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jeudi, 04 juillet 2013

Aimer l'amer goût de la mer

 

Sur la mer, on peut lire, par exemple, Pavillon sans quartier.

Et sur la Bretagne, Insomnie bretonne à Paris.

Sur le goût amer, Dernier voyage en Amérique...

 

(Merci à Mavra pour ces deux vidéos volées au temps d'un weekend malouin)

mardi, 02 juillet 2013

Qui a peur des hamacs ?

Édith on the hamac.jpg
Photo Tieri Briet (Fontvieille, près d'Arles)

 

Voici l'avant-propos du Droit à la paresse (1880), de Paul Lafargue,

suivi d'une extrait de l'Adresse aux vivants (1990), de Raoul Vaneigem.

 

 

«M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait: "Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme: "Jouis"." M. Thiers formulait la morale de la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite.

La bourgeoisie, alors qu'elle luttait contre la noblesse, soutenue par le clergé, arbora le libre examen et l'athéisme; mais, triomphante, elle changea de ton et d'allure; et, aujourd'hui, elle entend étayer de la religion sa suprématie économique et politique. Aux XVe et XVIe siècles, elle avait allègrement repris la tradition païenne et glorifiait la chair et ses passions, réprouvées par le christianisme ; de nos jours, gorgée de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs, les Rabelais, les Diderot, et prêche l'abstinence aux salariés. La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d'anathème la chair du travailleur; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci.

Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le combat qu'ont combattu les philosophes et les pamphlétaires de la bourgeoisie; ils ont à monter à l'assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l'action, les préjugés semés par la classe régnante; ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d'être la vallée de larmes du travailleur; que, dans la société communiste de l'avenir que nous fonderons "pacifiquement si possible, sinon violemment", les passions des hommes auront la bride sur le cou: car "toutes sont bonnes de leur nature, nous n'avons rien à éviter que leur mauvais usage et leurs excès", et ils ne seront évités que par leur mutuel contre-balancement, que par le développement harmonique de l'organisme humain, car, dit le Dr Beddoe, "ce n'est que lorsqu'une race atteint son maximum de développement physique qu'elle atteint son plus haut point d'énergie et de vigueur morale". Telle était aussi l'opinion du grand naturaliste, Charles Darwin.

La réfutation du Droit au travail, que je réédite avec quelques notes additionnelles, parut dans "L'Égalité hebdomadaire" de 1880, deuxième série».

 

P. L.
Prison de Sainte-Pélagie, 1883.
In Le droit à la paresse

 

 

«En fait, je ne suis pas étranger au monde, mais tout m'est étranger d'un monde qui se vend au lieu de se donner - y compris le réflexe économique auquel mes gestes parfois se plient. C'est pourquoi j'ai parlé des hommes de l'économie avec le même sentiment de distance que Marx et Engels découvrent, dans la crasse et la misère londoniennes, une société d'extraterrestres avec «leur» Parlement, «leur» Westminster, «leur» Buckingam Palace, «leur» Newgate.

«Ils» me gênent aux entournures de mes plus humbles libertés avec leur argent, leur travail, leur autorité, leur devoir, leur culpabilité, leur intellectualité, leurs rôles, leurs fonctions, leur sens du pouvoir, leur loi des échanges, leur communauté grégaire où je suis et où je ne veux pas aller.

Par la grâce de leur propre devenir, «ils» s'en vont. Economisés à l'extrême par l'économie dont ils sont les esclaves, ils se condamnent à disparaître en entraînant dans leur mort programmée la fertilité de la terre, les espèces naturelles et la joie des passions. Je n'ai pas l'intention de les suivre sur le chemin d'une résignation où les font converger les dernières énergies de l'humain reconverti en rentabilité.

Pourtant, mon propos n'est pas de prétendre à l'épanouissement dans une société qui ne s'y prête guère, mais bien d'atteindre à la plénitude en la transformant selon les transformations radicales qui s'y dessinent. Je ne désavoue pas ce qu'il y a de puérile obstination à vouloir changer le monde parce qu'il ne me plaît pas et ne me plaira que si j'y puis vivre au gré de mes désirs. Cependant n'est-elle pas, cette obstination, la substance même de la volonté de vivre »

 

Raoul Vaneigem, In L'adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire

 

 

lundi, 01 juillet 2013

Faking the streets

faking the streets,jim morrison,cinéma

Un film d’Amos Mariecque
Avec Bob Mushran, John Peshran-Boor, Lilas L.S. Snuk, Vénéxiana Atlantica, Ondine Frager, Hélène Lammermoor
Produit par GUSH Productions, L.A., 2032.


Au fond d’une rue défoncée de Los Angeles, un homme marche en titubant. Un air de guitare électrique accompagne les images et une voix lancinante récite Jim Morrison :


" ...An angel runs
Thru the sudden light
Thru the room
A ghost precedes us
A shadow follows us
And each time we stop
We fall”


Le générique se termine et l’image fond vers le noir. CUT.
L’image qui suit tranche : dans une cuisine, à l’aube (l’image est bleutée, le bleu de l’aube, volontairement, n’a pas été atténué par un choix de pellicule), trois personnes parlent d’une voix traînante du film télévisé qu’ils ont vu la veille.
La mère, rousse, bouclée, aux beaux yeux bleus, semble avoir renoncé au bonheur. Elle traîne ses jambes, sa voix, sa vie.
Le fils aîné est nerveux et furieux. Il ne parle pas : il hurle. Il sait. Il sait que la vie est ratée pour presque tout le monde et qu’il faudra se battre et supporter, jusqu’à la mort délivreuse.
La fille chantonne et sourit. Elle essaie de passer un bon moment. Elle essaie d’être aimée par sa mère et son frère. Elle n’a pas renoncé, elle. Elle n’est pas cynique. Elle rêve d’avenir et de joie partagée. Elle est infiniment seule face à ces deux êtres dépités qui se comprennent et partagent leur cynisme. Ils la méprisent. Elle les aime.
C’est cette fille, Shaïna, que le cinéaste nous donne à suivre durant les longues mais fascinantes deux heures de film.
Shaïna rencontre Miles, un grand homme noir qui fut trompettiste et qui travaille comme barman dans des bars du quartier Allen-By. Elle le suit dans ses pérégrinations de demi voyou. Mais si lui sait d’où il vient et où il va, pour elle il s’agit d’une inconsciente descente aux enfers.
Le film parle de la vie ratée et du cinéma réussi. En témoigne cette scène. Shaïna sort de chez Miles, qui dort. Elle a un œil au beurre noir. Elle appelle chez elle pour obtenir du réconfort mais la mère est shootée, le frère excédé. Alors elle marche seule dans la ville. La voix off commence. C’est la voix mûre d’Ondine Frager. "J’ai vu un film en rêve. Ça s’appelait You loved me twice et ça racontait une fantastique histoire d’amour. Moi qui ne crois pas aux histoires d’amour, j’ai été transportée comme un passager du ciel. Tout au début du film, je crois que les images sont noires et blanches. Puis elle deviennent de plus en plus colorées et le film se termine sur un coucher de soleil flamboyant ".
C’est une femme plus âgée qui parle sur ce visage de jeune fille blessée. C’est peut-être - le spectateur l’espère de tout son cœur - la voix de la femme devenue plus vieille et qui sait allier rêve et réalité pour équilibrer sa vie.


Si l’histoire de Shaïna n’est pas trop désespérée, c’est à cause de ces flash, qui ne sont pas des flash back, mais des flash to, qui insèrent des images du futur, de ce qui sera.
C’est aussi parce que ce film est une mise en abîme de la vie - des vies - du cinéaste, un film où chaque mise en abîme creuse une mise en abîme, ce qui est imagé par l’image, à peu près au milieu du film, de la fillette, voisine du héros, qui joue avec des poupées russes.
Shaïna suit Miles dans ses bêtises, et on le sait d’emblée, elle paiera pour lui.
Au moment du braquage, Shaïna et Miles se déchirent. L’angoisse de l’échec immédiat révèle tout ce qui les sépare. Chacun, en quelques secondes, se retranche derrière tout ce qu’il n’a pu partager avec l’autre. Et c’est la fin. La fin de la cavale, la fin de l’histoire d’amour, et bientôt la fin du film. Les quelques scènes de flicaille et de sirènes qui durent ne sont là que pour nous préparer lentement à sortir de la salle de cinéma. Il n’y a plus rien à voir. La prison sera sans doute un lieu de réflexion, un temps de reconstruction. Peut-être pas de rédemption, puisque Shaïna au fond n’a rien détruit. Mais un temps de fortification. On sait, par les flash to, que Shaïna deviendra shaïnA, belle femme de cinquante à la voix douce qui respire le parfum des fleurs urbaines et qui se souvient.
C’est un film de ville. La ville, immense, répugnante, poétique, avale tout ce qu’elle abrite.
Encore un témoignage sur notre monde moderne, citadin et individualiste, où tout est possible et où les frontières de l’interdit et de la misère morale ne cessent de reculer.
Mais c’est aussi le seul monde où la liberté est possible, où la poésie sort de ses carcans ancestraux pour se laisser réinventer au gré des pérégrinations des personnages. Même Jumbo, le chien stupide à la bave perpétuelle, est un individu noyé mais plus entier que s’il était le chien d’une famille d’un petit village du Mexique, pas encore touché par le " monde moderne ".
Une réflexion déchirée sur la solitude libre et l’esclavage social. Entre peinture expressionniste et photographie noir et blanc, le film (qui alterne passages en couleur et noir et blanc) nous emmène loin dans l’Art du vide sans jamais tomber dans le vide artistique.

 

ECL 2033

premier juillet, billet d'anniversaire

AlmaSoror, que faisiez-vous au premier juillet l'année dernière ?

Je publiais ce fragment de l'enquête de Jean-Luc Daub, sur les relations avec le personnel des abattoirs de France.

Tandis que le premier juillet de l'an 2010 je baignais dans l'aventure ésotérique du mystérieux mystique Karl von Eckartshausen.

jean-luc daub, abattoirs français, ésotérisme, mystique, la nuée sur le sanctuaire, nuée, karl von eckartshausen

samedi, 29 juin 2013

4

Maître Eckhart, Du Détachement, Néant, Dieu, Sara,4

«Le détachement tend vers un pur néant, car il tend vers l'état le plus haut, dans lequel Dieu peut agir en nous entièrement à sa guise».

Maître Eckhart, Du Détachement (Oeuvres), p. 25.

«Pour arriver à goûter à tout, ne désire avoir goût à rien. Pour arriver à savoir tout, ne désire savoir quelque chose en rien. Pour arriver à ce que tu ne goûtes pas, tu dois aller par où tu ne goûtes pas. Pour arriver à ce que tu ne sais pas, tu dois aller par où tu ne sais pas. Pour arriver à ce que tu ne possèdes pas, tu dois aller par où tu ne possèdes pas. Pour arriver à ce que tu n'es pas, tu dois aller par où tu n'es pas.

Quand tu t'arrêtes en quelque chose, tu cesses de te jeter dans le Tout...»

Saint Jean de La Croix, La Montée du Mont-Carmel, livre I, ch. XIII

vendredi, 28 juin 2013

Vivre à Spleen-Lès-Nixes (I)

1984.Paris.SophieP,Edith394.jpg

Nous avons demandé à plusieurs habitants de Spleen-lès-Nixes de raconter leur ville, avec leurs mots, leurs maux, leurs habitudes, leurs désirs et leurs déceptions. Sur cette ville, dont on parle beaucoup sans la connaître, ne devrions-nous pas écouter d'abord ceux qui ont accepté de s'y installer ? Leurs motivations, variées, se rejoignaient en ceci que chacun évoque le désir d'une rupture d'avec une vie trop monotone, trop difficile ou, au contraire, trop confortable.

Nous vous présenterons donc désormais régulièrement des témoignages de Nispleenois et de Nispleenoises, qui ont accepté de partager leur expérience dans cette ville new-nouvelle.

Dès la semaine prochaine, vous découvrirez, sur AlmaSoror, les témoignages d'Ozanne Le Boucanier et de Kevin Og Noulste, frère de la regrettée Erika.

En attendant, nous partageons un extrait du roman de Saul Astrée sur Spleen-lès-Nixes, Les amours atlantes.

 

«Il ouvrait la bouche en se rapprochant d'elle. Il murmurait quelque chose ; sa voix était incroyablement grave et douce.

-Je t'aime, Atlanta.

- Je t'aime aussi, Ananas Noyé, lui répondait-elle.

Elle l'avait appelé Ananas Noyé parce que c'était ce qu'il était inscrit sur les boites de sirop : ananas noyé dans du sirop. Ananas noyé ressortait en belles lettres de couleurs. Si elle avait pu avoir un chien, elle l'aurait appelé aussi comme cela.

Il l'appela Magella car c'était le nom du magnifique robot féminin qui était représenté sur toutes les notices d'utilisation des instruments ménagers. Magella était aussi la voix électronique des ordinateurs. Et ainsi ils s’aimèrent ».

Les amours atlantes, de Saul Astrée, préface de Max Farmsen, éditions FuriBarde, à paraître en 2014. 


Outre la rubrique "La ville", qui regroupe tous nos textes et nos images citadinophiles, AlmaSoror avait publié un article d'Axel Randers intitulé La ville de perdition. 

jeudi, 27 juin 2013

Métrodore : les fantômes

métrodore

– Dis-moi pourquoi tu es là.

– D’accord.

Nous nous étions rencontrés dans le couloir des toilettes. Linérès s’assit près de moi.

– À cause des fantômes, dit-elle dans un soupir.

– Mais qui sont les fantômes ? demandai-je, les yeux écarquillés.

Je m’interrogeai : vivait-elle dans un château rempli de fantômes ? Sa réponse me lamina.

– Les fantômes ? Elle ricana. Ce sont les professeurs, les employés, les infirmiers et les médecins, les psychologues, les ministres et les ouvriers… Tous ceux qui plient l’échine. Ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. Ceux qui n’agissent pas par eux-mêmes. Les dresseurs de cirque, les toreros, les gens qui passent à la télévision. La plupart des jeunes.

– Les jeunes aussi ?

– Tu n’avais pas remarqué ?

Je repensais à mes copains qui n’avaient pas eu le courage de sortir de leur lit pour passer la nuit au square.

– Et les parents ?

– Pas tous.

– Mais qui n’est pas un fantôme ?

Elle releva la tête fièrement et ses cheveux se déployèrent sur le mur blafard du couloir.

– Quelques animaux et quelques humains.

Je demeurai quelque temps silencieux. Son expression resplendissait. Comment faisait-elle pour être aussi vivante dans un lieu aussi morne ?

– Raconte-moi ton histoire, lui demandai-je.

Elle baissa les yeux, des larmes perlèrent au bord de ses paupières.

– D’accord, prononça-t-elle dans un souffle.

C’est ainsi que ma vie fut transformée.

métrodore

Extrait de Métrodore

On peut lire un autre extrait de Métrodore par là

 

mardi, 25 juin 2013

Natalène, Part I

Ouverture, par Olympe Davidson

lundi, 24 juin 2013

Natalène, présentation et refrain

Depuis de nombreux mois, nous travaillons de nuit et sans relâche au film d'AlmaSoror. Le cinéma blogal n'en est qu'à ses débuts, nous tâtonnons comme les autres, plus que les autres certainement, mais nous tenons à ce projet qui réconciliera nos aventures villabareuses et nos déconfitures sagalactiques

Si vous villabarâtes avec nous, peut-être que vous comprendez quelque chose à ce film.

Si vous n'avez jamais villabaré dans le temps, avec nous autres, y saisirez-vous l'essence du sens ? Peut-être que les lecteurs assidus d'AlmaSoror sauront en tout cas perdre haleine sans perdre pied, perdre pied sans perdre le latin, etc.

Notre film s'appelle Natalène. La cinéaste est Olympe Davidson, comme il se doit, et la scénariste est Édith de CL, comme il se doit aussi, sans doute. Nous regrettons forcément qu'Esther Mar ne bouge plus de ses bords de Marne. La Marne est belle, Esther, mais nous t'aimions, quoi que tu penses et dises.

Pour ce soir, nous présentons le refrain de Natalène. L'ouverture du film sera dévoilée la semaine prochaine. En fonction du montage et de la courbe des humeurs, toujours très variable, de la tenancière d'AlmaSoror, le film sera mis en ligne plus ou moins régulièrement, de façon plus ou moins commentée, dans un ordre plus ou moins réaliste. Tout ceci sera archivé dans la rubrique "Pharus Obscurior", qui, si vous ne l'aviez pas remarqué encore, regroupe nos chroniques cinématographiques.

Bonne nuit les amis, camarades, mesdames et messieurs.

Trois entrées en matière

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Trois ouvertures de romans qu'AlmaSoror voudrait partager avec ses lecteurs inconnus et chéris. L'amer Gorki (1868-1936) (car Gorki est un pseudonyme qui signifie amer...), l'acerbe Kadaré (né en 1936) et le sybillin Luxun (1881-1936) invitent à la danse littéraire dès les premières phrases de la Tempête sur la ville, du Palais des rêves et du Journal d'un fou.

Je me disais : AlmaSoror ! pourquoi ces trois hommes, quel soude les lie ? En rédigeant ce billet, apparut l'année 1936 : année de la mort de Gorki et de Luxun, et de la naissance de Kadaré.

 

Tempête sur la ville,de Maxime Gorki
traduit du russe par Z. Lvovsky pour Stock

Au milieu de la vallée, en tous sens sillonnée de routes grises, Okouroff, bourg bigarré, s'élève tel un jouet ingénieux posé sur la paume d'une main large et ridée.
C'est quelque part, bien loin dans la Forêt Noire, que la Poutanitza prend sa source, rivière paresseuse et lente qui, se faufilant entre des collines couvertes de labours, dévale vers la ville qu'elle divise en deux parties égales : Shikane, le quartier de l'élite, et Saretz, le fief de la pègre.
Ayant ainsi partagé la ville, la rivière coule, plus lente encore vers le sud-ouest où, son lit s'amincissant petit à petit, elle se perd enfin dans les marais de Lakhoff, couleur de rouille, et les îlots sauvages, plantés de pins grêles qui s'étendent en rangs serrés jusqu'à l'infini. A l'est, ça et là au sommet des collines, tordus et dépouillés par les intempéries, de vieux arbres longent la grand'route qui conduit au chef-lieu du département.
Grâce à l'abondance des eaux dans la région, l'air y est saturé en été d'une humidité tiède et odorante, le ciel presque toujours pâle et voilé, le soleil terne, le crépuscule étrangement pourpre. Et la lune, à son lever, montre une face énorme, rouge comme la chair vive.


Le palais des rêves, d'Ismaël Kadaré
traduit de l'albanais par Jusuf Vrioni pour Fayard

Les rideaux laissaient filtrer la clarté trouble du petit jour. Selon son habitude, il remonta la couverture pour somnoler encore un peu, mais il eut tôt fait de se rendre compte qu'il n'y parviendrait pas. La pensée que l'aube qui se levait annonçait une journée exceptionnelle suffit à lui ôter toute envie de dormir.
Un instant plus tard, cherchant ses pantoufles au pied du lit, il eut l'impression que son visage encore engourdi était effleuré d'un petit sourire ironique. Il s'extirpait du sommeil pour aller assumer ses fonctions au Tabir Sarrail, le fameux Bureau qui s'occupait précisément du sommeil et des songes, ce qui aurait suffi à susciter chez tout autre un rictus bien particulier. Mais lui se sentait par trop angoissé pour pouvoir franchement sourire.
Du rez-de-chaussée montait l'arôme agréable du thé et des rôties. Il savait que sa mère et sa vieille nourrice l'attendaient avec empressement et il s'efforça de les saluer avec le plus de chaleur possible.

- Bonjour, maman. Bonjour, Loke !

- Bonjour, Mark-Alem. Tu as bien dormi ?

Dans leurs yeux aussi se lisait cette légère excitation liée de quelque manière à sa nouvelle nomination. Peut-être, comme lui-même peu auparavant, s'étaient-elles dit que c'était la dernière nuit durant laquelle il avait pu goûter le sommeil ordinaire des simples mortels. Désormais, il ne faisait aucun doute que quelque chose dans sa vie allait changer.


Le Journal d'un fou, de Luxun (c'est un pseudonyme).

Très étonnamment le nom du traducteur n'apparait pas dans cette édition (Bibliothèque cosmopolite Stock). Que s'est-il passé ? Seul le préfacier est mis en avant, mais c'est un traducteur de l'anglais ! Je crois que la traductrice est Michelle Loi, je cherche à vérifier. Notons que Luxun a emprunté son titre à Gogol... Lui qui n'ignorais pas la littérature russe, puisqu'il a traduit Gorki en chinois.

La lune est éclatante, cette nuit.
Il y a plus de trente ans que je ne l'avais vue ; aussi, lorsque je l'ai aperçue aujourd'hui, me suis-je senti extraordinairement heureux. Je commence à saisir que j'ai passé ces trente dernières années dans le noir ; il faut que je me tienne sur mes gardes. Sinon, pourquoi le chien de la maison des Tchao m'aurait-il regardé par deux fois ?
J'ai mes raisons de craindre.

24 juin : billet d'anniversaire

AlmaSoror, que faisiez-vous le 24 juin 2013 ?

Je publiais cet extrait de l'enquête de Jean-Luc Daub dans les abattoirs de France : Un bouc pas comme les autres.

Le jeudi 24 juin 2010, vous appreniez à Rompre en parlant suédois, avec Manuel Gerber.

Jean-Luc Daub, abattoirs français, suédois, Manuel Gerber, rupture amoureuse

dimanche, 23 juin 2013

Éden

 à ceux qui paradent le jour et prennent la poudre d'escampette la nuit,

à ceux qui veulent s'enfuir avec leur amour là où nul dépit n'est possible, là où l'angoisse n'existe pas,

fraternellement.

la dernière auberge, esther mar, edith de cornulier

Tu marches sur le trottoir de la rue du Quotidien, quand soudain une femme t'interpelle. Différente de toutes et de tous, bien qu'elle ne cherche pas à attirer le regard. Belle, son regard pur et doux déploie son rayon d'intelligence sur le monde, son allure invite ton cœur au voyage, sa voix suscite chaque partie de ton corps invécue. Son mouvement quelquefois te donne un coup de fouet, quelquefois fait fondre tes hanches. Ses mains évoquent des passions anciennes que tu devines. Ses mots soulignent sa majesté suprême. Elle est une forteresse imprenable. Un secret l'habite et tu sais que ce mystère t'habitera toujours toi aussi désormais. 

Elle te hante.

Tu cherches sur Internet en ces temps virtuels du deuxième millénaire ; tu cherches et tu trouves la clef qui ouvre la porte du paradis.

Tu parcours les murs hauts d'un un merveilleux jardin, dont le charme et la luxuriance, la fraîcheur et la tiédeur t'enivrent ; couleurs, senteurs, t'éblouissent. Nulle part, la trace d'un serpent ; nulle part, la trace d'une entrave. 

De ce jardin dont tu n'avais pas la clef, tu te croyais exclu(e) à jamais ; tu serres désormais la clef contre ton coeur. Où est la porte ?

Tes pas t'amènent devant la porte dérobée à laquelle tu n'osais pas croire. Tu entres dans cet Eden.

Magie de ton souffle qui se transforme sous l'effet de la beauté ; magie de la beauté qui se métamorphose sous ton souffle. Tes premiers pas t'immergent au creux du paradis.

Alors la voix du Vide injecte ces paroles dans ton sang : «N'entre pas. C'est trop parfait, impie. Tu trahis tes deux cannes, l'Orgueil et le Sarcasme !» - et tu fais demi-tour.

Rue du Quotidien, seul le Vide ricane. Personne ne remarque rien de tes yeux horrifiés par ta propre démission.

Tu ne te regardes pas dans les vitres des magasins pour ne pas lire sur ton visage livide la cruelle question que te pose ton âme sans répit : «Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?»

la dernière auberge, esther mar, edith de cornulier

Photos de VillaBar, La dernière auberge

 

samedi, 22 juin 2013

3

Jean de Menasce, Quand Israël aime Dieu, 3, Sara

«La figure est le langage de tout ce qui, absolument invisible, règne pourtant jusque dans le visible, et le fonde : le langage de l'âme et de Dieu. Elle procède d'un esprit et en garde la marque ; c'est en elle, à travers elle, que l'on passe du visible à l'invisible, sans que l'on ait à transposer comme pour passer de la carte routière à la route. C'est un battant de porte qui suggère et, une fois rabattu, manifeste son autre face. Cette continuité entre l'image et ce qu'elle représente, essentielle au symbole, à la figure, est caractéristique de la langue de l'Ecriture. Et, comme il s'agit de la manière dont la Parole divine a voulu se révéler, il paraît au moins superflu de vouloir faire de ce mode d'expression l'apanage d'une race ou d'un peuple ; retenons plutôt que c'est le langage de tous ceux que Dieu a choisis comme des instruments chargés de porter sa Parole, dans la mesure même où ils la portent plus fidèlement».

Jean de Menasce, Quand Israël aime Dieu, p. 138.

vendredi, 21 juin 2013

Rage II

«Si la rage avait du poids, ce billet de blog vous pèterait à la gueule comme une grenade».
Esther Mar

La rage monte en moi, lentement, sûrement. Elle est là, je le sais, elle est énorme, elle gronde en silence et serait capable de dévaster des vies plus sûrement qu'un ouragan. Elle est tournée vers quelqu'un, (de temps en temps, pour changer, vers quelqu'un d'autre), mais je sais que je suis entièrement responsable de la situation qui la fait naître.

J'essaie de rester polie, d'accomplir le minimum requis pour que les événements se déroulent du mieux possible.

J'essaie de la contenir, de la diminuer, de la transformer.

Elle monte, pourtant. Elle est énorme, c'est une lame de fond dont s'élèvent des vagues de rancoeur, de haine. Née de mon impuissance, de mes incapacités multiples, elle cherche à punir les soi-disant coupables.

Mais je la contiens. Pour l'instant, je la contiens et j'avance masquée, bien qu'on puisse apercevoir, à certains moments, un rictus qui se fige un instant.

Edith

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AlmaSoror avait déjà publié Rage


Pour ne pas sauter dans le vide, sautons dans le fou. Expérimentons l'expérimental avec Jeanne Liotta.

 Si nous craquons et finissons internés aux urgences de l'âme, au moins aurons-nous quelques idées d'une psychose transformée en expérimentoeuvre.

Solstice d'été ou la Saint-Jean

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«Que nul à la fête de saint Jean ne célèbre les solstices par des danses et des chants diaboliques».


Saint Eloi

 

(Phot : Tovaritch et ses deux amies, années 70)