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lundi, 14 janvier 2013

Maître de Ravenswood : soirée Rouge Célibat

Nous accueillons, pour la première fois, le Maître de Ravenswood. Il interviendra tous les lundis soirs sur AlmaSoror pour nous donner une idée de soirée à passer, seul ou accompagné.


Laissons-lui la parole.

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Soirée Rouge célibat

Chers frésoeurs d'AlmaSoror,

Je vous propose de passer une soirée Rouge célibat.

Rouge, parce que vous boirez une boisson rouge. Vin rouge (par exemple le Démon de midi languedocien ou bien le Rasteau d'élodie Balme), ou toute autre boisson rouge (tel un jus de fruits rouges).
Vous aurez un szlaszeck aux champignons (végétarien), acheté quelque part ou confectionné par vos soins, et une galette des rois pour une personne. Si vous n'aimez pas la cuisine syldave, remplacez le szlaszeck par un beignet aux champignons.

Célibat parce que vous baignerez dans l'étymologie de ce mot beau comme l'amour, comme le sang, comme la révolution : caelebs. Le célibat, c'est la vie céleste... C'est la vie de celui qui ne s'appuie pas sur l'autre.

Vous rentrerez chez vous et éteindrez toutes les lumières vives pour ne laisser qu'une lampe suffisante à la lecture.

Vous allumerez une bougie que vous installerez dans un coin obscur de la pièce, et que vous pourrez voir depuis l'endroit où vous serez installé.

Vous vous munirez des Mémoires d'outre-tombe, de François René de Chateaubriant et vous lirez, toutes les dix pages, trois paragraphes.

Peut-être pendant la lecture, ou bien plus tard, quand vous aurez lu une ou deux heures, vous pourrez écouter Standchen, de Franz Schubert, et Red Wind de Jan Gabarek. Les voici :

Et vous vous demanderez : «laquelle de ces musiques me fait oublier une vision du monde bâtie sur les notions sociales d'échecs et de réussite ? Laquelle me rapproche le plus de l'intelligence universelle qui nous embrasse tous dans le grand baiser du Poisson immense ? Laquelle m'emporte là où l'on ne voit plus que les âmes des êtres ?» Impossible en ces terres spirituelles de distinguer le grand ou le petit, le riche ou le pauvre, le moraliste ou le délinquant, l'homme ou la femme, l'animal ou l'homme. Seules les âmes se meuvent et palpitent. Certaines sont déchiquetées. Certaines sont douces. Certaines sont grandes. Certaines sont monstrueuses. Sans visages, on ne voit plus que leur vérité pure, et on pleure de savoir que c'était cela, et ce n'était que cela, la vérité : l'âme telle qu'elle est.

Alors, la bougie dans le coin qui vous fait face, le halo lumineux de la lampe au-dessus de votre livre, la pénombre alentour, vous finirez le vin rouge et les miettes qui restent de la galette. Et vous aurez la fève, et vous vous couronnerez, et vous choisirez la plus belle âme du monde pour votre roi, pour votre reine.

Rouge est le célibat des amis de Maître Ravenswood.

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Une Marche humaine (un texte de 2007)

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Les conditions d’existence des animaux sont très dégradées depuis que l’homme a pris les commandes de toute la surface terrestre. La manière de les traiter fait débat, et les tenants de tous les camps se battent à coup d’arguments biologiques, philosophiques, religieux. Pour chacun, il s’agit de prouver la véritable place de l’homme et les droits que cette place lui confère.

Faut-il alors se persuader, comme dans la Ferme des animaux de George Orwell, que « tous les animaux sont égaux, mais il y a des animaux plus égaux que d’autres » ? Ou penser, avec Marguerite Yourcenar, que « La protection de l’animal, c’est au fond le même combat que la protection de l’homme » ?

 

La procession des voix pour les sans voix

« Je continuerais à me nourrir de manière végétarienne même si le monde entier commençait à manger de la viande. Cela est mon opposition à l’ère atomique, la famine, la cruauté - nous devons lutter contre. Mon premier pas est le végétarisme et je pense que c’est un grand pas ». Isaac Bashevis Singer

Une procession aura lieu le 24 du mois de mars de l’année 2007. Elle partira à deux heures de l’après-midi de la place du Panthéon.

Des êtres humains se rassembleront pour demander à ce que leur dignité humaine soit respectée, et qu’on ne massacre plus en leur nom.

La cause animale est une très vieille cause, mais elle n’a jamais fait l’objet de grands débats publics dans nos sociétés, ou bien ces débats ont sombré dans l’oubli. Elle est parfois couverte de ridicule, comme si la cause animale était une passion enfantine. Pourtant, comme le disait Emile Zola, « la cause des animaux passe avant le souci de me ridiculiser ».

La nature animale ou les individus animaux

Il y a plusieurs façons de vouloir protéger les animaux. Deux grandes tendances se dégagent du paysage varié de la réflexion sur la condition animale en terre humaine.

La première est globale : les associations de défense de la nature représentent ce courant : on y défend les loups parce qu’ils font partie de la nature. Il s’agit de préserver la diversité des espaces et la capacité de la terre d’accueillir la vie sauvage.

La seconde est fondée sur le respect de l’être animal. Il représente un « humanisme élargi ». Ainsi, les fondations qui prônent cette vision ne défendront pas une politique visant à réintégrer des ours dans une région, parce que cette politique privilégie le groupe des ours au détriment des individus qui seront sacrifiés (transports, adaptation...) à la cause du groupe. Cette fraternité-là envers les animaux leur reconnaît une identité de « personne ».

Mais ces deux tendances, globale et individuelle, sont souvent appelées à soutenir les mêmes causes.

Une fraternité élargie

« Très jeune j’ai renoncé à manger de la viande et le temps viendra où les hommes regarderont les meurtriers d’animaux avec les mêmes yeux que les meurtriers d’êtres humains ».Léonard de Vinci

Une des premières réactions qui nuit à la défense des animaux consiste à penser que leur protection se ferait sur le dos d’êtres humains. Ce n’est pas le cas ; la plupart des associations se situent dans une ligne résolument humaniste. De grands philanthropes ont soutenu la cause des bêtes, tel le médecin Albert Schweitzer, l’astrophysicien Hubert Reeves, ou encore le Mahatma Gandhi, qui disait : "Je hais la vivisection de toute mon âme. Toutes les découvertes scientifiques entachées du sang des innocents sont pour moi sans valeur."

De façon moins soucieuse et plus cruelle, on reproche aux défenseurs des animaux de faire montre d’une sensiblerie niaise, faible. Mais l’aventurier Mark Twain, qui prit des risques de toutes sortes au cours de sa vie, prit aussi celui du « ridicule » : "Peu m’importe que la vivisection ait ou non permis d’obtenir des résultats utiles pour l’homme. La souffrance qu’elle inflige à des animaux non consentants est le fondement même et la justification pour moi suffisante de mon aversion, un point c’est tout."

Assimilation et opposition de l’animal et de l’homme

Quelle propagande nous a construit ces croyances auxquelles nous nous accrochons comme à une bouée de sauvetage ? Celle qui oppose à l’Art, la nécessité ; celle qui oppose à l’affection, l’instinct ; celle qui oppose à la pensée verbale, le néant ; et celle qui oppose à la souffrance humaine, l’insensibilité animale ?

Nous avons déjà bien montré que nous sommes capables des pires atrocités, sur nous-mêmes, les hommes, sur les bêtes et sur la nature. Il nous reste à témoigner de nos aspirations à la liberté, à la beauté de la nature, au pacifisme de l’Art et au respect de la vie.

S’il faut absolument s’extraire du monde animal, plutôt que par l’assassinat et l’exploitation massifs, optons pour l’attitude fraternelle de celui qui a les moyens de maîtriser ses propres besoins et peut tendre une main amie.

La fête sanglante

Mais pour cela, il faut d’abord contempler le monde tel qu’il est au risque de le voir plus horrible que ce que l’on voulait imaginer. Comme l’écrit Florence Burgat, « lever le silence qui entoure ce massacre trouble impardonnablement une fête qui en passe par le sacrifice animal. Mais notre luxe le plus profond tient surtout dans la douleur tonitruante d’animaux dont nous avons manqué la rencontre, et qui, au fond de leur cachot, attendent quelque chose que nous ne leur donnons pas ».

Déserte est la nuit de l’homme abstrait.
Raoul Vaneigem

Le 24 mars 2007, à Paris, des humains rassemblés défileront silencieusement par solidarité envers ceux qui n’ont point la parole.

Car de nos jours où tout est bétonné, enserré, mécanisé, qu’il soit homme ou bête, désert est le jour de l’animal concret.

 

Edith de CL

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dimanche, 13 janvier 2013

Ces bêtes qu’on abat : Déjeuner dans une crêperie du Morbihan

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


Déjeuner dans une crêperie du Morbihan

 

Après ma deuxième visite d’abattoir de la journée, nous approchons de l’heure du déjeuner.

 

Je pars donc à la recherche d’une crêperie, de quelque chose de typique. J’avais en effet besoin d’un cadre agréable qui me dépayserait, qui me ferait oublier les atrocités que j’avais vues dans les abattoirs du matin. J’entre dans un petit bourg où je suis certain d’en trouver une : il y a toujours une crêperie quelque part en Bretagne. Bien joué ! Je gare ma voiture juste devant et je sors mon chien pour le promener un peu. Mon fidèle compagnon, toujours avec moi lors de mes déplacements, aura sa part de crêpes.

 

Nous entrons dans la crêperie, la gérante nous accueille en chaussons et vêtue d’un tablier de cuisine. Le cadre est un peu vieillot, mais suffisamment agréable pour ma petite personne. Ça sent bon les crêpes, mon appétit vient. Je m’installe à une table qui comprend deux places, je n’ai invité personne, je serai donc tout seul.

 

La patronne me tend la carte. Mon choix est vite fait, je prends une galette aux champignons, j’adore les champignons. Et surtout pas de viande, j’en ai assez vu durant la matinée, et de toute façon je ne la digère pas bien ! Ma place est au milieu de la salle sur une petite table, de laquelle je peux observer tout ce qui se passe. Les cartes présentent encore le double affichage en euros et en francs. Quatorze francs la galette aux champignons… qui dit mieux ? et au blé noir, bien sûr. Les photos des petits-enfants de la famille sont accrochées sur les murs.

 

Les clients attendent longtemps avant d’être servis, ces pauvres dames ne sont que deux pour la cuisine et le service. Elles sont débordées, ne laissent pas paraître leur stress et pourtant elles courent beaucoup. Ça y est, la patronne me sert ma galette et ma bouteille de cidre brut. Bon sang qu’elle est bonne, je me régale ! J’ai vraiment besoin de me détendre, mais dans ma tête je repasse les visites des deux abattoirs. Pire, je prends des notes qui me serviront à établir les comptes rendus. Mes voisins de table se demandent ce que je peux bien écrire, ça me donne un air important. Le cidre brut, au bout de quelques bolées, me faisait tourner la tête.

 

Je commande à présent une crêpe sucrée aux pommes. La gérante m’apporte ma crêpe, me fait croire qu’elle n’a plus de pommes et qu’elle est obligée de les remplacer par de la compote, alors que de toute façon, sur la carte, il est indiqué « crêpe compote » ! Elle aussi s’imagine que je suis quelqu’un de sûrement important à mon allure, et puis j’écris pendant que je mange. Elle voit bien que je ne suis pas d’ici. L’ambiance de cette crêperie me paraît irréelle, décalée dans le temps.

 

Tiens, la patronne s’est trompée, elle vient d’apporter une bouteille de cidre à moitié pleine à des clients singuliers. À d’autres qu’elle connaît, elle lance : « Alors Bernard qu’est-ce que je te sers ? ». Une choucroute répond-il. Et là, je pensais que c’était une plaisanterie, un peu parano, je me demandais comment ils pouvaient savoir que j’étais alsacien ? Mais en fait, je n’y étais pas, la choucroute est bien inscrite au menu de ce jour. Eh oui ! Mais que l’on se rassure, servie avec du lard et des saucisses bien de Bretagne, sûrement extraits des cochons provenant d’élevages intensifs que j’avais vu se faire tuer le matin même.

 

L’endroit est passablement enfumé. Cette fumée épaisse, grasse et lourde, ne provenait pas des cigarettes. Elle nous arrivait de la cuisine dont la porte était grande ouverte. Les allées et venues de la patronne et de la cuisinière entre la cuisine et la salle de restauration, contribuaient à répandre ce brouillard lourd de graisse et de cuisson dont personne ne semblait être importuné. Tout le monde paraissait s’en accommoder. On peut voir que les clients sont des habitués du repas de midi, ils connaissent la maison. Mais, s’ils sont habitués, qui suis-je au milieu d’eux ?

 

D’ailleurs, les tables sont prêtes d’avance. Sur chaque table, les bouteilles sont disposées de manière particulière, tel un rituel. Elles sont même déjà ouvertes, et parfois même entamées. Si leur déjeuner est ainsi toujours programmé, comment leur vie doit-elle être?

 

Le cidre que je bois est brut, un peu comme le gens du coin qui sont durs comme le granit (mais chaleureux lorsqu’on prend la peine de les connaître). Il semble que le climat et la rusticité de la vie d’ici y sont pour quelque chose. Nous sommes en centre Bretagne, en l’an deux mille un. C’est la dernière crêperie du coin, m’a-t-on dit. Les anciens forcenés de la crêpe terminent leur longue vie professionnelle en fermant leur boutique. Les jeunes, même du coin, ne veulent pas reprendre, ni continuer.

 

Tiens, des gens qui se donnent de l’importance, ils ont même une cravate. C’est certain, il faut les prendre en considération, ils doivent travailler dans des bureaux et bien gagner leur vie. Peut-être travaillent-ils dans les bureaux des abattoirs que j’avais visités ? Des gens importants quoi ! Peut-être des commerciaux venus de grandes agglomérations, j’en ai souvent rencontrés. Allons, à quoi bon se pavaner comme cela ! Pourquoi en mettre plein la vue ? C’est aussi pour cela que les jeunes partent et quittent leur campagne. On leur fait croire qu’il y a mieux ailleurs, qu’on peut faire mieux ailleurs, qu’il faut quitter son habit des champs pour l’habit des villes. Allez, venez dans nos grandes villes, vous serez plus chics, plus urbains. Laissez tomber vos sabots pleins de crottin, apprenez le français en suivant l’exemple des bourgeois parisiens de l’époque, car parler le breton cela faisait plouc.

 

L’influence des grandes villes vient entacher ma crêperie authentique. Tout change, tout bouge, et la patronne un jour ne mettra plus ses chaussons pour accueillir des clients égarés comme moi… Mais qui sait, peut-être qu’un restaurant végétarien prendra le relais lorsque les consommateurs seront prêts !

 

 

 

 

 

vendredi, 11 janvier 2013

Les promesses mortes

Alphonse Osbert, Osbert, Taxi, Alpine Renault
peinture d'Alphonse Osbert

Expiation des enfants morts trop tôt ; expiation des bêtes mangées, expiation des poèmes brûlés, des chants oubliés.
Attente éternelle que la vie commence : attente de la mort qui nous la ravira sans que rien n'ait eu lieu.
Tentatives de « s'en sortir », de conjurer le sort - le sort d'un destin absent !
Quelques chances passent : incapacité de les saisir.
Quelques amis proposent un voyage : incapacité d'y répondre.
Des personnes étonnées se demandent : mais pourquoi si peu d’allant ? Pourquoi si peu de vie dans un corps sain, si peu d'amour dans un cœur riant, si peu d'histoires dans une vie où la chance coule librement ?
Aucune réponse ne vient.
Quelque chose est raté et s'effrite, jour après jour. C'est ma vie qui s'en va, et je laisse les plus beaux fruits passer sans les cueillir.
Et pourquoi ? Pourquoi ce fantôme aux promesses mortes ?
Je ne sais pas. Ma colère est silencieuse, blanche comme la mort des aubes sans rayon.

Alphonse Osbert, Osbert, Taxi, Alpine Renault

2 Alpine Renault dans un tunnel

 
E CL, 26 juillet 2012

lundi, 07 janvier 2013

Lumière du Sud, sang du monde

soir antique, alphonse osbert, jean-christophe, Romain Rolland, Italie
Peinture d'Alphonse Osbert

Venant de Suisse, Jean-Christophe passe la frontière italienne. "Lorsque au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla rêver".

"Sur la mer lumineuse, dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires bordés de cyprès enfantins. Il s'installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort d'un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait la splendide lumière... Lumière, sang du monde, fleuve de vie, qui, par nos yeux, nos narines, nos lèvres, tous les pores de la peau, t'infiltres dans la chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain, - qui te voit dévêtue de tes voiles du Nord, pure, brûlante, et nue, se demande comment il a jamais pu te vivre sans te posséder, et sait qu'il ne pourra plus jamais vivre sans te désirer".

Romain Rolland, in Jean-Christophe

dimanche, 06 janvier 2013

Ces bêtes qu’on abat : Agression sur un marché aux bestiaux

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.



Agression sur un marché aux bestiaux

 

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 Dans le cadre de mes activités, j’ai également été amené à faire des contrôles sur des marchés aux bestiaux. Ce sont des endroits particuliers, où les actions de protection animale ne sont pas toujours les bienvenues. C’étaient des lieux où l’on se faisait tout petit car l’ambiance pouvait vite se dégrader et tourner aux tentatives d’intimidation. Les contrôles des services vétérinaires étaient mal vus, nombre d’entre eux durent à freiner leurs investigations, quand il ne leur fallait pas complètement renoncer à venir sur les marchés. Je me souviens que dans un des marchés du département de la Manche, le responsable m’avait demandé d’arrêter de faire du zèle et m’avait conseillé de quitter les lieux, si je ne voulais pas me retrouver pendu sous la charpente. Lorsque j’informai la direction des services vétérinaires de l’état piteux des bêtes que j’y avais vues, elle m’indiqua qu’elle ne pouvait pas intervenir, car sur ce marché, elle était en danger, et qu’il lui faudrait un escadron de gendarmerie pour y pénétrer. Elle ajouta que deux techniciens avaient déjà été enfermés dans un local.

 

La réglementation stipulait que la présentation d’animaux malades ou blessés était interdite sur les marchés (art. 3 de l’arrêté du 25/10/82 modifié par l’art. 1 de l’arrêté du 17 juin 1996). Or pendant longtemps, ce genre d’animaux fut malgré tout présenté à la vente, car ils faisaient l’objet d’un commerce lucratif. Ils étaient achetés pour trois fois rien aux éleveurs, contents de s’en débarrasser, et étaient revendus en lots avec une plus-value. Il arrivait souvent que ces animaux à bout de force meurent en cours de transport ou sur les marchés. La réglementation permettait qu’ils soient euthanasiés sur le marché en cas de souffrance extrême. Encore fallait-il pour cela que quelqu’un appelle un vétérinaire, et il aurait fallu qu’il y ait davantage de contrôles pour venir en aide à ces animaux. Les marchés devaient être équipés d’abreuvoirs, mais la plupart ne l’étaient pas. Certains étaient équipés d’abreuvoirs mobiles, mais on ne s’en servait pas. La législation interdisait une attache trop courte des bovins, et pourtant bon nombre étaient attachés la tête au ras du sol durant des heures.

 

Certains marchés se préoccupaient du bien-être des animaux, mais ils étaient trop rares. Encore une fois, la crise de la vache folle a permis de faire reculer la présentation d’animaux malades ou blessés dans ces lieux de vente. Ces derniers, interdits d’abattoirs, devaient être présentés à l’abattoir sous 48 heures avec un certificat vétérinaire. Ces animaux ne sont en principe plus présentés sur les marchés. Ce n’est donc ni grâce aux efforts des services vétérinaires, ni au courage des associations de protection animale que ces bêtes ont disparu des marchés. Lorsqu’il s’agissait simplement de protéger ces animaux, l’administration se faisait timide. Les vaches en question finissaient en steak haché, et on a pris conscience pendant la crise de la vache folle qu’elles représentaient un risque sanitaire, puisque des vaches potentiellement atteintes par la maladie prenaient le chemin des abattoirs.

 

Je vais relater la visite d’un marché aux bestiaux de Loire-Atlantique sur lequel je me suis fait agresser. Je précise que cela ne se passait pas à l’identique sur tous les marchés, mais ce récit témoigne de l’ambiance générale en pleine période de crise de la vache folle.

 

Comme chaque négociant, j’avais payé mon entrée sur le marché en question. J'ai ensuite effectué un tour global des lieux, puis je me suis présenté au bureau, en demandant un responsable.

 

J'ai été reçu par un agent administratif de la mairie. Je lui ai montré ma carte d'enquêteur, il connaissait l’association pour laquelle je travaillais. Je lui ai parlé de quelques bêtes en mauvais état que j'avais repérées sur le marché, et qui n'auraient pas dû être présentées à la vente. Il m'a alors accompagné vers un autre responsable, un conseiller municipal délégué au foirail (marché aux bestiaux). C’était donc cette personne qui avait, en principe, le pouvoir de police et de faire appliquer la loi. Je lui ai gentiment demandé s’il pouvait venir voir les animaux qui posaient un problème. « D’accord, m’a t-il dit, je viens avec vous les voir, mais je ne les bouge pas, les ventes sont faites, on s'arrêtera là pour aujourd'hui ». Les ventes n’étaient bien évidemment pas terminées et il aurait encore été possible d’intervenir. Le décor était planté et je savais à quoi m’en tenir : une inertie habituelle. Dans ce domaine, il n’y a pas mieux que de faire des reportages télévisés pour sensibiliser le public et faire pression face à l'inaction des intervenants et des pouvoirs publics.

 

Nous avons discuté longuement en cours de chemin. Il m'a présenté à des négociants avec qui je devais m’expliquer. Il m'a présenté au président du syndicat des négociants en bestiaux avec qui je devais également m'expliquer. Il m'a semblé qu'on perdait beaucoup de temps. Je tentais d’emmener le conseiller municipal vers les bêtes en question. Il n’était pas bon d’être présenté à tout le monde : cela ne faisait qu’accroître la tension. D'habitude, me dit-il, il fait le tour du marché, mais ce matin-là, il n'avait pas pu, comme par hasard. Il m’avait dit que s’il constatait la présence de bêtes en trop mauvais état, il les faisait recharger, en disant au propriétaire « qu'il ne veut pas de ça ici ». Il leur demande de les garder dans le camion. Puis il a rajouté que ces derniers se les échangeaient ensuite de camion à camion, ici, ou alors sur le parking dehors (ce qui est interdit).

 

Devant l'une des bêtes en mauvais état, le conseiller municipal m’a à nouveau présenté. Cette fois à la personne qui effectuait le commerce de vaches de réforme. J'étais inquiet, car cette personne m’avait frappé sur un autre marché, à coups de bâton. Il m’a reconnu et me dit que sur le marché en question, qui était situé à une centaine de kilomètres en Ille-et-Vilaine, j’aurais dû lui montrer ma carte d'enquêteur. Il ne m'aurait alors rien fait. Il rajouta : « je vous avais confondu avec un touriste » ! Il va de soi que les touristes peuvent être frappés !

 

Ce monsieur précisa qu'il ne prenait plus les vaches qui « crèvent » dans les étables, qu’il les laissait à l'éleveur. Devant la vache en état de misère physiologique, il expliqua que son état était la faute de l'éleveur, qu’il n’y était pour rien. C’est vrai, mais il n’empêche qu’il n’aurait pas dû la prendre, ou qu’il aurait dû appeler un vétérinaire. Pourquoi, en outre, ces bêtes en piteux état, sans grande valeur marchande, étaient-elles souvent rouées de coups lorsqu’elles se déplaçaient difficilement dans l’enceinte du marché ? Des vaches tellement maigres qu’elles étaient appelées communément « des tréteaux », comme je l’ai déjà précisé.

 

Les regards devenaient de plus en plus hostiles, ma présence était gênante, je tombais dans un guêpier.

 

Le conseiller municipal et moi avons continué d’évoquer les arrivages de vaches en mauvais état et souvent en état de souffrance, ce qu’il ne niait pas. Si nous pouvions faire quelque chose, dit-il, pour empêcher que des animaux traînent sans soins dans les fermes, ce serait bien. Cela l’arrangerait qu’il n’y en ait plus sur le marché, mais il y en a toujours eu. Cela l’arrangerait aussi que le grand nettoyage soit fait par un organisme extérieur, pour ne pas à avoir à le faire lui-même. Il m'a suggéré de faire une réunion rassemblant des négociants, éleveurs, services vétérinaires afin de mettre sur la table les problèmes de protection animale concernant les bovins en mauvais état. Cela serait bien, et chacun saurait une fois pour toutes ce qu'il doit faire.

 

Je lui ai proposé de faire des photos des animaux en question pour avoir des preuves comme base de travail et monter un dossier. Il était tout à fait d'accord et n'y voyait pas d'inconvénient. Cependant, il souhaitait demander l'autorisation au président du syndicat des négociants en bestiaux. Nous l’avons cherché, mais en vain ; il était introuvable. Pour avancer un peu, je lui proposais d’appeler le vétérinaire attitré au marché ou alors les services vétérinaires pour qu’ils puissent venir constater l’état des bêtes et qu’ils prennent des mesures. Il était d'accord et me dit :  « Vous faites comme vous voulez, s’ils viennent tant mieux, comme cela ils prendront les responsabilités eux-mêmes et je serai couvert ».

 

Nous sommes allés au bureau pour téléphoner. J'ai appelé la Direction des Services Vétérinaires de Loire-Atlantique, la personne du bureau de protection animale s'occupant du marché étant en déplacement, on m’a alors passé le directeur de la D.S.V. Je lui ai fait part de ma présence sur le marché et lui ai demandé qu’il envoie un vétérinaire. Il était intéressé par ma visite, puisque justement ce marché faisait l'objet d'un gros dossier. L’idée d’y mettre notamment une permanence des services vétérinaires était dans l’air. Mes constatations seront les bienvenues, me dit-il, ajoutant qu’il aimerait avoir un courrier pour appuyer ses démarches. Il déplorait qu'actuellement, il ne fût plus possible d'effectuer des contrôles, mais cette question était en cours de démarches, une permanence devait être mise en place, avec deux techniciens vétérinaires.

 

Comme il y avait un abattoir juste à côté, je lui ai demandé si un représentant des services vétérinaires ne pouvait pas venir. Le directeur m’annonça qu’il allait leur téléphoner et m’envoyer quelqu'un. Je l’interrogeais aussi sur la possibilité de prendre des photos avant que les négociants fassent disparaître les vaches. Il me mit en garde et m’invita à faire très attention, car je risquais d’être malmené. J’attendis au bureau pendant un bon moment, mais personne ne vint.

 

J'ai demandé au conseiller municipal à pouvoir retourner sur le marché de peur que les bovins ne soient discrètement enlevés. Je voulais prendre des photos, mais il n’y tenait plus car la tension montait. Le président du syndicat des négociants en bestiaux s’y opposa aussi, prétextant qu’ils avaient eu des ennuis avec des journalistes. Une équipe de télévision de France 2 était venue filmer, en leur disant que c'était un reportage qui ne leur porterait pas préjudice. Les images se retournèrent contre eux, et lorsqu'une autre équipe de TF1 vint, elle fut accueillie à coups de bâton.

 

Nous sommes retournés à l’entrée voir si le vétérinaire était arrivé, mais personne n’était là. Le conseiller municipal me proposa d’aller à la rencontre du vétérinaire de l'autre côté de l'abattoir. Ce que je fis. Nous nous quittâmes.

 

Je me rendis à l'abattoir et dans les bureaux. Le vétérinaire était au téléphone avec le directeur de la D.S.V. Nous avons conversé. Il s'est rendu dans l'abattoir voir des carcasses de veaux, puis nous sommes allés sur le marché. Il m'indiqua qu’il ne s'occupait pas du marché, d'habitude.

 

Sur le foirail, le vétérinaire serrait des mains. Il connaissait du monde. Nous allâmes voir la première bête. Nous ne pûmes, en raison de la suite des événements, voir les pires bêtes. L’une présentait une énorme infection sur la partie droite des mamelles, elle n'était pas maigre. Le vétérinaire s'écria : « Ah, en effet ». Le propriétaire de la bête s'est avancé vers nous. Tout le monde nous regardait froidement, il était malvenu de s’attarder sur une bête pour des questions autres que transactionnelles.

 

Pendant que je relevais le numéro de la boucle, des négociants se sont approchés et l'un d'entre eux est venu derrière moi en me saisissant par les vêtements au niveau des épaules. D'autres arrivèrent et m’empoignèrent. On me tenait fermement par les bras, dans le dos, et l'un me serrait fortement la gorge en m'étranglant d'une main. Ils devenaient de plus en plus agressifs. Le vétérinaire est intervenu, en leur disant d'arrêter et de me laisser tranquille. Il fut empoigné à son tour. Après, je ne sais pas trop se qui s'est passé car ils me brutalisaient tellement que je ne voyais plus rien. Ils m'ont menacé et insulté. Un négociant m'a demandé si je me souvenais des établissements pour lesquels il travaillait, il disait à tout le monde que je l'avais fait condamner par la justice à payer 610 euros. En effet, une plainte contre lui avait été déposée lors d'une visite d'abattoir dans la Manche. Il leur a raconté l’histoire. Ce récit envenima la situation. Il dit que j'avais pris des photos très compromettantes pour lui. Je n’étais pas fier, et je savais que j’allais passer un sale quart d’heure !

 

J’étais en mauvaise posture, je ne maîtrisais plus la situation. Comme ils connaissaient le vétérinaire, ils le relâchèrent et le laissèrent repartir. Ce dernier rejoignit l’abattoir pour se mettre à l’abri. Ce qui est déplorable, c’est qu’il n’ait pas jugé bon de faire intervenir les gendarmes pour me sortir de cette situation. À un moment donné, j’ai pu me dégager et j'ai tenté de m'enfuir. J'ai couru tout droit, aussi vite que je le pouvais. J'ai sauté une barrière. Les négociants courraient derrière moi, en criant « attrapez-le ». Il m’était impossible de fuir, car il y avait du monde partout, prêt à m’intercepter. Je me suis retrouvé coincé, et j'ai été empoigné par d'autres personnes. La première fois, ils étaient une dizaine et la deuxième fois, ils devaient au moins être une vingtaine, peut-être même vingt-cinq.

 

Cette fois, ils m'écrasaient contre des barrières métalliques, au point que tout mouvement m’était impossible. Ceux qui se trouvaient de l'autre côté des barrières me tiraient vers eux. L’un d’eux me saisit de nouveau à la gorge et serra de toutes ses forces. J’eus alors l’idée de faire semblant d’étouffer afin qu’il me libère, mais il n’en fut pas impressionné et continua à serrer. Les négociants me menaçaient et m’agressaient verbalement. Ils me disaient de les laisser faire leur travail, qu'ils avaient une famille à nourrir et que ça allait mal se passer pour moi. Ils me disaient : « Tu vas voir ce qu'on va te faire », ou « il faut lui donner une leçon ! ». On comprend mieux pourquoi les services vétérinaires ne prenaient pas le risque de se rendre sur les marchés aux bestiaux. La personne qui m’avait déjà frappé avec un bâton sur un autre marché leur a demandé qu’on me prenne les notes qu’ils trouvèrent dans ma poche. Encore et toujours la même personne les excitait et leur disait qu’ils devaient me fouiller pour voir si je n’avais pas caché d’autres notes. J’avais sur moi mon carnet de chèques qui me servait à acheter, en cas de nécessité, des animaux malades ou blessés, malheureusement pour les faire euthanasier suivant les recommandations de l’association pour laquelle je travaillais alors. Quelqu’un me prit mon carnet de chèques en disant que j'y avais certainement dissimulé des numéros de bouclages. À ce moment, ils s’emparèrent de ma carte d'enquêteur, de ma carte de la Fédération des marchés et de mon portefeuille.

 

Les négociants étaient surexcités, ils m'arrachèrent mon anorak et le fouillèrent, ils prirent mon petit appareil photo qu’ils écrasèrent sur le sol. Ils regardèrent si je n'avais rien d'autre sur moi. Les différents responsables du marché, qui avaient assisté à la scène, au lieu d’intervenir m’ont simplement reproché de les avoir fait se déplacer des bureaux et d'avoir fichu en l'air et interrompu les cotations qu'ils effectuaient en réunion. Ils m’ont dit les avoir trahis en venant avec un appareil photos et un vétérinaire. C’est alors qu’un négociant qui avait trempé mon carnet dans de la bouse de vache me l’appliqua sur la figure. Une personne a tout de même crié : « Mais vous êtes fous, laissez-le. »

 

La personne qui m’avait molesté sur un autre marché leur lança qu'il fallait m'emmener sur le parking pour fouiller ma voiture. Ils étaient en train de m’emmener lorsque je leur ai dit que je n’avais rien d’autre. Très en colère, ils me demandaient : « Qui sont tes patrons et qui t’envoie ? ». Et d’ajouter : « Viens avec nous au bureau, on va leur téléphoner et tu vas leur dire ce quit’arrive ». L’un d’eux me lança que tout le monde avait mémorisé ma tête et que je ne n'avais plus intérêt à revenir sur le marché ou ailleurs. Que s’ils m'attrapaient encore une fois, c'en serait fini pour moi. Et surtout, je ne devais pas envoyer quelqu'un d'autre à ma place.

 

En me traînant vers les bureaux, d'autres venaient tour à tour m'agripper, en m'insultant et en me demandant qui j'étais. Certains ne savaient même pas ce qui se passait, mais voulaient quand même me frapper. Celui qui avait été condamné à payer une amende a voulu me parler. Du coup, les autres m’ont lâché. Nous avons marché un peu. Il m'a expliqué que ce jour à l’abattoir dans lequel nous nous étions rencontrés, il ne pouvait pas décharger les bovins dans d'autres conditions qu’il ne l’avait fait, que l’abattoir était en travaux (ce n'est pas vrai), mais que c’est lui qui avait tout pris, les responsables et les services vétérinaires de l’abattoir n’avaient, eux, pas été inquiétés. Il avait payé, dit-il, il ne m'en voulait plus, mais il souhaitait que je le sache. La tension était retombée. Une bonne partie des négociants me laissèrent tranquille.

 

Je pensais en être quitte, mais un groupe est revenu me chercher pour m’emmener dans les bureaux.

 

Là, le conseiller municipal, devant les autres, a dit qu'il pensait que j'étais parti et ne s’attendait pas à me voir revenir avec un vétérinaire. C’était ma parole contre la sienne que je devais défendre. On m'a conduit dans la salle de buvette, et devant les escaliers montant aux bureaux, des négociants devaient me surveiller pendant que d’autres allaient téléphoner. Dans cette salle, d’autres m’empoignaient, certains ne savaient même pas ce qui s’était passé, mais lançaient qu’il fallait « m'écraser ». Sous le regard passif du conseiller municipal, on me brutalisait encore et je n'en pouvais plus. J’attendais qu’il me secoure, mais rien ne venait.

 

Petit à petit, j’ai pu m’éclipser en montant les escaliers pour me mettre à l’abri. La personne qui avait été condamnée à payer une amende est revenue me parler de sa condamnation et a rajouté que si elle ne m'avait pas pris à part pour me parler, je ne m'en serais pas sorti vivant. Je pouvais donc la remercier. Je ne pouvais toujours pas m'enfuir, parce qu'en bas des escaliers, des personnes me surveillaient. J'attendais et soudain, les responsables du marché qui étaient allés téléphoner me dirent furieusement de partir, tant qu'il en était encore temps.

 

Je suis reparti en prenant soin de me retourner pour voir si l'on ne me suivait pas. J'ai roulé à toute vitesse vers Rennes, avec la peur au ventre. Je me suis rendu chez un médecin, car je n'étais pas bien. Il m'a examiné et a relevé les traces de violence dont j'avais été victime. Il m'a remis un certificat médical et un arrêt de travail. Cependant, j’ai fait l’erreur d’aller chez un médecin rural, qui a certainement aussi ménagé son diagnostic, car les conséquences pour lui, du fait d’avoir peut-être comme clients des personnes du marché, n’étaient pas négligeables.

 

Je voudrais évoquer maintenant les constations que j’ai faites sur ce marché aux bestiaux de Loire-Atlantique. 1814 animaux ont été présentés à la vente, dont : 49 Génisses; 24 Bœufs; 332 Vaches; 5 Taureaux; 4 Jeunes Bovins; 1386 Bovins Maigres; 14 Veaux de moins huit jours.

 

Pratiquement tous les animaux (vaches, veaux, gros bovins...) étaient, pour ceux qui se trouvaient sous le hall, attachés la tête au ras du sol. Et ceci de façon plus généralisée que sur d'autres marchés. On pouvait voir des bovins s'énerver, tant les postures contre nature qu’on leur imposait étaient inconfortables ; il y avait de nombreuses vaches de réforme, cachectiques, boiteuses, avec des escarres, des mammites et des mamelles si gonflées que le lait s’en écoulait. Dans les lots de vaches de réforme, il n'y avait pas que des bêtes maigres de fin de parcours, il y avait des bêtes en état de misère physiologique, ayant traîné dans les étables avec des maladies ou des traumatismes anciens. Une vache atrophiée qui se déplaçait difficilement a été conduite vers un lot de réforme. Elle est tombée à terre, on lui a matraqué la tête, mais elle ne s’est pas relevée tout de suite. On lui a tordu la queue pour la faire bouger. Au bout d'un moment, elle s'est relevée complètement épuisée.

 

Les marchands, en se servant de bâtons, matraquaient les bovins qui ne réagissaient pas comme ils le désiraient. Ils les faisaient courir dans les allées pour les charger. Les couloirs étaient très dangereux, il fallait tout le temps faire attention, car il y avait des bovins qui couraient en tout sens, et qui glissaient. Les négociants et les personnes qui chargeaient les bêtes étaient brutaux et se servaient largement de leurs bâtons pour les frapper sans ménagement. Des négociants avaient des aiguillons au bout de ces bâtons. Aucun point d'abreuvement ne se trouvait sur le marché. Aucune visite n'était effectuée par un vétérinaire attitré ou par les services vétérinaires. Des bovins avaient des cornes cassées avec le sang qui s’écoulait sur le sol. En raison de l’absence de quai, le déchargement et le chargement s'effectuaient à même le sol. J'ai vu des bovins trébucher plusieurs fois, en montant dans un camion tant la pente de la rampe était raide.

 

J’avais bien sûr déposé une plainte à la gendarmerie de la ville où se situait le marché. Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, j’étais tellement choqué que cela ne m’était pas venu à l’esprit. Auparavant, j’avais pris un hôtel afin de pouvoir me doucher, car, comme toute personne agressée ou violée, je me sentais sale. J’ai été mal accueilli par les gendarmes. Je devenais de surcroît l’auteur des faits et non plus la victime. Le gendarme que j’avais en face de moi me reprocha le fait que personne n'ait appelé la gendarmerie au moment des faits, ajoutant que maintenant ils allaient être obligés de s’y rendre. Chose qui manifestement ne les enchantait guère. Les gendarmes m’ont dit que d’habitude, ils faisaient un tour sur le marché, mais évidemment pas ce jour-là !

 

J’avais les noms de quelques témoins des faits et de deux personnes qui m’avaient agressé. Pourtant, la plainte a été déclarée sans suite, parce que les témoins incriminés attestèrent qu’il y avait juste eu une bousculade !

 

Après ces événements, j'ai appris que plusieurs mois auparavant, une opération de contrôle commanditée par le Ministère des Finances et le Ministère de l'Agriculture avait été réalisée sur un marché aux bestiaux du même département. Pas moins de cinquante gendarmes, avec l’intervention d'hélicoptères, services des douanes, services vétérinaires, avaient entouré le marché. Mais cette opération de contrôle n'avait pas été fructueuse, puisqu'un repli stratégique avait été effectué en raison du trouble que cela avait occasionné et du risque de possibles confrontations physiques, à cause de la résistance des négociants en bétail. Il est facile de comprendre qu’après cet événement, ce n’était pas le simple enquêteur d’une association de protection des animaux qui allait intimider les négociants.

 

Ce que j’ai également appris plus tard, c’est qu’un membre du conseil d’administration de mon association était contrôleur général des services vétérinaires du département en question. On peut se demander quelle était sa part active au sein de l’association, et pourquoi dans le département dont il avait la charge, on trouvait autant de problèmes de mauvais traitement des animaux.

 

On pourra comprendre que, par la suite, je n’ai plus osé visiter de marchés aux bestiaux. J’en ai fait, malgré tout quelques-uns, la peur au ventre. Mais, heureusement, sur un marché d’un autre département, je fus bien accueilli par un directeur qui tenait soigneusement son marché et était vigilant quant au bien-être des animaux y séjournant. Et cela bien avant que les mots « bien-être animal » deviennent une formule de marketing, que tentent de s’approprier bien des filières et des instances qui ignorent ce qu’est le bien-être animal. Ce directeur m’avait beaucoup rassuré en me disant que sur son marché, je ne risquais rien, j’étais sous sa protection. Il faut dire que sur son marché, le déroulement des activités se passait bien et qu’il n’avait rien à se reprocher.

 

Le marché où a eu lieu l’agression n’existe plus, un autre a été construit dans la même ville. Je l’ai visité cinq ans après, et j’ai encore constaté quelques infractions à la réglementation. Par contre, on ne retrouvait plus ces vaches en état de misère physiologique, et ceci pour les raisons sanitaires que j’ai exposées plus haut (craintes liées aux problèmes de la vache folle). Notons que les actions d’une certaine association de protection animale a largement contribué à l’amélioration des conditions de bien-être des animaux sur les marchés. Un guide des bonnes conduites sur les marchés aux bestiaux, qui sert de base de travail pour les responsables de marché, a été édité par la Fédération des marchés aux bestiaux.

 

Je me suis aussi senti lâché par l’association pour laquelle j’avais fait cette visite, parce qu’aucun communiqué de presse n’ébruita l’incident, qu’aucune remontée vers les instances responsables ne signala les dysfonctionnements de ce marché. Il est certain que cela pouvait « faire tache », puisque l’un des membres du conseil d’administration était contrôleur général des services vétérinaires, et qu’une telle affaire pouvait avoir lieu dans son département…

 

C’est une affaire qu’il fallait étouffer. Même la plainte avait été classée sans suite, car les témoins n’avaient observé qu’une simple bousculade… Et les animaux maltraités sur ce marché, qui s’en est soucié ?

 

 

samedi, 05 janvier 2013

Métrodore : ouverture

 Métrodore,

Voici l'ouverture de Métrodore, un roman en suspension entre l'enfance et le monde adulte, entre hier et aujourd'hui.

Paris III par Edith de Cornulier.jpg

J’ai seize ans et je ne mange plus. Il paraît que ça n’arrive qu’aux filles qui ont des problèmes avec leur mère. Je suis un garçon et je n’ai pas de problèmes. Je suis seulement fatigué de vivre. La nourriture me dégoûte. Les gens me dépitent. Les professeurs me répugnent. Le lycée m’insupporte. Les magasins criards, la grisaille des rues, les ordinateurs me désespèrent. Je hais la société. Je m’appelle Jude Parizet et je vous hais.

 Alors, vous m’avez amené ici, dans cet hôpital blanc. Les infirmiers me sourient : j’ai envie de leur cracher à la gueule. Les médecins me parlent d’un ton gentil : je les devine fiers de leur diplôme de médecine, fiers de s’occuper des jeunes en difficulté. Je les terrasse de mon mépris, mais ils s’en fichent : ils croient par-dessus tout qu’ils ont raison.

 L’hôpital est blanc comme la mort, noir comme la peur, gris comme l’hiver. Le pavillon Michel-Foucault accueille des garçons et des filles entre treize et dix-sept ans. Nous errons dans les couloirs, nous marchons sur le carrelage des toilettes et le linoléum des pièces lugubres. Des néons jaunes éclairent l’escalier ; des néons blancs éclairent les murs blêmes. De nombreuses affiches empirent la laideur des murs. Une immense photographie du philosophe Michel Foucault orne le mur du vestibule. L’homme a l’air sadique et arrogant. Sur les murs des couloirs et de la salle de jour, de grotesques affiches montrent des jeunes en train de s’embrasser, de parler, de jouer au ballon. Sous les photos sont inscrits des slogans affligeants : « Moi, je dis non à la violence », « Moi, je dis non à la drogue », « La lecture est le plus beau voyage du monde ». Ils nous prennent pour des idiots.

 D’autres jeunes sont là. Une petite dizaine. Certains n’ont pas le droit de venir dans la salle de jour ; nous les apercevons se faufiler comme des ombres, accompagnés par des infirmiers qui les mènent comme des enfants.

 Nous, qui avons le droit de passer du temps dans la salle de jour, nous sommes libres de nos mouvements à l’intérieur du pavillon Michel-Foucault. Beaucoup sont des filles, encore plus maigres que moi. J’ai peur d’en voir une mourir. Ce serait triste à voir, une mort dans un hôpital. Quelle horreur d’agoniser dans un couloir de plastique et de béton. Si mourir, c’est quitter à jamais le monde où nous avons aimé et souffert, une mort au bout d’une plage, une mort en haut d’une montagne, c’est une mort bien plus belle.

 Pourquoi sommes-nous ici ? On nous a enlevés de la vie normale pour nous enfermer dans cet hôpital parce que nous avons un problème avec l’idée de devenir adulte.

 Les adultes se sont habitués à leur vie dans la ville, loin du ciel bleu, des arbres, des grandes forêts, des animaux sauvages, des océans. Ils se sont habitués à leurs habits étriqués, qui leur donnent l’air de petits pions. Ils se sont habitués à se lever au bruit strident du réveil, à se laver dans leur petite salle de bains, à utiliser des produits conformes aux normes pour se laver, pour manger, pour nettoyer leur maison…

 Ils se sont habitués à se lever matin après matin.

 Les adultes se sont habitués à remplir des papiers, à suivre des milliers de règles administratives, juridiques. Jour après jour, chaque fois qu’ils achètent, qu’ils vendent, qu’ils se marient, qu’ils divorcent, qu’ils ont des enfants, qu’ils en perdent, qu’ils partent en vacances, ils remplissent des papiers administratifs. Machinalement, ils écrivent dans les petites cases leur numéro de Sécurité sociale (un numéro d’au moins dix chiffres), leur sexe (masculin ou féminin, tant pis pour les anges), leur âge (comme si c’était important), leur lieu de naissance (pourquoi ?), leur statut social et leur statut familial. Ils ont des comptes en banque, des contrats d’assurances, des cartes d’assuré, des cartes d’électeur, des cartes bancaires. Sur tous ces papiers, des chiffres et des mots sans poésie.

 Les adultes peuvent rester assis au bureau toute la journée alors que dehors brille un soleil magnifique. Ils peuvent parler des heures de l’actualité politique alors que Charles Baudelaire a écrit des poèmes qui traversent le temps. Ils peuvent prendre le métro tous les jours, dans de longs couloirs souterrains, pour se rendre de leur maison au travail et de leur travail à la maison. Ils peuvent subir cette vie pendant quarante ans sans jamais se révolter plus de deux jours.

 J’ai seize ans, dans deux ans je serai un adulte.

 Pourquoi voulez-vous que je mange ?

 

Edith de Cornulier-Lucinière

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jeudi, 03 janvier 2013

Gange

Gange

C'est amusant d'aimer quelqu'un et de ne pas pouvoir dire "quelqu'un" en parlant d'elle, parce que tout le monde rirait beaucoup.

C'est étonnant de contempler un visage et de deviner que le mot "visage" paraitrait ridicule à la plupart des gens.

C'est stupéfiant de partager de grands moments d'enthousiasme et de tendresse, et de penser que les gens pensent que l'autre n'éprouve pas de sentiments.

C'est renversant d'éprouver un deuil profond, déchirant, et de savoir que les gens trouvent cela ridicule.

"Ce n'est qu'un chien !"

Tu n'était qu'une chienne. Tu n'étais que ma meilleure amie. Tu n'étais que mon autre soeur. C'est pourquoi, dix ans après, tu n'es que mon meilleur souvenir ! Merci à toi, belle étrangère. C'est vrai que tu étais canine, trop canine. Mais moi j'étais humaine, trop humaine. Et nous étions ensemble, très ensemble, sur cette route qu'on appelle la vie et qu'on quitte un beau jour, pour toujours.

Quand je ferme les yeux, au cours d'un dîner, dans un restaurant de la ville, un fantôme passe : tu cours dans le bois loin devant, tu me regardes pour vérifier que je te suis. Quand je rouvre les yeux, je fais semblant de penser à des choses "importantes".

 

Edith CL

(photo de Gange par Sara)

Le peuple et le néant

 "Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums,

de sons, de projets et de climats"

Marcel Proust IMAG3934.jpg

 

Un billet d'Esther Mar

 

En France, en 2011, les gens ont regardé la télévision 3h47 par jour en moyenne (c'est moins qu'en Amérique du Nord, moins qu'au Moyen-Orient !), selon une étude, 3h16 selon une autre étude. Ils y passent plus de deux heures, selon une troisième. Au-delà des calculs de moyennes complexes et aléatoires, la certitude, c'est que la télévision avale notre temps libre.

 

 Ces trois heures, si nous les consacrions à la musique, nous serions un peuple de musiciens. Si nous les consacrions à la lecture ou à l'écriture, nous serions le peuple littéraire. Si nous les consacrions au sport, nous serions un peuple magnifique.

En cet an 2013 qui s'ouvre, qu'allons-nous faire de ces temps autrefois consacrés à la télévision ? Cette heure, ces deux heures, ces trois heures offertes à Big Brother, allons-nous les reprendre ? Nous pourrions les donner à nos enfants, à nos voisins, à la musique, à la lecture, à la promenade et à la contemplation du monde ; nous pourrions faire connaissance avec la personne que nous sommes en profondeur, en la regardant agir, choisir, peupler elle-même son monde intérieur.

Nous pourrions vivre. Ce serait une bonne idée - puisque la Faucheuse viendra un jour nous chercher, puisque nous ne connaissons ni le jour ni l'heure de son baiser, cueillons dès aujoud'hui les roses et les épines de la vie qui s'écoule comme un rêve qu'on oublie.

Esther Mar

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mercredi, 02 janvier 2013

Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui

 

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

Romain Rolland, dont l'épouse Macha (communiste athée élevée dans l'orthodoxie) est en train de se convertir au catholicisme, crie sa lassitude dans son journal personnel, alors que sa femme et ses hôtes, l'écrivain Alphone Bredenbeck de ChateaubrianT (qui n'a rien à voir avec ChateaubrianD) et sa compagne, sont plongés dans d'obscurs et béats entretiens religieux.

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

 

« Donc, Chateaubriant et son amie ont passé l'après-midi parlant de Dieu avec Macha, sans arrêt, cinq heures durant. Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui, la tête malade, n'en pouvant plus de cette atmosphère d'absurdité et de rabâchage métaphysique, théologique, « mystagogique », où je suis forcé de mariner, comme un vieux concombre récalcitrant, depuis quatre à cinq mois ! Je ne puis plus tolérer une goutte de ces divagations infantiles, toutes jubilantes de leur certitude, dans le sans-forme. Je suis saturé jusqu'à l’écœurement. Je finirais par réagir, dans la peau ridée de Voltaire ricanant. Vive le bon sens ! S'il y a un Dieu, je suis bien sûr que c'est son plus bel attribut. Croient-ils lui rendre hommage avec ces montagnes d'obscurités accumulées, qu'ils se flattent ensuite de gravir ? Ne serait-il pas plus vraiment pieux et plus sain de dire : - « Il est trop grand. Je ne sais rien, - sinon que je l'aime et que j'espère en lui » ? Et puis, faire sa tâche quotidienne, simplement, en se confiant en lui, sans se mêler de ce qui le regarde... - C'est là, pour moi, la vraie piété. Tout le reste est orgueil et délire de l'esprit ».

 Romain Rolland - Journal de Vézelay

lundi, 31 décembre 2012

Fragment d'un printemps arabe

 

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Jacques Benoist-Méchin écrit comme un dieu de l'esthétique, un metteur en scène littéraire. Voici des lambeaux de son Printemps arabe, publié en 1959 aux éditions Albin Michel.

 

« Passe devant nous, semblable à une citadelle resplendissante de blancheur, l'Olympic Cloud, un pétrolier de 30 000 tonnes... Ce château de rêve glisse lentement devant nos yeux. Sa gloire immaculée domine de haut le désert, les dunes et le faîte des palmiers.
Ce palais majestueux a l'inconsistence d'un mirage. Il semble sur le point de se dissoudre dans la nuit.

...

Les réservoirs de pétrole semblent des cratères d'acier portés à l'incandescence où les damnés se tordraient dans un bouillonnement de bitume. Tout au loin, à moitié masquées par un écran de dunes, des nappes de lumière blanche, d'une lividité spectrale, semblent indiquer les points où le désastre est consommé. Sont-ce des météores tombés au-delà des horizons, des satellites qui achèvent de se désagréger dans un halo de sodium ? Non. Ce sont les raffinements de Ras-Tanura et de Bahrein. De jour, la distance ne permet pas de les apercevoir. Mais la nuit, par temps voilé comme c'est le cas ce soir, leur clarté blafarde, rétractée par les nuages, teint le ciel d'une lueur qui n'est pas de ce monde. Je reste pétrifié devant ce spectacle hallucinant, que Dante lui-même aurait hésité à décrire. Quel sens faut-il donner à ce décor luciférien, où l'orgueil de l'homme moderne rejointe celui de l'archange déchu ?

...

Si le désert est le règne du silence et de l'immensité, ici c'est le règne de la sérénité et du calme. Pas un souffle dans l'air, pas une ride sur l'eau. La mer est si paisible que ses bords ne sont même pas ourlés d'une frange d'écume. Détachées du rivage, des lagunes flottent paresseusement à sa surface. On les croirait suspendus à mi-chemin entre deux ciels, car tout est imprégné de la même pâleur nacrée. Pas de ligne d'horizon. Là où cesse la terre, commence simplement un vide au sein duquel les éléments se dissolvent en fumée. On se croirait arrivé aux confins du monde.

...

Je regarde Daraya la morte. La ville paraît ensevelie dans un linceul de lumière. »

 

Nous parlâmes de Benoist-Méchin déjà sur AlmaSoror :

Un témoignage épuré

Trois esthètes du XX°siècle : Romain Rolland, Jacques Benoist-Méchin, Raoul Vaneigem

Le style immense et plein de pensée de J B-M

 Le désillusionné

 L'invasion de l'Europe - années 700

 

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  Et encore un extrait du Printemps arabe :

 "Les Grecs n'étaient pas les contemporains de leurs adversaires. Ils avaient mille ans d'avance sur eux. Devant cette pensée lucide, expérimentale et spéculative, que pouvait l'Orient encore tout empêtré dans ses philtres et ses incantations ?

Pour Darius, Babylone était le centre de l'univers alors qu'Alexandre était déjà au seuil de l'héliocentrisme. Ses victoires n'étaient pas seulement celles de la mobilité sur la stagnation, de l'individu sur la masse, de l'intelligence sur le rêve ; c'étaient celles de la forme sur l'informe, de l'ordre sur le chaos. C'étaient celles d'un Europa-Korps sur les foules asiatiques".

 

dimanche, 30 décembre 2012

Ces bêtes qu’on abat : Un appareil d’anesthésie innovant

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


Un appareil d’anesthésie innovant

 

 J’ai pu visiter, en Bretagne, le premier abattoir de volailles français à s’être équipé d’un appareil d’anesthésie à CO2. Il en existait déjà pour les porcs, mais ils étaient souvent décriés à cause du stress qu’engendre ce genre de machine. En effet, il existe des fosses à CO2 où, pour y entrer, les porcs doivent être convoyés dans une nacelle (sorte de cage métallique) qui descend dans une fosse à plusieurs mètres. L’enfermement et la descente sont source de peur pour les porcs. De plus, le manque d’oxygène provoque chez eux une panique et des convulsions respiratoires.

 

Avec ce nouvel appareil, les volailles sont anesthésiées en douceur sans aucun stress. C’est le premier abattoir en France à s’être doté de ce matériel d’anesthésie à CO2 appelé CAS (Controlled Atmosphère Stunning). Le système d’anesthésie par atmosphère contrôlée permet d’obtenir un évanouissement des volailles sans aucune convulsion. La durée du passage des volailles dans l’appareil est d’environ 3 minutes. L’ensemble pouvant fonctionner à un rythme de 500 à 18 000 bêtes par heure. Dans cet abattoir, la suspension des volailles vivantes, par les pattes, accrochées sur une longue chaîne, a disparu. C’est également le cas de l’immersion de la tête dans un bac à électrolyse qui permettait, par un choc électrique, d’étourdir les volailles, mais souvent, celles qui avaient relevé la tête n’étaient pas étourdies, et étaient donc saignées conscientes.

 

L’installation répond à une demande de l’abattoir qui visait à l’origine l’amélioration de la qualité du « produit » abattu et transformé. C’est plus tard que les dirigeants se sont rendu compte des avantages que cet appareil présentait en termes de bien-être animal. L’éventail des équipements s’étend de l’abattoir ou des camions jusqu’aux conteneurs de ramassage. Ces derniers sont plus faciles à remplir. Un système d’ouverture en tiroir a été étudié sur les casiers. Les risques de

blesser les animaux ont été réduits. Je tiens à préciser ici que nous restons dans un contexte industriel et que les volailles proviennent d’élevages intensifs. Il est permis de penser que si elles n’ont pas eu de belle vie dans leur milieu d’élevage, par cet appareil elles ont une mort moins cruelle en comparaison d’autres abattoirs de volailles où elles sont suspendues par les pattes sur de longs rails.

Les camions de ramassage ont été modifiés. Ils comprennent 22 conteneurs de 8 casiers chacun, composés d’un système de tiroir et de canaux pour l’écoulement des fientes et des ouvertures pour l’aération. Les casiers ont été conçus afin que les ailes et les pattes ne restent plus accrochées dans les ouvertures. À l’abattoir, les conteneurs sont déchargés très rapidement à l’aide d’un chariot élévateur qui les déplace un par un. Les conteneurs sont déposés dans une zone d’attente afin de laisser les volailles se reposer. L’attente recommandée est de 1h 30 à 2h. Dans cet abattoir, la lumière sera réduite et un ventilateur plus puissant sera mis en place.

Vidange des conteneurs : après un temps de pause, les conteneurs sont de nouveau déplacés et posés délicatement sur un système de chaînes qui les emmènent vers « un poste de vidange ». Cet endroit s’appelle « unité de déchargement autonome ». Aucune main d’œuvre n’est nécessaire, tout se passe automatiquement. Un système de chaîne, muni de crans de blocage, évite que les conteneurs ne s’entrechoquent. Les coups et les secousses qui stresseraient et apeureraient les volailles sont soigneusement évités. Les conteneurs arrivent devant un caisson cloisonné afin d’y être déversés l’un après l’autre. Une inclinaison du conteneur, provoquée mécaniquement, permet de faire sortir les volailles et de les faire glisser à l’intérieur du caisson. L’inclinaison est progressive et la chute est douce. Les volailles tombent sur un tapis épais qui amortit le moindre choc. (J’ai testé le tapis en mettant mon pied à l’intérieur, il absorbait les chocs, ce qui n’empêche pas que les volailles aient peur d’atterrir dans ce caisson.

Les ouvertures des grilles qui composent les casiers des conteneurs sont étudiées afin qu’aucune patte ni aile ne soient coincées. Ainsi, les casiers peuvent se vider sans que des volailles restent accrochées aux parois. Par sécurité, la présence éventuelle de volailles est détectée par des capteurs de mouvement qui effectuent une vérification du conteneur. Le cas échéant, il s’immobilise et une alarme avertit de la présence d’une bête. Le conteneur à vide continue son chemin vers un poste de nettoyage automatique. Il en ressort propre et prêt à être chargé pour un autre voyage.

J’en viens maintenant au poste d’anesthésie. Le tapis à l’intérieur du caisson entraîne les volailles à petite vitesse sur un autre tapis perpendiculaire au premier. Celui-là les dirige vers le tunnel d’étourdissement. Ce tapis reste à améliorer, car les volailles glissaient légèrement sur leurs pattes en tentant de reprendre leur équilibre. Le responsable m’a assuré que l’amélioration de ce tapis était en cours et qu’il allait être changé. L’anesthésie des volailles est relativement bien étudiée. Elles entrent et sortent dans le tunnel en restant sur le tapis toujours en mouvement.

L’anesthésie se déroule en deux temps : une première phase d’une minute en hyper-oxygénation. Oxygène + du CO2 à 30% où elles sont rendues somnolentes et inconscientes. Une deuxième phase de 2 minutes où, inconscientes, elles respirent du CO2 à 80%. Cette phase est irréversible. Après cet étourdissement, elles ne se réveillent plus en raison d’une mort cérébrale. Le cœur, lui, continue de battre. Des études ont démontré que si elles respiraient directement le CO2 sans l’oxygène, elles s’agiteraient et seraient dans un état de panique. Tandis qu’avec le passage d’une minute en oxygène, elles ne se débattent absolument pas pendant l’arrivée du CO2. Ce système permet donc d’éviter l’affolement, toute souffrance et, au bout du tunnel, une mort sans stress.

Accrochage et saignée. Les volailles sortent du tunnel par le tapis, et tombent dans un bac circulaire en inox disposé en forme de carrousel mobile. Des employés saisissent les volailles par les pattes et les accrochent sur un rail qui les emmène vers un poste de saignée automatique. Je n’ai vu aucune volaille réveillée lors de la saignée.

Une personne contrôle l’état des volailles à l’entrée du tunnel. Celles qui sont déjà mortes, celles qui sont en mauvais état, et celles qui n’ont pas la taille standard sont retirées et jetées dans une poubelle à côté du poste. En principe, les volailles sont tuées avant d’être jetées. Cependant, et c’est un des bémols de cette visite, j’ai aperçu un poulet vivant dans la poubelle. Je l’ai signalé au responsable qui a demandé à l’employé de le tuer. Ce dernier l’a saisi par le cou et a exercé une torsion pour le briser. La dislocation du cou est autorisée pour la mise à mort des volailles à usage gastronomique traditionnel reconnu selon l’annexe IV point 4 de l’arrêté du 12 décembre 1997 relatif aux procédés d'immobilisation, d'étourdissement et de mise à mort des animaux et aux conditions de protection animale dans les abattoirs.

Cependant, son application est subordonnée à l’étourdissement préalable des animaux. Il serait préférable, pour que les volailles refusées aient également une mort sans douleur, de leur apposer un signe distinctif, comme un élastique rouge autour du cou, de les laisser passer dans le système et de les enlever à la sortie du tunnel, une fois qu’elles sont mortes après respiration du CO2.

 

Bien que ce matériel et son installation aient un coût élevé, l’anesthésie des volailles pratiquée avec ce nouveau système le rend à mes yeux très concluant. Le déchargement des camions est effectué avec douceur, les conteneurs sont manipulés sans brutalité. Ils sont vidés automatiquement, sans contact physique, sans attraper les ailes ou les pattes des animaux (comme cela se pratique dans les autres abattoirs) et dans une sorte de calme continu. Un tapis roulant achemine les volailles à petite vitesse, mais permet d’en réguler un grand nombre. Cela est préférable à la suspension des volatiles en pleine conscience par les pattes, les obligeant à se débattre sur de longues distances jusqu’au poste d’abattage. Le directeur lui-même reconnaissait que le système antérieur était plutôt cruel (et dire qu’il en reste beaucoup en fonction !). Les conditions de travail du personnel sont également améliorées.

Enfin, l’anesthésie comprend une première phase de somnolence, par l’apport d’oxygène, ce qui empêche les volailles de s’agiter et d’être apeurées en recherchant de l’air. Le CO2 intervient en deuxième phase et les endort définitivement, mais toujours en douceur. Lors de la suspension et de la saignée, elles ne ressentent plus rien, car sur le plan cérébral, elles sont déjà mortes. Le cœur continue de battre et la saignée s’effectue sans problème. Ce système devrait être étendu aux autres abattoirs de volailles, palmipèdes, lapins…. Il serait également souhaitable d’étendre ce système d’anesthésie aux abattoirs de porcs et notamment dans les abattoirs industriels. Les systèmes actuels et les appareils à CO2 existants apeurent terriblement les animaux et les mettent même dans un état de souffrance.

Alors, au risque de choquer ceux qui sont pour l’abolition des abattoirs (qui n’interviendra que lorsque les consommateurs cesseront de manger de la viande, ce qui ne serait pas pour me déplaire), je recommande vivement ce nouvel appareil aux responsables d’établissements d’abattage.

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Bovin déchargé mort loin des quais d’un marché à bestiaux…
Phot Jean-Luc Daub

 

 

vendredi, 28 décembre 2012

J'ai erré sur Internet,

sans but, mais aux aguets, et j'ai cherché à travers ses labyrinthes où nourrir mon coeur, en ces jours de défaite entre deux fêtes, en cette trêve des confiseurs.

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Et j'ai trouvé la France sauvage, film d'Augustin Viatte et de Frédéric Fèbvre (2012), et Les Vendéens, de Jacques Dupont (1993).

Deux épopées, celle de la vie animale au creux des terriers et dans les hautes branches, sous les eaux et à l'intérieur des fleurs, dont les caméras cachées volent des instants magiques.

Et celle de la Révolution et de sa contre-révolution, dont les archéologues de l'INRAP retrouvent des traces sous les villes de l'Ouest.

Les voici :

 I

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II

Un texte, "L'homme des mégalopoles ou le rêve de liberté", avait été publié sur l'ancien site d'AlmaSoror en décembre 2006, et repris sur ce blog par ici...

mardi, 25 décembre 2012

L'artiste comme le public tirent leur dignité de leur exigence

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Photo d'une vitrine de boutique sablaise


Extraits des Entretiens sur la musique, de Wilhelm Furtwaengler (1947)

Ces entretiens furement menés par Walter Abendroth. Ils furent traduits en 1953 chez Albin Michel par J-G Prod'homme et F.G. C'est un exemplaire de cette édition que j'ai trouvé par terre, dans un carton de livre laissés là exprès, rue du Cherche-Midi, un jour d'août 2011. Wilhelm Furtwaengler,Walter Abendroth,Prod'homme, rue du Cherche-Midi,août 2011,Albin Michel, Beethoven,Goethe, Wagner

 Les Sables, entre mer et lac de Tanchet

 

A : Ne serait-ce pas le devoir de la critique que d'expliquer l'idée que se fait le public, et de soi-même, et de ses propres jugements ?

 

 F : Elle ne le peut pas – quand bien même elle le voudrait et s'imaginerait le pouvoir. Car elle-même fait partie du public.

 Si la réaction immédiate du public est souvent injuste, son jugement définitif est pourtant fondé. J'ai donné déjà la raison de ce paradoxe : c'est qu'il faut du temps pour entendre un artiste et répondre à son œuvre. Et il en faut d'autant plus que l'artiste sera plus original et l’œuvre profonde. Il est tout naturel que, de prime abord, le public oppose de la résistance à ce qu'il ignore. Et pourtant, il est absolument certain qu'à la longue il sera vaincu par la nouveauté – si toutefois elle est vraiment de qualité.

 Tâchons donc de nous rendre compte de ce qui se passe entre l'artiste et le public. D'abord, l'un et l'autre ne deviennent vraiment « eux-mêmes » que dans leur rencontre, et par cette rencontre. Tant que l'artiste n'a pas dompté son public, tant qu'il n'a su en réveiller et aiguiller les inconscientes aspirations vers l’œuvre d'art, ce public – et au lieu de dire : « le public » on dirait aussi bien « le peuple » - ne prend ni conscience de soi-même, ni qualité de public, mais reste ce qu'il était tout d'abord : une foule quelconque, indéfinie.

 Qu'en serait-il, par exemple, de toute notre « vie musicale » si – supposition paradoxale – Beethoven n'avait pas écrit ses symphonies ? Prédécesseurs et successeurs de Beethoven, et surtout Beethoven lui-même, ont, en fait, créé, par l'action de leurs œuvres, ce que nous avons depuis appelé « le public de concert ». Ce public-là est sans doute autre chose qu'une foule amorphe et passive. Depuis que des maîtres l'ont formé, il porte en lui une échelle de valeurs. Il a des exigences ; l'artiste y devra suffire. Et l'artiste, à son tour, a des exigences envers le public – exigences auxquelles le public ne demande qu'à répondre : car c'est d'elles qu'il tire sa véritable dignité. C'est qu'il y a public et public : il y a grande différence selon qu'une foule « devient un public » à l'occasion d'une course de chevaux ou d'un combat de boxe, ou à l'occasion d'une symphonie de Beethoven. La qualité – qui seule importe – de son « unanimité de public » ne sera pas, dans le cas sportif, le même que dans le cas musical.

 Mais encore : Même lorsqu'il s'agit du seul domaine des événements artistiques, nous constatons des différences de cette sorte. Wagner appelle « Effekte » (effets extérieurs), les effets qui ne visent qu'à « frapper » la foule et qui peut-être l'emballeront momentanément, mais n'en feront pas une véritable communauté. L'Effekt, disait-il, est par définition « effet sans cause », - et c'était précisément à l'époque de Wagner, à l'époque de l'avènement des grands virtuoses, que les musiciens se mirent à rechercher ces « effets sans cause », et à s'en servir. Mais ainsi, pour la première fois, les rapports du public avec l'artiste devinrent le problème qu'ils sont aujourd'hui : c'est alors que commença, de l'un à l'autre, cette progressive aliénation qui, à présent, met en question toute notre « vie musicale ». Vouloir faire de l'effet à tout prix : ce fut là, dès l'époque de Wagner et de Liszt, le signe que l'on allait vers la désaffection. Et, par la surenchère de l'effet, on cherchait éperdument à garder un contact qui menaçait rupture, et à maintenir entre les musiciens sur l'estrade et les auditeurs la « vraie communauté ».

 Mais voilà : transformer un public en « vraie communauté », ne fut-ce que momentanément, - il faut pour cela des œuvres qui sachent empoigner l'individu, non pas en tant qu'individu isolé, mais comme faisant partie d'un peuple, comme faisant partie de l'humanité, comme créature habitée par une étincelle divine. C'est seulement grâce à de telles œuvres qu'un public prend pleine conscience des forces latentes qu'il porte en lui ; et ce n'est que de ces œuvres-là qu'au plus profond d'eux-mêmes les hommes ont vraiment besoin, en dépit de leurs réactions superficielles, de leurs arbitraires entraînements et de leurs prédilections momentanées. Ce qui n'empêche pas que, dans la vie musicale de tous les jours, toutes les fois qu'il les rencontre, le public oppose la plus vive résistance à de telles œuvres, et ne s'abandonne que de mauvaise grâce. En quoi le public ressemble à une femme qui ne trouve son bonheur qu'à céder à la contrainte.

 

 A : Voulez-vous dire par là que l'effet produit sur le public serait plutôt un argument contre une œuvre ?

 F : Ce serait raisonner de façon hâtive et simpliste. Qui nierait, par exemple, la valeur des œuvres d'un Beethoven à cause de leur effet sur le public ? Au contraire, c'est précisément « le fait Beethoven » qui nous permet le mieux de comprendre ce qu'est l'effet authentique et « légitime ». C'est que les œuvres de Beethoven produisent leur effet absolument et exclusivement par ce qu'elles sont – par leur essence, non par leur façade. Et encore : si Beethoven a cette efficacité, c'est grâce à la clarté avec laquelle il exprime ce qu'il a à dire. Le maximum de clarté dans l'expression est, pour l'artiste, la manière – la seule bonne manière – de tenir compte de son public. Goethe l'a bien dit : « Si quelqu'un a quelque chose à dire, qu'il me le dise clair et net. Pour ce qui est des choses problématiques, celles que je porte en moi me suffisent ». Mais pour répondre à cette exigence, il faut que tout d'abord on ait vraiment quelque chose à dire ; et que l'on puisse oser se montrer sans apprêt ni voile, tel que l'on est – et cela n'est évidemment pas donné à tout le monde. Et tous ceux qui dans la vie, et même (et surtout) dans leur art, s'expriment de façon tarabiscotée, j'ai peur qu'ils n'aient, le plus souvent, de bonnes raisons pour éviter la manière simple et directe.

 Il y a des œuvres qui font de l'effet parce qu'elles visent à en faire et s'y efforcent. Il en est d'autres qui, pour faire de l'effet, n'ont qu'à exister. Et c'est pourquoi l'action des unes à la longue s'exténue, alors que le Temps ne semble point entamer l'efficace des autres.

 

Wilhelm Furtwängler

1886-1954

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(photo trouvée sur Internet)

 

lundi, 24 décembre 2012

Trois photographies

Toutes trois ont été prises à Paris par votre serviteuse, Edith de Cornulier Lucinière ; la première en 2006 dans une pièce sombre d'un appartement de Montparnasse, un soir de fête, de littérature et de photographie.

La seconde, en 2011, rue de Rennes... Merci à celle qui posa.

La troisième en 2012, dans le quartier de la Madeleine. J'ai rêvé depuis de cet enfant qui est le mien et que vous ne connaissez pas.

Edith de Cornulier-Lucinière

 

Edith de Cornulier-Lucinière

 

Edith de Cornulier-Lucinière