lundi, 20 janvier 2014
Ignis Fatuus
à Jean Bouchenoire
Qu'écrire ? L'inspiration qui nous jette devant un clavier n'est pas toujours là. Pondre de longs articles documentés, argumentés, exige une grande concentration : assez de calme et de patience pour se documenter, pour travailler sans cesse la formulation afin qu'elle se rapproche de l'exactitude.
Parmi les éléments essentiels dans l'écriture d'un billet de blog, d'un roman, d'un article de réflexion, prédominent, d'abord la beauté, parce que l'esthétique est un des fondements de l'éthique, et puis l'intemporalité, qui permet au texte de conserver son pouvoir d'attraction et d'inspiration, des décennies et même des siècles après avoir été écrit.
Démunie face à ces exigences inaccessibles, je t'ai conjuré de me donner des conseils. Tu me l'as d'abord cruellement refusé, au motif que rien ne saurait s'apprendre qui ne monte pas du tréfonds de notre être. Et puis, grâce à mes insistances, tu m'as confié certaines choses. Pour toi, la beauté d'une phrase éclate lorsqu'au lieu d'être purement fonctionnelle - informative -, elle marie la forme et le fond de façon harmonieuse et inventive. Quant à l'inscription de la phrase dans le temps, tu crois pouvoir l'obtenir en élevant ton style au-dessus des modes de langage, au-dessus des pensées à la mode. Tu dis que tu te dépouilles des détails inhérents à l'époque qui abrite ta vie, pour toucher aux aspects universels du sujet. Tu renonces aux ellipses, même élégantes, dès lors que tu n'es pas certain que l'homme de demain comprendra le contexte auquel tu allusionnes. Un texte bardé de références à des choses de l'éphémère présent, ne pourra garder la même force aux yeux des générations de l'avenir, forcément incapables deviner ce que cachent ces évocations. Même les exégètes les plus motivés devront fouiller le passé avec l'opiniâtreté d'une taupe, pour recomposer le contexte dans lequel fut écrit le texte, tandis que le grand nombre des lecteurs qui ne cherchent qu'à goûter une œuvre ou se distraire laissera tomber.
Je t'ai posé deux questions auxquelles tu n'as pas répondu.
Tout a-t-il déjà été écrit ? Relire les Anciens, se rendre compte qu'ils avaient tout pensé, malgré l'ignorance dans laquelle ils étaient de l'évolution du monde après leur disparition, donne un vertige affreux. Qu'écrire, après Homère, Aristote, Thucydide, Épictète, les évangélistes, Sénèque, Sophocle et Virgile ? Qu'écrire qui puisse prendre sa place dans la civilisation écrite universelle, et comment l'écrire ? Autrement dit, l'écriture a-t-elle un avenir ou nous a-t-elle déjà offert tous ses joyaux ?
Comment faire pour se connecter à une source d'inspiration inépuisable ? L'expérience de la lecture amène à trouver que l'élaboration d'un texte puissant, à un moment de la vie d'un écrivain, ne garantit nullement à l'auteur la capacité d'atteindre une nouvelle fois ce niveau de beauté, de pertinence qui rend l’œuvre évidente et universelle.
Voilà à quoi je songe très loin de toi, maintenant que j'ai déménagé, que je vis loin de ta ville et que nous ne discuterons plus le soir au croisement de la rue du Château et du passage des Trois Alouettes, dans ton coin d'Île-de-France encore inviolé où les ruisseaux de boue longent les vieilles fermes.
Et songeant à ceci, j'entends la musique qu'écoute une personne de l'immeuble, de ce nouvel immeuble où j'habite, au bord de l'océan - et je reconnais la Lamentation de la nymphe de Monteverdi. Sublime duo amoureux qui m'émeut et m'invite à prier les muses. Vous qui faites et défaites les esprits créateurs, accordez-moi quelques parcelles de ce feu follet qui frappe sans prévenir l'esprit accablé le long d'un cimetière, au bord d'un marais, et lui donne la force de croire qu'il a quelque chose à nous dire.
Mais toi qui n'as pas répondu à toutes mes questions, tu m'as offert la connaissance d'un poète entre-deux-eaux : Oscar-Venceslas de Lubicz-Milosz :
Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.
Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.
Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.
Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
-Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?
-Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.
Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
-Ah ! Les morts, y compris ceux de Lofoten -
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi.
OV de Lubicz-Milosz
(à l'époque où nous devisions si souvent le jeudi soir, AlmaSoror avait mentionné déjà l'étrange Franco-Lituanien).
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