Par Raymond Dursel, IN BOURGOGNE ROMANE, 1968
La basilique de Paray-le-Monial développe le plan, généreusement épanoui, d'une nef de trois travées, accostée de collatéraux et précédée d'un narthex long lui-même de deux travées ; d'un transept largement saillant sur chaque croisillon duquel étaient à l'origine greffées deux absidioles semi-circulaires (la jolie chapelle flamboyante à chevet polygonal et voûtes en étoiles, édifiée vers 1470 par la famille de Damas-Digoine, a remplacé celle du croisillon méridional) ; d'un vaste chevet, enfin, comprenant une travée droite flanquée de collatéraux de même largeur que ceux de la nef, et une abside semi-circulaire investie par un déambulatoire sur lequel s'ouvrent trois absidioles rayonnantes, précédées chacune d'une courte travée droite.
Sur ce schéma, les architectes clunisiens ont conçu un édifice d'une audace toujours contrôlée, servie par une maîtrise technique et par cette organisation rationnelle des volumes et des espaces qui était un de leurs secrets. La silhouette extérieure offre les plus beaux aperçus : qu'il s'agisse de l'élévation septentrionale, telle qu'on l'admire en tout son développement depuis les coteaux qui bordent la ville au Nord ; de la façade occidentale, resplendissante sous le soleil de l'après-midi ; du grand chevet enfin, dont l'étagement rappelle eux d'Auvergne, mais avec une toute autre cadence.
Le Narthex
La basilique s'ouvre à l'Ouest par un narthex qui, en dépit d'une restauration un peu excessive, n'est pas un monument négligeable. Il s'élève sur deux étages, sans autre communication qu'un escalier ménagé dans l'épaisseur du mur de façade de la nef. Le rez-de-chaussée est entièrement voûté d'arêtes, qui reposent sur deux piles habilement reconstituées et renforcées par l'architecte Millet ; chacune d'elle se compose en fait de quatre colonnes moulurées ou torsadées, pourvues de bases ouvragées à la mode brionnaise traditionnelle, et surmontées de chapiteaux qu'unit un seul tailloir carré. Ce dispositif parait beaucoup trop ingénieux pour remonter à une époque aussi reculée que celle de la consécration de 1004 ; on le daterait avec plus de vraisemblance des années 1050 à 1080.
La salle de l'étage, qui prend vue sur la nef par une large baie en plein cintre, accueille depuis plusieurs années d'intéressantes expositions d'été ; deux fortes piles cruciformes la divisent elle-même en deux travées ; le vaisseau principal, voûté en berceau, est contre-buté par les arêtes des collatéraux. Deux hautes tours carrées cantonnent et enserrent solidement la bâtisse. Celle du Sud, d'aspect nu et rustique, est ajourée à son sommet de deux étages de baies jumelles en plein cintres à colonnettes médianes ; celle du Nord, de construction plus complexe, s'apparente aux belles tours brionnaises et charollaises de Saint-Laurent, Vareilles, Perrecy-les-Forges, Saint-Julien-de-Jonzy, Rigny-sur-Arroux, toutes érigées vers 1120.
La nef
Une simple porte à tympan nu donne accès à la nef. Surprenant contraste ! L'élévation clunisienne fuse littéralement de la nef au chevet, dont le quadruple rang de baies superposées papillote comme les bouquets d'un feu d'artifice. Le triple étagement règne à la nef, au transept, à) la travée droite du chœur, fermement découpé par des bandeaux et pilastres qui se recoupent à angles droits : grandes arcades dont le rouleau extérieur s'orne d'un galon d'oves enrubannés ; placage de trois arcatures aveugles, réduites volontairement à la pureté du schéma et encadrées, en bas par un simple cordon mouluré, en haut par une corniche qui sert d'appui aux fenêtres supérieures et que soutiennent des modillons nus ; séparant les arcatures, des pilastres cannelés ; baies du troisième étage enveloppées par des archivoltes en plein cintre, portées sur des colonnettes rondes , dernière corniche soulignant la naissance des berceaux brisés, scandés par des arcs-doubleaux.
Une élévation à relais
La rigueur de ce parti sait éviter toute sécheresse grâce à d'éblouissantes performances techniques, qui résument à elles seules la sagacité romane. La première consiste dans un système d'élévations à relais, par lequel les supports de l'architecture, loin d'être conçus comme des membres vides et inertes, semblent éliminer au contraire toute pesanteur. Les piles cruciformes, sont cantonnées de demi-colonnes sur trois de leurs faces ; mais, du côté de la nef, c'est un pilastre cannelé à l'antique qui s'appuie au dosseret ; au niveau des sommiers et des grandes arcades, un chapiteau le couronne, dont le tailloir sert d'appui à un second pilastre de même type, qui montre jusqu'au niveau inférieur du triforium, et que flanquent deux minces colonnes insérées dans les redents. Le bandeau qui souligne la base du triforium interrompt ce dispositif, que relaie désormais, jusqu'à la redoublée de l'arc-doubleau, une forte demi-colonne engagée dans un pilastre nu, et coupée seulement, à mi-course, par la corniche supérieure de triforium. La cohérence de cette armature est si parfaite qu'aucun dévers n'est constaté dans une élévation pourtant hardie ; les constructeurs n'ont pas même jugé nécessaire de renforcer les piles du transept qui avaient à supporter le poids de la coupe et du clocher : aucune rupture n'entame donc la continuité de la perspective depuis le fond de la nef jusqu'à la superbe conque absidale.
L'encorbellement
La deuxième clé de l'architecture parodienne réside dans la science technique du procédé de l'encorbellement qui, renversant quant à lui les lois logiques de la pesanteur, fait reposer l'élévation sur des surfaces de plus en plus amincies du faîte au sol. Ainsi l'arc qui circonscrit le mur de façade de la nef retombe-t-il, de chaque côté, sur un pilastre d'angle qui, au niveau inférieur du triforium, le cède à une colonne, elle-même en porte-à-faux sur le bandeau soulignant le sommier de la grande arcade. Porte-à-faux semblable aux retombées des arcs qui divisent les voûtains d'arêtes du déambulatoire : les colonnettes jumelées qui les reçoivent s'insèrent exactement dans les écoinçons des belles arcades, à archivoltes décorées de damiers de billettes, qui soulagent le pourtour intérieur.
L'exemple le plus significatif s'observe cependant à l'abside. Un premier effet d'allégement y est obtenu par la différence de niveau entre le berceau brisé de la travée droite du chœur et le cul-de-four absidal, monté sensiblement plus bas et selon un profil moins aigu. Mais, sous cette haute calotte, les archivoltes entourant la rangée des fenêtres hautes introduisent un premier décrochement ; sous les baies, un délicat feston de petits cintres détermine le deuxième surplomb, au-dessus d'un reposant espace de mur appareillé ; enfin, les arcades du sanctuaire, modèle de finesse et d'élégance, reposent par l'intermédiaire de corbeilles évasées sur des colonnettes dont le diamètre a été réduit au minium compatible avec la solidité.
L'éclairement
Enfin, la lumière mystique, tant vantée, de Paray-le-Monial découle d'un agencement des sources d'éclairage tellement habile qu'il se fait presque oublier, au profit de l'incomparable ambiance qu'il diffuse. Les rythmes ternaires des fenêtres hautes forment autour de la nef, des croisillons du transept et de la travée de chœur une guirlande continue. Quant à l'éclairement du chevet, auquel la lumière du matin donne toute sa valeur, comme une illustration des messages ardents livrés par le Christ à sainte Marguerite-Marie, il superpose quatre zones de percements admirablement réparties.
Du milieu de la nef, on voit de bas en haut s'étager les baies inférieures du déambulatoire et celle de l'absidiole d'axe, puis les petites fenêtres percées au-dessus des premières, et qu'encadrent en un effet strictement contrôlé les arcades du sanctuaire ; puis les fenêtre hautes de l'abside ; et, enfin, les deux oculus et la petite baie médiane du mur de raccord entre l'abside et la travée de chœur. Ainsi, à l'élévation graduelle des volumes pleins du chevet extérieur, répond intérieurement cette pyramide à degrés de lumière changeante.
Le décor sculpté
En un pareil édifice, le décor sculpté ne pouvait être qu'accessoire. Il semble d'ailleurs avoir été exécuté avec une certaine hâte : l'un des rares chapiteaux à thèmes humains, sur lequel apparaissent quatre corps à peine dégrossis de la gangue de pierre (la Luxure ?), n'a pas été achevé. Mais cette décoration, par sa discrétion même, souligne avec finesse et à-propos l'ossature. Oves des grandes arcades, damiers du déambulatoire, corbeilles de feuillages, dont certaines sont de bons modèles d'école, quelques chapiteaux zoo et anthropomorphes : à ces rehauts de la structure intérieure doivent être ajoutés les deux portails du transept, visibles de l'extérieur seulement. Ils sont à la fois très différents et complémentaires l'un de l'autre en leur recherche puissamment ornementale. A l'imitation de l'art arabe, une frise court le long des piédroits, s'incurve en accroche-cœur sur la tranche des corbeaux et soutache le linteau. La voussure est richement ornée : damier de billettes au Sud, motif typique de sachets repliés au Nord ; la surface des colonnes qui la reçoivent est elle-même entièrement ciselée.
Au portail méridional, une seconde voussure, sans chapiteaux, enveloppe la première ; sur le linteau se développe, au-dessus de la frise, une suite de huit rosaces sculptées, soit d'une fleur épanouie, soit d'animaux fabuleux, soit encore de deux visages humains renversés et tirant la langue. Un cadre rectangulaire, aujourd'hui masqué en partie, délimitait le tout. Le même subsiste au portail Nord, avec ses piédroits cannelés et sa corniche horizontales de petits cintres analogues à ceux de l'abside ; soulignant ce périmètre, court à l'intérieur une frise de rosaces ; le tympan appareillé est nu. L'absence de toute figuration humaine, la gravure en méplat et très refouillée, le cadre en équerre ont fait comparer cette œuvre délicate à "l'entrée d'un palais oriental". On songe, à son propos, aux deux séjours qu'en 1072 et 1090, saint Hugues effectua en Espagne, où resplendissaient devant ses yeux les magies de l'art de l'Islam. L'imagination de l'abbé, tout habitée de rêves bâtisseurs, ne pouvait être insensible à ces prodigieuses élaborations de la forme pure, et son éclectisme dut discerner assez vite quelle part majeure elles auraient à prendre dans l'organisation de la synthèse architecturale que son génie était précisément en train de concevoir.
Par Raymond Dursel, IN BOURGOGNE ROMANE, 1968