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mercredi, 15 décembre 2010

Toute la poussière du monde

(un billet d'Edith)



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Une lumière, un visage d’ombre. Le claquement d’une porte. La noire hérésie pour laquelle mon frère fut condamné m’avait amené dans ce lieu désert perdu au milieu de la ville grouillante. Le réverbère, dehors, en éclairait l’entrée. On était entre chien et loup. La guillotine s’était tue. A travers les allées de piliers, des halos de lumières enveloppaient les statues. Tout était à demi mort ; tout me rappelait la mort. Celle de mon frère, tant aimé à l’enfance, tant craint depuis. Celle de mes parents, qui reposaient là bas, au village du malheur. Celle qui m’attendait, tapie dans l’ombre, et que je ne voulais pas voir en face. Les pas de l’autre pèlerin résonnaient sur les dalles. Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, prononçait en geste la main de l’inconnue. Je murmurai en moi-même : ainsi soit-il. Tant que l’on prononce les mots, la langue et la vision qui les ont enfantés ne sont pas mortes. Voilà pourquoi il faut parler. Tant que l’on invoque les morts, leurs yeux qui regardaient le monde ne sont pas complètement éteints. Voilà pourquoi il faut prier. L’architecture des lieux ressemblait au monde que la foule, dehors, dans la ville grouillante, détruisait. Et si la guillotine s’était tue, à la fin du jour d’ardent labeur, les sanglots des amis et des parents mouillaient les linges des maisons, à l’heure qu’il était.
L’odeur de notre dernière conversation me revint : la verveine. Au milieu de la petite table où nous jouions à un jeu de hasard nos tasses émanaient la senteur chaude de l’herbe des soirs d’automne. Nous nous étions peu parlés ce soir là. Nous ignorions que nous partagions nos dernières instances fraternelles – moi, je l’ignorais. Les événements avaient commencé, pourtant. Mais on n’y pensait pas. On n’imaginait pas qu’un monde vieux, immuable, installé, puisse être renversé en quelques jours. Je déambulais toujours entre colonnes et piliers glaçants, hauts comme les inspirations qui les élevèrent. Soudain, le Christ apparut dans un écrin, au milieu de la nef. Aussitôt ses disciples et ses évêques penchèrent la tête en signe de révérence. Je demeurai coi. Mes yeux brouillés par la myopie, par la fatigue, se plissèrent pour mieux le voir. Alors j’aperçus les tâches brunes qui salissaient son visage.
- Ainsi, vous apparaissez toujours aux hommes tels qu’ils sont, non tels que vous êtes. Merci, notre Seigneur, de vous être revêtu de la lèpre.
Le Christ sourit.
- Je suis le frère de ceux qui souffrent dans la vérité.
Des rangées de chaises un murmure se souleva. Les hommes les avaient délaissées : ce furent elles qui dirent les prières.
- Tu vois que je suis mieux servi par d’humbles objets que par les hommes, dit la voix pure du Christ.
- Maître, seriez-vous en train de dire que ces chaises ont une âme ?
- Elles ont l’âme que leurs créateurs leur ont influé, tout comme toi, mon frère. Mais je t’appelle frère, et justement tu es venu pleurer un frère.
- Oui, Maître. Ils l’ont guillotiné hier.
Ma voix se brisa. Je crus que le Christ n’avait pas entendu. Mais le Christ entend tout. Il me regarda avec une compassion telle que des vagues de larmes apparurent aux portes de mes yeux. Dans un ultime sursaut, je les refoulai et elles repartirent d’où elles venaient. Il est loin le temps de l’enfance où je pleurais sans relâche et sans entrave. Je me l’interdis depuis et ne sais ce qu’il adviendrait de moi si, un jour, je les laissais sortir, tous les sanglots d’homme méprisés.
Je sentis des yeux sortir de tous les endroits de l’église, qui regardaient le Christ. Un fauteuil rouge épuisé se redora. On sentait des présences là où le regard scrutait en vain. Quelque chose avait lieu.
- Est-ce un miracle, mon Maître, ou un rêve, que je vis là ?
- Tous les rêves sont des miracles, mon fils. Et la voix du Christ était toujours pure, mais moins imberbe, et je reconnus la présence de Dieu, son Père.
Est-ce que tous les miracles sont des rêves, interrogeai-je en moi-même, alors que le frisson s’évaporait. Une sensualité avait parcouru l’église. Les jambes des saints s’étendaient. Je vis que nous étions dans un monde où les mères sont plus jeunes que leurs Fils et elles les prennent dans les bras quand elles les retrouvent morts après les batailles inégales. Et le Fils est grandi par l’amour de sa mère et la mère est rajeunie par la grandeur du Fils. Aucune clef n’ouvre la porte des cœurs de ces piétas remplies d’amour. Les trousseaux fusent ; aucun ne sert. Seules les paroles christiques et les regards d’enfant peuvent enfreindre le blindage de l’Immaculée conception. Une sincérité avait parcouru l’église. Un homme empierré levait les bras et récitait des cantiques au soleil. Et Jésus souriait.
- Maître, avez-vous vu mon frère, demandai-je, tout imprégné de terreur et d’espoir.
- Maître, avez-vous vu ses frères, demandèrent les médiateurs et les têtes couvertes d’une mitre. Car chacun avait vu mon visage de lépreux et chacun savait que mon cœur lui-même était en lambeaux. Un silence se fit. Le vide des lieux réapparut. Le Christ sembla évaporé. Un vent glacial fendit l’air. Je crus qu’il allait me déchirer.
- Ton frère intercède pour toi, parla le vent.
La voix n’était pas assez charnelle pour que sa pureté étonne. C’était une voix d’élément – de montagne, de vent, la voix des nuages immobiles. Et je reconnus que c’était la voix du Saint Esprit. Des lueurs suivaient le vent sur les dalles, dans les allées, parmi les piliers et sur les surfaces des vitraux.
Je reconnus, derrière son casque et sa robe de fer, la Sainte ultime des Français. Elle souriait à l’Europe en tenant son épée. Elle semblait radieuse, ouverte à l’avenir, offerte au glaive de demain.
Des coups retentirent. C’était vers la sacristie. Je courus. J’avais peur de perdre des membres en m’agitant ainsi. J’arrivai dans la pièce mystérieuse, qui était à moitié découverte. Les barbares, la veille, avaient arraché le toit. Une chaise, une colonne, une porte dérobée. En haut, moitié de plafond, moitié de ciel. En bas, les dalles et toute la poussière du monde qui ondulait dans un bruissement. Je regardai autour : qui avait frappé ? Personne n’apparaissait. Le bruit s’était tu.
- C’est moi, mon frère.
Je fus pétrifié. C’était la voix de Thierry.
Je ne pus m’empêcher : je poussai un râle, un gémissement de gisant.
- Mon frère !
- Ton frère.
- Où es-tu ???
Cette, fois, j’avais crié avec rage. Et je recommençai : où es-tu ? où es-tu ? où es-tu ?
J’étais fou. Sa voix ! Cette voix ! Pourquoi résonne-t-elle encore ? Il est mort ? Il n’est pas mort ? Pourquoi ?? Pourquoi !
- Calme-toi, mon frère.
Il avait parlé à nouveau. Oui, je me calmerai, Thierry. Je tâchai de respirer, je m’accrochai à mon manteau. Je m’appuyai contre le mur de la sacristie vandalisée. J’aperçus dans l’église la lumière d’un lustre appuyé debout sur la dalle. Cette lumière m’apaisa : la lumière existe. Je vois toujours. Je distingue. Je ne suis pas mort.
- Tu as donc peur de la mort ?
- Hein ??
Il rit.
- Tu es disloqué comme un trop vieux cheval. Ton corps se décompose. Ton cœur halète, sanglant de souffrance. Les hommes ont pourchassé le frère que tu aimais, ils détruisent les lieux de ta culture. Et tu as peur de la mort.
- Où est le Christ ? L’as-tu vu ? Il était là tout à l’heure. Il m’a parlé dans l’église.
- Il se repose. Je suis venu te voir. Ne t’inquiète pas.
Je fis quelques pas.
- Comment se fait-il que je t’entende ? Tu es mort. Ils t’ont tué.
- Tu m’entends parce que tu as ouvert les yeux. Cette nuit, ou hier, ou aujourd’hui, à un moment tu as ouvert les yeux.
Je ne compris pas. Je ne me souvenais pas. Je marchais dans l’église et le froid de la demi sacristie s’éloignait dans mon dos. Mes os glacés me faisaient moins mal, bien que je les sentisse tous distinctement se tordre dans l’effort. Marcher devenait héroïque.
Puis j’arrivais face à deux portes, deux chemins qu’éclairait un halo de lumière virginale. Une étrange hésitation se fit sentir. Je sus qu’une de ces portes serait ma destinée.
Laquelle choisir ? Se demandait mon cœur.
- L’une mène à Dieu ; l’autre à Satan, fit la voix de mon frère.
- Et comment savoir ?
- On ne sait pas avant.
- Et si on se trompe ?
- On ne se trompe jamais.
C’était trop dur. Je m’arrêtai. La fatigue me prit. Les deux portes me faisaient face, le halo de lumière avait dessiné un tapis de roi pour mon passage. Je n’irai pas, pensais-je. Je vais rester mourir ici. Ils m’emmèneront où ils veulent. Moi, je ne choisis pas comme ça, sans rien savoir.
Les minutes passèrent, peut-être des heures. Aucune voix n’avait brisé le silence, ni celle de mon frère bien aimé, ni celle du Christ, ni aucune autre voix.
Quand mon corps arriva de l’autre côté de l’épuisement, j’entendis ma voix réclamer :
-Seigneur, mon maître, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Aussitôt mon frère apparut, dans un linge blanc, par une des deux portes. Mes yeux brouillés par l’exténuation avaient mélangé les deux portes en une et je ne sus par laquelle il apparaissait.
- Thierry. Te revoilà.
Je me sentis sourire. Il tendait les mains, comme une image sainte.
Je tendis les mains aussi, vers lui.
- Thierry. Moi aussi je meurs. Pourquoi le Christ ne revient pas ?
- C’était moi.
- Toi !
- Je reviens souvent. Tu as été le frère du Christ et je vais te prendre dans mes bras pour te remercier.
- Toi ? Tu étais le Christ ? Mon frère Thierry ?
- Moi, je suis le Christ et j’ai eu beaucoup de prénoms depuis le début du monde.
- Mais tes coups ? Tes colères ? Le vol du vélo ? L’enfant de Sandra ? La… La…
- C’est toi qui ne m’as pas reconnu. Tu as ouvert les yeux hier, ou cette nuit, ou aujourd’hui. Depuis que la guillotine m’a tué tu as pensé à moi comme on pense au Fils éternel. Tu as retrouvé la foi de ton enfance, quand tu m’aimais envers et contre tout.
- En grandissant, Thierry, j’ai…
- Il ne faut jamais accepter de grandir.
Ses bras m’enveloppèrent. Ainsi j’avais vécu une vie d’homme, triste et morne, avec pour frère humain, Notre Seigneur Jésus Christ. Nous nous étions peu vus dès l’âge adulte, et l’ochlocratie l’avait condamné à l’échafaud, comme tant d’autres. J’avais suivi son histoire à travers la presse haineuse qui sévissait, cachant mon visage en lambeaux depuis que l’hospice qui nous enfermait, moi et mes compagnons de misère, avec tombé sa surveillance. J’avais marché vers le lieu où la tête de Thierry était tombée. J’avais ressenti à nouveau l’amour fraternel et l’admiration de l’enfance… Et J’étais entré dans l’Eglise blessée, désertée. Et Thierry était venu me chercher. Et Thierry était le Christ, et le Christ était Thierry. Et j’allais rentrer dans la mort comme j’était venu au monde : faible, peureux, accompagné.

Edith de Cornulier-Lucinière - Ecrit dans la nuit du 17 au 18 avril 2009

 

En pédéhaif : Toute la poussière du monde illustré par des photos de Sara

 

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