Extase (mardi, 14 janvier 2014)

 

En passant dans ces quartiers branchés, le boulevard de Sébastopol, Beaubourg, la rue Saint-Martin, la rue Rambuteau, nous songions aux vies des gens à la mode, qui s'écoulent dans la vitesse et le scintillement du temps et des événements, nous nous disions que déjà ceux qui hier buvaient des cafés les cheveux en bataille aux lendemains de vernissages trop arrosés dans des bars transformés en backrooms à partir du milieu de la nuit, déjà ceux là sont partis, sont morts, ce sont d'autres qui les remplacent, tout aussi excités, tout aussi hâtifs de toucher à tout, tout aussi prisonniers du va-et-vient de l'actualité parisienne, tout aussi attachés à suivre le fil incessant de « l’événement ». A eux non plus il ne manque aucune classe au regard de ce qui est admirable à Paris, à eux ne manque aucune coquetterie, aucun laisser aller surtout quand celui-ci devient coquetterie, ils ne passent pas à côté du tourbillon parisien, mais peut-être passent-ils à côté de leur vie. Peut-être, peut-être pas. Car la vie trépidante a ses charmes, pourquoi serait-elle inférieure aux vies moins branchées ? Mais toi, disais-tu, tu ne sais pas où être. Tu n'as pas assez de santé pour demeurer éveillée tard dans la nuit, pas assez de folie pour te droguer aux amphitamines, pas assez d'opiniâtreté pour imposer ta présence, sans cesse, en haut lieu, pas assez de courage pour baiser avec n'importe qui – tu aurais peur de te détruire, d'avoir honte de toi au petit matin en trouvant un inconnu désagréable dans ton lit, du pituite au fond de ton bol, et de voir par la fenêtre (dans le meilleur des cas, dans l'élégant et rarissime cas où tu aurais fenêtre sur ville!) la rue qui s'éveille, les gens qui commencent leur journée, tandis qu'au fond de ton ventre macèrent les substances ingurgitées la veille. Oui, malgré un certain romantisme de la vie branchée, tu te sentirais détruite. Dépossédée de la partie de toi que tu préfères, celle des enfances naïves et sages jusque dans leurs bêtises.

Mais ce soir - pourquoi dis-je tout cela ? Mais ce soir - cela n'a pas d'importance. Une étrange mélopée résonne à l'arrière de mon crâne, qu'entends-tu, moi-même, ma sœur ?

Mais ce soir, le tourbillon du monde frappe à la porte de ton âme.

 

Ce soir, c'est la dernière nuit dans cet appartement où j'ai bu le lait maternel, où mon père m'endormait en chantant. Inutile de passer sur le côté obscur d'une vie familiale détraquée de la fin de siècle. C'est ma dernière nuit et je savoure cette mort en attendant demain l'aurore et la renaissance. Forcément, nous avions un loyer plutôt faible au regard des pratiques du quartier, en raison des presque quatre décennies passées ici ; aussi l'héritière de notre appartement s'est-elle immédiatement résolue à se débarrasser de celui-là par la vente, celui-là et pas un autre, même vide. Cette dame connue depuis toujours m'offre par son calcul l'occasion de vivre une si belle nuit. Aucun des sentiments que j'éprouve ce soir ne ressemble à un autre déjà vécu. Tout est neuf, comme l'apocalypse et en même temps tout est si calme... Peu de bruit alentour. Kaspar, le chat du voisin, est venu pointer son roux museau tout à l'heure, mais la nuit domine désormais. Le silence enveloppe mon extase. Si vivre, c'est éprouver intensément, je vis en cet instant plus qu'à nul autre instant. Vide, ce lieu d'habitude si chargé n'est plus qu'un tombeau et j'ai peur : se refermera-t-il sur moi ? Les cheminées paraissent mortes, l'évier si parisien, si ancien, vieux des années 1950, vit probablement ses derniers moments : quel nouvel arrivant pourrait faire autre chose que de raser la cuisine pour en créer une moderne, hygiénique et pratique ?

Tout est cémetérial. L'appartement hier rouge, chaud, palpitant, chatoyant, vibrant, s'est mué en pyramide. Au bout du dédale de couloir, une autre personne dort. Dort ? Insomnie, probablement. Notre morceau de château s'est fait tombeau et nul doute que des fantômes disent une messe funèbre dans l'espace vide qui servait de salle à manger et de bibliothèque. Pourtant, demain, le réveil sonnera tôt. Alléluia ! Cette nuit, ce que j'éprouve est un profond bonheur. Un bonheur inconnu auparavant. Des vibrations inconnues à mes sens me transportent d'exaltation. Sainte Thérèse d'Avila, tes extases ! Sainte Thérèse de Lisieux, tes extases ! Nuit mystique, jamais tu ne t'étais dévoilée à moi avec autant de captation. J'en tressaille. Je voudrais que ces heures durent mille ans, qu'elles ne s'arrêtent jamais. Je voudrais boire encore à cette Nuit finale ! Me sera-t-il donné, dans le temps indéfini qui me reste à vivre, de connaître à nouveau ce niveau de bonheur ? Comme je chante en mon âme. Comme mon corps prie. Comme le silence est oppressant et comme sa marque m'atteint et stimule toutes les parties qu'il écrase sans pitié. Comme la nuit est noire là où elle est noire, comme les lueurs affaiblies des lumières de la ville orange forment des dessins aux desseins émouvants. Plus rien ne compte que nos noces, Ô ma dernière Nuit. Plus rien ne compte que nos noces.

 

Comment vivrai-je l'aube ? Comment se remettre d'un tel bonheur ? Extase, je t'appelais hystérie quand je ne t'avais pas encore vécu. Désormais, aucun miracle, aucune folie, aucune passion ne me paraîtra plus bizarre car je sais que l'extase EST.

 

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