondateur datant de l'époque médiévale elle-même, mais un livre de fiction, l'un des plus grands succès de librairie de tous les temps, peut-être le roman qui jusqu'au début du XX° siècle a été le plus lu dans le monde occidental : Ivanhoé. La célébrité et la portée de ce livre ont été telles qu'elles nous invitent à nous demander où se situe le "vrai" Moyen Âge : dans les documents médiévaux eux-mêmes ? Sous la plume des érudits et des historiens ? Ou bien dans les créations littéraires et artistiques post-médiévales, qui certes prennent des libertés avec la liberté historique mais qui, ce faisant, sont peut-être moins soumises aux caprices des modes et des idéologies ? Le passé que tentent de reconstituer les chercheurs change tous les jours, au gré de nouvelles découvertes, de nouvelles interrogations, de nouvelles hypothèses. En revanche, celui que certaines œuvres de fiction mettent en scène acquiert parfois un caractère immuable, archétypal, presque mythologique, autour duquel se construisent non seulement nos rêves et nos sensibilités mais aussi une partie de nos connaissances. Ivanhoé est à ranger au nombre de ces œuvres. Au reste, la frontière est-elle si grande qui sépare les ouvrages de fiction des travaux d'érudition ? Moi qui depuis plus de trente ans passe plusieurs heures par jour dans la fréquentation des documents médiévaux, je sais bien que cette frontière reste perméable, que les travaux savants relèvent eux-aussi de la littérature d'évasion et que le "vrai" Moyen Âge n'est à chercher ni dans les documents d'archives, ni dans les témoignages archéologiques, encore moins dans les livres des historiens de profession, mais dans les œuvres de quelques artistes, poètes et romanciers qui ont façonné notre imaginaire de manière inaltérable. Loin de le regretter, je m'en réjouis".

 

Une bibliothèque Cornulier : les titres

 

jeudi, 28 novembre 2013

Antre

«Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel, des nids ;
mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête».edith à la moto.jpg

mercredi, 27 novembre 2013

27 novembre : billet anniversaire

En 2009, on archivait Karamazov, avec la Variation 14, de Dorian de Smythe-Winther

En 2009, il était une fois l'animal...

AlmaSoror vous salue avec cette jeune fille qui doit être une dame de soixante ans aujourd'hui. Elle marche peut-être encore quelques fois dans le jardin du Palais Royal, regardant les jeunes filles et se souvenant d'un chat d'antan.

1974.Nathalène+Tovaritch324.jpg

Je crois qu'elle habitait dans la rue du Bouloi et que ce chat, qui n'était pas le sien, mais celui de la photographe, s'appelait Tovaritch.

Tout cela nous rappelle un autre souvenir de la rue du Bouloi, un homme plein de douceur nommé Lorenzo.

mardi, 26 novembre 2013

Comment la Province fait ses fous

 Amis de la Province, ne lisez pas ce billet, sauf si une surcharge d'adrénaline bilieuse vous ferait du bien à cet instant. 

Karl-des-Monts écrivit en 1863 son "Martyre dans une maison de fous", après plusieurs internements psychiatriques dus à ses opinions ultramontaines exacerbées. Ces internements abusifs ne lui ont pas fait perdre sa verve, dont il a alors usé pour expliquer au monde comment on fabrique les fous, et comment on les traite, en France, au XIX°siècle.

Ce fragment d'une lettre à son amante fait un sort à "la province".

karl-des-monts, ultramontain, Béotie, antipsychiatrie, internement abusif, asile d'aliénés, province, rumeur, opprobre publique, dénonciation, calomnie

 

«Plus je vais, plus j'observe, plus j'étudie ce qui se passe autour de moi, plus j'arrive à cette conclusion que l'esprit tracassier des petites localités est, par excellence, une des causes génératrices de folie. Malheur, tu le sais, à une imagination ardente et vive si elle vient à s'égarer au milieu de cette Sibérie intellectuelle qu'on nomme la Province. Elle y est bientôt proscrite, honnie, conspuée, car on n'y est admis et estimé qu'à condition de n'avoir ni idée, ni flamme, ni passion. Le terre-à-terre, la platitude dans la vie, le vol humain mesuré à la hauteur d'une pile d'écus, voilà le beau! Pour la médiocrité impuissante qui y grouille, l'imagination est le salpêtre qui rend dangereuses les poudres de perlimpinpin les plus inoffensives ; l'enthousiasme, une peste qu'il faut mettre en quarantaine. Arrière tout ce qui émeut, tout ce qui électrise l'âme, tout ce qui exalte le cœur ! Insensés, trois fois insensés ceux pour qui le boire et le manger n'est pas la seule occupation rationnelle, le but suprême de l'existence ! Dès que surgit une personnalité tranchée, elle y est bientôt mise à l'index, et quiconque se permet d'avoir des allures en dehors de la plate vulgarité des habitudes reçues peut être sûr de ne pas tarder d'exciter l'attention, la surprise et plus encore l'envie de ses compatriotes.

On commence à raconter sur lui des choses étranges, impossibles, stupides, dont les idiots seuls s'égaient d'abord, puis la rumeur montant, montant toujours, il devient pour tous l'original de la contrée, et Dieu sait combien de ces luttes d'un seul contre tous, combien de ces comédies sociales, d'abord futiles, finissent par s'élever à la proportion de drames terribles ! Autant en effet il est difficile aux grandes et sublimes idées de faire leur chemin, autant il n'est pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter bien vite aux oisifs d'une petite ville. Le tout est de bien s'y prendre, et c'est une triste justice à rendre à la province, mais elle fourmille sous ce rapport de gens d'une adresse à faire peur !

D'abord un bruit léger, rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et piano vous le glisse perfidement à l'oreille. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, je ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d’œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, la bêtise humaine aidant, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription... C'en est fait ! Le mot d'ordre est donné. Chacun crie : « Au fou ! au fou ! » Une porte d'asile d'aliénés s'ouvre... On y précipite celui qui a – comme dit Voltaire – le grand tort d'avoir raison contre tout le monde, et la pauvre victime de l'idiotisme ambiant s'en va méditer au fond d'un cabanon sur la mauvaise étoile qui l'a fait naître dans une succursale de la Béotie ».

 Karl-des-Monts (à l'état-civil Ernest de Garay). Un martyre dans une maison de fous. Bruxelles, 1863.

AlmaSoror et les fous :

La liberté mentale en Europe

Post psychiatrique

Dauphins

Dictionnaire inachevé de la délivrance psychique

Essai de psychonomie

Où est la folie ?

Philosophie d'un grabat d'asile

Le salariat, une aliénation en contradiction avec l'humanisme

dimanche, 24 novembre 2013

Trois splendeurs pour un dimanche soir

Tu entres dans le Panis Angelicus de César Franck. Tu supplies : Ô mon Dieu, que vous existiez ou non, je vous en supplie du plus profond de ce que je connais de mon être, donnez un sens à ma vie !

La musique ne répond jamais rien de verbal aux demandes de l'esprit. Tu ne peux qu'assister aux échanges muets qu'elle et ton âme partagent. Mais quand la musique s'éteint, tu comprends que se donner à un être, à une cause, voilà un vrai sens. Se donner à une patrie, à un art, pourquoi ne le fais-tu pas ? Tu ne renonces jamais vraiment à cet ego qui te fait souffrir. Tu ne plonges jamais sans retour dans le don qui délivre.

Tu t'enfonces dans les Litanies de la Vierge noire de Francis Poulenc. Comme Talleyrand, le Prince boiteux, n'abandonna jamais les régimes politiques qu'il servit avant que ceux-ci ne se fussent abandonnés eux-mêmes, tu ne te trahiras pas afin que les autres puissent toujours te relever quand tu chutes. Celui-là même que tu nommes ton ennemi, te relèvera s'il sait par ta droiture que tu n'as jamais renoncé au noyau dur de ton être.

Tu le laisses t'emporter plus loin que tous les pas de tous les hommes, au fond du Requiem de Duruflé.

Vaincre l'angoisse : celle qui se lève presque en même temps que toi, ou bien, qui s'était déjà levée et que tu reconnais au moment où tu poses ton pied nu sur le parquet rustique de ta chambre. Tant qu'elle est là, elle est le signe et le témoin de ton absence d'espérance, de foi et de charité, car ces trois vertus prendraient autrement toute la place dans ta poitrine.

Le matin éclate de beauté ; pourtant la nuit tombe : splendeur des mystères de la musique qui réconcilie les pôles.

 

(- Qu'entends-je ? Quel est ce bruit ?

- Un chant.

- Le chant du crépuscule ?

- Le chant des druides qui monte du fond du chœur des choristes, à leur insu.

- Les druides ? Dans ces musiques de messe ?

- Jamais les prêtres du gui n'ont abandonné leur peuple celte. Ils se sont dissimulés dans les lieux intérieurs, en attendant que leur gloire éclate à nouveau, folle de joie.)

 

samedi, 23 novembre 2013

Sanctuaire

La maison natale est plus qu'un corps de logis, elle est un corps de songes.

Gaston Bachelard

vendredi, 22 novembre 2013

Une bibliothèque Cornulier : Citadelle

(La bibliothèque dont on vous parle fut créée, trente ans durant, dans un appartement au fond d’une cour du 13 boulevard du Montparnasse, avant de devenir une bibliothèque éparpillée).

 

Titre : Citadelle

Auteur : Antoine de Saint-Éxupéry

Éditions Gallimard - Date 1972

Provenance : achat d'Anne, quel age avait-elle ? Longtemps elle lut ce livre, morceau par fragment, fragment par morceau, avide d'y boire une ambroisie qui la rapprocherait de son propre cœur. "Citadelle, je te bâtirai dans le cœur de l'homme". Mais le cœur de l'homme, où est-il ?

Première phrase : "Car j'ai trop vu souvent la pitié s'égarer". 

Première phrase de la page 30 : "Car ils me proposaient, pour s'y promener plus à l'aise, de jeter bas les murs du palais de mon père où tous les pas avaient un sens". 

Dernière phrase : "Tu es le noeud essentiel d'actes divers". 

Au hasard du livre : Mon cœur d'homme, je t'enfermerai au centre de la citadelle et tu deviendras Dieu et Néant.

 

Titres d'une bibliothèque Cornulier 

 

jeudi, 21 novembre 2013

tout change, les mœurs, les dieux, la langue, les maîtres

 Il signa Khou-Mi ; on croit savoir qu'il s'appelait Jules Boissière. Il mourut à trente-quatre ans, au mois d'août de l'année 1897, à Hanoï.

Ce fragment des Propos d'un intoxiqué nous initie à son style littéraire relevant d'un Parnasse des colonies.

Il nous rappellera peut-être, à nous, AlmaSororiens, les fulgurances de la Noire idole ou encore d'autres expériences psychédéliques. A moins que nous ne préférions les substances des bars de Caracas. Mais quelle fuite ne se termine pas au confessionnal du cœur ?

 

«Depuis une semaine, je délaisse les bouquins longtemps étudiés : j'évoque les plus étranges souvenirs, à travers les magies de l'opium.

En amont de Hué, un matin, nous allions à travers des cours immenses : sur les murs de pierre, une haute futaie faisait déborder ses frondaisons ; des éléphants de calcaire formaient la haie, alternant avec des Titans hécatonchires et des guerriers. Nous arrivions, par de larges escaliers, à des salles que supportaient des charpentes de teck, tordues en chimères, en dragons, en guivres furieuses ; on eût juré que tout cela allait s'animer, ramper, siffler, et se tordre en d'épouvantables combats.

Mais non, tout était mort ; dans les jardins, des ponts de pierre enjambaient de vastes fossés, d'une seule arche ; et de silencieux bonzes y passaient sans daigner nous voir.
... Sous un dôme de granit se dresse une pyramide de marbre ; des caractères d'or y narrent les exploits de S. M. Minh-mang, l'organisateur génial des provinces reconquises par le demi-dieu Gia-long – Minh-mang, le dur dévot, le vieux maître rageur. Il repose près d'ici, et son orgueil se survit dans ce roc érigé pour l'éternité. Sa gloire, célébrée sur le bronze et sur le granit, s'impose à la Terre, tandis que le Roi mort a sa place, comme haut fonctionnaire, à la cour de l'Empereur céleste Ngoc-Hoang.

L'atmosphère de l'obscure pagode où nous entrons, lourde d'encens, prédispose aux hallucinations étranges ; et voici que dans la nuit profonde où scintillent des points de feu, une main inconnue soulève une tenture de soie jaune : deux formes vagues apparaissent près d'un autel. Des prêtres ? non, des femmes en suaire blanc, quelque fantomatique apparition d'outre-tombe.
Elles psalmodient à mi-voix, et j'entends des paroles, tristes comme un regret.

Oh ! ces femmes ! comme elles sont vieilles, les doigts fluets, le visage émacié ! Leur voix claire et tremblante tinte comme un bris de cristal. Et tandis que je me crois le jouet d'une vision, notre guide me souffle à l'oreille : « Regardez ce que vous ne verrez plus jamais : les dernières épouses de Minh-mang ! »

Pendant cinquante ans et plus, elles ont prié dans leur solitude pour celui qui fut le Maître et qui fut l'Époux ; Thieu-tri et Tu-duc sont passés, et après eux passa le triste défilé des rois fantômes, Duc-duc, Hiep-hoa, Kien-phuoc : immuablement fidèles, elles ont prié, devant cette procession d'ombres vaines, elles ont attesté l'immortalité de Minh-mang. Sur cette terre où depuis quelques années tout change, les mœurs, les dieux, la langue, les maîtres, seules elles n'ont pas changé ; tandis que des millions d'êtres en ce demi-siècle ont multiplié leurs génuflexions devant tant d'idoles, elles ont tout oublié, tout ignoré, pour le mort qui, pour elles, comme en elles, vit toujours.
Quand elles disparaîtront à leur tour, il survivra quelque chose de leur amour et de leur prière, qui planera comme un vague parfum d'encensoir dans la lourde atmosphère, sous la crypte sombre où lampes s'éteindront enfin».

Khou-Mi, IN Propos d'un Intoxiqué

 



 

 

mercredi, 20 novembre 2013

Le soldat inconnu

Jean Bouchenoire, notre frère égaré dans des zones mentales sans ozone, nous autorise à publier quelques extraits de son roman Baksoumat. IMG02632-20131014-1833.jpg

C'était il y a vingt ans, encore ; le jour d'une fête nationale du mois de novembre 1984 ou 1985 ; un grand soleil d'hiver éclairait la colline de Montmartre. La ville était somptueuse, les passants de bonne humeur.
Le petit groupe d'amis qui naviguaient entre l'angoisse et la nonchalance, entre la bande et la solitude, s'était retrouvé sur une place montmartroise, pour flâner sans rien accomplir, comme ils faisaient si souvent. Claire Bourdette, Charles Nattua, Karim Fangue, Tugdual Dieubarre et Douglas Jackstone s'étiraient comme des chats sur la place des Abbesses, attendant les amies qui n'arrivaient pas. C'était le 11 novembre, jour où le président de la République française, un bleuet à la boutonnière, dépose un bouquet de fleur sur la tombe disposée sous l’arc de triomphe où repose le Soldat Inconnu devant lequel un pupille de la nation française a déposé, un jour de novembre 1920, dans la chapelle ardente de la froide citadelle de Verdun, une gerbe d’œillets blancs et rouges.
Les jeunes femmes qu'on attendait arrivèrent au rendez-vous sur la place montmartroise, pavoisées de papiers collés à leurs vêtements, portant des pancartes vindicatives.

Elles annoncèrent qu’elles allaient, sous la bannière du féminisme, se recueillir sur la tombe de la femme du soldat inconnu.

- La femme du soldat inconnu ? S'étonnèrent leurs amis.

Estelle Valpré, Catherine Lemanesco, Muriel Labouje, Danièle Galiéreau et d'autres jeunes femmes dont Douglas avait depuis oublié les noms, démontrèrent à quel point la cérémonie du soldat inconnu était misogyne. La femme, qui avait porté seule la société, durant les deux guerres mondiales du XXème siècle, en 1914-18 et en 1939-45, quand les hommes étaient tous sur le front, ne méritait-elle pas un hommage ?
Douglas, Charles et Karim, placides, acquiesçaient. On remarqua trop tard la pâleur extrême qui s'était faite sur les joues de l'archange. Les babillages anodins des jeunes gens allaient reprendre, quand la foudre monta du tréfonds du corps de Tugdual.
Il hurla comme le tonnerre.
Debout face à ces femmes qu'il toisait de haine, il cracha sa révolte. Ainsi, elles osaient comparer le sort du soldat esclave, déchiqueté dans la boue des tranchées, et la femme restée dans son village ? Sans honte, elles commémoraient la femme du soldat inconnu comme si son statut avait droit à autant de commisération et d’amour que celui du Sacrifié.

- S'il faut commémorer une victime féminine inconnue, criait-t-il, érigez une statue à la femme enceinte de père inconnu. La domestique violée, la jeune cousine bousculée, la femme enceinte d’un homme qui a passé son chemin et la laissera seule élever un enfant dont il ne s'est pas soucié d'empêcher l'existence. Laissez sa misère au soldat inconnu, laissez-lui  sa  misère, laissez-lui sa gloire !

Les touristes japonais et américains que la place des Abbesses accueillait écoutaient, médusés, cet homme accabler des manifestantes bariolées de pancartes féministes.

- Agenouillez-vous, lâches, devant la mémoire de celle qu'on appela la fille-mère, dont l’enfant n’aura pas les mêmes chances que celui que son géniteur aura reconnu : combien d’enfants sans père ont ignoré que l’homme qui leur avait, dans un geste de mépris souverain, donné la vie, avait épousé une autre femme et remplissait ses devoirs paternels en méprisant beaucoup les femmes seules avec leurs bâtards ? Combien de chrétiens défilent pieusement à des manifestations contre l'avortement, en oubliant les coups qu'ils ont tirés chez des prostituées de treize ou quatorze ans, durant les deux années de service militaire en Afrique ? Chantez celle que les bourgeoises mariées ont moqué ou considéré avec condescendance, sans savoir que c'était leur père, leur mari, leur fils l'auteur du péché. Remémorez-vous le courage de la mère seule, l'ignominie du riche qui pistonne ses légitimes aux places de patrons et refuse les droits sociaux à ses bâtards ignorés, mais paix ! Paix ! Paix à celui qui s'est battu à votre place. Paix à celui qui tremblait de peur au milieu des obus, dans une fraternité de désespoir avec les autres mâles sacrifiés comme des bêtes, pendant que les mères, les femmes, les sœurs leur tricotaient tranquillement des chaussettes dans leurs chaumières. La femme du soldat inconnu a eu faim ? Pauvre petite ! Elle a remplacé l’homme à l’usine ? Comme c’est triste ! Et elle se plaint de ne pas avoir la même flamme allumée que celui qui rendait ses tripes dans la boue ? C’est donc cela, le féminisme, la revendication des larves à être admirées autant que les papillons ?

Murmures et grondements s'emparaient des badauds. Tugdual se tourna vers la foule et cria :

- Agenouillez-vous devant le soldat éventré, tailladé, mutilé, abandonné dans la boue !

Tugdual signait, ce jour là, sur la place des Abbesses, son arrêt de mort dans l'esprit de presque toutes ses amies. Seule Catherine - l’étrange, la sympathique Catherine Lemanesco - l’avait pris par l’épaule et lui avait murmuré des secrets. Une conversation chuchotée dont Tugdual n’avait jamais répété la teneur à Douglas. Que s'étaient-ils raconté de leurs vies respectives, jusqu'où avaient-ils marché après s'être éloignés du groupe et descendu une rue dégagée de la butte Montmartre, d'où on voyait Paris s’étendre sur la plaine ? Ils étaient descendus vers le ventre de la ville et en étaient revenus silencieux.
Estelle Valpré et Danièle Galiéreau n'avaient plus jamais adressé la parole au « monstre » ; Muriel, toute jeune, n'avait pas paru insensible aux arguments de l'archange. Elle était hésitante, ne sachant à qui donner raison.

Extrait de Baksoumat, de Jean Bouchenoire

 

lundi, 18 novembre 2013

Saba

émile mâle, L'art religieux du XII° siècle au XVIII° siècle, austris, saint-sernin, dijon, reine pédauque, reine de saba, légende occidentale, pied d'oie, pied d'âne, saint-bénigne

J'écoute une douce musique américaine, d'un de ces nombreux princes versatiles de la ville de New York. Dehors, la nuit est déjà tombée : l'automne s'enfonce vers l'hiver. Quelques fenêtres forment des rectangles oranges ou jaunes, à cause des lumières intérieures qui les éclairent. Le reste de la cour, de la façade, est plongé dans les ténèbres. Je suis à moitié allongée sur mon lit. J'ai une vision métaphysique que je tente de faire passer en respirant profondément. A l'autre bout de la maison, ma mère déchire du papier dans son bureau en face de la cuisine. Quand je lève la tête, je m'amuse, moi à discerner les gravures mignonnes et grossières de ma petite armoire bretonne. Je lis un livre intitulé L'art religieux du XII° siècle au XVIII° siècle, publié en 1945 par l'historien de l'art Émile Mâle. En voici un fragment, qui raconte un peu la belle et mystérieuse reine de Saba.

"Au portail de l'église Saint-Bénigne de Dijon, qui ne nous est connu que par un dessin de Dom Plancher, on retrouvait le Christ apocalyptique et les grandes statues ; près des rois bibliques on voyait une reine.

Cette mystérieuse reine va, cette fois, nous livrer son secret. En étudiant le dessin de cette figure, on remarque un détail, qui semblerait incroyable, si des témoignages anciens ne le confirmaient : la reine du portail de Saint-Bénigne avait un pied d'oie. L'artiste de Dijon avait donc représenté cette fameuse reine Pédauque, qui n'était autre que la reine de Saba.

L'imagination juive et l'imagination arabe travaillèrent longtemps sur la reine de Saba. L'Orient lui créa une légende romanesque, où les djinns ont leur rôle. Sur l'ordre de Salomon, ils apportent à Jérusalem le trône d'or de la reine, qui le reconnaît avec surprise dans le palais du roi. Salomon la reçoit dans une salle au pavé de cristal : la belle reine, se croyant au bord de l'eau, relève sa robe et laisse voir ses pieds hideux. La légende orientale parle de pieds d'âne, la légende occidentale, de pieds d'oie. Dès le XII° siècle, un texte qui s'est conservé dans un manuscrit allemand nous représente la reine de Saba avec un pied d'oie. On ne trouve pas de texte aussi ancien en France, mais la statue de Dijon prouve qu'au XII° siècle la tradition y était parfaitement connue. Il se pourrait que cette reine au pied d'oie eût été représentée pour la première fois par les ateliers toulousains, car on voyait encore, du temps de Rabelais, une image de la reine Pédauque à Toulouse ; on y montrait son palais et ses bains, et on associa longtemps sa légende à celle de la jeune princesse Austris, baptisée par Saint Sernin.

La reine au pied d'oie du portail de Dijon était donc, on n'en saurait douter, la reine de Saba. Et il devient non moins certain que la statue de roi, qui lui faisait face, représentait Salomon ; c'est David, sans doute, qui l'accompagnait. Pourquoi la reine de Saba avait-elle été figurée dans la compagnie des héros de l'Ancienne Loi et des apôtres de la Loi Nouvelle ? C'est que, suivant la doctrine du moyen âge, elle symbolisait le monde païen venant au Christ, elle préfigurait ces Mages qui, comme elle, cherchaient le vrai Dieu. Or, le Voyage et l'Adoration des Mages étaient précisément représentés au linteau de Saint-Bénigne."

Extrait de L'art religieux du XII° siècle au XVIII° siècle, d’Émile Mâle.

D'Emile Mâle, sur AlmaSoror, on avait aussi les étoffes de pierre...

18 novembre : billet anniversaire

Au 18 novembre 2012, dans AlmaSoror :

L'orgueil, extrait du manuel de spiritualité de l'abbé Saudreau

Et : Ces bêtes qu'on abat, des chevaux qui attendent...

 

Au 18 novembre 2011 :

Vigny aux temps électros

 

Au 18 novembre 2010 :

Une mère présente Hommes sans mère, d'Hubert Mingarelli

 

Au 18 novembre 2009 :

L'archivage de Karamazov avec les Songes, de Paul de Cornulier

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