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jeudi, 22 avril 2010

La nuit photolittéraire

 

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Photo : "Frayeur", de la série La nuit, la guerre, d'Édith de CL

J'ai peur du noir et d'Insomniapolis. Je relis Chant de poussière, d'Esther Mar, j'en pleure de reconnaître, dans ses mots, mes voyages nocturnes. Nous sommes ceux que le soleil ne prend pas. Nous sommes ceux que la nuit n'attend jamais. Nous sommes ceux qui attendent sans espoir, un chemin qui mènerait quelque part. J'ai à nouveau envie de photolittérature, mais je me retiens d'en prendre. Le Carême est fini, la cure photolittéraire continue, parce que la rêverie a des dangers qu'aucun remède n'aplanit.

 

J'ai peur du noir et à Insomniapolis la lumière des bougies brûle jusqu'à l'aube. Alors les cernes tombent sur le visage qui se détend au point du jour.

 

Septième Chapitre

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Marseille, escalier St-Charles, par Sara

En ce moment, je lis Chant de Poussière, d'Esther Mar. Texte long, tortueux comme les marais où nous vécûmes il y a plus de vingt ans. Etais-je trop petite pour comprendre les maux qui te gardaient éveillée jusqu'à l'aube et qui t'empêcher de paraître dans le vestibule avant que sonne la cloche du déjeuner ? Quoi qu'il en soit, aujourd'hui que tu n'es plus de ce monde, je lis tes oeuvres et découvre combien on peut vivre aux côtés d'une personne sans la deviner.

Tu craignais les enfants, tu passais sans nous voir, tu ne me parlais pas. Je croyais que je t'étais indifférente, mais tu m'a rendue légataire de tes écrits, par ton testament. Je n'avais même pas l'âge de voter. Aujourd'hui les éditeurs me harcèlent. Je ne changerai rien. Qu'importe, que ta gloire attendent quelques dizaines d'années ? Tu ne mérites pas que tes mots soient hachés, effacés, changés, pour plaire à la foule consommatrice.

Les héritages sont souvent volés par les rapaces, qui accaparent les objets puisqu'ils n'ont su gagner les coeurs. Mais le miracle de la transmission a eu lieu entre nous, et la liasse autographe dort paisiblement, dans le tiroir gauche de mon bureau Napoléon III.

 

Paris, le mercredi vingt avril deux mille dix,

 

Edith de CL

 

mercredi, 21 avril 2010

Extrait d'Esther

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Il y a des gens qui se plaignent, montrent leurs plaies, quémandent et empochent. Il y en a d’autres qui se sacrifient, offrent, se tiennent hauts et droit et ne demandent rien pour leur peine. J’éprouve pitié et mépris pour les premiers ; compassion et respect pour les seconds.

Esther Mar, in Chant de Poussière

mardi, 20 avril 2010

Les mains d'Elsa

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Ce que dit ainsi le profond langage, ce parler muet de sens animaux
 
Photo Sara
 
 
 
Donne-moi tes mains pour l'inquiétude
Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé
Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé

 

Lorsque je les prends à mon pauvre piège
De paume et de peur de hâte et d'émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi

 

Sauras-tu jamais ce qui me traverse
Qui me bouleverse et qui m'envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j'ai trahi quand j'ai tressailli

 

Ce que dit ainsi le profond langage
Ce parler muet des sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots

 

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D'une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d'inconnu

 

Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme
S'y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.


Louis Aragon

 

lundi, 19 avril 2010

Ni oppresseurs, ni opprimés

Ainsi parlait Mustapha Kemal au banquet turco-soviétique :

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Boris Bérard par Sara

« Il n’y a, dans le monde, ni oppresseurs, ni opprimés. Il y a ceux qui tolèrent qu’on les opprime et ceux qui ne le tolèrent pas. Les Turcs sont de ces derniers. Ils sont assez grands pour s’occuper de leurs propres affaires. Que les autres suivent leur exemple. Le monde ne s’en portera que mieux ».

 

vendredi, 16 avril 2010

post psychiatrique

Ce qu'Axel disait avant que la police des âmes lui aient desséché sa langue avec du sel de Guérande déminéralisé...
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"Le monde de 2030 est un monde post psychiatrique, ce qui en fait tout son intérêt artistique et humain : il n'y a plus de psychiatrie, nous sommes tous jetés dans le monde sans mesure du mental".

Axel Randers

jeudi, 15 avril 2010

in angustia temporum

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"Il y a un mot de la sainte Ecriture dont nous devons, je crois, toujours nous souvenir, c’est que Jérusalem a été reconstruite « in angustia temporum » (Daniel). Il faut travailler toute notre vie in angustia temporum. Les difficultés ne sont pas un état passager à laisser passer comme une bourrasque pour nous mettre au travail quand le temps sera calme ; non, elles sont l’état normal, il fait compter être toute notre vie, pour les choses bonnes que nous voulons faire, in angustia temporum".

 

Charles de Foucauld

Sur Schütz

Très bien écrite, Une histoire de la musique, de Rebatet, publiée aux éditions Bouquins-Laffont, comporte de vrais passages littéraires. En voici un sur Schütz, adoré par notre deltaplaniste Siobhan H (qui écrit dans la catégorie "vol libre" de ce romanblog).

 

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L'Erdre

 

 

 

« On est surpris de la faible part des italianismes chez ce disciple attentif, cet admirateur de Gabrieli et de Monteverdi. C’est que Schütz demandait aux Vénitiens de l’instruire dans des formes nouvelles, des agencements sonores, dans les secrets d’une dramaturgie musicale dont ils étaient les généreux initiateurs. Mais en même temps que sa lucide modestie de provincial n’ignorait ni ses lacunes ni son retard, il possédait une personnalité à chaux et à sable, la première personnalité de cette force qui se révélât dans la musique allemande, et qui se fondait sur le germanisme et le protestantisme ».

 

« Les trois Passions que Schütz composa à l’âge de 80 ans, nous paraissent moins attachantes, sans doute parce qu’elles relèvent davantage de la liturgie universelle du christianisme. Mais on y respecte le désir d’ascèse du vieil artiste qui s’interdit tout ornement, tout recours aux instruments. On y admire tout ce qu’il sait faire exprimer à la seule ligne monodique. Et, une fois encore, un an avant de mourir, le vieillard allait célébrer dans un monumental Magnificat Allemand, l’union de l’opulente polyphonie et de la loyale simplicité du chant luthérien ».

 

mercredi, 14 avril 2010

du désert

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- Pour te dire tout d’une seule parole, quitte tout, mon enfant, et tu trouveras tout.

Père Charles de Foucauld

 

 

dimanche, 11 avril 2010

Cher Hanno

 

J’ai rencontré Hanno Buddenbrook : ma vie est entrain de changer. Il marche à mes côtés depuis quelques jours et j’ai confiance que cette fois, c’est quelqu’un qui ne me quittera pas. Il est plus jeune que moi : qu’importe. Nous nous sommes trouvés outre-monde, là où ni l’âge, ni rien de mesquin ne se manifeste. Il a peur de son père, qu’il aime, en dépit de son indifférence apparente. Je publie ci-dessous quelques phrases de son père, et pendant que vous lisez je rejoins Hanno, mon ami, mon frère.

 

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"J’ai l’impression qu’autrefois rien de semblable n’aurait pu m’arriver. J’ai l’impression d’une chose qui m’échappe et que je ne peux pas retenir aussi fermement que jadis… Qu’est-ce que le succès ? Une force secrète, indéfinissable, faite de prudence, de la certitude d’être toujours d’attaque… la conscience de diriger, par le seul fait d’exister, les mouvements de la vie ambiante ; la foi en sa docilité à nous servir… Fortune et succès sont en nous. A nous de les retenir solidement, par leur racine. Dès qu’en nous quelque chose commence à céder, à se détendre, à trahir la fatigue, aussitôt tout s’affranchit autour de nous, tout résiste, se rebelle, se dérobe à notre influence… Puis une chose en appelle une autre, les défaillances se succèdent, et vous voilà fini. J’ai souvent pensé, ces derniers temps, à un proverbe turc qu’il me souvient d’avoir lu : « Une fois la maison finie, la mort s’approche ». Oh ! pour l’instant, la mort, c’est beaucoup dire. Mais le recul, la descente… le commencement de la fin… Vois-tu, Tony, poursuivit-il, passant son bras sous celui de sa sœur et assourdissant encore sa voix, lorsque nous avons baptisé Hanno, te rappelles-tu, tu m’as dit : « Il me semble qu’une ère toute nouvelle va s’ouvrir ! »  C’est comme si je t’entendais encore, et les événements ont paru te donner raison, car aux élections au Sénat la fortune m’a souri, et, ici, la maison s’élevait à vue d’œil. Mais la dignité de sénateur et la maison ne sont qu’apparences, et je sais, moi, une chose laquelle tu n’as pas encore songé ; je la tiens de la vie et de l’histoire. Je sais que, souvent, au moment même où éclatent les signes extérieurs, visibles et tangibles, les symptômes du bonheur et de l’essor, tout déjà s’achemine en réalité vers son déclin. L’apparition de ces signes extérieurs demande du temps, comme la clarté d’une de ces étoiles dont nous ne savons pas si elle n’est pas déjà sur le point de s’éteindre, si elle n’est pas déjà éteinte, alors qu’elle rayonne avec le plus de splendeur. »

 

 

Ils se tut et ils marchèrent un moment sans mot dire, tandis que le jet d’eau clapotait dans le silence et qu’un chuchotement passait dans la ramure du noyer.

 

 

Thomas Mann, Les Buddenbrook, trad Geneviève Bianquis

 

 

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Pauvre Hanno, dont le père, dans un reniement intérieur, rêve d'un autre enfant que toi :

 

« Quelque part grandit un enfant bien doué, accompli, capable de développer toutes ses facultés, un enfant qui a poussé droit, sans tristesse, pur, cruel et gai, un de ces humains dont le seul aspect augmente le bonheur des heureux et pousse au désespoir les malheureux”.

 

 

Photos de Sara

 

samedi, 10 avril 2010

Rosachay, une chanson andine en quechua

Rosachay, une chanson andine en quechua.

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Deux adolescents amoureux s’enfuient ensemble pour vivre leur amour.

 

 

Nous vous proposons de traduire cette chanson ensemble.

Le quechua est une langue magnifique et incroyablement différente des langues indo-européennes ! Comprendre une chanson en quechua, c’est ouvrir une fenêtre sur un univers imaginaire et intellectuel réellement autre et réellement beau.

 

C’est une chanson qui est connue dans une bonne partie des Andes quechuaphones (parlant le quechua) et elle raconte quelque chose de typiquement andin et de complètement universel.

Elle raconte une histoire bien connue dans les Andes. Deux jeunes sont amoureux mais leur relation n’est pas vraiment possible (elle n’arrange personne…). Alors ils s’en vont tous les deux. Ils partent ensemble, et quand ils reviendront un an plus tard – s’ils reviennent – ils auront gagné leur union aux yeux de tous.

 

 

Quelques indications.

 

1 Vous verrez que les emprunts à l’espagnol ne sont pas rares, puisque depuis 1625 (date du débarquement de Pizarro sur les côtes péruviennes), l’espagnol est parlé dans les Andes.

 

2 Le quechua est une langue agglutinante. De nombreux suffixes s’ajoutent à la racine des mots (s’agglutinent !) et tout le charme de la grammaire quechua réside dans le choix des suffixes. Ils permettent en effet de donner des variations de sens subtiles aux mots.

 

3 En quechua, on possède des suffixes qui donnent des indications sur la façon dont l’interlocuteur connaît ce qu’il dit. Ainsi, si je suis certaine de ce que je dis, que je l’ai appris d’une manière sûre, j’accolerai le suffixe assertif (mi-m) au mot principal de la phrase.

 

Je l’ai mangé. Mikhuni-m

C’est maintenant ! Kunan-mi !

 

Si je ne sais ce que je dis que par ouï dire, ou bien que… J’emploierai le suffixe citatif (si-s).

Sumaq-si… C’est beau (il paraît)…

 

Quand je raconte un rêve, j’emploie également ce suffixe. De même, quand je raconte des choses qui me sont arrivées alors que j’étais ivre. Ces états, l’ivresse et le rêve, ne permettent pas, en effet, de parler des événements avec l’assurance de l’assertion.

 

Si, enfin, je ne suis pas sûre du tout de mon affirmation, je le note par le ? chà. On peut aussi noter par ce biais un agacement ou une indifférence…

 

Ça doit être là-bas ! Haqay-chà !

Qu’il y aille ! Ripunchà !

 

Dans les chansons, on entend toujours le suffixe « si », de même que dans les contes. En effet, le statut de la fiction fait qu’on ne peut utiliser l’assertif « mi » comme si j’affirmais quelque chose de certain !

 

Il faut noter que ces suffixes, qui servent à indiquer la façon dont on connaît l’information qu’on donne, posent un problème lorsque les auteurs andins veulent créer une littérature moderne, semblable à notre littérature de fiction. Comment en effet se décider entre les suffixes ? Si l’on voulait écrire un roman comme en français, le narrateur devrait employer l’assertif, puisque le roman fait comme s’il s’agissait de la réalité (Emile Zola ne nous répète pas toutes les pages : « j’invente, c’est de la fiction, ce n’est pas quelque chose qui a eu lieu !)

Or, faire comme pour un roman français, n’est-ce pas entamer sérieusement l’existence de ces suffixes qui donne tant de sel au quechua ? Pourtant, mettre le citatif –si pendant un long roman coupe l’effet de la fiction en rappelant toujours qu’elle est fictionnelle… Voilà un problème passionnant qui montre à quel point l’adoption de larges pans d’une culture par une autre modifie profondément la pensée, les modes de communication et la culture, et à quel point ces modes de penser et de dire le monde peuvent être incompatibles.

 

Commençons !

 

Rosachay, Rosalinachay,

Clavelchay, clavelinachay,

Chiqachus sapayki kanki ?

Chiqachus solayki kanki ?

 

Rosachay, Rosalinachay

Clavelchay, clavelinachay

 

Rosa vient de l’espagnol Rosa (Rose).

-cha est un diminutif. Rosa-cha : petite rose.

-y est la marque du possessif de première personne.

Exemple : wasi = maison. Wasiy = ma maison

 

Clavel vient de l’espagnol clavel, œillet.

 

Nous avons donc : ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet,

 

Chiqachus sapayki kanki ?

Chiqachus solayki kanki ?

 

Chiqa signifie vrai. -chu est la marque de l’interrogation. –s est le suffixe ? dont nous avons parlé plus haut.

 

Ainsi, chiqachus  signifie : est-ce vrai ?

Sapa est un mot passionnant, qui veut dire seul, unique, chaque. Un mot « indivisualisant ».

 

Exemples :

Sapa p’unchaw = chaque jour (p’unchaw = jour)

Lorsqu’il s’emploit pour dire seul, on ajoute un possessif. Ainsi on dit : mon seul je suis.

 

Sapa-y kani = mon seul je suis.

 

Kay est un verbe qui correspond à nos deux verbes être et avoir.

 

Ainsi

Wasi-y kan, littéralement : ma maison elle est. Traduction : j’ai une maison.

Mais : sumaq kani = belle je suis. Traduction : je suis belle.

 

Dans le cas de notre strophe :

Sapayki kanki : ton seul tu es.

 

Arrêtons nous ici pour donner la conjugaison entière de kay au « présent ». (Il ne s’agit pas vraiment de présent, mais de temps non marqué. On ne marque le temps que quand c’est essentiel à la compréhension).

 

Kani Je suis

Kanki tu es

Kan il est/c’est

Kayku nous (exclusif) sommes

Kanchik nous (inclusif) sommes.

Kankichik vous êtes

Kanku ils sont

 

Nous inclusif = nous, nous tous

Nous exclusif = nous (et pas vous !)

 

Sola vient de l’espagnol Sola (seul). Comme il est « quechuisé », il est traité comme sapa, c'est-à-dire que l’on dit solay kani (seul-mon je suis).

 

La répétition n’est pas lourde en quechua. Elle participe au contraire à la beauté du rythme de la langue.

 

Cette première strophe pourrait se traduire ainsi. Ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet, est-ce vrai que tu es seul ? Est-ce vrai que tu es seul ?

 

Entamons la deuxième strophe !

 

Ñuqapis sapaysi kani,

Ñuqapis solaysi kani,

Hakuchu compañakusun,

Hakuchu contratakusun.

 

Ñuqa signifie moi. –pis/pas s’accole à un mot et signifie aussi. Ainsi, ñuqapis veut dire moi aussi. Maintenant que nous savons cela, nous devrions être capable de traduire les deux phrases.

 

Ñuqapis sapaysi kani,

Ñuqa-pis sapa-y-si ka-ni

Moi-aussi seul-mon-suffixe citatif (on dit que…) je suis

 

Moi aussi, je suis seul. Moi aussi, je suis seul.

 

Hakuchu ! c’est une expression figée qu’on peut donner par « allons-y ! on y va ! »

Compaña vient de l’espagnol compaña compagne, et est traité en quechua comme un verbe (le quechua a verbalisé ce qui en espagnol est un nom). Il est donc conjugué : compañakusun.

 

Compaña-ku-sun

« être compagnon »-ku-sun

le suffixe ku est réflexif et affectif à la fois. Il a un sens réflexif (nous nous mettons ensemble ; je m’habille…).

-sun est un futur et impératif de première personne du pluriel.

 

Exemple du verbe mikhu au futur :

 

Mikhusaq

Mikhunki

Mikhunqa

Mikhusun

Mikhunchik

Mikhunkichik

Mikhunku

 

Contrata- vient de l’espagnol « contratar », et est pris pour « se marier ».

 

Traduction de la seconde strophe :

Moi aussi, je suis seule,

Moi aussi, je suis seul(e)

Allons-y, mettons-nous ensemble

Allons-y, épousons-nous

 

La troisième strophe, maintenant !

 

Sangararamantas kani,

Aqumayumantas kani,

Hakuchu urpi ñuqawan,

Hakuchu sunqu ñuqawan.

 

Sangarara : nom de lieu

-manta : de

 

Parisiens, vous pouvez dire : Parismanta kani ! Je suis de Paris.

(-manta s’emploie aussi ainsi : rumi-manta wasi, une maison en pierre (rumi = pierre ; franciasimimanta rimani francia-simi (en langue française) rimani (je parle)).

 

Aqumayu = nom de lieu (aqu = sable ; mayu = rivière)

 

Je suis de Sangarara, je suis d’AquMayu (rivière de sable)

 

Hakuchu ! nous l’avons vu précédemment, signifie allons-y

Urpi = colombe. (urpichay = ma petite colombe). En français on dirait mon amour…

-wan = avec. Nous avions déjà vu « ñuqapis » = moi aussi. Ñuqawan = avec moi.

Sunqu = cœur. Je pense qu’appeler quelqu’un cœur est une façon hispanisée de considérer le mot sunqu (cœur, force vitale), mais peut-être que non.

 

Traduisons donc :

Je suis de Sangarara,

Je suis d’Aqumayu

Allons ! colombe, (viens) avec moi

Allons ! cœur (viens) avec moi

 

La famille intervient à la quatrième strophe :

 

Mamanchik maskawaptinchik,

Taytanchik maskawaptinchik,

Ñachà karupiña kasun,

Ñachà Limapiña kasun.

 

Mamanchik maskawaptinchik

 

Mama = mère. Ce n’est pas un emprunt ! C’était déjà « mère » en quechua, avant l’arrivée des Espagnols…

Maska = chercher.

Courage, entrons dans le verbe émaskawaptinchik ». Maska est la racine « chercher. –wa- signigie me/nous et va avec le dernier suffixe du verbe –nchik-. –wa…nchik dans un verbe signifient la relation sujet objet : « ils nous ». (me chercher, nous chercher). –pti- indique que le sujet de ce verbe n’est pas le sujet du verbe principal de la phrase. Maskawaptinchik signifie donc : ils nous chercheront, ou nous cherchant, ou encore pendant/tandis qu’ils nous chercheront.

 

Deuxième vers : Taytanchik maskawaptinchik

tayta-nchik.

Tayta = père, monsieur. –nchik = notre, nos

 

Ñachà karupiña kasun

Ña = déjà

-cha = suffixe dont nous parlions en introduction. Ici on pourrait traduire par « Nous serons sans doute déjà loin »…

karu = loin

-pi = indication de lieu (wasiypi = dans ma maison. Franciapi = en France. Haqay=là-bas, haqay-pi = là-bas.)

 

Ñachà Limapiña kasun

Lima = la grande et mythique ville de Lima. La métropole de perdition. La ville lointaine, dont on entend parler, dont on rêve et que l’on ne voit jamais.

 

Traduction de cette strophe

Nos mères nous chercheront (ou quand nos mères nous chercherons, ou nos mères nous cherchant)

Nos pères nous chercheront, (idem)

Nous serons sans doute déjà loin,

Nous serons sans doute déjà à Lima !

 

Notes sur le genre et le pluriel

Les promoteurs du quechua actuels sont très influencés par l’espagnol. S’ils se battent pour la reconnaissance du quechua au même titre que l’espagnol, ils considèrent toujours la grammaire espagnole comme la norme, et sans même s’en rendre compte ils passent leur temps à dénaturer le quechua en le calquant sur l’espagnol.

Exemple : ils marquent systématiquement le pluriel, comme si c’était une faute de ne pas le marquer. Ils appliquent, d’une manière générale, les règles rabachées de grammaire espagnole à la langue quechua !

 

 

Merci d’avoir accompagné nos deux amants dans leur désir de fugue. Fermons les yeux, imaginons les hautes montagnes des Andes et pleurons en relisant la chanson… Ou bien imaginons-nous au marché, car sur les marchés des villages, des garçons et des filles chantent ce type de chansons accompagnés de musiciens. C’est ainsi que commença le chanteur Fredy Ortiz, du groupe Uchpa (cendres), déjà interviewé en quechua dans AlmaSoror. Il est aujourd’hui rocker connu au Pérou, et continue de chanter dans sa langue maternelle mais avec de la batterie et des guitares électriques.

 

 

Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier-Lucinière

dimanche, 04 avril 2010

L'âme soeur et la soeur nourricière

 

 

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Le manoir de Wolfcrag, par Sara

 

AlmaSoror est née en 2006, grâce à une soeur humaine dont le prénom contient le mot "anges", en hommage à une soeur canine dont le prénom contient le mot "ange".

 

Maison de production  indépendante, label de musique indépendant et blog, AlmaSoror s'attache à se détacher du temps administratif, du temps politique, de l'Empire psychologique et social pour entrer dans la Nuit sociétale. Là, émerge une zone imaginaire, où se tissent nos oeuvres.

 

Une des particularités d'AlmaSoror est d'être imparfait(e) : tout ce qu'AlmaSoror fait est imparfait. Alors, plutôt que de lutter contre les échecs et les ratages, activité qui nous paraissait équivalente à celle de dresser un barrage contre le pacifique, nous nous sommes dit(s) : chevauchons cette imperfection, puisque elle s'ébroue sans cesse entre nos mains et notre esprit. Chevauchons-là sans bride ni selle et voyons où elle nous mène.

 

Je crois qu'elle nous mènera au pays de Crin Blanc. Mais ce n'est qu'une supposition. Pour l'instant, nous chevauchons, la peau tendue, les yeux brûlés, les cheveux au vent glacé de l'hiver qui approche.

Peu à peu vous avancez vers nos zones d'action imaginaire

 

mercredi, 31 mars 2010

à propos d'une phrase mal-pensante

 

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Ooooh ! Comment peut-on laisser quelqu'un dire une chose pareille dans un pays qui prône la liberté d'expression !

 

lundi, 29 mars 2010

Lettre d'amour de gauche

Un amour de gauche, par un homme qui fut de gauche avant de se disloquer dans l'alcool et le dédoublement de personnalité.

Merci Axel Randers, pour ce que tu fus.

Et merci pour cette lettre d'amour de gauche que tu nous avais offerte, il y a longtemps, alors qu'Esther Mar nous avait proposé une lettre d'amour de droite.

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Chansons, luttes et baisers d’extrême gauche. Une lettre-requiem


 

 

Zurich, Octobre 2007

 

 

Mon amour,

Cela fait dix ans que je ne t’ai écrit.

Je viens de tomber malade, et cette idée sans cesse ressassée, puis reportée à plus tard, écrire à Julie, écrire à Julie – s’impose désormais comme une urgence.

Ecrire à Julie. Lui redire des choses… Lui raconter quelques uns des événements importants de ces dix dernières années.

Depuis notre rupture, vois-tu, j’ai continué à vivre comme je vivais, mais le rire intérieur qui rendait belle la lumière sur la Terre est mort.

 

J’ai su par Marc N que ton frère est devenu aveugle. Une rixe à la fin d’une manifestation, c’est bien cela ? Pourquoi voulait-il toujours se castagner ? Nous nous disputions souvent à ce sujet. J’espère qu’il va bien aujourd’hui. Je pense que ton père est mort et que cela a dû être difficile. J’aurais aimé être là, près de toi, pour toi.

Savais-tu Julie que la plupart des lettres écrites marquent leurs destinataires plus qu’aucune forme de communication ? Quand elles sont lues… Je voudrais que la mienne trouve le chemin de Julie et que sa lecture fasse rejaillir le souvenir des étreintes dans la chambre sale. Ce matin je fredonnais la chanson que nous apprenions aux enfants quand nous animions les dimanches du peuple.

Que tu as de belles filles, Giroflé, Girofla. Savais-tu que c’est un air traditionnel ? Rosa Holt écrivit les paroles en 1935, au moment de l’arrivée de Hitler au pouvoir.

Je te les reproduis. La mélodie résonnera à tes oreilles et un pan entier de ton existence ressurgira du passé.

 

Que tu as la maison douce
Giroflée Girofla
L'herbe y croît, les fleurs y poussent
Le printemps est là.
Dans la nuit qui devient rousse
Giroflée Girofla
L'avion la brûlera.


Que tu as de beaux champs d'orge
Giroflée Girofla
Ton grenier de fruits regorge
L'abondance est là.
Entends-tu souffler la forge
Giroflée Girofla
L' canon les fauchera.


Que tu as de belles filles
Giroflée Girofla
Dans leurs yeux où la joie brille
L'amour descendra.
Dans la plaine on se fusille
Giroflée Girofla
L' soldat les violera.


Que tes fils sont forts et tendres
Giroflée Girofla
Ca fait plaisir d' les entendre
A qui chantera.
Dans huit jours on va t' les prendre
Giroflée Girofla
L' corbeau les mangera.


Tant qu'y aura des militaires
Soit ton fils soit le mien
Y n' pourra y avoir sur terre
Pas grand-chose de bien.
On te tuera pour te faire taire
Par derrière comme un chien
Et tout ça pour rien.

 

 

Et je pense à une autre chanson, une italienne, celle que nous entonnions lors des manifestations pour les prisonniers de GFKL et de SINERTA. Bella ciao… Une chanson populaire, elle aussi. Je n’ai jamais pu l’entendre depuis sans sentir à nouveau tes boucles rousses sous mes lèvres et sans voir tes yeux verts noyés de larmes, de belles larmes de la révolte et de la jeunesse. Je sais que ni la révolte, ni la vraie jeunesse ne t’ont abandonée.

 

E questo é il fiore del partigiano
O bella ciao, o bella ciao, o bella ciao ciao ciao
E questo é il fiore del partigiano
Morto per la libertà


Qu’es tu devenue ? Question abyssale. Je voudrais être certain que quelqu’un te réchauffe et te protège.

 

Moi, j’ai combattu pour mes frères humains, et depuis que j’ai compris que les animaux n’étaient pas moins conscients que nous de leur vie propre, j’ai combattu pour eux aussi. Au sein de plusieurs groupuscules anarchistes et antispécistes j’ai pu réaliser à quel point aucune lutte humaniste n’atteindra ses buts si elle ne s’étend pas à toute la conscience du monde, c'est-à-dire à l’animalité. L’animalisme est un humanisme.

 

J’ai tenté la liberté et la fraternité. Depuis mon lit d’hôpital, je souffre et je ne regrette rien. J’ai vécu une vie d’homme.

 

Nos amitiés sont mortes. Elles ont rejoint la prison, la mort ou la bourgeoisie. J’ai revu Jean-Scholastique l’année dernière. Que faisait-il à Zurich ? Je l’ignore. Nous parlâmes dans la rue, quelque quart d’heure. Il ne citait plus Malcolm X (tu aimais cette phrase, Julie : «Vous ne pouvez pas parler de paix à quelqu’un qui ne comprend pas la paix. Vous ne pouvez pas parler d’amour à quelqu’un qui ne comprend pas l’amour. Et vous ne pouvez pas parler de non-violence à quelqu’un qui ne comprend pas la non-violence. Vous perdez votre temps ».) ; il ne citait plus Frantz Fanon ("Je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d'une culpabilité envers le passé de ma race. Vais-je demander à l'homme blanc d'aujourd'hui d'être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa mes pères.")– il était fier d’être député de Guyane et me parla de sa lutte pour la discrimination positive. Les temps changent et les hommes en vieillissant ne ressemblent plus à leur rêve.

 

Homme sans courage, homme sans douceur, homme sans souplesse, je suis pourtant l’homme d’un seul amour, Julie. Je t’aime, comme je t’aimais il y a vingt ans lors de notre rencontre, comme je t’aimais il y a dix ans lors de notre déchirure. Personne n’a remplacé ma Julie et dans quelques mois quand je mourrai – les médecins me prédisent cela – c’est l’image de ton visage qui m’accompagnera. Tu as été la lumière de ma vie, je retournerai au Néant dont nous venons tous guidé encore par ces yeux verts et ce sourire si vivant.

 

Je t’ai fait mal, quelquefois. J’en ai eu honte. J’ai compris mes coups de sang dans un bistrot de gare - la radio du bar passait « like a bird » de Leonard Cohen – et je me suis pardonné.

 

Like a bird on a wire Comme un oiseau sur un fil

Like a drunk in a midnight choir... Comme un homme ivre dans un choeur de minuit

I have tries in my way to be free... J’ai tenté à ma façon d’être libre

 

Like a baby still born Comme un bébé mort né

Like a beast with his horn Comme une bête encornée

I have torn everyone who reached out for me... J’ai déchiré toute personne qui m’a tendu la main

 

Sois heureuse. Continue d’être belle, belle de révoltes, d’enfances et de rires.

 

Je ne te dis pas Adieu, je n’y crois pas. Je te dis à nous, mon amour. A nous et à ce que nous avons partagé.

 

Ton Axel.

 

 

 

Nota Bene :  nous avons décidé (Axel et Edith) de reproduire la conversation que nous eûmes au moyen de divers outils de communication, principalement les messages écrits envoyés par téléphone portable et les mails.

 

- Puisque l’amour n’existe pas mais que tout le monde y pense, je propose une nouvelle série au sein d’AlmaSoror. Veux-tu faire partie des auteurs qui écriront une lettre d’amour allégorique, une lettre d’amour cliché qui relatera l’expérience d’une vie à travers le prisme de ce que tout le monde semble vouloir et qui n’existe pas : l’amour amoureux.

 

- Comment peux-tu dire que l’amour n’existe pas ?

 

- L’amour entre les êtres existe, bien sûr. Le sentiment amoureux est une illusion, un leurre, c’est ce que je voulais dire.

 

- Je ne suis pas d’accord avec toi.

 

- C’est une sorte de fanatisme plus ou moins agréable, plus ou moins partagé, qui puise à la fois dans notre besoin de nous fondre avec autrui et dans la publicité de la société.

 

- Je ne conçois pas comment tu peux dire une chose pareille. N’as-tu jamais aimé ?

 

- J’aime des êtres. J’ai aimé – et j’aime toujours, au-delà de sa mort - ma chienne. J’aime des gens, mais cet amour est une fraternité déclinée.

 

- Tu n’as jamais été amoureuse de quelqu’un ? A part ces fanatismes dont tu parles, très adolescents.

 

- Je ne crois pas.

 

Elle m’assura que non et me donna des exemples qu’elle ne veut pas que je reproduise ici.

 

- Permets-moi de te dire que j’accepte d’écrire une lettre d’amour pour AlmaSoror, mais ce sera une lettre dans laquelle je croirai profondément. Pas une allégorie.

 

- Bon.

 

- Cela ne te dérange pas ?

 

- Non, pas du tout. Tu crois à ton expérience amoureuse ?

 

- Oui, j’y crois ! Sache que ma seule vraie histoire d’amour – je t’en ai déjà parlé – est intimement liée à mes luttes politiques. En cela je te rejoins, l’amour amoureux rejoint l’amour fraternel que l’on ressent pour d’autres êtres.

 

- Julie ?

 

- Oui, ce sera une lettre à Julie.

 

Cette fois c’est moi qui censure et coupe un passage de notre conversation qui ne concerne personne. Nous échangeâmes quelques mots sur Julie, dont je ne parle plus beaucoup bien que son visage flotte constamment autour de moi, où que j’aille, quoi que je fasse, depuis notre séparation.

 

- Ce sera donc, repris-je, une lettre à Julie, une lettre profondément amoureuse et profondément de gauche.

 

Elle ne répondait pas. Je sais dans ce cas qu’elle est en train de réfléchir.

Elle eut ainsi l’idée de demander à des auteurs ayant eu une vie politique engagée de leur écrire une lettre d’amour ayant trait à leur engagement.

 

Elle appela Esther ensuite. Esther est mon amie de cœur et d’esprit, et mon ennemie en idées. Je la respecte, l’admire et suis catastrophé par tout ce qu’elle pense. Jamais je n’aurais cru que je pourrais un jour avoir une amie qui pense des choses pareilles. Elle écrira donc la seconde lettre d’amour engagé d’AlmaSoror : une lettre d’amour de droite. La droite d’Esther est encore plus épouvantable que toutes les droites que je connais. La droite d’Esther est latiniste et catholique, contre-révolutionnaire, infiniment conservatrice et antiprogressiste. Mais j’aime profondément Esther. C’est en grande partie grâce à elle qu’en plus de croire à l’amour, je crois à l’amitié.

vendredi, 26 mars 2010

L'incendie de Mars

L'incendie de Mars

par une voix d’outre tragédie.

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La voix coulait dans l’appartement, dans la maison aux trois étages, dans la rue, dans le quartier. La voix profonde et chaude qui berça mes années de jeunesse, si jeunesse il y a. J’ai gardé les disques ; je n’ose plus les réécouter.

Le bras malade du tourne-disque brisé tournait sans lassitude, et les disques râlaient, crachaient leurs mystères chamaniques, leurs cris sourds et rythmés. Parfois, un tango gémissait des choses anciennes qu'on ne comprenait déjà plus. Les gens de la petite ville se moquaient de moi, de mes machines démodées. « Son tourne-disque est une antiquité ! » Aujourd’hui que le monde technique n’est plus, que nous n’avons plus que nos bras et nos champs meurtris, je ne regrette plus ma différence.

C’était l’époque où il pleuvait. Il pleuvait des nuées de gouttelettes qui tapotaient nos visages et nos cheveux, trempaient nos vêtements tissés industriellement de matières que nous ne connaissons plus. Plus que la possibilité de marcher tête nue et yeux nus sous le soleil, sans combinaisons de protections, plus que la possibilité merveilleuse d’entrer nus ou presque dans l’océan et de jouer avec les vagues, c’est la pluie que je regrette, la douce pluie que nous évitions, demeurant enfermés en nos maisons et appartements, cette pluie ruisselante qui rafraîchissait et ressemblait à la vraie vie.

De la fenêtre qui me fut attribuée à la dernière péroraison commune, j’observe les mots et les choses qui passent, passent, passent sous les panneaux d’énergie. Dans quelques centaines d’années, nos futures générations pourront, retirer ces panneaux. Alors dans sa splendeur dont la mémoire fait frissonner mes nuits, dans sa splendeur immodérée apparaîtra le ciel, et ils verront, et ils crieront, fous de joie, la merveilleuse beauté du monde.

La merveilleuse beauté du monde que nous avons détruit.

 

Je me souviens du jour où j’entendis que Mars avait pris feu. Entre ce jour et la catastrophe peu de semaines passèrent, mais les gens du commun n’étaient pas inquiets – ceux qui criaient au drame étaient pris pour des niais. Pourtant, en haut lieu comme en lieu scientifique, les personnes ne pouvaient ignorer ce qui attendait la planète terre.

Les gens regardaient la télévision, lisaient les journaux, cliquaient sur leur clavier d’ordinateur pour chercher des informations, mais peu reconnûrent que la planète allait mourir… De fait, elle n’est pas morte.

Nous étions presque sept milliards d’êtres humains à cette époque. Les endroits aujourd’hui sinistrés étaient habitables, les mers et les montagnes représentaient une partie infime du globe. Il n’y avait d’ailleurs pas de montagnes géantes.

La catastrophe fut un événement insupportable. Beaucoup ne se sont pas remis de la disparition des trois quarts de l’humanité, de l'effondrement des civilisations… L’avant catastrophe leur paraît un âge d’or et d’innocence enviable. Peu se souviennent de l’horreur. En ce qui me concerne, le jour de l’horreur fut un jour de purification. Je comprends beaucoup mieux le monde tel qu’il est aujourd’hui. Je m’en sens plus proche.

L’humanité grouillante colonisait chaque endroit de la planète, mettant à mort des milliards et des milliards d’animaux chaque année. Nous n'étions pas plus solidaires entre humains qu'envers les autres animaux.

Aujourd’hui, je me sens solidaire. La catastrophe fut un drame monumental, effrayant, criminel ; mais la sinistrose était là avant – c’est elle qui provoqua la catastrophe, et désormais nous faisons attention à notre vie, à nos frères humains et animaux, à nos objets, à notre terre.

 

L’incendie de Mars – je n’ai osé le dire à personne - je veux l’écrire aujourd’hui pour qu'un lecteur, un jour, sache à quel point ce fut beau.

Je me souviens de la mer d’un bleu vert profond et scintillant, du rougeoiement invisible qui enveloppait le paysage au fur et à mesure que l’incendie se développait et que Mars se consumait. Je ne voyait que ce rouge diffus, n’apercevais pas la planète embrasée. L’annonce de la catastrophe ajoutée à la beauté étrangement nouvelle du paysage me mit dans une sorte de transe spirituelle impalpable, calme, état dans lequel je demeurai pendant tout le drame.

Je vis tant de gens mourir lors de cette tragédie. Lorsque les voix de la radio se turent, je crus à l’imminence de ma propre fin, que j’attendais depuis quelques jours. La mer montait, la mer montait jusqu’à nous, en une vague lente, incroyablement lente, invisible. Telle une marée, la mer montait. J’attendais, allongée avec d’autres sur un grand matelas au rez de chaussée, à hauteur de la terrasse, regardant arriver la mer qui allait nous recouvrir et nous noyer. Je ressentais cette future noyade plus comme un étouffement progressif, parce que malgré qu’elle s’approchait la mer ensevelissante me paraissait irréelle. L’incendie de Mars avait plongé depuis quelques heures la Terre dans un état de chaleur confuse, il me semblait que l’eau ne serait ni mouillée, ni violente, simplement une fraîche couverture bleue qui nous prendrait tous et nous ferait disparaître en son sein, jusqu’à ce que notre existence cesse.

J’attendais la mort, patiemment, me félicitant de la beauté du spectacle et de la gentillesse résignée et tranquille de mes compagnons. J’aurais pu être comme tant d’autres perdue d’angoisse au milieu des tours que les assassins-architectes construisaient alors en masse, ou j’aurais pu être isolée, en prison…

Dans les villes, ils devaient être au bistrot, dans les rues…

Moi, j’étais face à la mer qui venait lentement, avaleuse et silencieuse, sans vent. Dans la chaleur de l’incendie de la planète voisine, je me sentais bercée par des pensées passionnantes et profondes. Je me demandais pourquoi, alors que tant de gens avaient vécu jusqu’à leur mort en prenant la planète et la vie qui l’habite comme une évidence, fallait-il que nous voyions s’effondrer la grande entreprise de construction, c’est à dire de destruction, qu’avait été l’humanité depuis son réveil technique.

J’étais allongée sur un matelas, et la mer prenait possession de la colline, et montait. Elle arriverait bientôt sur la terrasse. Peut être que nous serions soudainement pris par la peur et la rage vaine de vivre. Pour l’instant, malgré l’imminence de la destruction ultime et son aspect inéluctable, dans un calme songeur, nous contemplions, et moi, prise dans mon rêve-pensée, je vécus le moment le plus beau de ma vie.

 

Je sais comment j'ai survécu, non pourquoi. J’ai vu des choses depuis.

Je n’ai plus honte de mes frères d’espèce. Dans chacun de leurs actes, dans chacun de leurs gestes et jusque dans chacun de leurs mots, le respect de la vie est ancré. Le respect de l’air et de l’animal, de la plante et de l’espace, du silence et du temps qui s’écoule au rythme qu’il veut ; le respect des choses qui naissent et des êtres qui poussent. Le respect des corps dans leur immatérialité, des esprits dans leur matérialité. Nous ne tuons plus : nous préservons, avec tendresse, crainte et attention. Nous qui avons tout perdu, nous ne ressemblons plus du tout à ceux que j’appelle désormais nos prédécesseurs, bien que j’en aie fait partie.

Nos descendants reverront le ciel. Quelle splendeur que d’avoir la liberté qui flotte au dessus de nos têtes, vaste, aux couleurs changeantes. Le ciel était notre principale image, notre seule vision de l’infini. Cette vision n’empêcha pas l’humanité de détruire ciel et terre. Nos descendants, quand ils verront le ciel, seront à nouveau vraiment humains : ils seront redevenus des animaux. D’ici là, chaque génération doit œuvrer à guérir le monde, pour qu’il puisse vivre à nouveau tout seul.

Nous espérons que nous avons dépassé le problème de la transmission de l’expérience. Nous espérons que l’expérience humaine passée puisse être partagée et ressentie dans ses profondeurs par tous, sans quoi nous craignons la fin de la vie pour toujours.

La civilisation dévastée, c’est le résultat du corps dévasté, de l’animalité dévastée, de la terre dévastée.

 

Edith de Cornulier Lucinière, 2005