mercredi, 22 mai 2013
Adieu ma concubine
Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion
Saint Augustin
Par V.A.
Et si l'indicible était inexprimable ? En fait j'ai peur de te faire peur avec mes mots. Quelquefois mon langage s'emballe comme un cheval fou, qui n'en peut plus d'être bridé et voudrait enfin courir comme il le sent, n'est-il pas né pour cela ?
Il faut pourtant que tu saches, que tu comprennes ce léger tremblement de la paupière qui parfois t'étonne, entre deux portes.
Tu sauras – et peut-être, tu t'en iras en courant.
J'ai l'impression d'avoir été, comme tant d'enfants, conscients ou inconscients, programmée par des êtres morbides pour une vie dont mon âme ne voulait pas. Comme tant d'enfants, souffrants et désolés, scandalisés au sens où il est dit dans l'évangile de Saint Matthieu, « Mais si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en Moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendit à son cou une de ces meules qu'un âne tourne, et qu'on le plongeât au fond de la mer ».
Alors, grandie dans la souillure et la laideur, comment reprendre ma liberté ? En changeant le Mal par le mal. Satan m'offrait la Dépravation dorée ; je me détournais de lui et choisissais la dépression marronnasse. Le Diable me proposait des tombereaux d'espèces sonnantes et trébuchantes ; je me détournais de lui et plongeait dans l'indigence. Lucifer m'attirait vers les hautes sphères du pouvoir ; je me détournais de lui et sombrais dans les zones dénuées de puissance et de liberté. Belzébuth me tendait les diplômes qui m'ouvraient les trônes où des domestiques servent ; je m'en allais les poings dans mes poches crevées.
Sur cette route sans joie du détournement majeur de mon détournement de mineur, je m'arrachais lentement aux susurrements des Crimes et des Dominations.
Un risque me guettait pourtant : celui de vêtir l'habit mesquin, râpeux, grisâtre de l'amertume.
Abstinence, abstention, voie étroite, jeûne, ce carême illimité auquel je me soumettais défaisait les fils avec lesquels des êtres malfaisants m'avaient attachée et qui m'auraient entraînée au fond des bouges, là où les adultes se défont de toute leur dignité pour sombrer dans l'horreur crue des passions sordides. Je me débarrassais des scories et des leurres, des troubles et des distorsions qui m'auraient perdue, qui m'auraient emportée jusqu'au crime un soir de beuverie, jusqu'à l'humiliation volontaire un soir d'ennui ou jusqu'au suicide un soir de conscience. Je me délivrais du mal.
Mais j'endossais la bure aride du pénitent. Je remplaçais la tentation par l'aigreur.
Je buvais du vinaigre pour ne pas tremper mes lèvres au nectar sensuel de la perdition. Dans ce combat contre l'ange du vice, je gagnais la vertu, mais je perdais mon cœur.
Je me disais : « on m'a arraché l'innocence et je suis perdue à jamais pour la découverte charmante et fraîche des arbres autorisés. Même les fruits permis se détournent de moi, parce que j'ai perdu le goût de tous les jus en m'éloignant du Serpent ».
Amertume, tu me recouvrais comme une vague. Mes lèvres, nées jolies comme celles des petites filles naïves, avaient failli connaître la moue mouillée des luxures. Elles se serraient maintenant comme de petits fils secs qui ne veulent ni sourire ni partager. Oui, mes lèvres s'asséchaient pour ne plus jamais désirer des bouches.
Car la bouche attire la langue ; puis la langue éveille les feux des enfers du cerveau ; et le cerveau allume les ventres insatiables.
Voilà : je n'ai jamais été attachée dans la salle arrière d'une luxueuse boite de nuit, au milieu d'êtres funestes et sans intelligence. Cela m'a coûté très cher : des bouteilles d'amertume, des années de dépression, des échecs choisis au dernier moment, juste avant d'approcher la réussite. Des pans de vie à l'ombre des plénitudes, à cause d'un ver qu'on m'avait mis. Pour se sauver, il faut parfois accepter de mourir à tout ce qu'il y a d'attirant dans le monde.
Mais après ? Tant que l'on vit, le salut n'est jamais acquis ; l'amertume, si fade, si vide, si pète-sec, comporte ses pentes douces qui raidissent et ne se remontent plus. Alors il a fallu éclore à nouveau. Comme un enfant s'éveille au monde sous les mains protectrices d'êtres emplis de bienveillance, il a fallu accepter de renaître et accueillir les gestes de l'échange sans serrer les dents. Il a fallu plonger dans les fontaines aux eaux trop froides et recevoir les coups involontaires des nageurs sympathiques. Il a fallu rire et partager, sans trop juger, sans trop penser. Il a fallu surtout briser le cercle de loyauté. Trahir encore, trahir celle qui s'était trop protégée. Il a fallu trahir cette héroïne traquée qui s'était sauvée.
Toi, toi qui a jeûné, qui t'es abstenue, qui a creusé de tes doigts la voie étroite dans la pierraille, qui a prié et lutté dans les ténèbres sans saveur et sans repos, je te trahis. Je laisse ta dépouille sur le chemin marron des forçats solitaires pour rejoindre la route de lumière. Je te demande pardon, je te dis merci et je t'abandonne pour toujours.
Venexiana
Venexiana sur AlmaSoror :
J'entendais ta guitare pleurer
La saga des voix lactées - 40 ans d'art européen
Et pour elle, une dédicace
Venexiana dans VillaBar
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Dunkerque, des années après
Moi, je me souviens de Manuel à Ostende et de longues marches sur les plages du Nord, mais c'est de Dunkerque que Laure m'a envoyé deux photos cette semaine.
Elles parlent d'une autre marche, d'une autre personne de ma jeunesse, sur une autre plage du Nord.
Comme le temps passe et comme la désespérance est fascinante, qui nous prend aux veilles des anniversaires. Les visages partis ou quittés se dressent face à vous au détour d'une impasse d'Insomniapolis.
Des visages du lycée Buffon, perdus dans la décennie de la vingtaine ; des projets morts un soir d'hiver où tout était trop lourd. Des voix aimées qui tintent parfois dans le vacarme quotidien d'un trajet de métro ; des mains qu'on avait senti contre nos hanches. Et le vent ?
Le vent du Nord souffle toujours plus tristement sur les joies passagères, mais il offre, avec la tristesse, la mélancolie qui la pare d'une teinte miraculeuse.
Edith
Lire, sur AlmaSoror, Une jeunesse dunkerquoise
(photos Laure Tesson)
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dimanche, 19 mai 2013
Sur la musique de film : Maurice Jaubert
Citons aujourd'hui un compositeur de musique de films (14 juillet ; Le jour se lève ; Zéro de conduite) et de théâtre (La chanson de Tessa)
« Rappelons les musiciens à un peu plus d’humilité. Nous ne venons pas au cinéma pour entendre de la musique. Nous demandons à celle-ci d’approfondir en nous une impression visuelle. Nous ne lui demandons pas de nous expliquer les images, mais de leur rajouter une résonance de nature spécifiquement dissemblable. Nous ne lui demandons pas d’être expressive et d’ajouter son sentiment à celui des personnages ou du réalisateur, mais d’être décorative et de joindre sa propre arabesque à celle que nous propose l’écran. Qu’elle se débarrasse enfin de tous ses éléments subjectifs, qu’elle nous rende enfin physiquement sensible le rythme interne de l’image sans pour cela s’efforcer d’en traduire le contenu sentimental, dramatique ou poétique. C’est pourquoi je pense qu’il est essentiel pour la musique de film de se créer un style qui lui soit propre. Si elle se contente d’apporter à l’écran un souci traditionnel de composition ou d’expression, au lieu de pénétrer comme associée dans le monde des images, elle créera à l’écart un monde distinct du son, obéissant à ses lois propres (…). Libérée de toutes ces contingences académiques (développement symphonique, effets orchestraux…), la musique, grâce au film, nous révèlera un nouvel aspect d’elle-même. Elle a encore à explorer tout le domaine qui s’étend entre ses frontières et celles du son naturel. Elle redonnerait leur dignité, à travers les images de l’écran, aux formules les plus usées, en les présentant dans une lumière nouvelle : trois notes d’accordéon, si elles correspondent à ce que demande une image particulière, seront toujours plus émouvantes, en l’occurrence, que la musique du Vendredi Saint de Parsifal… »
Maurice Jaubert, en 1936
Après sa mort, au front, en 1940, Prévert & Clair décorent Jaubert de leurs compliments :
« A l’époque où le cinéma jouissait encore du splendide privilège d’être totalement méprisé de l’élite, Maurice Jaubert écrivait déjà, exprès pour le cinéma, une musique tendre et heureuse, triste et gaie, simple et belle, une véritable musique populaire. Populaire, c’est-à-dire une musique pour tout le monde, une musique pour tous ceux qui aiment la musique ».
Jacques Prévert
« Il avait compris que le cinéma pouvait ouvrir un champ nouveau à l’art du compositeur. Quel que fût son amour de la musique pure, s’il travaillait à un film, il s’y donnait sans réserve et acceptait de subordonner son inspiration personnelle à l’œuvre collective sur laquelle il se penchait avec l’enthousiasme d’un créateur et le soin d’un artisan. »
René Clair
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samedi, 18 mai 2013
Québec
Je me souviens du Labrador
De Trois Rivières et Montréal
De Vancouver et du décor
De ton paysage natal
Des marches froides dans la neige
Des marches chaudes dans le vent
De ta guitare et ses arpèges
Des chiens qui gambadent au-devant
Ceux qui sont nés à Natashquan
Ont à l'âme une plaie béante
Et quittent un jour leurs beaux enfants
Pour suivre l'ombre qui les hante
C'est ce qu'on nous disait le soir
Pour qu'on dorme après la lecture
Pour qu'on abandonne l'espoir
De deviner ton aventure
Je me souviens de quelques lettres
écrites à la main dans un bar
Qu'on accrochait sur la fenêtre
Et qui berçaient nos grands cafards
Le silence vint peu à peu
Couvrir de honte nos jeunesses
Nous n'avions pas su de tes yeux
Obtenir un jet de tendresse
Ceux qui sont nés à Natashquan
Ont au cœur une flamme rouge
Qu'aucun amour de leurs enfants
N'empêche de hanter les bouges
C'est ce qu'on a compris à l'aube
De l'âge adulte et quelque fois
Je crois voir flotter dans des aubes
Deux communiants qui pensent à toi
Ils attendent près de l'église
Que la prière qu'ils ont faite
S'exauce dans la joie exquise
Et de voir surgir ta silhouette
Un père au fond je ne sais pas
Si tu savais que tu étais
Père, pleuré aux jours de froid
Père pleuré les nuits d'été
Un père attendu tous les ans
Un père haï de temps en temps
Tu t'en fichais éperdument
Héros natif de Natashquan
Paroles Edith Morning (sur une musique de Valentine Kawaï)
AlmaSoror conseille d'aller écouter la chanson Labrador par ici...
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La ballade des enfants de la nuit
Voici la scène V de l'acte I, celle de la fameuse ballade des enfants de la nuit, de l'opéra de Daniel-Esprit Auber Les Diamants de la couronne, sur un livret saisissant du cher Eugène Scribe et de Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges.
Vous admirerez La crédibilité des personnages, vous succomberez à la délicatesse de l'intrigue, vous serez pénétré par la vérité profonde de la manière dont est dépeint le coeur humain, et saisi de l'extrême modernité du thème et du style.
Et la prochaine fois que vous prendrez le RER à Auber ou que vous arpenterez la rue Scribe, vous chantonnerez : Pan pan pan pan ! Tin tin tin tin ! Une chef de brigands qui veut du chocolat !
(On peut écouter cette ballade et lire l'article percutant de David Le Marrec sur Carnets sur sol. C'est amusant d'écouter en lisant le texte ci-dessous...)
Acte I - Scène V
Catarina, Don Henrique, Muñoz, Barbarigo, tous les faux-monnayeurs, sortant du souterrain à droite.
Les faux monnayeurs
Amis, dans ce manoir
Noir,
Narguant les Alguazils
Vils ;
Et jamais fatigués,
Gais ;
Frappons, d'un même effort
Fort !
Pan ! pan ! pan ! pan !
Oui, notre bras, et sans crainte et sans terme,
S'il faut frapper ou boire, est toujours ferme !
(On a dressé autour du souterrain des tables, où ils sont tous assis ; ils boivent et trinquent).
Catarina, les regardant
J'aime leurs cris joyeux, ce bruit et cet éclat !
Rebolledo s'approchant d'elle avec respect
La Señora veut-elle à cette table
Qu'on lui serve son chocolat ?
Catarina
Pas maintenant ; plus tard !
Don Henrique, riant, à part
C'est admirable !
Une chef de bandit qui prend du chocolat !...
Les faux monnayeurs
La nuit, et dans l'ombre,
Toujours travaillant,
Sous la voûte sombre,
Nous allons frappant :
Pan pan pan pan pan !
Pour moi, je préfère
Au bruit des marteaux
Le doux choc du verre,
Signal du repos !
Mugnoz, à table, buvant et élevant la voix
Je demande, en l'honneur d'un retour qui m'enchante,
Que la Catarina nous chante
Notre air...
Catarina
Lequel ?
Mugnoz
Celui des Enfants de la nuit !
Tous
C'est dit !
Catarina
Ronde
Premier couplet
Le beau Pédrille, amoureux, pauvre et tendre,
Dans la forêt, un soir, allait se pendre !
Sans fortune ici-bas,
Il cherchait le trépas.
Quand il croit tout à coup entendre sous ses pas...
Les faux monnayeurs, à voix basse
Voici, minuit, voici minuit !
Dans l'ombre de la nuit,
Travaillons, frère !
L'or qui brille et qui luit,
Seul, nous éclaire.
Catarina
Brave, et sans être ému,
Pédrille s'élance...
Téméraire, où vas-tu ?...
Sous la voûte immense,
Franchis avec crainte
Cette sombre enceinte,
C'est là le terrible réduit
Des enfants de la nuit.
Deuxième couplet
Que fit Pédrille et quel fut le mystère
Qui le retint dans le sein de la terre ?
Chacun l'ignore, hélas !
Mais il ne mourut pas !
Et le soir, on l'entend qui chante aussi tout bas :
Les faux monnayeurs
Voici minuit !
Dans l'ombre de la nuit,
Travaillons, frère !
L'or qui brille et qui luit,
Seul, nous éclaire.
Catarina
Mais dès le lendemain,
Ô surprise extrême !
De sa maîtresse,
Riche, il obtint la main.
Et discret et sage,
Dans son doux ménage,
À chaque instant, son coeur bénit
Les enfants de la nuit !
Tous
Brava ! Brava !
La Catarina !...
Barbarigo apporte une petite cassette, qu'il pose sur la table. Rebolledo tire de sa poche la clef qu'il présente à Catarina, qui la prend, ouvre la cassette, et examine avec attention ce qu'elle contient.
Don Henrique, les observant
Eh quoi ! Le même lien rassemble
Ces traits si doux, ces coeurs de fer !
D'honneur, on croirait voir ensemble
Et le paradis et l'enfer !...
Rebolledo, à Catarina, qui examine ce que contient la cassette.
Êtes-vous satisfaite ?
Catarina
C'est bien, très bien !
À Rebolledo
D'une telle conquête,
À toi l'honneur !
Don Henrique, qui jette un regard sur la cassette, à part.
Oh ! les beaux diamants !
Quel immense trésor ! D'où vient-il ? Je comprends !
Volé par ces bandits que sa voix encourage.
Ah ! Quelle horreur !
(Regardant Catarina)
Ah ! Quel dommage !
Les faux monnayeurs, à table, et trinquant.
La nuit et dans l'ombre,
Toujours travaillant
Sous la voûte sombre,
Nous allons frappant :
Pan pan pan pan pan !
Pour moi, je préfère
Au bruit des marteaux
Le doux choc du verre,
Signal du repos !
Tin tin tin tin tin !
Repos et bon vin,
Voilà notre refrain !
Rebolledo, passant au milieu du théâtre
Ecoutez, maintenant, écoutez, mes amis !
De la Catarina, voici l'avis suprême :
Les ordres sont donnés... vous êtes poursuivis ;
Dans quelques jours... Demain, peut-être aujourd'hui même,
Ces lieux seront cernés par de nombreux soldats.
Il faut mettre à l'abri vos trésors et vos têtes,
Chercher un autre ciel et de lointains climats
Où vous puissiez, en paix, couler des jours honnêtes ;
Pour cela, compagnons, il faut fuir !
Mugnoz
Mais comment ?
Rebolledo, montrant Catarina
Préparé par ses soins, un vaisseau vous attend.
Tous
Viva Catarina ! ...
Barbarigo
Mais jusqu'à la frontière,
Et pour gagner le port, comment pourrons-nous faire ?
Rebolledo
Ne craignez rien pour nous, nos trésors et nos gens,
Le ministre nous donne un sauf-conduit.
Don Henrique
J'entends !
C'est le mien !
Catarina, le leur donnant
Le voilà !
Tous
Viva Catarina !
Rebolledo
Et de peur d'accidents, partons, à tout hasard,
Dès aujourd'hui... Disposez le départ !
Tous
Préparons-nous pour le départ !
Allons, allons !
Don Henrique, à part
Ah ! C'est grand dommage !
Quoi ! pour des brigands
Ce joli visage,
Ces accents charmants !
Pour moi, je préfère
Aux traits les plus beaux
Son allure fière,
Son air de héros !
Les faux monnayeurs
Pour nous, plus d'ouvrage :
Que d'heureux instants !
Quand, après l'orage,
Brille le beau temps,
Gaiement, je préfère
Au bruit des marteaux
Le doux choc du verre,
Plaisir et repos !
Catarina et Rebolledo
Ah, quel noble ouvrage,
Changer des brigands
En d'honnêtes gens !
Pour eux, plus d'orage,
Chacun d'eux préfère
Au bruit des marteaux,
N'avoir rien à faire
Et vivre en repos.
Tous les faux Monnayeurs sortent.
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mercredi, 15 mai 2013
Le châtiment - par Hanno Buddenbrook
«La plus grande gloire n'est pas de ne jamais tomber, mais de se relever à chaque chute».
Une horde de hérauts sauvages descendait l'avenue du rire. La ville n'était alors qu'à son ébauche. Nous n'étions alors qu'à nos commencements. Ta main n'avait qu'à peine frôlé la mienne. Je ne portais pas encore en moi le renardeau qui devint peu à peu l'homme qui te traque ; aucun cheveu gris ne teignait ma blondeur ; aucune ride ne plissait mon visage. Et nous descendions l'avenue du rire en compagnie des amis de longue date et de passage, certains que l'avenir éclaterait de joie, prescients de l'importance du jour. Il fallait refaire les lacets de nos chaussures, voler des boites de gâteaux dans les magasins délaissés. Il fallait arracher les panneaux des constructeurs et danser sur la loi inique.
Et personne ne songeait à filmer ce moment. Personne n'a pris de photographies. Aucune archive n'explique notre destin. Parmi nous, combien d'anges sont morts ? Combien de faux rebelles sont partis ?
Ton bras ne pesait pas sur mon épaule, tes yeux ne connaissaient pas ce reflet sombre. Il fallait partager l'amour et la nourriture, l'écot et le vêtement. Les guitares frottées aux tombées du soir grésillaient auprès des feux de camp, et personne n'imaginait qu'un jour, le lieu des tentes de fortune serait une école.
Nous n'avions rien à regretter, nos parents nous semblaient des ennemis. Nous n'avions rien à craindre, même la prison nous faisait hausser les épaules. Et personne ne venait nous chercher, nous menotter, nous emporter, car nous avions pour nous le nombre, la lassitude des vieux et la faiblesse des enfants. Parmi les algues et les boues, tu m'appris à connaître ton corps, à enjoliver d'un baiser le décor, à accepter les vents contraires, j'apprenais à vivre dans la tendresse.
La violence n'était point absente de nos longues embardées ; la faim et le froid nous tenaillèrent durant les deux ou trois premiers hivers. Et puis le renardeau fut conçu, oisillon que tu prenais entre tes mains ; pour lui et pour sa génération, nous déclinâmes les airs de guitare vers des modes moins majeurs. Ils grandissaient ces petits sous nos mains insouciantes, quel autre parent a craint moins que nous ? Toute confiance était naturelle, tout défiance criminelle. Il était le charme de nos aubes, la joie de nos après-midi, et pour le bercer le soir nous inventions les plus belles mélodies.
Et puis le renardeau a grandi, le poisson s'est éloigné de sa mère, l'ourson s'est confronté à son père et nous ne comprenions pas.
Quel interdit avait-il à braver, au creux de nos bras libertaires ? Quelle révolte avait-il à couver contre notre amour sagittaire ? Il est bientôt minuit, tu es caché derrière le lit. Moi, j'attends au bord de la fenêtre aux volets fermés. Les sirènes des bateaux annoncent la police du port et dans l'école d'en face la discipline claque comme un fouet. Quand des pas résonnent dans la route nocturne, de l'autre côté du garage, nos cœurs battent sourdement et nos tempes se mouillent. Que lui avons-nous donné qui l'a privé de lui-même ? Est-ce de nous avoir vu nous aimer dans les flammes de la nuit, est-ce de ne l'avoir pas empêché de jouer avec le totem des gitans du sentier des étangs ? Nous savons qu'il a un fusil, acheté dans les villes des bords d'autoroute, et qu'il reviendra, tôt ou tard, tuer son père, violer sa mère et sangloter tout seul au milieu des ruines de son enfance, jusqu'à ce que la police l'enferme ou le tue ou l'absolve et qu'il meurt à son tour, désespéré. Tu le hais, je lui ai déjà pardonné et nous le savons tous deux. Tout au bout de nos rêves de jeunesse, il y avait donc la punition qui attend ceux qui s'affranchissent des règles. Le châtiment qu'aucun salut ne rattrapera.
Hanno Buddenbrook
Traduit par Edith de CL et H. Lammermoor
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mardi, 14 mai 2013
vestiges textuels d'un lundi noyé
Souvenirs récurrents des vins d'Alsace d'hier soir, goûtés dans un bar de la rue du Jour, à l'instigation de Frédéric-Etienne, qui connaît l'organisateur de ces vinicôteries. Je suis revenue avec un pinot blanc, un Gewurtztraminer et un Riesling Kanzlerberg.
Un dîner à préparer : ce soir, nous serons huit autour de deux tables rassemblées en une. Et nous reparlerons de ces gentilshommes de fortune ?
"Nous, êtres limités à l'esprit infini, sommes uniquement nés pour la joie et la souffrance. Et on pourrait presque dire que les plus éminents s'emparent de la joie par la souffrance".
Ludwig van Beethoven
Par la souffrance et par l'étreinte fantôme, ils atteignent la joie suprême.
Assoupissement, qu'une rêverie trouble : il me reste de cette unique nuit, ta voix, ton souffle, tes reins, les gestes de tes mains. Et me reviennent, quand je plisse les yeux dans les moments d'oubli du monde, la peur en ombre sur ton visage, le scintillement des lumières sur ton corps.
Ragots dans la cour de l'immeuble, alternativement ensoleillée ou menaçant d'un orage. Nous cancanons comme les merles, avec moins de musicalité.
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Visite nocturne
Où va l’enfance quand un adolescent grandit et devient un adulte ? Quand il dit à son miroir, en le regardant dans les yeux : va-t’en, enfant, désormais je suis un adulte. Sait-on où le pauvre petit trouve refuge ?
Grâce aux licornes, qui chevauchent des millions de nuages pour venir les chercher, tous ces enfants vont vivre sur une île perdue. Gracieuses comme de petits chevaux, les licornes ont une corne sur le front ; certaines ont des ailes. Elles sont invisibles, sauf lorsqu’elles désirent qu’on les voit. Chaque fois qu’un adolescent ne veut plus de l’enfant qui est en lui, l’une d’elle chevauche des milliers de kilomètres, dans les airs, pour venir le chercher. La licorne prend l’enfant sur son dos, et pendant des jours et des nuits, elle chevauche les nuages, au-dessus des villes, des forêts et des océans, pour l’emmener sur l’île de l’enfance oubliée.
Très peu de gens connaissent l’existence de cette île d’exil. Gabrielle ignorait son existence, jusqu’au soir où on frappa à sa fenêtre alors qu’elle réfléchissait à sa table de travail.
Le travail de Gabrielle consiste à écrire, sur son ordinateur, des articles pour des journaux. Elle écrit presque tout le temps. Quand elle n’écrit pas, elle boit beaucoup d’alcool ; elle ne peut pas s’en empêcher. Avec ses vieux amis au restaurant, elle boit. Seule dans son petit appartement du dix-septième étage, elle boit. Du cognac et de l’armagnac, du vin, de la bière, et du whisky. Elle n’arrive pas à s’arrêter. De temps en temps, elle se sert un petit verre, et décide que ce sera le dernier verre d’alcool de sa vie. Une journée passe. Le soir suivant, avec un soupir, elle se ressert un petit verre en murmurant : c’est raté pour cette fois. Je n’ai pas arrêté.
Ce soir-là, elle travaillait à sa petite table de bois, en sirotant de l’armagnac, lorsqu’on frappa à sa fenêtre. Comme elle habitait au dix-septième étage d’un immeuble en béton, elle sursauta. Comment avait-on pu grimper si haut ? Apeurée, elle releva les yeux. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle vit, en suspension devant la vitre, une petite fille qui la regardait, assise sur une licorne volante.
Elle demeura quelques instants hébétée. Son regard oscillait entre les yeux de la fillette et ceux de la licorne. Elle crut qu’elle rêvait. La licorne voletait autour de la vitre, avec de très beaux mouvements d’ailes, chevauchée par l’enfant aux grands yeux. Gabrielle renonça à comprendre. Elle alla ouvrir la fenêtre.
- Je suis folle, pensa-t-elle. Je le savais déjà, d’ailleurs.
Lorsque la fenêtre fut grande ouverte, la licorne vint poser ses pattes sur le rebord. L’enfant tenait sa crinière d’une main.
- Bonjour Gabi, fit l’enfant.
- Bonjour, répondit Gabrielle.
- Hhmmmouahw, dit doucement la licorne.
- Bonjour… Lui dit Gabrielle en lui passant la main sur son museau. La licorne ferma les yeux de contentement.
« Je pensais que les licornes n’existaient pas », songeait Gabrielle en frissonnant ; elle contemplait le vide qui s’étendait au-dessous de la licorne et de sa petite cavalière. Dix-sept étages ! En bas, la ville paraissait minuscule, comme une miniature.
- Entrez, dit Gabrielle en ouvrant grand la fenêtre.
La licorne donna un coup d’aile, et bientôt elle posait délicatement ses pattes sur le carrelage de la pièce. La petite fille se laissa glisser à terre.
- Merci Licorne, dit-elle à l’étrange animal en lui pinçant la barbiche.
La licorne frotta sa tête contre l’épaule de la fillette et alla s’allonger sur le canapé. Elle prenait toute la place du canapé. Elle se blottit contre les coussins, se gratta les pattes avec sa corne, et ferma les yeux. Elle s’endormit.
- Si mes amis voyaient cela ! pensait Gabrielle. Mais elle parvint à surmonter sa stupéfaction et se dit que l’enfant devait avoir soif. Elle regarda dans sa cuisine.
- Ma pauvre enfant, je ne peux t’offrir que de l’eau. Car tu ne bois pas d’alcool, je suppose ? Non, bien sûr ! Cette petite a beau traverser la nuit à dos de licorne, elle doit boire du jus d’orange comme tous les enfants. Il n’y a que les vieilles alcooliques comme moi pour s’enfiler de l’armagnac toute la soirée…
Elle parlait tout haut, comme d’habitude, sans s’en rendre compte. La fillette l’écoutait. Elle vint se planter devant Gabrielle, et la contempla de ses grands yeux candides.
- Mais Gabi, dit la petite. Tu n’aimes pas l’alcool !
Gabrielle la considéra un instant, ne sachant que penser.
- Petite fille, comment sais-tu mon nom ? Et qui te dit que je n’aime pas l’alcool ?
- Tu ne me reconnais pas ? demanda la fillette, les larmes aux yeux. Pourquoi ne me reconnais-tu pas ? Je t’aime tant ! Tu m’as donc oubliée…
Sur les joues de la petite fille les larmes coulaient en cascade. Gabrielle, très émue, oublia l’étrangeté de la situation. Oui, bien sûr, elle connaissait cette petite fille. Mais elle ne parvenait plus à se souvenir de son nom, ni de l’endroit de leur rencontre. Elle la regardait pleurer avec une grande tristesse. Les yeux de la petite fille demeuraient grand-ouverts, dégoulinants de larmes. Soudain, Gabrielle sut qui était l’enfant. Elle faillit tomber ; elle vacilla, s’accrocha à une chaise et bégaya :
- Mais… Gabi ! Tu es Gabi ! Tu es… Tu es… L’enfant que j’étais il y a longtemps… Oh, Gabi ! Tu n’es donc pas morte ? Tu es revenue me voir ?
Elle prit la petite fille dans ses bras. Maintenant, c’était Gabrielle la grande qui sanglotait à chaudes larmes.
La petite fille lui essuyait les larmes en lui caressant les cheveux.
- Alors, tu es devenue alcoolique ? demanda-t-elle.
- Oui… Tu m’en veux ?
- Non, mais comment peux-tu boire de l’armagnac ? Je détestais l’odeur quand les grands en buvaient ! ! ! Tu manges toujours du chocolat, au moins ?
- Heu… Je… Je t’avoue que non. J’oublie d’en acheter.
- Mais enfin, j’adorais le chocolat ! Et les croissants ? Tu ne manges plus de croissants ?
- Ah, si, ça, je continue. En plus, maintenant je peux m’en acheter tous les matins avec mon argent. Tu sais que je suis journaliste ?
- Je voulais être écrivain !
- Si tu crois que c’est facile ! Et puis, quand on est journaliste, on écrit tous les jours, tu sais… Tiens, au moment où tu es arrivée, j’écrivais justement un papier sur cette stupide guerre qui commence et qui va tuer plein de gens.
- Je suis contente que tu n’aimes pas les guerres… Mais je voulais être écrivain, moi…
- Désolée Gabi. J’ai essayé… J’ai vraiment essayé…
La fillette baissa la tête. Elle avait l’air déçu et mécontent.
- Gabi, tu crois que c’est facile, la vie d’adulte ?
- …
- Je t’assure que rien n’est comme tu l’imaginais.
- Je sais… Je devine. C’est pour ça que tu bois, n’est-ce pas ?
- Peut-être…
- J’avais promis que je serais écrivain.
- Je me souviens… Je suis désolée, Gabi.
- Tu me fais rater ma promesse.
Et la petite fille cacha son visage entre ses mains pour ne pas montrer sa peine.
Gabrielle la serrait contre elle pour la consoler, mais elle sentait confusément que rien ne pouvait apaiser l’enfant qu’elle avait été.
Elle lui murmura :
- Cela fait si longtemps, si longtemps que tu n’étais plus là. Je ne t’ai jamais oublié, tu sais. Pendant toutes ces années, il n’y a pas une soirée où je n’ai pensé à toi.
La fillette releva la tête.
- C’est vrai ? Tu me le jures ?
- Je te le jure, répondit Gabrielle.
- Alors, écris-moi une histoire. Je veux que tu sois écrivain ; je l’avais promis.
- C’est vrai, tu l’avais promis.
- Tu dois tenir mes promesses. Si tu m’aimes.
- J’écrirai, Gabi, c’est sûr. Tu peux me croire.
Le visage de la fillette s’éclaira d’un sourire. La femme et la petite fille avaient presque le même sourire. Mais celui de la femme était plus doux, et celui de la fillette plus triste.
- Tu m’en veux ? murmura Gabrielle. Dis, Gabi, tu m’en veux ? De n’avoir pas écrit…
La fillette secoua la tête pour montrer qu’elle ne lui reprochait plus rien
- Tu vas le faire maintenant. Je suis contente d’être venue.
Gabrielle se sentit soulagée. La toute petite fille qu’elle avait été il y a bien longtemps, et dont elle ne se souvenait plus très bien, elle venait de la retrouver et de lui faire une promesse.
Maintenant, Gabi, l’enfant, se faufilait hors des bras de Gabrielle.
- Fais-moi visiter ta maison.
- D’accord, dit Gabrielle.
La licorne dormait toujours sur le canapé. Gabrielle prit la main de la petite fille dans la sienne. Elle lui montra sa chambre.
- Oh, c’est drôle ! dit l’enfant dans un éclat de rire. Elle est aussi en désordre que la mienne !
- Et oui, dit Gabrielle. Je ne range pas mieux que toi.
Elles riaient toutes les deux. L’enfant voulut voir la salle de bains, qu’elle trouva très jolie, avec son carrelage bleu et blanc.
- Je suis contente que tu aies une maison comme ça. J’en rêvais.
Gabrielle fut très heureuse de ce compliment. Elle avait eu peur que la fillette lui reproche sa façon d’arranger son appartement.
- Veux-tu dîner avec moi ce soir ? Je cuisine très mal, mais…
- Gabi, voyons ! je ne mange plus depuis longtemps, s’écria la petite Gabi, et elle éclata d’un rire cristallin. Je suis ton enfance ! C’est toi qui manges.
- Ah, oui, c’est vrai, marmonna Gabrielle, qui ne comprenait pas très bien.
- Moi, je vis sur l’île des enfants oubliés et je t’envoie des rêves, la nuit, pour te faire un beau sommeil. Malheureusement, parfois tu ne comprends pas mes rêves, et ça te fait des cauchemars. Depuis longtemps, je sentais que cela n’allait pas très bien dans ta vie. Alors j’ai demandé à la licorne de m’amener jusqu’à toi. Elle est belle ma licorne, n’est-ce pas ?
- Elle est magnifique. Elle est à toi ?
- Bien sûr. Tous les enfants ont une licorne et toutes les licornes ont un enfant. Elle est ma meilleure amie et nous sommes toujours ensemble sur l’île.
A ce moment, la licorne s’éveilla Elle étira ses quatre pattes sur le canapé, ses griffes déchirèrent les coussins. Quand elle fut bien éveillée elle sauta à terre. Ses pattes glissèrent sur le carrelage et elle faillit tomber. Elle se posta devant les deux Gabi, comme pour dire :
- Je suis prête !
Alors Gabi la petite caressa sa douce corne bleutée.
- Oui, ma licorne, dit-elle à la licorne. Je vais monter sur ton dos, nous chevaucherons les océans de nuages au milieu des oiseaux, et tu me ramèneras sur l’île de l’enfance oubliée. Et toi, Gabi, dit-elle à la grande Gabi, Tu vas tenir tes promesses ?
- Je ne sais pas si je vais réussir à arrêter de boire, répondit Gabi. Mais je te jure de manger plein de chocolat, et d’écrire une histoire.
Comme la licorne s’impatientait, la petite sauta sur son dos. La licorne sauta par la fenêtre. Au fond de la nuit, la lune souriait. La petite fille s’exclama :
- Oh ! Regarde la lune, elle sourit ! Licorne, emmène-moi dire bonjour à la lune.
La licorne balança sa tête pour dire oui, et s’élança dans le ciel.
- Je reviendrai lire ton histoire ! cria Gabi à Gabrielle.
Gabrielle lui fit de grands signes de la main, tandis que le vent de la nuit faisait danser ses cheveux.
- Si un jour tu reviens, je te lirai mon histoire, murmura-t-elle en fermant la fenêtre. Mais ne sois pas étonnée si cela parled’une petite enfant d’il y a très longtemps et d’une licorne qui chevauche les nuages.
Edith de CL - 2006
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lundi, 13 mai 2013
Hymnes de sable et de sel
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Contes d'outre-monde
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Contes de notre monde
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Contes du Purgatoire
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dimanche, 12 mai 2013
Mode réceptif
Billet de Nadège S.
Je n'écoute plus seulement ce que les gens disent, j'écoute tout ce qu'ils ne disent pas. J'entends leur silence, je sonde leur regard, j'écoute sans contredire leur mensonge. J'essaie de pointer les étendues vides.
Je veux découvrir tous les aspects du monde, des gens, des relations, tout ce que je n'ai pas encore compris, tout ce qui m'a échappé, faute d'accès initiatique. À n'écouter que les mots, à croire aux idées, à ressasser les faits, les actes, on connaît une bonne part du réel mesurable. Mais il reste un monde obscur qui ne s'appréhende pas de même. Il reste un monde non-dit, un monde vécu de façon trop intérieure ou secrète pour éclater sur la scène. Il y a un monde obscur, impalpable, où se passent des phénomènes qui, sans que nous le sachions, nous touchent, nous blessent, nous sauvent, nous métamorphosent. Quelles sont les dimensions de cette réalité, cette réalité dont je n'ai pas les clefs et dans laquelle se vit une partie de ma vie ?
Je me tais de plus en plus, afin de créer un espace d'écoute dans lequel autrui peut se laisser aller à s'exprimer. Je limite tant que je peux mes réactions, je vainc mon envie de débattre ou de convaincre, pour enfin laisser cette place à l'expression de l'autre.
Peu à peu, j'entrevois des idées, des images, des opinions qui auparavant n'auraient pas frayé leur chemin jusqu'à moi. Ce n'est pas facile d'entendre tout. Où cela va-t-il me mener ?
J'ai peur de la transformation intérieure. J'ai peur de l'ivresse des possibles. Je suis prête.
Nadège Steene
Autres textes de Nadège St. sur AlmaSoror :
Le diamant et la poussière du temps
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samedi, 11 mai 2013
Mémoire de nos lectures
Le premier et le dernier paragraphes de Bandini, de John Fante
Dédicace :
Ce livre est dédié à ma mère, Mary Fante, avec amour et dévotion ;
et à mon père, Nick Fante, avec amour et admiration.
«Il avançait en donnant des coups de pied dans la neige épaisse. Un homme dégoûté. Il s'appelait Svevo Bandini et habitait à trois blocs de là. Il avait froid, ses chaussures étaient trouées. Ce matin-là, il avait bouché les trous avec des bouts de carton déchirés dans une boite de macaroni. Les macaroni de la boite n'étaient pas payés. Il y avait pensé en plaçant les bouts de carton dans ses chaussures ».
«Jumbo bondit des fourrés. Il tenait un oiseau mort dans sa gueule, une charogne vieille de plusieurs jours.
- Saleté de chien ! tonna Bandini.
- C'est un bon chien, papa. Certainement un bon chien de chasse.
Bandini leva les yeux vers un pan de ciel bleu à l'est.
- Le printemps ne va pas tarder, dit-il.
- Et comment !
Alors qu'il parlait, un minuscule objet froid toucha le dos de sa main. Il le regarda fondre, car c'était un petit flocon de neige étoilé... »
Bandini, de John Fante
Dans la traduction de Brice Matthieussent
La quatrième de couv de l'édition 10/18 de 1985 :
Un sacré bonhomme sans doute que ce Fante-Bandini. Un sacré écrivain aussi. L'Arturo Bandini de Bandini est un gamin criblé de taches de son et couronné d'une tignasse en colère. Un râleur, désolé d'être fils d'une mère passivement amoureuse et bigote et d'un père maçon, violent, incertain et cavaleur. Amoureux d'une étoile filante et indifférente, sa petite camarade de classe à la santé fragile, haï par ses maîtres et pairs, Arturo passe son temps à détruire d'une main ce qu'il a construit de l'autre. Bon et méchant, généreux et voleur, il est à la fois la glace et le feu, la tendresse et la rancoeur.
Michèle Grazier, Télérama
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