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dimanche, 06 janvier 2013

Ces bêtes qu’on abat : Agression sur un marché aux bestiaux

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.



Agression sur un marché aux bestiaux

 

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 Dans le cadre de mes activités, j’ai également été amené à faire des contrôles sur des marchés aux bestiaux. Ce sont des endroits particuliers, où les actions de protection animale ne sont pas toujours les bienvenues. C’étaient des lieux où l’on se faisait tout petit car l’ambiance pouvait vite se dégrader et tourner aux tentatives d’intimidation. Les contrôles des services vétérinaires étaient mal vus, nombre d’entre eux durent à freiner leurs investigations, quand il ne leur fallait pas complètement renoncer à venir sur les marchés. Je me souviens que dans un des marchés du département de la Manche, le responsable m’avait demandé d’arrêter de faire du zèle et m’avait conseillé de quitter les lieux, si je ne voulais pas me retrouver pendu sous la charpente. Lorsque j’informai la direction des services vétérinaires de l’état piteux des bêtes que j’y avais vues, elle m’indiqua qu’elle ne pouvait pas intervenir, car sur ce marché, elle était en danger, et qu’il lui faudrait un escadron de gendarmerie pour y pénétrer. Elle ajouta que deux techniciens avaient déjà été enfermés dans un local.

 

La réglementation stipulait que la présentation d’animaux malades ou blessés était interdite sur les marchés (art. 3 de l’arrêté du 25/10/82 modifié par l’art. 1 de l’arrêté du 17 juin 1996). Or pendant longtemps, ce genre d’animaux fut malgré tout présenté à la vente, car ils faisaient l’objet d’un commerce lucratif. Ils étaient achetés pour trois fois rien aux éleveurs, contents de s’en débarrasser, et étaient revendus en lots avec une plus-value. Il arrivait souvent que ces animaux à bout de force meurent en cours de transport ou sur les marchés. La réglementation permettait qu’ils soient euthanasiés sur le marché en cas de souffrance extrême. Encore fallait-il pour cela que quelqu’un appelle un vétérinaire, et il aurait fallu qu’il y ait davantage de contrôles pour venir en aide à ces animaux. Les marchés devaient être équipés d’abreuvoirs, mais la plupart ne l’étaient pas. Certains étaient équipés d’abreuvoirs mobiles, mais on ne s’en servait pas. La législation interdisait une attache trop courte des bovins, et pourtant bon nombre étaient attachés la tête au ras du sol durant des heures.

 

Certains marchés se préoccupaient du bien-être des animaux, mais ils étaient trop rares. Encore une fois, la crise de la vache folle a permis de faire reculer la présentation d’animaux malades ou blessés dans ces lieux de vente. Ces derniers, interdits d’abattoirs, devaient être présentés à l’abattoir sous 48 heures avec un certificat vétérinaire. Ces animaux ne sont en principe plus présentés sur les marchés. Ce n’est donc ni grâce aux efforts des services vétérinaires, ni au courage des associations de protection animale que ces bêtes ont disparu des marchés. Lorsqu’il s’agissait simplement de protéger ces animaux, l’administration se faisait timide. Les vaches en question finissaient en steak haché, et on a pris conscience pendant la crise de la vache folle qu’elles représentaient un risque sanitaire, puisque des vaches potentiellement atteintes par la maladie prenaient le chemin des abattoirs.

 

Je vais relater la visite d’un marché aux bestiaux de Loire-Atlantique sur lequel je me suis fait agresser. Je précise que cela ne se passait pas à l’identique sur tous les marchés, mais ce récit témoigne de l’ambiance générale en pleine période de crise de la vache folle.

 

Comme chaque négociant, j’avais payé mon entrée sur le marché en question. J'ai ensuite effectué un tour global des lieux, puis je me suis présenté au bureau, en demandant un responsable.

 

J'ai été reçu par un agent administratif de la mairie. Je lui ai montré ma carte d'enquêteur, il connaissait l’association pour laquelle je travaillais. Je lui ai parlé de quelques bêtes en mauvais état que j'avais repérées sur le marché, et qui n'auraient pas dû être présentées à la vente. Il m'a alors accompagné vers un autre responsable, un conseiller municipal délégué au foirail (marché aux bestiaux). C’était donc cette personne qui avait, en principe, le pouvoir de police et de faire appliquer la loi. Je lui ai gentiment demandé s’il pouvait venir voir les animaux qui posaient un problème. « D’accord, m’a t-il dit, je viens avec vous les voir, mais je ne les bouge pas, les ventes sont faites, on s'arrêtera là pour aujourd'hui ». Les ventes n’étaient bien évidemment pas terminées et il aurait encore été possible d’intervenir. Le décor était planté et je savais à quoi m’en tenir : une inertie habituelle. Dans ce domaine, il n’y a pas mieux que de faire des reportages télévisés pour sensibiliser le public et faire pression face à l'inaction des intervenants et des pouvoirs publics.

 

Nous avons discuté longuement en cours de chemin. Il m'a présenté à des négociants avec qui je devais m’expliquer. Il m'a présenté au président du syndicat des négociants en bestiaux avec qui je devais également m'expliquer. Il m'a semblé qu'on perdait beaucoup de temps. Je tentais d’emmener le conseiller municipal vers les bêtes en question. Il n’était pas bon d’être présenté à tout le monde : cela ne faisait qu’accroître la tension. D'habitude, me dit-il, il fait le tour du marché, mais ce matin-là, il n'avait pas pu, comme par hasard. Il m’avait dit que s’il constatait la présence de bêtes en trop mauvais état, il les faisait recharger, en disant au propriétaire « qu'il ne veut pas de ça ici ». Il leur demande de les garder dans le camion. Puis il a rajouté que ces derniers se les échangeaient ensuite de camion à camion, ici, ou alors sur le parking dehors (ce qui est interdit).

 

Devant l'une des bêtes en mauvais état, le conseiller municipal m’a à nouveau présenté. Cette fois à la personne qui effectuait le commerce de vaches de réforme. J'étais inquiet, car cette personne m’avait frappé sur un autre marché, à coups de bâton. Il m’a reconnu et me dit que sur le marché en question, qui était situé à une centaine de kilomètres en Ille-et-Vilaine, j’aurais dû lui montrer ma carte d'enquêteur. Il ne m'aurait alors rien fait. Il rajouta : « je vous avais confondu avec un touriste » ! Il va de soi que les touristes peuvent être frappés !

 

Ce monsieur précisa qu'il ne prenait plus les vaches qui « crèvent » dans les étables, qu’il les laissait à l'éleveur. Devant la vache en état de misère physiologique, il expliqua que son état était la faute de l'éleveur, qu’il n’y était pour rien. C’est vrai, mais il n’empêche qu’il n’aurait pas dû la prendre, ou qu’il aurait dû appeler un vétérinaire. Pourquoi, en outre, ces bêtes en piteux état, sans grande valeur marchande, étaient-elles souvent rouées de coups lorsqu’elles se déplaçaient difficilement dans l’enceinte du marché ? Des vaches tellement maigres qu’elles étaient appelées communément « des tréteaux », comme je l’ai déjà précisé.

 

Les regards devenaient de plus en plus hostiles, ma présence était gênante, je tombais dans un guêpier.

 

Le conseiller municipal et moi avons continué d’évoquer les arrivages de vaches en mauvais état et souvent en état de souffrance, ce qu’il ne niait pas. Si nous pouvions faire quelque chose, dit-il, pour empêcher que des animaux traînent sans soins dans les fermes, ce serait bien. Cela l’arrangerait qu’il n’y en ait plus sur le marché, mais il y en a toujours eu. Cela l’arrangerait aussi que le grand nettoyage soit fait par un organisme extérieur, pour ne pas à avoir à le faire lui-même. Il m'a suggéré de faire une réunion rassemblant des négociants, éleveurs, services vétérinaires afin de mettre sur la table les problèmes de protection animale concernant les bovins en mauvais état. Cela serait bien, et chacun saurait une fois pour toutes ce qu'il doit faire.

 

Je lui ai proposé de faire des photos des animaux en question pour avoir des preuves comme base de travail et monter un dossier. Il était tout à fait d'accord et n'y voyait pas d'inconvénient. Cependant, il souhaitait demander l'autorisation au président du syndicat des négociants en bestiaux. Nous l’avons cherché, mais en vain ; il était introuvable. Pour avancer un peu, je lui proposais d’appeler le vétérinaire attitré au marché ou alors les services vétérinaires pour qu’ils puissent venir constater l’état des bêtes et qu’ils prennent des mesures. Il était d'accord et me dit :  « Vous faites comme vous voulez, s’ils viennent tant mieux, comme cela ils prendront les responsabilités eux-mêmes et je serai couvert ».

 

Nous sommes allés au bureau pour téléphoner. J'ai appelé la Direction des Services Vétérinaires de Loire-Atlantique, la personne du bureau de protection animale s'occupant du marché étant en déplacement, on m’a alors passé le directeur de la D.S.V. Je lui ai fait part de ma présence sur le marché et lui ai demandé qu’il envoie un vétérinaire. Il était intéressé par ma visite, puisque justement ce marché faisait l'objet d'un gros dossier. L’idée d’y mettre notamment une permanence des services vétérinaires était dans l’air. Mes constatations seront les bienvenues, me dit-il, ajoutant qu’il aimerait avoir un courrier pour appuyer ses démarches. Il déplorait qu'actuellement, il ne fût plus possible d'effectuer des contrôles, mais cette question était en cours de démarches, une permanence devait être mise en place, avec deux techniciens vétérinaires.

 

Comme il y avait un abattoir juste à côté, je lui ai demandé si un représentant des services vétérinaires ne pouvait pas venir. Le directeur m’annonça qu’il allait leur téléphoner et m’envoyer quelqu'un. Je l’interrogeais aussi sur la possibilité de prendre des photos avant que les négociants fassent disparaître les vaches. Il me mit en garde et m’invita à faire très attention, car je risquais d’être malmené. J’attendis au bureau pendant un bon moment, mais personne ne vint.

 

J'ai demandé au conseiller municipal à pouvoir retourner sur le marché de peur que les bovins ne soient discrètement enlevés. Je voulais prendre des photos, mais il n’y tenait plus car la tension montait. Le président du syndicat des négociants en bestiaux s’y opposa aussi, prétextant qu’ils avaient eu des ennuis avec des journalistes. Une équipe de télévision de France 2 était venue filmer, en leur disant que c'était un reportage qui ne leur porterait pas préjudice. Les images se retournèrent contre eux, et lorsqu'une autre équipe de TF1 vint, elle fut accueillie à coups de bâton.

 

Nous sommes retournés à l’entrée voir si le vétérinaire était arrivé, mais personne n’était là. Le conseiller municipal me proposa d’aller à la rencontre du vétérinaire de l'autre côté de l'abattoir. Ce que je fis. Nous nous quittâmes.

 

Je me rendis à l'abattoir et dans les bureaux. Le vétérinaire était au téléphone avec le directeur de la D.S.V. Nous avons conversé. Il s'est rendu dans l'abattoir voir des carcasses de veaux, puis nous sommes allés sur le marché. Il m'indiqua qu’il ne s'occupait pas du marché, d'habitude.

 

Sur le foirail, le vétérinaire serrait des mains. Il connaissait du monde. Nous allâmes voir la première bête. Nous ne pûmes, en raison de la suite des événements, voir les pires bêtes. L’une présentait une énorme infection sur la partie droite des mamelles, elle n'était pas maigre. Le vétérinaire s'écria : « Ah, en effet ». Le propriétaire de la bête s'est avancé vers nous. Tout le monde nous regardait froidement, il était malvenu de s’attarder sur une bête pour des questions autres que transactionnelles.

 

Pendant que je relevais le numéro de la boucle, des négociants se sont approchés et l'un d'entre eux est venu derrière moi en me saisissant par les vêtements au niveau des épaules. D'autres arrivèrent et m’empoignèrent. On me tenait fermement par les bras, dans le dos, et l'un me serrait fortement la gorge en m'étranglant d'une main. Ils devenaient de plus en plus agressifs. Le vétérinaire est intervenu, en leur disant d'arrêter et de me laisser tranquille. Il fut empoigné à son tour. Après, je ne sais pas trop se qui s'est passé car ils me brutalisaient tellement que je ne voyais plus rien. Ils m'ont menacé et insulté. Un négociant m'a demandé si je me souvenais des établissements pour lesquels il travaillait, il disait à tout le monde que je l'avais fait condamner par la justice à payer 610 euros. En effet, une plainte contre lui avait été déposée lors d'une visite d'abattoir dans la Manche. Il leur a raconté l’histoire. Ce récit envenima la situation. Il dit que j'avais pris des photos très compromettantes pour lui. Je n’étais pas fier, et je savais que j’allais passer un sale quart d’heure !

 

J’étais en mauvaise posture, je ne maîtrisais plus la situation. Comme ils connaissaient le vétérinaire, ils le relâchèrent et le laissèrent repartir. Ce dernier rejoignit l’abattoir pour se mettre à l’abri. Ce qui est déplorable, c’est qu’il n’ait pas jugé bon de faire intervenir les gendarmes pour me sortir de cette situation. À un moment donné, j’ai pu me dégager et j'ai tenté de m'enfuir. J'ai couru tout droit, aussi vite que je le pouvais. J'ai sauté une barrière. Les négociants courraient derrière moi, en criant « attrapez-le ». Il m’était impossible de fuir, car il y avait du monde partout, prêt à m’intercepter. Je me suis retrouvé coincé, et j'ai été empoigné par d'autres personnes. La première fois, ils étaient une dizaine et la deuxième fois, ils devaient au moins être une vingtaine, peut-être même vingt-cinq.

 

Cette fois, ils m'écrasaient contre des barrières métalliques, au point que tout mouvement m’était impossible. Ceux qui se trouvaient de l'autre côté des barrières me tiraient vers eux. L’un d’eux me saisit de nouveau à la gorge et serra de toutes ses forces. J’eus alors l’idée de faire semblant d’étouffer afin qu’il me libère, mais il n’en fut pas impressionné et continua à serrer. Les négociants me menaçaient et m’agressaient verbalement. Ils me disaient de les laisser faire leur travail, qu'ils avaient une famille à nourrir et que ça allait mal se passer pour moi. Ils me disaient : « Tu vas voir ce qu'on va te faire », ou « il faut lui donner une leçon ! ». On comprend mieux pourquoi les services vétérinaires ne prenaient pas le risque de se rendre sur les marchés aux bestiaux. La personne qui m’avait déjà frappé avec un bâton sur un autre marché leur a demandé qu’on me prenne les notes qu’ils trouvèrent dans ma poche. Encore et toujours la même personne les excitait et leur disait qu’ils devaient me fouiller pour voir si je n’avais pas caché d’autres notes. J’avais sur moi mon carnet de chèques qui me servait à acheter, en cas de nécessité, des animaux malades ou blessés, malheureusement pour les faire euthanasier suivant les recommandations de l’association pour laquelle je travaillais alors. Quelqu’un me prit mon carnet de chèques en disant que j'y avais certainement dissimulé des numéros de bouclages. À ce moment, ils s’emparèrent de ma carte d'enquêteur, de ma carte de la Fédération des marchés et de mon portefeuille.

 

Les négociants étaient surexcités, ils m'arrachèrent mon anorak et le fouillèrent, ils prirent mon petit appareil photo qu’ils écrasèrent sur le sol. Ils regardèrent si je n'avais rien d'autre sur moi. Les différents responsables du marché, qui avaient assisté à la scène, au lieu d’intervenir m’ont simplement reproché de les avoir fait se déplacer des bureaux et d'avoir fichu en l'air et interrompu les cotations qu'ils effectuaient en réunion. Ils m’ont dit les avoir trahis en venant avec un appareil photos et un vétérinaire. C’est alors qu’un négociant qui avait trempé mon carnet dans de la bouse de vache me l’appliqua sur la figure. Une personne a tout de même crié : « Mais vous êtes fous, laissez-le. »

 

La personne qui m’avait molesté sur un autre marché leur lança qu'il fallait m'emmener sur le parking pour fouiller ma voiture. Ils étaient en train de m’emmener lorsque je leur ai dit que je n’avais rien d’autre. Très en colère, ils me demandaient : « Qui sont tes patrons et qui t’envoie ? ». Et d’ajouter : « Viens avec nous au bureau, on va leur téléphoner et tu vas leur dire ce quit’arrive ». L’un d’eux me lança que tout le monde avait mémorisé ma tête et que je ne n'avais plus intérêt à revenir sur le marché ou ailleurs. Que s’ils m'attrapaient encore une fois, c'en serait fini pour moi. Et surtout, je ne devais pas envoyer quelqu'un d'autre à ma place.

 

En me traînant vers les bureaux, d'autres venaient tour à tour m'agripper, en m'insultant et en me demandant qui j'étais. Certains ne savaient même pas ce qui se passait, mais voulaient quand même me frapper. Celui qui avait été condamné à payer une amende a voulu me parler. Du coup, les autres m’ont lâché. Nous avons marché un peu. Il m'a expliqué que ce jour à l’abattoir dans lequel nous nous étions rencontrés, il ne pouvait pas décharger les bovins dans d'autres conditions qu’il ne l’avait fait, que l’abattoir était en travaux (ce n'est pas vrai), mais que c’est lui qui avait tout pris, les responsables et les services vétérinaires de l’abattoir n’avaient, eux, pas été inquiétés. Il avait payé, dit-il, il ne m'en voulait plus, mais il souhaitait que je le sache. La tension était retombée. Une bonne partie des négociants me laissèrent tranquille.

 

Je pensais en être quitte, mais un groupe est revenu me chercher pour m’emmener dans les bureaux.

 

Là, le conseiller municipal, devant les autres, a dit qu'il pensait que j'étais parti et ne s’attendait pas à me voir revenir avec un vétérinaire. C’était ma parole contre la sienne que je devais défendre. On m'a conduit dans la salle de buvette, et devant les escaliers montant aux bureaux, des négociants devaient me surveiller pendant que d’autres allaient téléphoner. Dans cette salle, d’autres m’empoignaient, certains ne savaient même pas ce qui s’était passé, mais lançaient qu’il fallait « m'écraser ». Sous le regard passif du conseiller municipal, on me brutalisait encore et je n'en pouvais plus. J’attendais qu’il me secoure, mais rien ne venait.

 

Petit à petit, j’ai pu m’éclipser en montant les escaliers pour me mettre à l’abri. La personne qui avait été condamnée à payer une amende est revenue me parler de sa condamnation et a rajouté que si elle ne m'avait pas pris à part pour me parler, je ne m'en serais pas sorti vivant. Je pouvais donc la remercier. Je ne pouvais toujours pas m'enfuir, parce qu'en bas des escaliers, des personnes me surveillaient. J'attendais et soudain, les responsables du marché qui étaient allés téléphoner me dirent furieusement de partir, tant qu'il en était encore temps.

 

Je suis reparti en prenant soin de me retourner pour voir si l'on ne me suivait pas. J'ai roulé à toute vitesse vers Rennes, avec la peur au ventre. Je me suis rendu chez un médecin, car je n'étais pas bien. Il m'a examiné et a relevé les traces de violence dont j'avais été victime. Il m'a remis un certificat médical et un arrêt de travail. Cependant, j’ai fait l’erreur d’aller chez un médecin rural, qui a certainement aussi ménagé son diagnostic, car les conséquences pour lui, du fait d’avoir peut-être comme clients des personnes du marché, n’étaient pas négligeables.

 

Je voudrais évoquer maintenant les constations que j’ai faites sur ce marché aux bestiaux de Loire-Atlantique. 1814 animaux ont été présentés à la vente, dont : 49 Génisses; 24 Bœufs; 332 Vaches; 5 Taureaux; 4 Jeunes Bovins; 1386 Bovins Maigres; 14 Veaux de moins huit jours.

 

Pratiquement tous les animaux (vaches, veaux, gros bovins...) étaient, pour ceux qui se trouvaient sous le hall, attachés la tête au ras du sol. Et ceci de façon plus généralisée que sur d'autres marchés. On pouvait voir des bovins s'énerver, tant les postures contre nature qu’on leur imposait étaient inconfortables ; il y avait de nombreuses vaches de réforme, cachectiques, boiteuses, avec des escarres, des mammites et des mamelles si gonflées que le lait s’en écoulait. Dans les lots de vaches de réforme, il n'y avait pas que des bêtes maigres de fin de parcours, il y avait des bêtes en état de misère physiologique, ayant traîné dans les étables avec des maladies ou des traumatismes anciens. Une vache atrophiée qui se déplaçait difficilement a été conduite vers un lot de réforme. Elle est tombée à terre, on lui a matraqué la tête, mais elle ne s’est pas relevée tout de suite. On lui a tordu la queue pour la faire bouger. Au bout d'un moment, elle s'est relevée complètement épuisée.

 

Les marchands, en se servant de bâtons, matraquaient les bovins qui ne réagissaient pas comme ils le désiraient. Ils les faisaient courir dans les allées pour les charger. Les couloirs étaient très dangereux, il fallait tout le temps faire attention, car il y avait des bovins qui couraient en tout sens, et qui glissaient. Les négociants et les personnes qui chargeaient les bêtes étaient brutaux et se servaient largement de leurs bâtons pour les frapper sans ménagement. Des négociants avaient des aiguillons au bout de ces bâtons. Aucun point d'abreuvement ne se trouvait sur le marché. Aucune visite n'était effectuée par un vétérinaire attitré ou par les services vétérinaires. Des bovins avaient des cornes cassées avec le sang qui s’écoulait sur le sol. En raison de l’absence de quai, le déchargement et le chargement s'effectuaient à même le sol. J'ai vu des bovins trébucher plusieurs fois, en montant dans un camion tant la pente de la rampe était raide.

 

J’avais bien sûr déposé une plainte à la gendarmerie de la ville où se situait le marché. Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, j’étais tellement choqué que cela ne m’était pas venu à l’esprit. Auparavant, j’avais pris un hôtel afin de pouvoir me doucher, car, comme toute personne agressée ou violée, je me sentais sale. J’ai été mal accueilli par les gendarmes. Je devenais de surcroît l’auteur des faits et non plus la victime. Le gendarme que j’avais en face de moi me reprocha le fait que personne n'ait appelé la gendarmerie au moment des faits, ajoutant que maintenant ils allaient être obligés de s’y rendre. Chose qui manifestement ne les enchantait guère. Les gendarmes m’ont dit que d’habitude, ils faisaient un tour sur le marché, mais évidemment pas ce jour-là !

 

J’avais les noms de quelques témoins des faits et de deux personnes qui m’avaient agressé. Pourtant, la plainte a été déclarée sans suite, parce que les témoins incriminés attestèrent qu’il y avait juste eu une bousculade !

 

Après ces événements, j'ai appris que plusieurs mois auparavant, une opération de contrôle commanditée par le Ministère des Finances et le Ministère de l'Agriculture avait été réalisée sur un marché aux bestiaux du même département. Pas moins de cinquante gendarmes, avec l’intervention d'hélicoptères, services des douanes, services vétérinaires, avaient entouré le marché. Mais cette opération de contrôle n'avait pas été fructueuse, puisqu'un repli stratégique avait été effectué en raison du trouble que cela avait occasionné et du risque de possibles confrontations physiques, à cause de la résistance des négociants en bétail. Il est facile de comprendre qu’après cet événement, ce n’était pas le simple enquêteur d’une association de protection des animaux qui allait intimider les négociants.

 

Ce que j’ai également appris plus tard, c’est qu’un membre du conseil d’administration de mon association était contrôleur général des services vétérinaires du département en question. On peut se demander quelle était sa part active au sein de l’association, et pourquoi dans le département dont il avait la charge, on trouvait autant de problèmes de mauvais traitement des animaux.

 

On pourra comprendre que, par la suite, je n’ai plus osé visiter de marchés aux bestiaux. J’en ai fait, malgré tout quelques-uns, la peur au ventre. Mais, heureusement, sur un marché d’un autre département, je fus bien accueilli par un directeur qui tenait soigneusement son marché et était vigilant quant au bien-être des animaux y séjournant. Et cela bien avant que les mots « bien-être animal » deviennent une formule de marketing, que tentent de s’approprier bien des filières et des instances qui ignorent ce qu’est le bien-être animal. Ce directeur m’avait beaucoup rassuré en me disant que sur son marché, je ne risquais rien, j’étais sous sa protection. Il faut dire que sur son marché, le déroulement des activités se passait bien et qu’il n’avait rien à se reprocher.

 

Le marché où a eu lieu l’agression n’existe plus, un autre a été construit dans la même ville. Je l’ai visité cinq ans après, et j’ai encore constaté quelques infractions à la réglementation. Par contre, on ne retrouvait plus ces vaches en état de misère physiologique, et ceci pour les raisons sanitaires que j’ai exposées plus haut (craintes liées aux problèmes de la vache folle). Notons que les actions d’une certaine association de protection animale a largement contribué à l’amélioration des conditions de bien-être des animaux sur les marchés. Un guide des bonnes conduites sur les marchés aux bestiaux, qui sert de base de travail pour les responsables de marché, a été édité par la Fédération des marchés aux bestiaux.

 

Je me suis aussi senti lâché par l’association pour laquelle j’avais fait cette visite, parce qu’aucun communiqué de presse n’ébruita l’incident, qu’aucune remontée vers les instances responsables ne signala les dysfonctionnements de ce marché. Il est certain que cela pouvait « faire tache », puisque l’un des membres du conseil d’administration était contrôleur général des services vétérinaires, et qu’une telle affaire pouvait avoir lieu dans son département…

 

C’est une affaire qu’il fallait étouffer. Même la plainte avait été classée sans suite, car les témoins n’avaient observé qu’une simple bousculade… Et les animaux maltraités sur ce marché, qui s’en est soucié ?

 

 

samedi, 05 janvier 2013

Métrodore : ouverture

 Métrodore,

Voici l'ouverture de Métrodore, un roman en suspension entre l'enfance et le monde adulte, entre hier et aujourd'hui.

Paris III par Edith de Cornulier.jpg

J’ai seize ans et je ne mange plus. Il paraît que ça n’arrive qu’aux filles qui ont des problèmes avec leur mère. Je suis un garçon et je n’ai pas de problèmes. Je suis seulement fatigué de vivre. La nourriture me dégoûte. Les gens me dépitent. Les professeurs me répugnent. Le lycée m’insupporte. Les magasins criards, la grisaille des rues, les ordinateurs me désespèrent. Je hais la société. Je m’appelle Jude Parizet et je vous hais.

 Alors, vous m’avez amené ici, dans cet hôpital blanc. Les infirmiers me sourient : j’ai envie de leur cracher à la gueule. Les médecins me parlent d’un ton gentil : je les devine fiers de leur diplôme de médecine, fiers de s’occuper des jeunes en difficulté. Je les terrasse de mon mépris, mais ils s’en fichent : ils croient par-dessus tout qu’ils ont raison.

 L’hôpital est blanc comme la mort, noir comme la peur, gris comme l’hiver. Le pavillon Michel-Foucault accueille des garçons et des filles entre treize et dix-sept ans. Nous errons dans les couloirs, nous marchons sur le carrelage des toilettes et le linoléum des pièces lugubres. Des néons jaunes éclairent l’escalier ; des néons blancs éclairent les murs blêmes. De nombreuses affiches empirent la laideur des murs. Une immense photographie du philosophe Michel Foucault orne le mur du vestibule. L’homme a l’air sadique et arrogant. Sur les murs des couloirs et de la salle de jour, de grotesques affiches montrent des jeunes en train de s’embrasser, de parler, de jouer au ballon. Sous les photos sont inscrits des slogans affligeants : « Moi, je dis non à la violence », « Moi, je dis non à la drogue », « La lecture est le plus beau voyage du monde ». Ils nous prennent pour des idiots.

 D’autres jeunes sont là. Une petite dizaine. Certains n’ont pas le droit de venir dans la salle de jour ; nous les apercevons se faufiler comme des ombres, accompagnés par des infirmiers qui les mènent comme des enfants.

 Nous, qui avons le droit de passer du temps dans la salle de jour, nous sommes libres de nos mouvements à l’intérieur du pavillon Michel-Foucault. Beaucoup sont des filles, encore plus maigres que moi. J’ai peur d’en voir une mourir. Ce serait triste à voir, une mort dans un hôpital. Quelle horreur d’agoniser dans un couloir de plastique et de béton. Si mourir, c’est quitter à jamais le monde où nous avons aimé et souffert, une mort au bout d’une plage, une mort en haut d’une montagne, c’est une mort bien plus belle.

 Pourquoi sommes-nous ici ? On nous a enlevés de la vie normale pour nous enfermer dans cet hôpital parce que nous avons un problème avec l’idée de devenir adulte.

 Les adultes se sont habitués à leur vie dans la ville, loin du ciel bleu, des arbres, des grandes forêts, des animaux sauvages, des océans. Ils se sont habitués à leurs habits étriqués, qui leur donnent l’air de petits pions. Ils se sont habitués à se lever au bruit strident du réveil, à se laver dans leur petite salle de bains, à utiliser des produits conformes aux normes pour se laver, pour manger, pour nettoyer leur maison…

 Ils se sont habitués à se lever matin après matin.

 Les adultes se sont habitués à remplir des papiers, à suivre des milliers de règles administratives, juridiques. Jour après jour, chaque fois qu’ils achètent, qu’ils vendent, qu’ils se marient, qu’ils divorcent, qu’ils ont des enfants, qu’ils en perdent, qu’ils partent en vacances, ils remplissent des papiers administratifs. Machinalement, ils écrivent dans les petites cases leur numéro de Sécurité sociale (un numéro d’au moins dix chiffres), leur sexe (masculin ou féminin, tant pis pour les anges), leur âge (comme si c’était important), leur lieu de naissance (pourquoi ?), leur statut social et leur statut familial. Ils ont des comptes en banque, des contrats d’assurances, des cartes d’assuré, des cartes d’électeur, des cartes bancaires. Sur tous ces papiers, des chiffres et des mots sans poésie.

 Les adultes peuvent rester assis au bureau toute la journée alors que dehors brille un soleil magnifique. Ils peuvent parler des heures de l’actualité politique alors que Charles Baudelaire a écrit des poèmes qui traversent le temps. Ils peuvent prendre le métro tous les jours, dans de longs couloirs souterrains, pour se rendre de leur maison au travail et de leur travail à la maison. Ils peuvent subir cette vie pendant quarante ans sans jamais se révolter plus de deux jours.

 J’ai seize ans, dans deux ans je serai un adulte.

 Pourquoi voulez-vous que je mange ?

 

Edith de Cornulier-Lucinière

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jeudi, 03 janvier 2013

Gange

Gange

C'est amusant d'aimer quelqu'un et de ne pas pouvoir dire "quelqu'un" en parlant d'elle, parce que tout le monde rirait beaucoup.

C'est étonnant de contempler un visage et de deviner que le mot "visage" paraitrait ridicule à la plupart des gens.

C'est stupéfiant de partager de grands moments d'enthousiasme et de tendresse, et de penser que les gens pensent que l'autre n'éprouve pas de sentiments.

C'est renversant d'éprouver un deuil profond, déchirant, et de savoir que les gens trouvent cela ridicule.

"Ce n'est qu'un chien !"

Tu n'était qu'une chienne. Tu n'étais que ma meilleure amie. Tu n'étais que mon autre soeur. C'est pourquoi, dix ans après, tu n'es que mon meilleur souvenir ! Merci à toi, belle étrangère. C'est vrai que tu étais canine, trop canine. Mais moi j'étais humaine, trop humaine. Et nous étions ensemble, très ensemble, sur cette route qu'on appelle la vie et qu'on quitte un beau jour, pour toujours.

Quand je ferme les yeux, au cours d'un dîner, dans un restaurant de la ville, un fantôme passe : tu cours dans le bois loin devant, tu me regardes pour vérifier que je te suis. Quand je rouvre les yeux, je fais semblant de penser à des choses "importantes".

 

Edith CL

(photo de Gange par Sara)

Le peuple et le néant

 "Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums,

de sons, de projets et de climats"

Marcel Proust IMAG3934.jpg

 

Un billet d'Esther Mar

 

En France, en 2011, les gens ont regardé la télévision 3h47 par jour en moyenne (c'est moins qu'en Amérique du Nord, moins qu'au Moyen-Orient !), selon une étude, 3h16 selon une autre étude. Ils y passent plus de deux heures, selon une troisième. Au-delà des calculs de moyennes complexes et aléatoires, la certitude, c'est que la télévision avale notre temps libre.

 

 Ces trois heures, si nous les consacrions à la musique, nous serions un peuple de musiciens. Si nous les consacrions à la lecture ou à l'écriture, nous serions le peuple littéraire. Si nous les consacrions au sport, nous serions un peuple magnifique.

En cet an 2013 qui s'ouvre, qu'allons-nous faire de ces temps autrefois consacrés à la télévision ? Cette heure, ces deux heures, ces trois heures offertes à Big Brother, allons-nous les reprendre ? Nous pourrions les donner à nos enfants, à nos voisins, à la musique, à la lecture, à la promenade et à la contemplation du monde ; nous pourrions faire connaissance avec la personne que nous sommes en profondeur, en la regardant agir, choisir, peupler elle-même son monde intérieur.

Nous pourrions vivre. Ce serait une bonne idée - puisque la Faucheuse viendra un jour nous chercher, puisque nous ne connaissons ni le jour ni l'heure de son baiser, cueillons dès aujoud'hui les roses et les épines de la vie qui s'écoule comme un rêve qu'on oublie.

Esther Mar

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mercredi, 02 janvier 2013

Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui

 

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

Romain Rolland, dont l'épouse Macha (communiste athée élevée dans l'orthodoxie) est en train de se convertir au catholicisme, crie sa lassitude dans son journal personnel, alors que sa femme et ses hôtes, l'écrivain Alphone Bredenbeck de ChateaubrianT (qui n'a rien à voir avec ChateaubrianD) et sa compagne, sont plongés dans d'obscurs et béats entretiens religieux.

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

 

« Donc, Chateaubriant et son amie ont passé l'après-midi parlant de Dieu avec Macha, sans arrêt, cinq heures durant. Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui, la tête malade, n'en pouvant plus de cette atmosphère d'absurdité et de rabâchage métaphysique, théologique, « mystagogique », où je suis forcé de mariner, comme un vieux concombre récalcitrant, depuis quatre à cinq mois ! Je ne puis plus tolérer une goutte de ces divagations infantiles, toutes jubilantes de leur certitude, dans le sans-forme. Je suis saturé jusqu'à l’écœurement. Je finirais par réagir, dans la peau ridée de Voltaire ricanant. Vive le bon sens ! S'il y a un Dieu, je suis bien sûr que c'est son plus bel attribut. Croient-ils lui rendre hommage avec ces montagnes d'obscurités accumulées, qu'ils se flattent ensuite de gravir ? Ne serait-il pas plus vraiment pieux et plus sain de dire : - « Il est trop grand. Je ne sais rien, - sinon que je l'aime et que j'espère en lui » ? Et puis, faire sa tâche quotidienne, simplement, en se confiant en lui, sans se mêler de ce qui le regarde... - C'est là, pour moi, la vraie piété. Tout le reste est orgueil et délire de l'esprit ».

 Romain Rolland - Journal de Vézelay

lundi, 31 décembre 2012

Fragment d'un printemps arabe

 

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Jacques Benoist-Méchin écrit comme un dieu de l'esthétique, un metteur en scène littéraire. Voici des lambeaux de son Printemps arabe, publié en 1959 aux éditions Albin Michel.

 

« Passe devant nous, semblable à une citadelle resplendissante de blancheur, l'Olympic Cloud, un pétrolier de 30 000 tonnes... Ce château de rêve glisse lentement devant nos yeux. Sa gloire immaculée domine de haut le désert, les dunes et le faîte des palmiers.
Ce palais majestueux a l'inconsistence d'un mirage. Il semble sur le point de se dissoudre dans la nuit.

...

Les réservoirs de pétrole semblent des cratères d'acier portés à l'incandescence où les damnés se tordraient dans un bouillonnement de bitume. Tout au loin, à moitié masquées par un écran de dunes, des nappes de lumière blanche, d'une lividité spectrale, semblent indiquer les points où le désastre est consommé. Sont-ce des météores tombés au-delà des horizons, des satellites qui achèvent de se désagréger dans un halo de sodium ? Non. Ce sont les raffinements de Ras-Tanura et de Bahrein. De jour, la distance ne permet pas de les apercevoir. Mais la nuit, par temps voilé comme c'est le cas ce soir, leur clarté blafarde, rétractée par les nuages, teint le ciel d'une lueur qui n'est pas de ce monde. Je reste pétrifié devant ce spectacle hallucinant, que Dante lui-même aurait hésité à décrire. Quel sens faut-il donner à ce décor luciférien, où l'orgueil de l'homme moderne rejointe celui de l'archange déchu ?

...

Si le désert est le règne du silence et de l'immensité, ici c'est le règne de la sérénité et du calme. Pas un souffle dans l'air, pas une ride sur l'eau. La mer est si paisible que ses bords ne sont même pas ourlés d'une frange d'écume. Détachées du rivage, des lagunes flottent paresseusement à sa surface. On les croirait suspendus à mi-chemin entre deux ciels, car tout est imprégné de la même pâleur nacrée. Pas de ligne d'horizon. Là où cesse la terre, commence simplement un vide au sein duquel les éléments se dissolvent en fumée. On se croirait arrivé aux confins du monde.

...

Je regarde Daraya la morte. La ville paraît ensevelie dans un linceul de lumière. »

 

Nous parlâmes de Benoist-Méchin déjà sur AlmaSoror :

Un témoignage épuré

Trois esthètes du XX°siècle : Romain Rolland, Jacques Benoist-Méchin, Raoul Vaneigem

Le style immense et plein de pensée de J B-M

 Le désillusionné

 L'invasion de l'Europe - années 700

 

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  Et encore un extrait du Printemps arabe :

 "Les Grecs n'étaient pas les contemporains de leurs adversaires. Ils avaient mille ans d'avance sur eux. Devant cette pensée lucide, expérimentale et spéculative, que pouvait l'Orient encore tout empêtré dans ses philtres et ses incantations ?

Pour Darius, Babylone était le centre de l'univers alors qu'Alexandre était déjà au seuil de l'héliocentrisme. Ses victoires n'étaient pas seulement celles de la mobilité sur la stagnation, de l'individu sur la masse, de l'intelligence sur le rêve ; c'étaient celles de la forme sur l'informe, de l'ordre sur le chaos. C'étaient celles d'un Europa-Korps sur les foules asiatiques".

 

dimanche, 30 décembre 2012

Ces bêtes qu’on abat : Un appareil d’anesthésie innovant

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


Un appareil d’anesthésie innovant

 

 J’ai pu visiter, en Bretagne, le premier abattoir de volailles français à s’être équipé d’un appareil d’anesthésie à CO2. Il en existait déjà pour les porcs, mais ils étaient souvent décriés à cause du stress qu’engendre ce genre de machine. En effet, il existe des fosses à CO2 où, pour y entrer, les porcs doivent être convoyés dans une nacelle (sorte de cage métallique) qui descend dans une fosse à plusieurs mètres. L’enfermement et la descente sont source de peur pour les porcs. De plus, le manque d’oxygène provoque chez eux une panique et des convulsions respiratoires.

 

Avec ce nouvel appareil, les volailles sont anesthésiées en douceur sans aucun stress. C’est le premier abattoir en France à s’être doté de ce matériel d’anesthésie à CO2 appelé CAS (Controlled Atmosphère Stunning). Le système d’anesthésie par atmosphère contrôlée permet d’obtenir un évanouissement des volailles sans aucune convulsion. La durée du passage des volailles dans l’appareil est d’environ 3 minutes. L’ensemble pouvant fonctionner à un rythme de 500 à 18 000 bêtes par heure. Dans cet abattoir, la suspension des volailles vivantes, par les pattes, accrochées sur une longue chaîne, a disparu. C’est également le cas de l’immersion de la tête dans un bac à électrolyse qui permettait, par un choc électrique, d’étourdir les volailles, mais souvent, celles qui avaient relevé la tête n’étaient pas étourdies, et étaient donc saignées conscientes.

 

L’installation répond à une demande de l’abattoir qui visait à l’origine l’amélioration de la qualité du « produit » abattu et transformé. C’est plus tard que les dirigeants se sont rendu compte des avantages que cet appareil présentait en termes de bien-être animal. L’éventail des équipements s’étend de l’abattoir ou des camions jusqu’aux conteneurs de ramassage. Ces derniers sont plus faciles à remplir. Un système d’ouverture en tiroir a été étudié sur les casiers. Les risques de

blesser les animaux ont été réduits. Je tiens à préciser ici que nous restons dans un contexte industriel et que les volailles proviennent d’élevages intensifs. Il est permis de penser que si elles n’ont pas eu de belle vie dans leur milieu d’élevage, par cet appareil elles ont une mort moins cruelle en comparaison d’autres abattoirs de volailles où elles sont suspendues par les pattes sur de longs rails.

Les camions de ramassage ont été modifiés. Ils comprennent 22 conteneurs de 8 casiers chacun, composés d’un système de tiroir et de canaux pour l’écoulement des fientes et des ouvertures pour l’aération. Les casiers ont été conçus afin que les ailes et les pattes ne restent plus accrochées dans les ouvertures. À l’abattoir, les conteneurs sont déchargés très rapidement à l’aide d’un chariot élévateur qui les déplace un par un. Les conteneurs sont déposés dans une zone d’attente afin de laisser les volailles se reposer. L’attente recommandée est de 1h 30 à 2h. Dans cet abattoir, la lumière sera réduite et un ventilateur plus puissant sera mis en place.

Vidange des conteneurs : après un temps de pause, les conteneurs sont de nouveau déplacés et posés délicatement sur un système de chaînes qui les emmènent vers « un poste de vidange ». Cet endroit s’appelle « unité de déchargement autonome ». Aucune main d’œuvre n’est nécessaire, tout se passe automatiquement. Un système de chaîne, muni de crans de blocage, évite que les conteneurs ne s’entrechoquent. Les coups et les secousses qui stresseraient et apeureraient les volailles sont soigneusement évités. Les conteneurs arrivent devant un caisson cloisonné afin d’y être déversés l’un après l’autre. Une inclinaison du conteneur, provoquée mécaniquement, permet de faire sortir les volailles et de les faire glisser à l’intérieur du caisson. L’inclinaison est progressive et la chute est douce. Les volailles tombent sur un tapis épais qui amortit le moindre choc. (J’ai testé le tapis en mettant mon pied à l’intérieur, il absorbait les chocs, ce qui n’empêche pas que les volailles aient peur d’atterrir dans ce caisson.

Les ouvertures des grilles qui composent les casiers des conteneurs sont étudiées afin qu’aucune patte ni aile ne soient coincées. Ainsi, les casiers peuvent se vider sans que des volailles restent accrochées aux parois. Par sécurité, la présence éventuelle de volailles est détectée par des capteurs de mouvement qui effectuent une vérification du conteneur. Le cas échéant, il s’immobilise et une alarme avertit de la présence d’une bête. Le conteneur à vide continue son chemin vers un poste de nettoyage automatique. Il en ressort propre et prêt à être chargé pour un autre voyage.

J’en viens maintenant au poste d’anesthésie. Le tapis à l’intérieur du caisson entraîne les volailles à petite vitesse sur un autre tapis perpendiculaire au premier. Celui-là les dirige vers le tunnel d’étourdissement. Ce tapis reste à améliorer, car les volailles glissaient légèrement sur leurs pattes en tentant de reprendre leur équilibre. Le responsable m’a assuré que l’amélioration de ce tapis était en cours et qu’il allait être changé. L’anesthésie des volailles est relativement bien étudiée. Elles entrent et sortent dans le tunnel en restant sur le tapis toujours en mouvement.

L’anesthésie se déroule en deux temps : une première phase d’une minute en hyper-oxygénation. Oxygène + du CO2 à 30% où elles sont rendues somnolentes et inconscientes. Une deuxième phase de 2 minutes où, inconscientes, elles respirent du CO2 à 80%. Cette phase est irréversible. Après cet étourdissement, elles ne se réveillent plus en raison d’une mort cérébrale. Le cœur, lui, continue de battre. Des études ont démontré que si elles respiraient directement le CO2 sans l’oxygène, elles s’agiteraient et seraient dans un état de panique. Tandis qu’avec le passage d’une minute en oxygène, elles ne se débattent absolument pas pendant l’arrivée du CO2. Ce système permet donc d’éviter l’affolement, toute souffrance et, au bout du tunnel, une mort sans stress.

Accrochage et saignée. Les volailles sortent du tunnel par le tapis, et tombent dans un bac circulaire en inox disposé en forme de carrousel mobile. Des employés saisissent les volailles par les pattes et les accrochent sur un rail qui les emmène vers un poste de saignée automatique. Je n’ai vu aucune volaille réveillée lors de la saignée.

Une personne contrôle l’état des volailles à l’entrée du tunnel. Celles qui sont déjà mortes, celles qui sont en mauvais état, et celles qui n’ont pas la taille standard sont retirées et jetées dans une poubelle à côté du poste. En principe, les volailles sont tuées avant d’être jetées. Cependant, et c’est un des bémols de cette visite, j’ai aperçu un poulet vivant dans la poubelle. Je l’ai signalé au responsable qui a demandé à l’employé de le tuer. Ce dernier l’a saisi par le cou et a exercé une torsion pour le briser. La dislocation du cou est autorisée pour la mise à mort des volailles à usage gastronomique traditionnel reconnu selon l’annexe IV point 4 de l’arrêté du 12 décembre 1997 relatif aux procédés d'immobilisation, d'étourdissement et de mise à mort des animaux et aux conditions de protection animale dans les abattoirs.

Cependant, son application est subordonnée à l’étourdissement préalable des animaux. Il serait préférable, pour que les volailles refusées aient également une mort sans douleur, de leur apposer un signe distinctif, comme un élastique rouge autour du cou, de les laisser passer dans le système et de les enlever à la sortie du tunnel, une fois qu’elles sont mortes après respiration du CO2.

 

Bien que ce matériel et son installation aient un coût élevé, l’anesthésie des volailles pratiquée avec ce nouveau système le rend à mes yeux très concluant. Le déchargement des camions est effectué avec douceur, les conteneurs sont manipulés sans brutalité. Ils sont vidés automatiquement, sans contact physique, sans attraper les ailes ou les pattes des animaux (comme cela se pratique dans les autres abattoirs) et dans une sorte de calme continu. Un tapis roulant achemine les volailles à petite vitesse, mais permet d’en réguler un grand nombre. Cela est préférable à la suspension des volatiles en pleine conscience par les pattes, les obligeant à se débattre sur de longues distances jusqu’au poste d’abattage. Le directeur lui-même reconnaissait que le système antérieur était plutôt cruel (et dire qu’il en reste beaucoup en fonction !). Les conditions de travail du personnel sont également améliorées.

Enfin, l’anesthésie comprend une première phase de somnolence, par l’apport d’oxygène, ce qui empêche les volailles de s’agiter et d’être apeurées en recherchant de l’air. Le CO2 intervient en deuxième phase et les endort définitivement, mais toujours en douceur. Lors de la suspension et de la saignée, elles ne ressentent plus rien, car sur le plan cérébral, elles sont déjà mortes. Le cœur continue de battre et la saignée s’effectue sans problème. Ce système devrait être étendu aux autres abattoirs de volailles, palmipèdes, lapins…. Il serait également souhaitable d’étendre ce système d’anesthésie aux abattoirs de porcs et notamment dans les abattoirs industriels. Les systèmes actuels et les appareils à CO2 existants apeurent terriblement les animaux et les mettent même dans un état de souffrance.

Alors, au risque de choquer ceux qui sont pour l’abolition des abattoirs (qui n’interviendra que lorsque les consommateurs cesseront de manger de la viande, ce qui ne serait pas pour me déplaire), je recommande vivement ce nouvel appareil aux responsables d’établissements d’abattage.

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Bovin déchargé mort loin des quais d’un marché à bestiaux…
Phot Jean-Luc Daub

 

 

vendredi, 28 décembre 2012

J'ai erré sur Internet,

sans but, mais aux aguets, et j'ai cherché à travers ses labyrinthes où nourrir mon coeur, en ces jours de défaite entre deux fêtes, en cette trêve des confiseurs.

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Et j'ai trouvé la France sauvage, film d'Augustin Viatte et de Frédéric Fèbvre (2012), et Les Vendéens, de Jacques Dupont (1993).

Deux épopées, celle de la vie animale au creux des terriers et dans les hautes branches, sous les eaux et à l'intérieur des fleurs, dont les caméras cachées volent des instants magiques.

Et celle de la Révolution et de sa contre-révolution, dont les archéologues de l'INRAP retrouvent des traces sous les villes de l'Ouest.

Les voici :

 I

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II

Un texte, "L'homme des mégalopoles ou le rêve de liberté", avait été publié sur l'ancien site d'AlmaSoror en décembre 2006, et repris sur ce blog par ici...

mardi, 25 décembre 2012

L'artiste comme le public tirent leur dignité de leur exigence

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Photo d'une vitrine de boutique sablaise


Extraits des Entretiens sur la musique, de Wilhelm Furtwaengler (1947)

Ces entretiens furement menés par Walter Abendroth. Ils furent traduits en 1953 chez Albin Michel par J-G Prod'homme et F.G. C'est un exemplaire de cette édition que j'ai trouvé par terre, dans un carton de livre laissés là exprès, rue du Cherche-Midi, un jour d'août 2011. Wilhelm Furtwaengler,Walter Abendroth,Prod'homme, rue du Cherche-Midi,août 2011,Albin Michel, Beethoven,Goethe, Wagner

 Les Sables, entre mer et lac de Tanchet

 

A : Ne serait-ce pas le devoir de la critique que d'expliquer l'idée que se fait le public, et de soi-même, et de ses propres jugements ?

 

 F : Elle ne le peut pas – quand bien même elle le voudrait et s'imaginerait le pouvoir. Car elle-même fait partie du public.

 Si la réaction immédiate du public est souvent injuste, son jugement définitif est pourtant fondé. J'ai donné déjà la raison de ce paradoxe : c'est qu'il faut du temps pour entendre un artiste et répondre à son œuvre. Et il en faut d'autant plus que l'artiste sera plus original et l’œuvre profonde. Il est tout naturel que, de prime abord, le public oppose de la résistance à ce qu'il ignore. Et pourtant, il est absolument certain qu'à la longue il sera vaincu par la nouveauté – si toutefois elle est vraiment de qualité.

 Tâchons donc de nous rendre compte de ce qui se passe entre l'artiste et le public. D'abord, l'un et l'autre ne deviennent vraiment « eux-mêmes » que dans leur rencontre, et par cette rencontre. Tant que l'artiste n'a pas dompté son public, tant qu'il n'a su en réveiller et aiguiller les inconscientes aspirations vers l’œuvre d'art, ce public – et au lieu de dire : « le public » on dirait aussi bien « le peuple » - ne prend ni conscience de soi-même, ni qualité de public, mais reste ce qu'il était tout d'abord : une foule quelconque, indéfinie.

 Qu'en serait-il, par exemple, de toute notre « vie musicale » si – supposition paradoxale – Beethoven n'avait pas écrit ses symphonies ? Prédécesseurs et successeurs de Beethoven, et surtout Beethoven lui-même, ont, en fait, créé, par l'action de leurs œuvres, ce que nous avons depuis appelé « le public de concert ». Ce public-là est sans doute autre chose qu'une foule amorphe et passive. Depuis que des maîtres l'ont formé, il porte en lui une échelle de valeurs. Il a des exigences ; l'artiste y devra suffire. Et l'artiste, à son tour, a des exigences envers le public – exigences auxquelles le public ne demande qu'à répondre : car c'est d'elles qu'il tire sa véritable dignité. C'est qu'il y a public et public : il y a grande différence selon qu'une foule « devient un public » à l'occasion d'une course de chevaux ou d'un combat de boxe, ou à l'occasion d'une symphonie de Beethoven. La qualité – qui seule importe – de son « unanimité de public » ne sera pas, dans le cas sportif, le même que dans le cas musical.

 Mais encore : Même lorsqu'il s'agit du seul domaine des événements artistiques, nous constatons des différences de cette sorte. Wagner appelle « Effekte » (effets extérieurs), les effets qui ne visent qu'à « frapper » la foule et qui peut-être l'emballeront momentanément, mais n'en feront pas une véritable communauté. L'Effekt, disait-il, est par définition « effet sans cause », - et c'était précisément à l'époque de Wagner, à l'époque de l'avènement des grands virtuoses, que les musiciens se mirent à rechercher ces « effets sans cause », et à s'en servir. Mais ainsi, pour la première fois, les rapports du public avec l'artiste devinrent le problème qu'ils sont aujourd'hui : c'est alors que commença, de l'un à l'autre, cette progressive aliénation qui, à présent, met en question toute notre « vie musicale ». Vouloir faire de l'effet à tout prix : ce fut là, dès l'époque de Wagner et de Liszt, le signe que l'on allait vers la désaffection. Et, par la surenchère de l'effet, on cherchait éperdument à garder un contact qui menaçait rupture, et à maintenir entre les musiciens sur l'estrade et les auditeurs la « vraie communauté ».

 Mais voilà : transformer un public en « vraie communauté », ne fut-ce que momentanément, - il faut pour cela des œuvres qui sachent empoigner l'individu, non pas en tant qu'individu isolé, mais comme faisant partie d'un peuple, comme faisant partie de l'humanité, comme créature habitée par une étincelle divine. C'est seulement grâce à de telles œuvres qu'un public prend pleine conscience des forces latentes qu'il porte en lui ; et ce n'est que de ces œuvres-là qu'au plus profond d'eux-mêmes les hommes ont vraiment besoin, en dépit de leurs réactions superficielles, de leurs arbitraires entraînements et de leurs prédilections momentanées. Ce qui n'empêche pas que, dans la vie musicale de tous les jours, toutes les fois qu'il les rencontre, le public oppose la plus vive résistance à de telles œuvres, et ne s'abandonne que de mauvaise grâce. En quoi le public ressemble à une femme qui ne trouve son bonheur qu'à céder à la contrainte.

 

 A : Voulez-vous dire par là que l'effet produit sur le public serait plutôt un argument contre une œuvre ?

 F : Ce serait raisonner de façon hâtive et simpliste. Qui nierait, par exemple, la valeur des œuvres d'un Beethoven à cause de leur effet sur le public ? Au contraire, c'est précisément « le fait Beethoven » qui nous permet le mieux de comprendre ce qu'est l'effet authentique et « légitime ». C'est que les œuvres de Beethoven produisent leur effet absolument et exclusivement par ce qu'elles sont – par leur essence, non par leur façade. Et encore : si Beethoven a cette efficacité, c'est grâce à la clarté avec laquelle il exprime ce qu'il a à dire. Le maximum de clarté dans l'expression est, pour l'artiste, la manière – la seule bonne manière – de tenir compte de son public. Goethe l'a bien dit : « Si quelqu'un a quelque chose à dire, qu'il me le dise clair et net. Pour ce qui est des choses problématiques, celles que je porte en moi me suffisent ». Mais pour répondre à cette exigence, il faut que tout d'abord on ait vraiment quelque chose à dire ; et que l'on puisse oser se montrer sans apprêt ni voile, tel que l'on est – et cela n'est évidemment pas donné à tout le monde. Et tous ceux qui dans la vie, et même (et surtout) dans leur art, s'expriment de façon tarabiscotée, j'ai peur qu'ils n'aient, le plus souvent, de bonnes raisons pour éviter la manière simple et directe.

 Il y a des œuvres qui font de l'effet parce qu'elles visent à en faire et s'y efforcent. Il en est d'autres qui, pour faire de l'effet, n'ont qu'à exister. Et c'est pourquoi l'action des unes à la longue s'exténue, alors que le Temps ne semble point entamer l'efficace des autres.

 

Wilhelm Furtwängler

1886-1954

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(photo trouvée sur Internet)

 

lundi, 24 décembre 2012

Trois photographies

Toutes trois ont été prises à Paris par votre serviteuse, Edith de Cornulier Lucinière ; la première en 2006 dans une pièce sombre d'un appartement de Montparnasse, un soir de fête, de littérature et de photographie.

La seconde, en 2011, rue de Rennes... Merci à celle qui posa.

La troisième en 2012, dans le quartier de la Madeleine. J'ai rêvé depuis de cet enfant qui est le mien et que vous ne connaissez pas.

Edith de Cornulier-Lucinière

 

Edith de Cornulier-Lucinière

 

Edith de Cornulier-Lucinière

dimanche, 23 décembre 2012

Ces bêtes qu’on abat : La crise de la vache folle et les veaux de la Prime Hérode

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


La crise de la vache folle et les veaux de la Prime Hérode

 

Je voudrais évoquer maintenant le cas des bovins qui ont fait l’objet de destruction massive lors de la maladie de la vache folle, ne serait-ce que pour leur rendre hommage et afin de ne pas les oublier si vite. Si elle a permis au consommateur de découvrir enfin les coulisses de l’élevage, la crise de la vache folle a envoyé au bûcher des millions de bovins. L’incinération des bovins, par principe de précaution (enrayer la maladie) permettait surtout de rassurer le consommateur.

 

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Vache déchargée morte sur un tas de fumier d’un marché à bestiaux.
Phot Jean-Luc Daub

 

La consommation de viande bovine était en baisse. Un déclin économique se fit sentir. L’Union Européenne décida de racheter des millions de vaches laitières et de vaches allaitantes. Une prime était versée à l’éleveur qui envoyait à l’abattoir des animaux en bonne santé, et qui finissaient à l’équarrissage. De même, les troupeaux suspectés de comporter un cas d’Encéphalite Spongiforme Bovine finissaient d’office, tout entiers, en tuerie organisée dans le cadre d’un abattage systématique, puis étaient envoyés sur un bûcher (tout cela, loin des journalistes, sur des lieux bien gardés par nos gendarmes).

 

L’Encéphalite Spongiforme Bovine est une maladie incurable qui entraîne la mort de l’animal porteur, après une atteinte dégénérative du système nerveux central (cerveau, moelle épinière). La période d’incubation est assez longue, en moyenne 5 ans.

 

Les premiers cas d’ESB ont été rapportés officiellement en 1985 au Royaume-Uni. Dans ce pays, ce fut le début d’une importante épidémie chez les animaux. Plus de 184 000 cas ont été recensés. En France, alors que la maladie sévissait aussi, les premiers cas furent déclarés en 1991 : au total 978 cas d’ESB furent confirmés début février 2006. Une possible contamination entre l’animal et l’homme par la voie alimentaire fut déclarée. Connue depuis 1920, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, similaire à l’ESB à bien des égards, n'était pas une maladie nouvelle chez l'homme. C’est une forme de démence incurable qui apparaît, en général, chez des patients âgés de 60 à 65 ans. Depuis 1996, au Royaume-Uni, 159 cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob ont été constatés chez l’homme. En France, 14 personnes sont mortes de cette maladie. Les causes de la propagation de l’ESB au Royaume-Uni ont rapidement été circonscrites. Le lien fut établi entre l’incorporation, dans les compléments alimentaires des bovins, de farines de viande et d’os contaminés par l’agent de l’ESB, et la rapide diffusion de la maladie dans le cheptel bovin. L’abattage systématique de tout le troupeau dans lequel une vache manifestait les symptômes de la maladie a été mis en place. Le ministère de l'Agriculture, de la Pêche et de l'Alimentation britannique avait pris la décision d’interdire de nourrir les bovins avec des farines d’origine animale le 18 juillet 1988. Par contre, les exportations de ces mêmes farines animales dites contaminées restaient autorisées. Et quels sont les pays qui, tout en n’ignorant pas le problème de l’ESB du Royaume-Uni, continuaient d’acheter et de donner allègrement ce « poison » aux animaux d’élevage ? Je ne citerai que le pays le plus proche, la France. C’est seulement en 1990, que la France interdit l’emploi des farines de viandes dans l’alimentation des bovins. Ce n’est que cette même année qu’éleveurs et vétérinaires furent obligés de déclarer les cas d’ESB sur le territoire. Et curieusement, ce n’est qu’en 1991 que le premier cas d’ESB fut déclaré dans les Côtes-d’Armor. Mais puisque les premiers cas ont été déclarés en 1985 de l’autre côté de la Manche, n’y en avait-il pas eu chez nous avant 1991 ? En 1994, les farines étaient interdites pour les autres ruminants d’élevage. Et en novembre 2000 seulement, cette interdiction s’étendit à tous les animaux d’élevage dont nous consommons les produits. C’est pourquoi lorsque vous trouvez sur les produits une mention indiquant qu’il s’agit d’animaux issus d’élevage intensif (c’est le cas pour les œufs de batterie où il est mentionné « animaux nourris avec de l’alimentation 100 % végétale »), on vous fait croire à l’honorabilité d’éleveurs, alors que finalement cela leur a été imposé par la loi. Le choix de donner des protéines animales était volontaire en raison du prix, proposé par les firmes, moins élevé que celui des protéines végétales (qui constituent pourtant la base naturelle du mode alimentaire des vaches). Savez-vous que dans les farines animales qui étaient données aux animaux d’élevage provenaient du traitement des cadavres de chiens et de chats morts sur les routes ou euthanasiés chez le vétérinaire ou à la SPA, de vaches ou de cochons morts de n’importe quelles maladies, enfin de tout type de cadavre transformé en farine animale et « recyclé » en alimentation animale ? Actuellement, tous les bovins âgés de 24 à 30 mois entrant dans la chaîne alimentaire subissent un test rapide de dépistage de l’ESB à l’abattoir. Si des carcasses testées se révèlent contaminées par l’ESB, elles sont obligatoirement détruites par incinération. Ce qui veut dire qu’après avoir laissé s’écouler des stocks de farines potentiellement contaminées par le biais des fabricants d’alimentation pour animaux d’élevage, les précautions pour rassurer le consommateur et relancer les ventes des produits carnés ont été soigneusement mises en place. Ce fut également le cas des dispositions sécurisantes. Le coût de cette surveillance sanitaire est supporté par les consommateurs et par l’Etat (donc le contribuable), et cela même si vous êtes végétarien !

 

Sans l’ESB, les vaches mangeraient encore aujourd’hui des farines de viandes, tout comme les cochons et les poules...

 

Retenons que l’interdiction des farines animales pour tous les ruminants a été mise en place en Grande-Bretagne dès juillet 1988, alors que cette interdiction n’a eu lieu en France qu’en juillet 1990, et seulement pour les bovins. Ceci fut étendu à d’autres animaux, en décembre 1994, mais seulement pour les ruminants (soit 8 ans après la Grande-Bretagne). L’interdiction des farines animales pour l’ensemble des animaux de rente date en Grande-Bretagne de mars 1996, en France de novembre 2000. Le retrait des SBO (abats spécifiques des bovins) a été mis en place en Angleterre et au Pays de Galle dès novembre 1989 à cause de la possible transmission de la maladie à l’homme. Ce n’est qu’en août 1996 que la France a retiré les MRS (Matériaux à Risque Spécifique, « certains abats »), ainsi que les cadavres d’animaux de la fabrication des farines animales. Les cochons, les poules pouvaient encore être nourris avec de la farine qui n’intégrait plus les cadavres d’animaux (vaches mortes, chiens et chats). Ce n’est qu’en novembre 2000 que les farines animales furent interdites à l’ensemble des animaux de rente. Les ministres de l’Agriculture et de la Santé ont mis du temps à appliquer le principe de précaution. La même chose se produit pour les pesticides dans notre alimentation, ils sont reconnus néfastes pour notre santé, ainsi que pour l’environnement, et pourtant le principe de précaution n’est toujours pas mis en place. Seule une réduction de la moitié de leur usage est en projet pour… 2018 ! Seront aussi retirés du marché (progressivement…) ceux qui sont reconnus les plus dangereux et dont les agriculteurs sont les premières victimes ! Le tout, dans le respect de la compétitivité de notre agriculture, ainsi que l’annonce le site Web du ministère de l’Agriculture.

 

« L’annonce, en mars 1996, par les autorités britanniques, de la possible transmission à l’homme de l’ESB déclenche la première grande crise sanitaire pesant sur la consommation de viande des ménages. Elle est le point d’orgue d’une forte hausse de défiance, depuis la révélation concernant le rôle des farines animales dans l’ESB et leur interdiction en juillet 1990 dans l’alimentation des bovins »1. Mais ne vous inquiétez pas, le retour des farines animales est discuté au sein de la Commission Européenne. Pour les éleveurs, l’intérêt est économique, et il ne semble pas qu’ils soient opposés au retour des farines animales si l’on en juge par les propos, parus dans le Figaro du 25 février 2008, du président de la Fédération des industries avicoles : « Ces derniers temps, le prix du blé a augmenté de 150 % et celui du soja a doublé ». Pour eux, ce type de farine serait une source de protéines à bon marché pour compléter les rations alimentaires des animaux. Les résultats de ces recherches et palabres seront connus dans le courant de l’année 2009. Point sécurisant annoncé, les porcs mangeront de la farine de volailles, et les volailles de la farine de porcs. C’est un exemple. Ce qu’il faudrait, c’est interdire la vente de produits, carnés notamment, venus de pays extérieurs à l’Union Européenne. C’est vrai qu’il y a un manque d’équité de ce côté-là. Mais la France, pour l’instant, est contre la réintroduction de ces farines dans l'alimentation animale. Cependant, il n'y aurait eu que deux cents cas de bêtes touchées par l'ESB l'an dernier en Europe. Le nombre de cas serait en diminution d'environ 40 % tous les ans, d’après les experts de la Commission européenne. Donc, attendons-nous au retour des farines animales.

 

L’Europe produirait chaque année 16 millions de tonnes de déchets bruts animaux. Avant la crise de la vache folle, ils étaient recyclés dans l’alimentation animale et représentaient un marché de 500 millions d’euros. Alors qu’aujourd’hui, leur destruction coûte annuellement environ 1 milliard d’euros2. Le problème ne se poserait pas si tout le monde était végétarien. Qui plus est, l’économie réalisée sur les dépenses qu’occasionne la destruction des farines permettrait de nourrir un grand nombre de personnes défavorisées, ou d’apporter de l’aide aux pays où la famine sévit.

 

Revenons aux veaux qui ont également été victimes de la crise de la vache folle. En 1996, à cause de l’ESB, les autorités européennes mettaient en place une subvention accordée aux éleveurs qui envoyaient leurs veaux de huit jours et plus à l’abattage et à l’équarrissage. C’était la « Prime Hérode », du nom du gouverneur romain qui ordonna le massacre des jeunes enfants à l’époque de la naissance du Christ. Quel symbole !

 

La prime d’abattage de 754 francs (115 euros) par veau de moins de 20 jours était versée jusqu’en 1999. Elle avait été mise en place pour retirer un grand nombre d’animaux du marché. Il s’agissait de limiter les excédents dus à la baisse de consommation pendant cette crise de la vache folle. Notons que la « prime Hérode », instituée en 1996, ne profita guère aux producteurs nationaux, puisque la moitié des veaux alors abattus était d'origine étrangère, ce qui laisse sous-entendre que ces petites bêtes subissaient de longs transports, parce qu’elles étaient cherchées par des grossistes dans les autres pays. La « prime Hérode », de 1996 à 1999, a encouragé la destruction pure et simple de 2,8 millions de veaux européens et a rempli les poches de certains marchands et responsables d’abattoirs.

 

Rappelons que c’est grâce aux soi-disant professionnels que nous avons connu la maladie de la vache folle, car il a été permis de donner des farines animales provenant de carcasses ou de déchets d’animaux aux vaches pourtant herbivores.

 

Considérés comme des sous-produits dans le système de production, plusieurs millions de veaux de huit jours et plus ont été tués pour rien. Ils étaient éliminés pour rétablir l’équilibre économique ébranlé par la baisse de consommation de viande bovine.

 

Certains faisaient des trajets en camion sur de très longues distances, puisqu’ils pouvaient venir d’autres pays de l’Union (qui ne voulaient pas pratiquer cet abattage) pour être abattus en France. Souvent, le voyage était fatal à ces très jeunes veaux à cause du temps de trajet trop long, du manque d’alimentation et d’abreuvement.

 

Dans ce cadre, un abattoir en France les tuait de façon horrible. Des images avaient été tournées par un journaliste allemand. Elles avaient été diffusées au journal télévisé. Le journaliste avait embarqué avec le chauffeur d’un camion qui transportait des veaux de moins de huit jours en provenance d’Allemagne qui devaient être abattus en France. A l’abattoir, en caméra cachée, il avait pu filmer la mise à mort des veaux qui arrivaient en si grand nombre que le pistolet à tige perforante, appliqué sur le crâne des veaux, surchauffait. Le rythme de son utilisation, à la chaîne, était si intense (un veau derrière l’autre, toute la journée) qu’il en devenait brûlant. L’utilisateur ne pouvait plus le tenir, ni même remettre de nouvelles cartouches.

 

Un nouveau pistolet a alors été commandé pour effectuer des rotations, mais en attendant, au lieu de différer les abattages de veaux, on a continué à les tuer de façon monstrueuse. Pour cela, les employés utilisaient les crochets (qui servaient d’ordinaire à la suspension des carcasses par une patte) pour frapper violemment sur la tête des veaux. Ces derniers perdaient plus ou moins connaissance, ils étaient ensuite jetés (encore vivants, car ils ne mouraient pas tout de suite) dans des bacs, les uns sur les autres. Les images montraient les veaux agonisants qui bougeaient encore, livrés à une mort lente.

 

Des pratiques qui surprennent. Comment en est-on arrivé là ? Les services vétérinaires qui se trouvaient sur place ne pouvaient-ils pas intervenir ? N’aurait-il pas été possible d’emprunter à un autre abattoir un pistolet à tige perforante ?

 

Pourquoi un animal, à partir du moment où il est décrété « sous-produit », sans grande valeur marchande, fait-il l’objet d’un manque de considération ? Que le petit veau fût en bon état ou non en arrivant à l’abattoir, peu importait : dans tous les cas, les 754 francs tombaient dans la poche.

 

Dans un autre abattoir, où je n’avais pas assisté aux abattages des veaux de la « prime Hérode », j’avais pu observer dans un camion immatriculé en Allemagne, les petits bébés des vaches qui étaient dans un état lamentable. Les différents trajets (le rassemblement et le regroupement en lots en partance de pays de l’Union européenne vers les abattoirs français) provoquaient la déshydratation et le mal-être des veaux. Certains étaient même déjà morts avant d’arriver. Enfin, ce n’était pas vraiment le trajet qui causait les souffrances, mais plutôt les éleveurs, les négociateurs, les transporteurs et les abatteurs qui en faisaient le commerce. Évidemment, pourquoi agir avec soin pour de petites bêtes destinées à l’équarrissage ?

 

Il était important pour moi de vous parler, même s’il n’a plus cours, de cet épisode misérable qu’ont vécu des centaines de milliers d’animaux.

 

 

 

 

1 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1166

 

2 Source www.cite-sciences.fr

 

 

 

 

samedi, 22 décembre 2012

Il n’arrive point de barriques de sucre en Europe qui ne soient teintées de sang humain.

 Les Sables au temps de la grande pêche, André Collinet, traite des noirs, histoire du sucre, Saint-Domingue, le grand commerce, les Sables d'Olonne

Le grand commerce et la traite des noirs, vu par André Collinet, armateur des Sables d'Olonne, qui tint son journal durant de nombreuses années.

“Le grand commerce occasionne une consommation d’hommes. Le luxe en est encore une autre. Il attire les richesses en les villes et laisse les campagnes désertes et dans la disette, favorise le pouvoir arbitraire, l’augmentation des subsides, qui donne aux nations opulentes la facilité de contracter des dettes. La Hollande, l’Angleterre, la France sont chargées de dettes, et la Suisse ne doit rien.
La consommation des hommes est si grande, que l’on ne peut sans frémir considérer celle que suppose notre commerce de l’Amérique. L’humanité, que commande l’amour de tous les hommes, veut que dans la traite des nègres, je mette également au rang des malheurs et la mort de mes compatriotes et celle de tant d’Africains qu’anime au combat l’espoir de faire des prisonniers et le désir de les échanger contre nos marchandises. Si on suppute le nombre d’hommes qui périt, tant par les guerres que dans la traversée d’Afrique, en Amérique, que l’on y ajoute celui des nègres qui, arrivés à leur destination, deviennent la victime des caprices de la cupidité et du pouvoir arbitraire d’un maître , et qu’on joigne à ce nombre celui des citoyens qui périssent par le feu, le naufrage, ou le scorbut, et enfin qu’on y ajoute celui des matelots qui meurent pendant leur séjour à Saint-Domingue ou par les maladies affectées à la température particulière de ce climat, ou par les suites d’un libertinage toujours si dangereux en ce pays, on conviendra qu’il n’arrive point de barriques de sucre en Europe qui ne soient teintées de sang humain.”

Les Sables au temps de la grande pêche, Manuscrits de Collinet (1739 - 1782) 
Tome 1, éditions CVRH

Les Sables au temps de la grande pêche, André Collinet, traite des noirs, histoire du sucre, Saint-Domingue, le grand commerce, les Sables d'Olonne

 Nous avons déjà cité le journal de Collinet deux fois. Un passage un peu moins humaniste est lisible par ici ; son journal est également cité dans la lettre qui annonça la création de la Confrérie de Baude Fastoul.

jeudi, 20 décembre 2012

Lettre de Loup

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Chère Édith,

 

Un vieux roman allemand  " L'Ami de Dieu de l'Oberland / Der Gottesfreund vom Oberland ", eut une influence malheureuse sur le destin de la Russie. L'ouvrage de la fin du moyen-âge, est dû à un marchand strasbourgeois, Rulman Merswin, (né vers 1307 - mort en 1382), tombé dans le mysticisme. Il avait créé une communauté pseudo-mystique nommée " l'Île verte", et correspondait ardemment avec Johannes Tauler, le théologien dominicain établi à Strasbourg. Rulman Merswin prétendait avoir rencontré en 1351 le personnage de son livre.

 

Le nom " Ami de Dieu " fut employé par divers personnes en référence à l'évangile de Jean 15:15, pour dire leur appartenance à un mouvement mystique durant le 14e. Comme je vous l'ai expliqué, l'ouvrage est présenté comme vrai par l'auteur, mais n'est en fait qu'un roman. Il se veut comme le récit des quatre premières années de la nouvelle vie du héros,  personnage idéal collant à l'esprit du mouvement mystique des Amis de Dieu... Le personnage est le fils d'un marchant, et a pour interdiction de dire son nom et de révéler tout ce que Dieu a révélé en lui, sauf à un inconnu vivant dans l'Oberland. Il vit toutes sortes d'aventures pieuses, devient le guide spirituel d'un prince hongrois. La conclusion de ce roman est que le Ciel accorde sa grâce à certains souverains en leur envoyant un homme pieux, doté de clairvoyance, venant à leur secours dans les moments difficiles. Dans le roman on ne sait pas ce que devient l'homme de Dieu, car il poursuit sa vie en ermite, et l'auteur dit avoir perdu sa trace.

L'ouvrage fut retrouvé au XIXe siècle, et tous les princes allemands le lurent ; plusieurs historiens firent des recherches pour savoir s'il y avait de la véracité dans le texte. Quand Alix de Hesse, future impératrice Alexandre Feodorovna  de Russie, eut l'ouvrage en main, il était acquit que c'était un roman, mais elle crut que c'était une vérité, car il la confirmait dans le pseudo-mysticisme.

 

NB : on a beaucoup dit que cela lui avait été lui avait transmis par sa mère, Alice de Grande-Bretagne, mais en fait sa mère n'était pas du tout une superstitieuse, elle était amie avec le théologien David Friedrich Strauss, l'auteur de "La vie de Jésus",  qui fit valoir que la Bible ne pouvait pas être interprétée littéralement comme la parole de Dieu, ce qui avait fait scandale à l'époque. Le "mysticisme de l'Impératrice lui provenait certainement de l'entourage de sa famille paternelle - parmi les exemples de cette influence : l'Impératrice porta toute sa vie une bague avec une svastika, porte bonheur pangermanique. Arrivée en Russie, éblouie par les courants superstitieux qui parasitaient l’Église orthodoxe, elle passa des années à la recherche de ce guide, rencontrant régulièrement ce que l'on nomme en orthodoxie, les fous de Dieu, qui a cette époque étaient généralement des simples d'esprits. Elle rencontra finalement finalement Raspoutine, qui bénéficiait d'une réputation exagérée par son entourage. L'Impératrice avait des bouffées délirantes, elle interprétait la réalité à sa manière, et la force de Raspoutine a été d'arriver au bon moment, de dire à l'Impératrice ce qu'elle voulait entendre, et de l’influencer en la laissant croire qu’elle avait besoin de lui.

 

Loup Odoevsky-Maslov

 (photos de Sara)

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photos de Sara

mardi, 18 décembre 2012

Monsieur Bovary

« Si j'étais un homme, je ferais ce que vous me dites. Mais les pauvres bêtes qui veulent montrer leur amour ne savent que se coucher par terre et mourir ».

La Bête, dans le film La Belle et la Bête, de Jean Cocteau

(Extrait de Madame Bovary, de Vincente Minnelli, 1950.
Musique de Miklós Rózsa. Vidéo trouvée sur YT, merci à l'internaute qui l'a postée !)

Edith de Cornulier-Lucinière, monsieur Bovary, madame Bovary, Vicente Minnelli, Miklós Rózsa

 

A l'intention de monsieur Charles Bovary, époux malheureux et médecin de province.

 

 

Monsieur Bovary

 

Personne encore n'a écrit votre histoire.

 Aucun écrivain n'a vomi en portant vos douleurs dans son ventre. Mais je vous promets qu'un jour vous aussi aurez votre roman. Ce sera le roman d'un médecin de campagne, mari et père, englué dans une vie taillé sur mesure pour un cœur plus cynique que le sien.

 Dans ce roman, vous ne vous appellerez plus monsieur Bovary, afin que personne ne vous reconnaisse. Mais vous, vous vous reconnaîtrez. Et ceux qui ont aperçu l'image de votre cœur derrière la description de votre épouse, vous reconnaîtront aussi sans l'ombre d'un doute.

 Je vous promets que ce roman sera plus grand encore, plus beau que celui qu'on fit pour elle. Il sera taillé dans une langue française toujours aussi belle bien que métamorphosée par la modernité que vous sentiez poindre en votre temps. Et il fera le tour du monde pour conter votre cœur mis à nu aux millions de frères qui vous restent ici-bas, qui vous ressemblent, et que vous ne connaissez pas.

Je vous prie de croire, monsieur Bovary, en l'expression de ma sororale cordialité.

 

Edith de Cornulier-Lucinière

 

lundi, 17 décembre 2012

Carte du Tendre

 
Comme tant d'entre nous je vis noyée dans un chagrin poussiéreux, parsemé de halos de lumière d'aube. Comme tant d'entre vous je suis seule au milieu des ruines de mes amours mortes.
Draps froissés, solitudes, mécompréhensions, dépits, tristesses, ratages, instants de bonheur, exaltations, désespoirs... Tels sont les sentiments que nous portons comme une croix sans honneur, sans grandeur, mais d'une lourdeur qui pèse sur le cœur. Je relate ici toutes les déceptions amoureuses auxquelles mes rencontres avec quelques hommes, femmes et hermaphrodites ont irrémédiablement abouti.
 
Je m'excuse auprès de mes ex-amants de les classer ici par ordre chronologique de leur arrivée dans ma vie.
N'ayant pas une claire conscience des frontières mystérieuses entre l'amour et l'amitié, j'indique entre parenthèse s'il s 'est agi d'amours charnelles, aux morsures brûlantes, ou platoniques (morsures glaciales). La surconsommation de substances, parmi lesquels le traitre alcool de salamandres, à certaines périodes de ma vie, rendant la mémoire défaillante et le souvenir tangent, j'indique "incertitude" lorsque j'ignore si la morsure fut brûlante ou glaciale, autrement dit si la rencontre amoureuse fut charnelle ou platonique.

(N.B. Au bas de ce billet, j'ajoute une description synthétique de mes amants, grâce à une question de Tieri).

Alix Durand-Boucher (amours charnelles)
Rencontrée en 2005
Création d'un groupe de musique beith. Passion, gloire et déchirements. Lendemains qui pituitent, comme l'a si bien dit Katharina. Alix me quitte brutalement pour convoler avec Gangs of the world. Je pouvais tout pardonner ; tout, sauf cela. Je tombe en dépression nerveuse.
 
Étienne Destranges (amours charnelles)
Au fond du gouffre, je rencontre Etienne, qui venait de quitter les Stonehengers et qui, sous la direction d'un professeur assassiné depuis, rédigeait une thèse sur l'apocalypse qui vient. Il me sauve. Je manque de le faire sombrer. Nous remontons la pense. Dégoûtée par la musique beith et son milieu, je me lance dans le dark rock. Etienne et moi nous nous séparons finalement, lassés par la tourmente innombrable des choses quotidiennes qui reviennent cogner nos cerveaux quand nous voudrions planer bien au-dessus du monde matériel et des mots banals.
 
Miles Yufitran (amours charnelles)
J'ai partagé la vie de Miles pendant trois ans. Qui mieux que moi peut savoir ce qu'il a souffert ? Souffrances  et mémoires de sa mère Aïda, prostituée, douleurs de la séparation d'avec sa sœur Joan. Un soir je suis rentrée chez moi - chez nous - et je l'ai retrouvé. J'ai appelé les policiers et je les ai attendus en pleurant, assise entre Miles et sa trompette veuve, désormais. Quand je pense à lui, je me souviens de ce texte qu'il avait écrit un soir de brume, une brume qui évoquait pour lui ses deux pays, l'Irlande et la Berbérie : « Ma trompette fait la gueule. Alors je la laisse tomber et je bois. C’est dur d’être un musicien. On est des poètes du sable, à la moindre vague notre œuvre est détruite, effacée à jamais. On balance du vent dans les oreilles des gens et ils nous remercient en ne comprenant pas le fond de notre âme. On zone, on boit, on crève jusqu’à l’aube, et on se réveille avec une mélodie qui pince le cœur. Alors on attrape la trompette, on souffle nos douleurs dedans et ya un voisin qui crie : «Ta gueule ! »
Mais on continue quand même.
La rue est belle, les poubelles aussi sont belles, tout peut être beau quand on a les yeux remplis de ciel. Ma musique, mon amour, tu m’entraînes loin des hommes, alors parfois je te hais. Puis je me souviens que si tu m’entraînes si loin des hommes, c’est pour m’emmener plus près des étoiles ».
Miles, ton absence est bleue comme une étrange note de jazz perdue dans une mélodie classique...
 
Siobhan Hollow (incertitude)
Siobhan, tu nies que nous sommes amoureuses à jeun. Mais lorsque tu as bu tes bras m'enserrent et je sais que tu m'aimes. Tu es furieuse que j'écrive cela. Peu importe. Je ne l'effacerai pas. Pas avant que tu m'aies dit quelque chose de gentil, à jeun.
 
Axel Randers (amours platoniques)
Axel, amants des après-midi d'hiver interminables, des longues soirées dans des bars mal chauffés à parler en fumant, ou plutôt, à fumer en parlant. Toi, à la bière, moi à la tisane. Esther avec nous, quelque fois. Puis la mort t'a ravi à nos amours platoniques. Le baiser de la mort n'est jamais platonique. La mort y va franco. La mort consomme. Que ce soir dans un lit ou dans une voiture, à n'importe quelle saison, à n'importe quel moment, la mort nous baisera tous.
 
Esther Mar (amours platoniques)
Tu vis dans une maison au bord de la Marne et j'ai le droit de venir te voir quelquefois. Tu ne veux jamais parler de ton hermaphrodisme. Je te promets que je t'aimerais toujours autant si tu te dévoilais. Je te le promets, tu souris et tu remets à plus tard. Encore plus tard. Toujours plus tard. Il faudra pourtant que s'accomplissent un jour, une nuit, nos noces faméliques.
 
Réponse à une question de Tieri
 
 
Tieri : Tu crois qu'on va mourir ?
A quoi ressemblent tes amoureux Édith ?
 
Édith :
"Mes amoureux ressemblent à des frères d'ailleurs. Ils ont des longues jambes, des longs bras, des voix graves et des visages qu'on ne distingue pas très bien. Seuls leurs yeux brillent. Ils ne mangent pas, ils ne dorment pas, ils marchent sous la pluie. Ils ne lisent plus rien car ils ont appris tous les livres par cœur, comme dans Fahrenheit. Ils m'entourent, marchent autour de moi, armée d'amants qui me protègent du monde réel et des coups bas. Ils n'ont pas de maisons, mais des vaisseaux spatiaux. Ils surfent dans le ciel. Ils aiment mes écritures et mes danses. Ils ressemblent à des Peter Pan d'un autre monde, d'un autre temps, un temps qui vient lentement, lentement, ils ont un temps d'avance.
Ils sont géographes, astrophysiciens et chevaliers. Ils viennent de nulle part, ou plutôt, de si loin que l'on ne sait plus le nom de leur pays d'origine et ils savent parler aux poissons. Ils aiment les sonorités du monde, les bulles d'eau, les ballons que les enfants envoient dans le ciel après la fête. Ils me donnent leurs desserts.
Ils sont plus fidèles que la fidélité, plus aventureux que l'aventure. Je soupçonnent certains d'entre eux d'être des femmes déguisées. Je m'en fiche".
 
(Edith avait déjà répondu à une question de Tieri à cet endroit...)