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vendredi, 13 décembre 2013

Hors les murs

Cette nuit au creux d'un rêve, deux femmes ne parlaient presque pas dans le grand salon d'un appartement dont les fenêtres donnaient sur Beaubourg. Au-dessus des lumières artificielles de la ville, la face de la lune souriait. Une musique d'Interzone donnait l'impression de naviguer sur un vaisseau de sons. Chacune sirotait son verre de porto, l'une à la fenêtre, l'autre accoudée à un grand fauteuil de cuir bordeaux. 

L'interprétation des rêves m'a été enseignée par Venexiana, mon ennemie jurée. Celui-ci me laisse songeuse ; aujourd'hui que je dors éveillée, au milieu des pilules et des kleenex, en écoutant le ciel passer de l'autre côté de la vitre, je me fais l'exégète de ces non-dits nocturnes, et je crois que leur signification reflète la Grande Ourse. 

Car si l'on accepte de regarder en face son désir, quel fracas pourra éclore d'une vie possible ? 

Mais je divague. Instances pures, ruines du temps passé, caresses ébauchées, à peine osées, délires à naître, je vous somme de prendre forme. Votre symbole m'accompagnera. 

Et toi qui buvais (cette nuit, sans le savoir) ce porto dans cette grande pièce créée pour nous, sache que ton coeur et ton regard forment le ciel et la mer d'un horizon fascinant. 

Sache que ton style est un ciselet qui sculpte des phrases que j'apprends par coeur. 

Sache que ton corps est le temple de la majestueuse et délicate Adoration. 

Sache que ta vibration résonne en moi comme mille cordes de guitares pincées au fond d'un puits sans fond. 

Mais je divague. Présence pure, bruines des temps à venir, soleils brouillés, à peine remarqués, plaisir de renaître, je crois qu'une aventure a commencé. Quand le rêve et le réel se reconnaissent, échos et reflets jouent le grand jeu de la beauté. 

 

Édith

mercredi, 11 décembre 2013

Le flot urbain

Jean Bouchenoire, frère égaré dans des zones mentales, sans ozone imaginaire, nous autorise à publier quelques extraits de son roman Baksoumat.

Année 1969. Un vieux village de l'Île de France mourait sous le déversoir des camions de béton : des maisons d'un âge désuet, qui avaient vu naître et mourir des générations familiales à travers les décennies, tombaient sous les coups, pour être remplacées par de hautes tours de béton et de fer. Les possesseurs de ces anciennes maisons recevaient un petite somme qui ne comblait pas la perte de leur histoire, de leur région, de leur village, et qui ne leur permettait même pas de s'acheter une autre maison. Aussi étaient-ils relogés dans un appartement d'une de ces tours.

Ces immeubles s’élevaient dans la satisfaction des architectes et des hommes politiques, fiers de bâtir ainsi la grande œuvre du XXème siècle : la civilisation universelle, où les flux de routes longent des champs de tours capables d’abriter des centaines d’habitations. En échange de la disparition des villages, des familles et des coutumes locales, en échange de la mort des cerfs, des sangliers, des chevreuils, des oiseaux de l’Île de France, des villes nouvelles traduiraient la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen en réalité.

En dépit de la destruction du pittoresque, une croyance lumineuse interdisait toute plainte : l’espoir qu’enfin meurent les patries figées, refermées sur leur histoire locale, au profit du rassemblement de l’humanité. Comment regretter des maisons, et leurs humbles histoire, des rivières, et leurs cours discret entre des bois méconnus, des plantes, et leur charme ignoré, des allées, et leurs passants oubliés, des histoires particulières, si jolies soient elles, quand c’était le chant de l’avenir qui se dressait, certes laid comme un adolescent boutonneux aux proportions déséquilibrées par la croissance, mais chargé d'énergie nouvelle ?

Jean Bouchenoire, In BAKSOUMAT


Jean Bouchenoire sur AlmaSoror

Autres extraits de Baksoumat

mardi, 10 décembre 2013

Vous reviendrez vivre et aimer

6.jpg

Photographie de David Hamilton

 

Amis, lecteurs inconnus, lecteurs mystérieux, visiteurs d'AlmaSoror, vous que nous ne connaissons pas et qui venez quelquefois, ou si souvent,

voudrez-vous participer à l'Âme-Soeur, le temps d'un billet ? Le temps d'écrire, dessiner ou photographier quelque chose qui aurait pour titre :

 

À Saintes, dans cette chambre qui donne sur la rue Bourignon...

 

La date butoir pour envoyer votre contribution à AlmaSoror (almasoror.plateforme AT  gmail.com) est le 31 décembre 2013.

Car c'est pour ouvrir en beauté l'année 2014 qu'AlmaSoror vous désire, ardemment. Les contributions seront publiées au compte-gouttes, chaque semaine.

 

Edith, barmaid du blogzinc

dimanche, 08 décembre 2013

Coco littérature

J'ai demandé à quelques personnes de m'envoyer un texte contenant ces éléments :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta
mère absente
coco

Répondirent à l'appel : J.B, Alexandre Loisnac, Mathieu Granier, Henri-Pierre Rodriguez, Mavra Novogrochneïeva, Les Calcinés, Laurence Bordenave, Martin, Kevin de Motz-Loviet et moi-même.

(Nous attendons quelques retardataires : qu'ils envoient quand ils le peuvent !)


Voici ce que nous pondîmes :


J-6 avant l'automne, de Mathieu Granier

Dialogus, de J.B

Eau de coco, de Laurence Bordenave

Oh mon âme..., d'Henri-Pierre Rodriguez

Eh Coco ? De Mavra Novogrochneïeva

Je n'abats jamais, des Calcinés

1984, de Martin

Vers, de Kevin de Motz-Loviet

Poème, d'Aleixandre Loisnac

Aranjuez, d'Edith de Cornulier-Lucinière


samedi, 07 décembre 2013

Eau de coco, de Laurence Bordenave

Laurence Bordenave se balade entre deux mondes, elle connaît celui des toutes petites bêtes et celui des textes et des images.

En décembre 2013, elle répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

 

Eau de Coco

Ce quidam, tu sais, celui qui ne savait pas ce qu’il voulait combattre. Un officier que seule la lune pouvait voir. Il est mort.

Il n’a pas fallu longtemps au massacreur pour subjuguer notre inconscient tant il est vrai qu’apparemment la mouche et l’homme se ressemblent.

Avec l’été – le plus vieil été du monde, maintenant, je le sais, l’orage grondait au fond d’un cri que ni toi, ni moi, n’aurions pu percevoir, ou peut-être le chat. Les chats perçoivent.

Mais dans cet air putride et vert, gonflé d’un océan d’oiseaux, l’officier, que l’eau de coco n’a pas suffit à ranimer, chargea le cœur des médecins d’une douleur inavouable. Que faire alors ? Aucun de nous ne s’attarda sur ce conflit. Ta mère absente, la mienne aussi, nous étions donc unis par les liens de la fuite. Te souviens-tu alors quand nous courûmes ?

Oh, mon âme ! Te souviens-tu ?

C’était si pur.

 

Laurence Bordenave

 

1984, de Martin

Martin et la barmaid d'AlmaSoror, anciens élèves du lycée Buffon, ne s'étaient pas vus depuis bien longtemps, lorsqu'en décembre 2013, il répondit au mail d'AlmaSoror, qui proposait d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

 

1984

C'était un soir frais du début de l'automne – ou de la fin de l'été. L'année ? 1984. Sa jeunesse me damnait, Ô mon âme, je croyais vivre enfin le grand amour, mais ce n'était que le plus vieil été du monde, celui qui même aux senteurs des tilleuls le chaud appel des étourneaux étourdis par l'accouplement. C'était si pur, ta tendresse. Nous étions libres (ta mère absente), et heureux. Coco courait au loin devant nous dans les bois dont nous remontions les sentiers chaque soir, jusqu'à la cabane en haut de la colline. Qu'es-tu devenu ? Je l'ignore, et de par les maisons que j'ai visité cet été, nul ne le sait. Je n'ai jamais si si je t'ai donné ou blessée. Incapacité de me juger moi-même, Ô mon grand amour, seule que j'ai aimée.

Martin

 

Je n'abats jamais - Les calcinés

Les Calcinés sert dans un bar du sixième arrondissement et boit après le travail dans un bar du septième arrondissement.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco


Je n'abats jamais

 

Je n'abats jamais mon jeu, ni mon ennemi. Je n'abats que le travail de chaque jour, j'avance bardé, armuré, chamarré de plomb et d'argent vers des lignes d'épure où je planterai ma tente finale, à l'horizon des crépuscules. Peu importe la douleur tiède des éveils de défaite, des gueules de bois des lendemains de fête, j'avance lentement vers le plus vieil été du monde.

Au temps des jeunesses, nous avons partagé des espoirs hilarants, oh mon âme, c'était si pur de croire en un avenir soyeux. C'était si bête aussi, oh mon corps, empli de cicatrices et vieilli, aujourd'hui, tu pleures ta mère absente, son odeur Coco Chanel, son allure coquette, ses blagues cocorico, des larmes sans sel se souviennent des moments sucrés.

Car plus rien ne reste des hivers où nous espérions. La vie a rempli son rôle d'éducatrice : je sais désormais que, soldat voué à une mort vaine, j'avance sans plier ni blesser vers la porte fermée, vers l'impasse dernière, vers le plus vieil été du monde. Je n'abats jamais mon ennemi, je n'abats jamais mon jeu. Je ne bats que la carte du Tendre, enfuie d'un tarot taré.

 

Les Calcinés

 

Vers, de Kevin de Motz-Loviet

 Kevin de Motz-Loviet est membre de la confrérie de Baude Fastoul. Il a participé trois fois à AlmaSoror, un premier extrait, un second extrait, ainsi qu'une lettre à L.N.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat est en vers :


Oh mon âme alourdie ne pèse plus ses mots -

Elle se remémore un souvenir de Nantes

Par le plus vieil été du monde, du Coco

Dans un lagon de rhum au bar des années 30

 

Sur nos vies planait l'ombre de ta mère absente

C'était si pur ce son du pianiste enivré

Je croyais vivre enfin l'amitié des atlantes

En sirotant le punch et ton sourire ambré

 

C'était si pur ce son du pianiste enivré

Dans un lagon de rhum au bar des années 30,

Je voyais rire enfin ta bouche surannée

Titubant à ton bras dans les ruelles de Nantes


Kevin de Motz-Loviet

 

Dialogus, de J.B

J.B travaille dans une banque. Il lit souvent AlmaSoror.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

C'est sa première participation au blog de l'âme-soeur.

 

DIALOGUS

Si la vie t'était donnée deux fois, tu te souviendrais du plus vieil été du monde, père de tous les étés. Tu puiserais aux sources de ses jours les joies que tu n'as pas connues, à cause de ton frère malade, ta mère absente, ta puissance amputée.

- Oh mon âme, dirais-tu, n'ai-je pas tout le temps de me tromper ?

- Non mon coco, car la seconde vie est faite de toutes les libertés que tu as tissées au cours de la première. L'immortel est un homme parfait.

 

J.B

 

eh coco ? de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva

Mavra Novogrochneïeva est membre de la confrérie de Baude Fastoul. Elle est une des photographes attitrées d'AlmaSoror et tient par ailleurs un blog monomaniaque sur sa passion des grues.

En décembre 2013, elle répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat est l'autobiographie déchirante du flingue Coco, que connaissent déjà les lecteurs des Mémoires d'une voyouse


eh coco?

« Coco, eh coco?

Coco c'est moi, c'est le flingue. Et la voyouze, de temps en temps, elle me parle. Moi j'aime bien. Elle me raconte sa vie et elle me montre quand elle aime bien les paysage, les gens. Elle me sort et elle vise. Moi j'aime bien.

Un jour, on est allé au bout du monde. C'est là qu'il y avait eu le plus vieil été du monde, avec des dinosaures. La preuve, les arbres, énormes. C'était si pur, pas de bruit dans la forêt sauf quelques bruissements, et puis la résonance de quand elle vise sur un arbre. Le ricochet sur les tronc. C'était si pur.

Oh mon âme, elle pleure en se souvenant. Après la forêt, les arbres, elle a été prise de nostalgie ma voyouze, et elle a voulu voir sa maison. Elle aurait pas dû. C'est ça qui l'a perdue. Elle a pleuré et elle m'a raconté: "tu sais pas ce que c'est, ta mère absente pendant des jours, la peur dans la nuit, toute seule, c'est pour ça que je t'aime mon coco, eh coco, mon poteau."
Puis elle a visé, une dernière fois, c'était elle qu'elle visait, la voyouze. Elle me manque ma voyouze. »

 

Mavra, 18 nov 2013 entre 21h et 22h

 

Oh mon âme, mon Édith, d'Henri-Pierre Rodriguez

Henri-Pierre Rodriguez - HP pour les très intimes - tient le blog Crescent.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat fit rougir la barmaid du zinc almasororien :


Oh mon âme, mon Édith

Oh mon âme, mon Édith, ne crois pas que j'oublie

Mais même si mes nouvelles semblent aussi lointaines que le plus vieil été du monde

Ne crois pas que j'oublie, nous avons affronté tant et tant de turbulences que nous avons la nostalgie d'hier,c'était si pur

Mais comme jamais ta mère absente ne saurait être, crois-moi, nous non plus n'étions jamais bien loin

Ne me crois pas vilain coco même si pour un peu je dépassais la date

 

Henri-Pierre Rodriguez

 

Poème post-dada d'Aleixandre Loisnac

Aleixandre Loisnac est membre de la Confrérie de Baude Fastoul. Il a déjà collaboré à AlmaSoror, avec Les vertiges.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat est un poème abouti, d'une mouvance post-post-dadaïste :

 

oh mon âme

le plus vieil été du monde

c'était si pur

ta mère absente

coco

 

Aleixandre Loisnac

 

J-6 avant l'automne - Mathieu Granier

Mathieu Granier est scénariste. Il a collaboré à VillaBar en 2007, avec le roman-photo Ginna l'empoisonneuse.

En décembre 2013, il répond à l'appel d'AlmaSoror, qui propose d'écrire un texte contenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco

Le résultat s'appelle J-6 avant l'automne. (Les éléments obligatoires sont en gras dans le texte).

 

J-6 avant l'automne


 

Aurore aux doigts de rose soulevait lentement le voile de la nuit. Le rossignol finissait son chant adressé à la lune et les arbres lourds de leurs fruits penchaient leurs branches sur la terre humide. Bientôt le soleil allait paraître. Bientôt il serait l’heure aux fleurs de briller, aux bêtes d’étendre leurs corps et à l’homme de se mettre à la tâche… Une nouvelle journée, chargée d’odeurs, d’ombres et de bruissements dans ce qui fut le premier, le plus long, le plus vieil été du monde.

Dans son abri fait de mousses et de feuilles, ADAM caressait l’épaule nue de son EVE endormie. Il fixait au travers des branchages l’étoile du matin dont la lumière se faisait à chaque instant plus faible. Il ne voulait pas la quitter des yeux, il savait qu’il ne pourrait pas en retrouver l’éclat dans ce ciel palissant. Or, il avait besoin de concentrer ses pensées sur la longue journée de la veille… Et rien ne l’aidait mieux à fixer son esprit que de fixer ce point. Il avait discuté tard avec EVE de sa rencontre avec Archange Gabriel. Bien sûr, sa compagne n’était pas en mesure de réaliser tout ce qu’impliquait les propos du messager du ciel. Mais d’avoir dû lui répéter, avec des mots qu’elle pouvait comprendre, les récits grandioses, les enjeux éternels, les mises en garde mortelles de l’archange avait aidé Adam à avancer dans ses réflexions.

Adam avait connu peur et fascination face à l’ineffable. Le récit du combat que DIEU avait dû livrer contre SATAN, de Sa décision de créer la terre et la mécanique parfaite de l’univers avaient modifié pour toujours la vision qu’il porterait sur les choses. Il avait acquis la certitude que son créateur, cet être essentiellement juste et bon, avait ordonné le monde tel qu’il devait être. EVE tourna son doux visage. Un premier rayon de soleil venait de se poser sur ses paupières. Avec le jour, la couche nuptiale se colorait de toutes les teintes de vert que Dieu avait accordé à la nature. Le corps de sa compagne paraissait d’un noir presque éclatant. Le moindre de ses mouvements donnait à sa peau des nuances de cuivre, d’ébène, de limon ou d’obsidienne.

Eve ouvrit les yeux enfin et sourit. C’était un sourire de soulagement : elle avait craint que Satan vienne lui insuffler des songes durant son sommeil, comme il l’avait fait la nuit précédente. Adam lui avait pourtant expliqué que l’Archange déchu avait été surpris et chassé loin de l’Eden, mais cela n’avait pas suffi. Pour la première fois de sa vie, elle avait ressenti cet abandon au sommeil comme une perte de soi, comme si son corps ne devenait qu’un objet de pierre et de poussières… qu’il faudrait reconquérir au moment du réveil. Mais la nuit était passée et comme il fut doux et simple pour elle, d’ouvrir les yeux pour contempler l’homme qu’elle aimait. Bien sûr, six jours plus tard, après une longue errance sur la terre, l’Archange allait revenir et précipiter l’homme dans sa chute, mais ni Eve ni Adam n’en avaient conscience.

Le couple béni se regarda longuement en silence, admirant les corps parfaits l’un de l’autre, se rappelant les heures les plus intimes de leurs étreintes, partageant, dans leurs nudités pures, les mêmes désirs conjugaux, rêvant de leur future descendance… puis Eve demanda une nouvelle fois à Adam de lui parler de sa rencontre avec Gabriel… comptant sur ce récit pour chasser loin d’elle ses dernières terreurs nocturnes.

« C’était si pur, dit Adam. Il me semblait que les mots qu’il prononçait émanaient et brillaient à travers moi, comme s’il se contentait de me révéler des vérités que je connaissais de toute éternité. La nature est impropre, elle nous impose une série infinie d’énigmes qui nous sont étrangères, là où l’on n’attend que des solutions. Gabriel, lui, m’enseignait ce que j’avais toujours voulu savoir. Il me berçait, il me consolait, il savait quels mots employés afin de combler ce vide que je pressens quand j’imagine mon être perdu entre le Chaos et l’ordonnance impénétrable. Le monde brusquement était animé, j’en voyais le sens, j’en déroulais les logiques… et si chacune de ses phrases ouvrait sur un autre mystère, c’était sur un mystère qui se contemple comme une réponse. Il me parlait d’évènements, de causes et de finalités dépassant mon entendement, mais je n’avais pas peur… et Satan non plus, ne me faisait plus peur. Sa beauté glaciale, sa noblesse déchirée, son orgueil impie me rendaient presque triste. S’il faut aimer et honorer son créateur, il faut aussi respecter et estimer son ennemi, car il est dangereux de mépriser ce qui peut entraîner notre perte. »

Eve resta un temps pensive. Son époux semblait tellement apaisé… « Cela est suffisant, alors ? Un ange descendu du ciel vient à notre rencontre et nous parle, il remplit l’esprit d’images et de sens et l’on repart heureux. Pourquoi Dieu nous a-t-il fait naître avec tant d’ignorances, si c’est pour lever une partie de ces mystères insondables dès que Satan foule de ses pieds damnés cette terre bénie ? A-t-il peur que nous succombions aussi facilement à ses charmes ? Lui qui peut porter son regard au-delà de l’horizon des temps, il ne pouvait ignorer la venue de l’Archange rebelle, comme il ne peut ignorer toutes les ruses que l’ennemi va déployer contre nous… Si la connaissance doit nous prévenir de ce mal, pourquoi nous en avoir privée ? Et pourquoi nous interdire les fruits de la science, si même l’innocente ignorance ne peut nous protéger du danger ? A moins que Dieu ne soit un Dieu imparfait, non pas faillible, mais en devenir ?... Un Dieu qui grandit en même temps que Sa création ? Peut-être s’agit-il simplement d’un test de sa part. Mais quelle valeur aurait une épreuve dont il connaît déjà les résultats ? Non, Il ne nous soumet pas à un test… Il nous enseigne. Il nous a fait ignorant et pur afin que nous puissions apprendre… Et cet apprentissage nous pousse à user de ce trésor qu’il nous a confié, le don du libre arbitre, afin de nous positionner dans ce monde. »

« Adam, mon cher Adam, mon tendre époux, tu as pu parler avec l’ange. Il t’a révélé une partie de la vérité et tu en ressors grandi. Face à cette prise de conscience, tu as décidé d’endosser le rôle de celui qui garde le feu. Tu étais une créature vaquant innocemment dans les champs Elyséens, mais de paisseur tu es devenu berger. Or, moi, quel doit être mon rôle ? Comme mon époux me l’a dit, je ne suis pas exercée aux hautes sphères des idées dans lesquelles se meuvent les anges… Alors quelle position je dois prendre ?... »

Ainsi pensait Eve… Adam, de son côté, avait repris la parole. Il parlait d’organiser la table, de tresser des guirlandes de fleurs, de creuser un grand plat dans un bois d’olivier… Eve finit par comprendre : Gabriel allait lui rendre une autre visite le jour même. La première femme sentit que c’était là l’occasion de sortir d’avoir des réponses.

« Oh, mon âme, mon guide, mon soutien, ma lumière, toi à qui je dois obéissance car Dieu m’a créée pour te seconder, je sais que je suis impropre aux pensées abstruses, et loin de moi l’orgueil de me croire capable d’entendre les paroles de l’Archange, mais j’ai toutefois une requête à te faire et nul doute que Gabriel n’y verra aucune offense. J’aurais une question à lui poser, une seule… Il me suffirait d’assister au début de votre rencontre, de l’accueillir en même temps que toi… A peine aura-t-il le temps de s’asseoir que j’aurais déjà ma réponse. Et je suis sûre qu’il saura trouver les mots que j’attends pour se faire comprendre de moi. »

Adam était amusé par la requête de son épouse. « Probablement qu’il accepterait de te répondre car Dieu porte le même intérêt à toutes ses créatures, mais quelle question aurais-tu à lui poser dont je n’aurais pas la réponse ? Tu es née de ma côte, tu es mon prolongement, rien de ce que tu penses ne m’est étranger. Peut-être se peut-il que certaines de tes interrogations ne me soient pas encore venues à l’esprit. Dans ce cas-là, une juste réflexion, mon sens de l’observation ou les connaissances que m’a enseignées Gabriel devraient suffire à trouver une réponse. Si toutefois ce n’était pas le cas, je m’engage à poser la question à l’Archange de ta part… Je m’empresserai de te répéter ses mots, en y mêlant des figures qui te seraient plus accessibles. »

Eve resta silencieuse. Adam avait raison, bien sûr, mais quelque chose l’empêchait de lui confier le fond de sa pensée. Une ombre dans son esprit lui faisait pressentir que son époux n’allait pas comprendre ses questionnements, même qu’il en aurait un peu honte. D’où lui venait ce sentiment ? Il était possible que des restes du rêve de Satan étaient la cause de son trouble. A cette idée, Eve eût encore plus de réserves. Adam a une image d’elle si pure, comment allait-il réagir en découvrant qu’elle n’arrive pas à chasser définitivement les impressions issues de ce malheureux songe ? Peut-être même que ses interrogations sur sa place dans le monde étaient engendrées par cette influence nocturne… Après tout, Adam ne semblait pas souffrir des mêmes doutes. Il avait pris son parti tout naturellement, n’ayant peut-être même pas conscience que les révélations de Gabriel l’avaient changé pour toujours… alors qu’elle-même se sentait comme devait se sentir Thésée partant affronter le Minotaure, fixant la mer d’un œil humide et ignorant quel rôle il allait endosser dans l’histoire… Eve devait réussir à convaincre son époux d’accéder à sa requête. Car si elle redoutait de décevoir Adam en lui confiant ses troubles, elle savait que Dieu, les connaissait déjà. Elle aurait à peine besoin d’en parler pour que Son messager la comprenne…

« Mon doux mari, dit-elle, je ne veux pas t’importuner avec des questions vaines. Il ne s’agit de presque rien, des idées à peine formulables par mon esprit confus. Nous avons tous deux une belle journée qui nous attend. Gabriel me comprendra, par son essence divine, là où il nous faudrait des heures pour préciser ma pensée. Et puis, ma présence à tes côtés devant lui ne pourra que faire resplendir ta grandeur. Il est bon l’homme qui veut protéger sa femme, mais il est grand l’homme qui la porte à ses côtés. Tu seras mon socle, tu me tendras du bout de tes bras vers le ciel… Ne serais-tu pas heureux de voir mon visage baignée dans la lumière divine ? »

« Je serai heureux, bien sûr, répondit Adam. Et je le suis. Car la lumière divine inonde déjà ce jardin. Je la vois sur ton corps à chacun de tes gestes. Je suis déjà ton socle, ton roc, ton cap, car c’est par mon regard que tu resplendis. Mon amour te porte au-dessus de toutes les autres créations de Dieu, alors pourquoi devrais-je t’exhiber devant Lui ? Cela ne me rendrait pas plus heureux, mais plus fier. Or quelle fierté ne serait pas malvenue face au messager de celui qui a tout créé ? Et puis, il y a autre chose : certes, Dieu a fait ton esprit différemment du mien, mais il n’en reste pas moins parfait. Ce n’est pas parce que tes réflexions sont trop élevées qu’elles te paraissent obscures, puisque tu ne peux pas avoir de réflexions plus élevées que celles dont tu es capable. Tu es dans le trouble car tu as laissé ta raison prendre une mauvaise voie. Elle avance droite quand elle est guidée par une pensée sensée, mais elle se perd dans le brouillard si d’autres mouvements la guident. Ce sont de ces mouvements que tu dois te méfier, ils sont motivés par les sentiments, les émotions et les pulsions… ils détournent la raison de la justesse. »

« Mon très cher… J’entends ce que tu dis. Mais il est possible que toi, également, tu aies pris une voie qui ne soit pas guidée par le sens. Je ne remets pas en cause la pureté de tes intentions, seulement, tu as vécu des évènements qui ont profondément impressionnés ton esprit. Une nuit, c’est peu pour consommer tous les bouleversements que tu as connu. Et même si tu es capable de chasser tes pulsions loin de ta conscience, elles peuvent influencer ton jugement. Nous sommes et serons pour toute notre descendance les premiers parents, les êtres sans nombril. Dieu nous a fait de la plus noble matière, mais il ne peut pallier à l’étrangeté de notre origine. Tu es né de la terre même, sans femme qui t’ait porté, et ton créateur t’a façonné à son image. Avec ta mère absente, ton père omniprésent et moi qui suis à la fois ta sœur, puisque nous avons le même créateur, ta fille, puisque je suis issue de ton flanc, et ta femme, puisque nous partageons la même couche, reconnais que ton passif est propice à perturber ta raison. »

« Mon amour, conclue Adam, toi et Gabriel ne parlez définitivement pas la même langue. Je suis triste de réaliser que tu n’as pas compris la nature même de mes rencontres avec lui. Certes, il est possible que mon esprit ait parfois du mal à gérer certains éléments de mon passé, mais Gabriel connaît justement des voies pour m’enseigner à y voir plus clair. Il me fait prendre conscience des profondeurs de mon être et j’y trouve ce qui est le meilleur de moi. Ce sont les désirs inassouvis qui engendrent les pulsions… et ces pulsions ont pour effet de troubler la raison. En présence de Gabriel, l’effet se recule. Il sait combler ces vides et il me montre le vrai chemin. Je peux donc t’assurer en toute clarté que votre rencontre serait vaine. Si Dieu avait fait des anges femmes, les choses seraient différentes. Si par aventure un jour une ange descend sur terre, je serai très heureux de te laisser la rencontrer. Mais ange ne se décline pas au féminin. Maintenant, assez parlé. Je vais aller sculpter le plat sacré qui recevra la nourriture pour l’ange. De ton côté, prépare le foyer et rassemble à ta convenance les fruits les plus doux afin de contenter notre faim. Je les offrirai moi-même à notre hôte et nous les dégusterons en songeant à toi. En cela, tu seras d’une manière présente pendant notre rencontre. »

Adam partit se mettre à l’œuvre, le cœur léger, impatient d’être l’échanson de Gabriel, tel Ganymède aurait été celui de Zeus. Eve regardait pensive son époux creuser la branche d’olivier. Son corps noir se détachait nettement devant le ciel… Elle sentait un sentiment nouveau chez elle : la tristesse.

« Ma confiance dans mon mari est entière, songeait-elle… Cependant, jusqu’à présent, je ne l’avais jamais réalisé. Le fait de prendre conscience de ma confiance en lui n’est-il pas le signe que, pour la première fois, j’ai douté de ses paroles ? Est-ce encore le rêve de Satan qui me trouble ? Je sais que Dieu m’a faîte pour suivre mon époux, mais dans ce cas-là, pourquoi m’autorise-t-Il à avoir des désirs qui ne sont pas les mêmes que les siens ? Si je suis née pour obéir, quelle utilité il y avait à me faire don du libre arbitre ? Preuve m’est faite par ses propos que mon époux est plus grand que moi… Pourquoi Dieu m’a investi des mêmes pouvoirs sans m’investir des mêmes forces ? Ne suis-je au bout de compte qu’une épreuve infligée à mon époux ? Peut-être doit-il apprendre à m’assujettir, à me pousser vers la raison et acquiert-il en y parvenant encore plus de gloire… Si c’est le cas, chacun de mes écarts est une manière de rendre sa droiture plus éclatante en comparaison, ils donnent de la valeur à son épreuve. »

Tout en poursuivant ses réflexions, Eve arpentait l’Eden, cherchant du regard les meilleurs fruits pour Adam et Gabriel…

« C’est un malheur que Dieu me refuse les réponses qu’il accorde à mon époux… Car comment pourrais-je marcher parfaitement dans son ombre alors que mes pensées me poussent parfois à chercher d’autres chemins ? A moins qu’il s’agisse là de mon épreuve à moi : réussir à faire taire mes réflexions. Non… Cruel serait le créateur qui aurait engendré une créature dont les croyances n’auraient pas de valeurs. Dieu est parfait, il ne peut pas être cruel. Alors mon destin doit être de trouver ma place en me heurtant au silence désespérant du monde. Car vu qu’il m’est interdit d’avoir une réponse, je dois la chercher. Cependant, Adam m’a confié une tâche. Comment lui montrer, à lui et au messager de Dieu, que j’ai compris quelle serait ma place ? Comment suivre son avis tout en montrant le mien ? »

Le regard d’Eve se posa sur un grand arbre aux larges feuilles ombrageuses...

En rentrant au foyer, le plat sacré était déjà achevé. Il était posé sur la table, attendant de recevoir les fruits les plus délicats. Dans peu de temps, Adam allait devoir les ouvrir de ses mains nues pour offrir au messager du Dieu leurs chairs généreuses… Eve s’approcha du plat et y mit avec délicatesse et soumission une dizaine de noix de coco.

Ce fut la première pierre posée à l’édifice de la désobéissance.

Mathieu Granier

 

 

 

Aranjuez, d'Edith de Cornulier-Lucinière

Edith de CL est la barmaid du zinc d'AlmaSoror.

Il fallait écrire avant le 7 décembre à minuit, un texte comprenant :

oh mon âme
le plus vieil été du monde
c'était si pur
ta mère absente
coco


Aranjuez

« Why play so many notes instead of just choosing the most beautiful ? »
« Pourquoi faire tant de notes au lieu de choisir les plus belles ? »

Miles Davis


 

Une lézarde muait sur la pierre. La moitié de son corps était en plein soleil, l'autre dans l'ombre. Lorsqu'elle eut fini de muer, la reptile s'éloigna de la fenêtre. Elle n'avait pas été vue. À l'intérieur de la maison, tout semblait dormir à cette heure zénithale. C'était une maisonnette de plain-pied, qui comportait deux pièces. En outre, une cuisine y était aménagée à l'une des extrémités, dont la fenêtre donnait sur la rue ; à l'autre extrémité de la maison, une douche et un lavabo encadraient une fenêtre par laquelle, au loin, on apercevait la mer. La rue, presque toujours déserte, portait le nom de Chemin des dunes, comme tant de rues des villes de bord de mer.

Entre la maison et la mer, une longue route cabossée, un grand parking qui demeurait vide l'hiver, et que des centaines de voitures recouvraient pendant les saisons touristiques. La dune, là-bas, saccagée par d'atroces maisons construites trop vite, offrait sa lande nue aux crêtes des vagues.

Dans cette modeste maison dont les recoins recelaient des toiles d'araignées, pas un meuble n'était pas d'une haute facture, pas un livre ne provenait pas d'un auteur profondément admiré par les cerveaux les plus érudits. De façon étonnante et heureuse, les meubles anciens et modernes s'épousaient dans le minuscule salon où quatre personnes ensemble se seraient senties étouffer. Un antique clavecin occupait une belle partie de la place. Des statuettes, représentant des danseuses traditionnelles de tous les pays du monde, reposaient sur toutes les surfaces des meubles et sur le renfoncement de l'une des fenêtres. On pouvait croire, à première vue, qu'il s'agissait d'un lieu de villégiature, comme une ancienne maison paysanne rachetée, à la mort des derniers propriétaires, ou lors de leur exil rural, par une riche famille s'amusant à jouer aux marins pêcheurs durant quinze jours d'été. Il n'en était rien. Elle était habitée, à l'année, par une femme qui la louait à la mairie du Château d'Olonne. C'était une très vieille dame qui sortait une fois par semaine faire ses courses, et dont personne ne savait plus rien. Qui était-elle, d'où venait-elle et comment avait-elle atterri dans cette maison où personne ne venait jamais la voir ? On se souvenait peut-être qu'il y avait eu une histoire, un arrangement avec l'ancien maire, des facilités pour qu'elle s'installe en ce lieu, il y avait trente ans de cela.

Elle était arrivée en 1980, s'était installée dans cette maisonnette. Au début, elle recevait des visites et ceux qui la connaissaient depuis cette époque se souvenaient qu'elle se rendait à pied jusqu'à la gare des Sables d'Olonne pour aller chercher des parisiens qui venaient passer une ou deux nuits dans son antre secrète ; mais depuis belle lurette, il n'y avait plus de visiteurs. La vieille dame seule n'intriguait pas grand monde. Les gens du coin, qui ne manquaient pas de cœur ni de sens du devoir, vérifiaient qu'elle allait bien. Si, un mardi, on ne la voyait pas au marché, quelqu'un poussait la promenade jusqu'à frapper à sa fenêtre. Il apprenait qu'elle avait eu un refroidissement, et se faisait une joie de lui faire ses courses. Le mardi suivant, on la retrouvait déambulant parmi les étalages, tâtant les concombres, s'achetant ses éternelles pommes de terre de Noirmoutier, son sel de Guérande et son beurre demi-sel, ses champignons de Paris et quelques boites de sardines. Au moment de Noël et du 14 juillet, elle s'offrait des bouteilles de cidre brut et, tous les 7 avril, le caviste la voyait entrer dans sa boutique :

 - Je voudrais la meilleure bouteille de vin que vous avez pour environ 25 euros ! 30, pas plus !

Depuis de nombreuses années, le caviste lui mettait deux bouteilles au lieu d'une.

 - ça vous prolongera la fête ! Mais c'est du bon vin, que vous prenez, vous savez. Vous n'allez pas manger ça avec de la purée ou du riz, quand même !

- Ne vous inquiétez pas, disait-elle, complice et secrète.

Le 7 avril, c'était son anniversaire.

Le 7 avril dernier, elle avait eu quatre-vingt-onze ans.

C'est le primeur, qui s'était penché vers elle, et d'un air de confidence, lui avait demandé :

- C'est pour votre anniversaire, n'est-ce pas, que tous les ans, vous achetez une bouteille de pinard de la haute chez Robert, là-bas ?

Elle avait souri et cligné de l’œil.

- Et sans indiscrétion, madame, ça vous fait quel âge, maintenant ?

- Oh ! Mon âme se révolte ! S'était-elle exclamée.

Quelques clients et la femme du primeur se récriaient avec elle :

- Malotru !

- Goujat !

- C'est pas possible !

- Qui peut se permettre de demander son âge à une dame comme ça ?

L'homme rougissait et bégaya quelques excuses, quelques justifications. Depuis presque vingt ans qu'il avait repris la place de son père, il la servait avec empressement et délicatesse.

Aussi, le lendemain, elle attendit d'être seule face à lui, se pencha vers lui et murmura :

- 91 ans !

- Oh bon sang ! Ça vous rajeunit pas !

Elle sourit et poursuivit ses courses.

En cette fête de l'ascension, elle se mordait les lèvres. Le jour où elle avait dit son âge au primeur, elle avait commis l'épouvantable bêtise qui chavirait son destin.

91 ans ! S'était-il répété toute la journée. Il l'avait répété à sa femme, puis à sa mère, qui vivait avec eux. Puis à ses filles, puis à ses voisins, et à tous il soupirait, plein de commisération :

- Si c'est pas malheureux ! Toute seule, comme ça, à 91 ans ! Et si elle se cognait ?

Les jours qui suivirent, il les passa, avec la participation active de son entourage, et de tout le voisinage, à énumérer la multitude d'accidents domestiques et de drames qui risquaient d'arriver à tout moment à cette malheureuse pauvre vieille femme. La chaleur, un dérapage sur une pierre, une mauvaise chute, un caillot de sang, une fracture, un agresseur, une amnésie, une rupture d'anévrisme, une crise cardiaque, un étouffement en avalant une bouchée, une embolie pulmonaire, un mauvais coup, un mauvais geste, une fluxion, une glissade, une crise de sénilité. Comment se faisait-il que des gens qui payaient leurs impôts, travaillaient dignement, élevaient leurs enfants et entretenaient correctement leurs maisons pouvaient, égoïstement, renfermés sur leur bonheur mesquin, vivre à deux pas d'une malheureuse sans lui porter secours ? Il n'était plus possible de laisser cette situation courir. Une personne en danger avait besoin du soutien de toute la population. Des volontaires se réunirent pour évaluer la situation et concocter une solution. Bien sûr, il ne faudrait pas lui faire peur. Il était inutile d'effrayer cette dame – comment s'appelait-elle déjà ? On n'en savait rien -, d'ajouter à sa détresse en lui parlant trop vite de projets incertains. Les réunions des bonnes âmes avaient donc eu lieu dans la discrétion. On s'était mis d'accord pour entamer des démarches dans le respect scrupuleux de la dignité de cette dame, de ne faire que ce qui était absolument nécessaire pour son bien-être.

C'est ainsi que la veille, elle avait reçu une visite des services sociaux du département. Une rapide visite de la maison (la salle de bains n'était pas séparée par une cloison ; l'évier de la cuisine était trop haut pour une femme de cet âge) et du jardinet qui l'entourait (un escalier aux pierres déboîtées faisait craindre une chute mortelle), quelques questions posées par le médecin et l'assistant social (sa dernière visite médicale remontait à plus de six ans, elle n'avait ni enfant, ni neveu ou nièce pour la visiter), menèrent à la conclusion éminemment responsable qu'une maison de retraite était indispensable.

Souriants, charmants, presque tendres, et toujours soucieux, à chaque parole prononcée, de respecter sa dignité et son intimité, ils avaient annoncé une nouvelle visite pour le lendemain, à fin de l'emmener visiter la maison dans laquelle elle serait désormais heureuse, au Centre de gérontologie et de bien-être des aînés, dans la banlieue de la ville de La Roche Sur Yon.

Alexia Bellétoile était restée longtemps debout, à la porte de sa maison, la bouche entrouverte, les yeux perdus dans le vide.

Et puis elle était rentrée dans sa maisonnette et s'était préparé un dîner, comme d'habitude. La deuxième bouteille de vin de l'année, celle que le caviste lui avait offert le mois précédent, dormait sous l'évier. Elle l'ouvrit. Cela lui ferait du bien de boire, ce soir. Après ce bon dîner et quelques verres, elle était sortie dans on jardinet pour regarder les étoiles, assise sur la haute marche de l'escalier en pierre que les services avaient critiqué. Elle repéra la grande ourse et la petite ourse, et l'étoile de Vénus. C'était si pur.

Vénus... C'était ainsi que l'avait appelée, un soir, Babakar Mamboussoniongo, lors de leur furtive amourette. Voyons... Quelle année ? C'était en 1950. L'homme d'état africain lui avait fait envoyer un bouquet mélangé de fleurs et de diamants, dans sa loge. Elle l'avait rejoint, le soir, dans un des plus beaux hôtels de Moscou. Ils s'étaient revus en Grèce, ensuite, et puis... Plus rien. Il y avait eu le coup d'état, là-bas, et elle ne savait pas ce qu'il était devenu. Elle sourit à la nuit. Le souvenir de Babakar appelait d'autres images, d'autres visages. Elle rêva quelques temps à sa jeunesse, à son passé. La jeunesse n'est-elle pas le plus vieil été du monde ?

Soudain, elle frissonna. Le froid tombait d'un coup. Elle se releva péniblement et marcha le long de sa maison, pour apercevoir la mer. Dans les ténèbres, elle ne la reconnut au loin que par une brillance, un scintillement nocturne. Tout se confondait dans le noir.

Ce n'est que lorsqu'elle fut installée au fond de son lit, que ses larmes coulèrent, abondamment. Son souffle et sa voix formaient de petits sanglots qu'on aurait pu prendre pour des couinements d'un petit mammifère dans la nuit.

Elle pleurait de la honte qu'on lui avait fait, de la violence qu'elle ressentait. On allait la priver de tout : sa maison, ses plantes, ses promenades, ses courses, ses livres, sa si belle solitude et tout ce qu'elle aimait le plus chèrement au monde. On ne l'écouterait pas, comme on ne l'avait pas écoutée hier.

Elle allait finir sa vie dans une cage, entourée d'autres vieillards, à qui l'on donnait des médicaments en les appelant « ma vieille », « mon coco », leur parlant comme à des bébés ou à des bêtes.

Souvenir... Comme tu reviens ! Comme tu reviens quand tout s'endort. Comme tu reviens quand tout s'enfuit. Comme tu reviens, quand le malheur enfonce la porte et s'introduit comme un voleur. Souvenir d'un homme, un autre homme, le seul vraiment qui ait compté. Le seul pour qui le cœur d'Alexia vibrait encore, cinq décennies plus tard. L'homme pour qui bascula son destin. Un jour de novembre, un jour fade du mois des morts : le vent soufflait comme un fou dans les rues de la grande ville de Londres. Il soufflait tellement fort que la pluie, emportée dans ses tornades, n'arrivaient pas jusqu'au sol. Il faisait froid. Le soir, elle danserait sur la scène du Royal Opera House. L'homme l'avait appelée le matin même à son hôtel et elle avait reconnu sa voix avec chaleur. Elle lui avait donné rendez-vous ; il était venu la chercher au bas de son hôtel dans une Cadillac « Coupé de ville » grise, dans laquelle elle s'était glissée avec un délicieux frisson. Elle portait des gants blancs qu'il frôlait de temps en temps, comme s'il ne faisait pas exprès. Ce fut leur première rencontre, un délice qui n'annonçait pas les larmes qui suivirent. Mais dans la nuit, une chouette ulula trois fois. Alexia n'était pas superstitieuse, elle avait toujours méprisé tant les adeptes de l'horoscope du jour, qui ne manquaient jamais de regarder chaque matin si leur signe astrologique indiquait qu'ils rencontreraient l'amour de leur vie ou feraient face à un grand malheur avant le coucher du soleil ; elle ne croyait ni à Dieu, ni à Diable ; elle marchait sous les échelles et les échafaudages – du moins à l'époque où elle marchait encore assez pour en croiser sur son chemin -, les chats noirs ne lui faisaient pas plus peur que les chats gris ou blancs, briser du verre était un acte anodin. On ne pouvait pas dire qu'Alexia donnait dans les peurs populaires et les croyances des bonnes gens sans discernement. Elle était donc d'autant plus troublée lorsqu'un signe réel, une annonce incontestable, lui indiquait la présence d'un drame imminent. Or, cette nuit-là, alors qu'elle se remémorait sa rencontre avec l'avocat franco-espagnol José Mathurin Zamora. Le cœur déjà fragile d'Alexia Bellétoile se déchira d'un coup. Les cloches du glas emplissaient son cerveau d'une musique funèbre. Elle se releva, dans un effort suprême ; à moitié assise sur son lit, portée par un bras trop maigre, la robe de nuit blanche recroquevillée sur son corps, elle aperçut, par les fentes des persiennes, une lueur blafarde qui traversa la nuit. L'horreur l'étreignit ; ce ululement suivait l'irruption des visiteurs drapés de leur bienveillance funeste ; l'omniprésence de la sagesse animale soulignait l'accomplissement de la déréliction humaine. Bien qu'elle voulut se le cacher quelques temps, elle ne put s'empêcher de laisser remonter à sa mémoire la découverte macabre du matin même : un mulot mort à quelques pas de sa maison, près de l'escalier aux pierres déchaussées. Elle l'avait ramassé sans y prendre garde, mais maintenant que les hommes et les femmes des services sociaux étaient venus avec leur bonté menaçante et leur bonne volonté assassine, maintenant que la chouette avait sinistrement ululé trois fois, il n'était plus possible d'enfouir la réalité du danger dans les zones sourdes et brouillassées de son inconscient. Elle crut que son cœur lâchait, elle n'entendait plus sa propre respiration et dans le noir de la nuit elle ne distinguait plus les formes opaques ; un scintillement pénible aveuglait ses yeux, qui n'était pas celui du rayon de lune. La mort à tâtons se frayait un chemin jusqu'à elle.

- Tu peux venir, la mort, prononça-t-elle d'un voix que l'angoisse et l'obscurité rendaient caverneuse. Je n'ai plus peur de toi.

C'était vrai. Depuis que les gendarmes, les pompiers, le médecin et l'assistante sociale étaient venus inspecter sa maison et lui dire cette chose pénible qu'elle ne pouvait pas vivre ici, dans son antre chérie dans laquelle elle était si bien, la peur de la mort, présente tous les jours au fur et à mesure que ses membres s'ankylosaient, que son souffle se raccourcissait, que son système digestif rouillait, s'était évanouie dans la peur de la méchanceté des hommes souriants et des femmes rassurantes.

Désormais la Mort, ennemie d'hier, semblait sa seule amie. La seule qui lui pourrait permettre de vivre jusqu'au bout dans cette maison posée entre les ruelles qui menaient au bourg et les dunes qui descendaient vers la mer.

La mort ne répondit pas. Assise droite et raide sur le lit bancal à cause d'un pied cassé, Alexia l'attendit vaillamment. Les heures de la nuit s'écoulèrent ; la chouette ne ulula plus. Un moment, un bruit furtif, un renard peut-être, égaré jusqu'aux dunes comme il arrivait parfois, ou un chat errant, lui fit croire que le moment suprême était arrivé. Mais la mort était occupée ailleurs. Alexia sombra dans le sommeil sans s'en rendre compte.

L'aube trouva Alexia inconsciente, renversée au travers de son lit, la tête pendant dans le vide. La lumière pâle du jour se frayait un chemin par les rainures des volets, et dansaient sur son corps d'une grande vieillesse, si maigre qu'il ne paraissait plus irrigué. Sa bouche ouverte donnait l'impression d'un rire figé et les draps chiffonnés sculptaient une mer de soie blanche dans laquelle elle se serait noyée.

Dans la maisonnette si humble, posée à égale distance entre le parking des dunes et le bourg du Château d'Olonne, une femme très âgée ouvrait les yeux avec surprise.

- Qui suis-je ? Se demanda-t-elle, étonnée de la posture de son corps, des rêves dont elle revenait, du jour qui se levait encore. Sa propre voix lui répondit :

- Alexia Bellétoile.

- C'est vrai ? Se demanda-t-elle. Incrédule, peut-être. Pourtant, tout dans la pièce ressemblait au jour d'hier.

- Alexia Bellétoile, ancienne danseuse, précisa-t-elle.

- Ah, oui, c'est vrai.

Elle se hissa hors du lit.

La trille d'une grive résonna sur la pierre. Le soleil, hésitant, ondulait aux fenêtres. Elle ouvrit la porte, jeta un regard sur le jardin : tout bruissait tranquillement. Elle s'activa dans sa minuscule cuisine, prépara son lait chaud et ses tranches de préfou au beurre salé.

- Mmmmmmmmmmh, savoura-t-elle en avalant la première gorgée.

- Mmmmmm, répondit-elle en croquant la première bouchée.

Elle se délectait de ses instants plus que n'importe quel autre jour. Ils avaient dit qu'ils reviendraient la chercher le surlendemain au petit-déjeuner. À quelle heure viendraient-ils ? Elle ne pouvait risquer d'être emmenée ; elle partirait le soir même. Alors c'était son dernier petit-déjeuner de lait chaud et de préfou beurré.

Il n'était plus besoin de préserver sa santé, de suivre ce régime en luttant contre la gourmandise du matin, contre l'anorexie du soir : elle se laissait aller à son désir et finit tout le lait du frigidaire, tout le pain de la huche, tout le beurre de la motte.

C'était donc son dernier jour dans cette maison, où elle avait coulé trois décennies. Lorsqu'elle était arrivée, elle ressemblait encore à ce qu'elle avait été. Des gens qui l'avaient connue à vingt ans auraient pu, à travers les souvenirs, retrouver ses traits, son regard. Aujourd'hui, était-ce encore possible ? La vieillesse avait pris une telle place sur son visage que peu de chose restaient d'antan. Le regard, le sourire, la forme du nez... C'était donc son dernier jour dans la maison qui l'avait vu devenir une très vieille dame, mais où serait-elle donc le lendemain ?

Il ne fallait pas se poser cette question, puisque la réponse n'existait pas. Elle n'avait pas assez d'argent pour payer la moindre chambre d'hôtel quelque part ; d'ailleurs, la laisserait-on vaquer librement dans la ville ? La visite d'hier lui avait démontré que le monde des autres était devenu hostile. Au bourg, on l'avait dénoncé ; le voisinage, qui avait dû voir les véhicules des services sociaux se garer devant chez elle et repartir deux heures après, devait surveiller, désormais, les événements. Plus rien n'inspirait confiance ; chacun pouvait être un ennemi. Il faudrait être sur les gardes, puisqu'elle était pourchassée. Son crime ? Vivre seule à 91 ans.

Si elle ne savait pas où elle irait, elle n'en désirait pas moins laisser sa maison dans un état irréprochable. Brûler les lettres de José. Personne ne devait savoir ce que lui avait écrit l'avocat Mathurin Zamora, à l'époque où sa beauté et sa renommée lui attirait tant d'admirateurs. Personne ne devait lire ses cahiers secrets, tenus depuis si longtemps, où se consignaient ses rêves, ses douleurs, ses hontes et ses remords. Il ne faudrait pas non plus que sa bague de diamant, offerte par le prince Mourad Ibn Sahla Arzul Ibn Malik, aille renflouer les caisses de l’État. Enfin, le destin des photographies de ses parents et de sa sœur ne devaient pas dépendre du hasard. Sur la photographie noire et blanche, un visage qu'elle ne connaissait que par ce cliché lui souriait. « Ta mère absente, tu as dû grandir sans tendresse », se murmura-t-elle à elle-même ; depuis qu'elle avait dépassé l'âge que sa mère avait atteint - trente-trois ans -, elle se sentait encore plus orpheline.

La journée fut active. Elle s'occupa d'abord de son jardin, auquel elle procura ses derniers soins. Elle sema quelques graines en espérant que le vent et la terre poursuivent son travail et fasse naître le produit de ces semailles. À six heures du soir, tout était prêt : tout était impeccablement rangé, nettoyé, plié ; ses lettres et son journal flambaient dans la cheminée ; les photographies de ses parents et de sa sœur étaient enfermées dans de petits flacons fermés de façon étanche ; quand au diamant du prince, il était à nouveau à son doigt, pour la première fois depuis plusieurs décennies. Elle attendit que se consument entièrement l'histoire de son amour et de sa vie. Elle ne versait aucune larme, mais contemplait le feu qui détruisait ses souvenirs. Une mémoire se transformait en cendres, une histoire disparaissait de la surface de la terre. Elle assistait à sa propre mort, debout devant les flammes.

Lorsque le feu fut éteint, tout était fini. Il ne restait d'elle qu'une maisonnette bien rangé, un jardin soigné, quelques ustensiles de vaisselles et de beaux meubles anciens. Elle salua tout cela d'un dernier regard et, théâtralement, se frappa le poing contre la poitrine. Puis, la bague en diamant à son annulaire, la main baguée dans la poche de sa robe, la bouteille où elle avait emprisonné les photographies aimées au bout de son autre bras, elle descendit la rue déserte qui menait au parking, au parking qui surplombait la plage.

Un léger vent faisait frissonner l'air ; le soleil trônait au-dessus de l'océan. Un chat à moitié sauvage regarda Alexia Bellétoile avec méfiance, au moment où ils se croisèrent. Lorsqu'elle arriva au parking, Alexia fut subjuguée par la beauté du paysage marin ; les vagues s'écrasaient avec fracas et majesté sur les falaises et les rochers qui ne bronchaient pas. Un homme, une femme et un chien, contemplaient tous les trois l'horizon. Ils ne virent pas la vieille dame, ou ne s'intéressèrent pas à elle. Elle vint se poser au bord de la falaise. Elle offrit les flacons contenant les photographies au vide, à la mer tout en bas.

Sur le parking qui surplombait l'océan, deux voitures attendaient des gens qui n'arrivaient pas. De l'une d'elle, sortait une musique qu'elle entendait à peine. Alexia s'approcha pour mieux entendre la mélodie. En réduisant la distance, la curiosité intriguée fit place au coup au cœur. La radio de la voiture vide diffusait Aranjuez, le concerto pour guitare de Rodrigo.

Aranjuez, mon amour. C'est ta musique qui m'offrit la plus grande gloire. C'est pour ce concerto qu'elle avait créé la danse qui l'avait propulsée aux sommets ; c'est pour pouvoir continuer à le danser en dépit de l'âge qui montait qu'elle avait tordu son corps au point de le briser, de forcer les médecins à lui prescrire une retraite anticipée. Mais ce n'était pas exactement la musique sur laquelle elle dansait. Il n'y avait plus de guitare. La trompette de Miles Davis l'avait remplacée. Le vent soufflait ; la mer chahutait. Son corps de 91 ans tremblait comme une feuille et les notes de Rodrigo crispaient sa bouche en un sanglot. Des larmes coulaient le long des rides sinueuses. Alexia Bellétoile aux mains tremblantes leva sa main, regarda à son doigt la bague du prince Mourad Ibn Sahla Arzul Ibn Malik. Et ses hanches se délivrèrent de la vieillesse qui les gardait rouillées depuis si longtemps. Elle savait désormais qu'il n'y avait plus rien à perdre. Il n'y avait plus qu'à danser à nouveau, comme avant. Elle esquissa les pas de danse.

Lorsque l'homme et son fils de huit ans revinrent, leurs planches de surf sous le bras, elle ne les entendit pas. Même s'il commençait à pleuvoir, c'était le plus vieil été du monde et la danse d'Aranjuez s'imposait à son corps. Thomas silencieusement ouvrit la portière de sa voiture et monta le son de la musique. Près de lui, son fils chéri, qu'il n'avait le droit de voir qu'un weekend tous les quinze jours et qui lui demandait, à chaque retrouvaille : « maman dit que tu ne m'aimes pas, » regardait, éberlué, une dame si vieille danser face à l'océan. Le son monté à fond décupla les mouvements d'Alexia Bellétoile. Elle savait que tout au fond, assis dans le coucher du soleil, son grand amour, José Mathurin Zamora, la contemplait avec admiration. Elle dansa le long de l'adagio ; Thomas donnait la main à Maxence. Ils tremblaient tous les deux dans le froid. Ils savaient qu'ils n'oublieraient jamais cette danse du soleil. Aranjuez, mon amour, c'est toi qui m'as donné la gloire éclatante, l'amour d'un grand homme ; c'est toi qui me donnes la mort magnifique dans laquelle j'entre avec mon corps déployé. Quand la musique se termina, l'homme et le petit garçon regardèrent quelques temps la femme qui s'était recroquevillée dans un dernier accord étincelant. Elle ne se relevait pas.

Quelques minutes plus tard, Thomas debout près de la morte téléphonait à la police. Il expliquait à quel point elle était vieille, et comme elle dansait dans les rayons du soleil couchant, sur le parking de la falaise. Quand Maxence comprit que les flics allaient venir, il retourna à la voiture, remettre la musique d'Aranjuez avant qu'on l'emporte. Pour qu'elle l'entende une dernière fois.

Edith de CL

 

vendredi, 06 décembre 2013

L'université de Poitiers rencontre Sara

Le site de Sara se visite par là-bas...

Sara sur Facebook

Et sur le pouvoir de l'art visuel, regardez le film de René Laloux d'après la nouvelle de Yourcenar : Comment Wang Fo fut sauvé.