dimanche, 18 mars 2012
Un brunch à l'atelier
Après une conversation brunchale au café de l'Atelier, un dimanche matin boulevard du Montparnasse, avec Philippe B, j'ai cherché à écrire comment j'accède à l'expérience du bonheur.
Qui trop embrasse mal étreint et à chercher le bonheur de tous côtés que trouve-t-on ? Le désarroi, souvent. Peut-être parce que je cherche ce que j'appelle le bonheur sans trop savoir ce qui me rend heureuse. Derrière la beauté du mot « voyage » qu'ai-je vécu ? Beaucoup d'administration, de déplacements sans romantisme, d'incompréhension et de déception. Et il m'en a fallu du temps pour dissocier dans ma tête l'attirance pour le « voyage » et la désapprobation de la réalité des voyages. Que dire des dévoilements qui ont eu lieu lorsque j'ai cherché l'amour, la liberté, la reconnaissance sociale, la réussite professionnelle ? Déceptions, multitudes de déceptions puisque ces mots ne sont que la promesse de belles émotions, comme la beauté, en amour, n'est que la promesse du bonheur.
J'ai laissé le bonheur partir, comme on lâche une croyance en Dieu qui ne nous a apporté que terreurs et fausses routes, et je me suis trouvée seule, sur l'océan des possibles, dont les vagues me faisaient un peu peur.
J'ai écouté la vie : elle s'est tue. J'ai senti que j'éprouvais des sensations. Ces sensations emplissaient les instants de bouffées d'amour, de joie, de liberté ! Je ne tenais plus le bonheur insaisissable dans mes bras débiles : c'était lui qui m'habitait par instants, par instances, et repartait, me laissant régénérée, vivifiée d'avoir été traversée par lui.
Alors j'ai voulu reconnaître quelles sont ces sensations de bonheur, qui me lavent, me ressourcent, me soulèvent, me donnent l'impression de vivre, d'être vivante.
Ces sensations là, il fallait les connaître pour les laisser emplir mon corps, mon cœur, mon esprit, pour favoriser leur naissance au creux de mon être.
La flottaison – ou le flottement
J'aime éprouver la sensation de flotter quelque part entre le ciel et la terre. J'ai identifié cette sensation chez Tieri Briet, à Fontvieille, dans le hamac qui servait de canapé. J'ai compris alors cette fascination que j'éprouve depuis longtemps pour les enfants qui ne savent pas encore marcher : leurs pieds sont gratuits : leurs pieds servent à jouer, à rire, ils flottent dans les airs et ne connaissent pas la responsabilité assombrissante de porter un corps et le cerveau qui l'habite. Cette fascination pour les enfants et leurs pieds inutiles et flottants existait donc parce que j'avais besoin d'éprouver ce sentiment de flottaison et de flottement : flottaison au-dessus de la terre, flottement entre deux instants. La sensation de flotter hors des contingences du temps, de l'espace et de la réflexion mentale, dans un paramonde où la substance du rêve imprègne l'environnement.
La puissance
Le sentiment de puissance m'est extrêmement revigorant. Il peut venir de la contemplation d'un frigo bien rempli, de l'action de poster un message sur l'AlmaSoror blog ou sur Twitter, c'est la joie vitale d'avoir un impact sur le monde, de transformer quelque chose sur cette terre, ou bien la satisfaction de faire face à de nombreuses possibilités et d'avoir l'abondance des choix possibles. Un compte en banque à flots et une carte bancaire disponible me procurent également ce sentiment.
L'exaltation
Souvent, elle vient du vent et de la lumière, mais peut aussi naître de la nuit. L’exaltation emplit mon cœur d'une joie de vivre qui étire les traits du visage en un sourire épanoui, donne envie de crier comme des enfants qui entrent dans les vagues. Les très bonnes nouvelles sont génératrices de sentiments d'exaltation très forts.
La détente
Sentir que rien n'est urgent ni pressé, que je peux étaler mes jambes, laisser aller mon esprit où il veut, entrer dans la lecture gratuite et distrayante de deux ou trois épisodes de Tintin en buvant des tisanes et mangeant des cracottes tartinées de beurre. Savoir que je peux faire quelque chose ou ne rien faire, à ma guise : tout est libre, le temps est disponible.
La prière
J'appelle « prière » cet adoucissement du cœur qui vient parfois dans une église belle et recueillie, où l'on peut abandonner les attitudes physiques et mentales qui ont cours dans la société pour se tourner vers Jésus (par exemple) comme un enfant, c'est un amollissement, un attendrissement du cœur, qui procure une profonde détente, un soulagement, un renoncement total à tout ce qui parasite l'amour pur. Quelque chose fond dans mon cœur, comme si le métal rigide qui l'entourait et l'enserrait fondait sous l'action d'une grande chaleur et le cœur alors se répand, se dilate, se réjouit. Les larmes coulent d'émotion, sans violence.
Le calme
Le calme se distingue de la détente, car il relève plus du sentiment que de la sensation. Le calme, c'est une attitude du corps, de l'âme, de l'esprit, qui consiste à regarder le monde avec beaucoup de recul et à ne pas réagir affectivement aux événements qu'il contient. Le calme s'apparente à la puissance, cependant il ne contient pas cette charge d'émotion égotique, ni cette envie d'action sur le monde : dans le calme l'ego se tient à sa toute petite place. C'est une sorte de retrait du monde par sagesse, où le détachement et la présence tiennent chacun une place égale.
Le rire
Être traversée par l'envie de rire, sentir son corps et son cœur se dilater sous l'effet d'un rire frais et franc, qui jaillit aussi naturellement qu'une source, est l'un des plus grands plaisirs qui peut arriver dans une journée. Il faut que ce rire ne soit pas lié à une situation sociale de défi ou d'ego : c'est un rire gratuit, comme un oiseau qui passe.
La stimulation physique
La stimulation physique à faire quelque chose (que ce soit marcher, nager, faire la cuisine, ranger) est agréable puisque elle donne la satisfaction de l'effort mais prend sa source dans le désir. Quel beau cadeau qu'un désir naturel dont le résultat est aussi bon que s'il venait d'un effort volontaire. Car le désir est plus agréable à éprouver que la volonté de l'effort. S'il donne les même fruits, bonheur et productivité se conjuguent. C'est magique.
La stimulation mentale, intellectuelle
Sentir que mon cerveau est entrain de découvrir quelque chose, de chercher quelque chose, de modifier quelque chose dans l'ordre de ses connaissances, me rend heureuse.
L'hygiène, l'ordre
Lorsque j'accomplis des actes dont la gratification immédiate est une plus grande hygiène, un plus grand ordre (ranger mon bureau, me laver les dents), je m'offre de petites satisfactions qui ne sont pas négligeables et leur accumulation au cours de la journée permet de donner à celle-ci un tour plus positif.
La reconnaissance de ces sensations permet de les favoriser et surtout de savoir ce que je cherche vraiment : je ne cherche pas tant des éléments concrets que leurs sensations correspondantes, et l'obtention d'un résultat concret ne m'apporte aucun bonheur si aucune sensation positive n'en découle.
Éprouver souvent ces sensations augmente considérablement ma bonne humeur, mon bonheur, et le travail sur mes sensations m'apporte donc bien plus qu'un travail direct sur la réalité. Toutefois il faudrait ajouter à cette concentration sur les sensations une attention portée aux situations de la vie qui procurent de belles sensations. Par exemple, se trouver dans un lieu très esthétique, vivre un moment de partage, de rencontre, faire face à une période de temps libre sans culpabilité en arrière-plan... Cela permettrait de multiplier ces situations et d'améliorer considérablement la qualité de ma vie.
Je constate autour de moi que beaucoup de gens se marient, ont des enfants, manœuvrent une carrière professionnelle en vue d'obtenir un bonheur ; mais ce bonheur est rarement atteint, en dépit de tous les accomplissements réels. Le niveau de bonheur général n'est pas augmenté avec la réalisation de ces projets. En effet, nous croyons de façon automatique que ces éléments portent en soi leur charge de bonheur. Il n'en est rien. Ainsi, un directeur de cabinet ministériel, ou même un ministre, peut n'éprouver jamais la moindre sensation de puissance, parce qu'il est au quotidien dans des situations d'obéissance (à des contingences, à un emploi du temps, aux « supérieurs hiérarchiques », voire aux exigences des « inférieurs hiérarchiques »), alors qu'un maçon couvreur, debout sur son toit, dominant la ville et sachant que chacun de ses gestes améliore concrètement un toit, peut éprouver et vivre la puissance de façon beaucoup plus féconde. De même, être en couple avec une personne charmante, intelligente, raisonnable, peut n'apporter aucune sensation de tendresse en dépit de tous les gestes et les événements partagés, si la connexion entre les émotions de chacun n'a pas été trouvée, ou si l'on paye cher en renoncements à ce que l'on aime cette situation de couple. Alors que vivre dans la tendresse sans cesse renouvelée via des romans, via l'amour pour la beauté des étoiles, via la rencontre avec des amis peut donner un sentiment de confiance en soi, d'épanouissement émotionnel et de connexion amoureuse beaucoup mieux déployé.
Edith de CL
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jeudi, 15 mars 2012
Ainsi soit-il, ainsi pense-t-il
AlmaSoror a entrepris la traduction depuis l'anglais du fameux opuscule publié en 1902, As a man thinketh, de James Allen. James Allen est le grand inspirateur du développement personnel et des méthodes de "self-help", de travail autonome sur soi en vue de se créer une vie meilleure. On trouve peu d'informations sur lui sur la Toile francophone, ceux qui parlent anglais seront plus gâtés.
Nous proposons aujourd'hui le premier chapitre, l'opuscule complet étant lisible ici.
L'esprit est le pouvoir qui façonne et créée,
Et l'homme est esprit, et de plus en plus il s'empare de l'outil de la pensée ; et, modelant ce qu'il désire, suscite mille joies, mille maladies : - il pense en secret et la chose advient : le milieu qui l'entoure n'est que son miroir.
Sommaire
Avertissement
La pensée et le caractère
Avertissement
Ce petit volume (le résultat de la réflexion et de l'expérience) n'est pas conçu comme un traité exhaustif sur le très ressassé sujet du pouvoir de la pensée. Plus suggestif qu'explicatif, son intention est d'aider les hommes et les femmes à découvrir et percevoir cette vérité :
«Nous sommes nous-mêmes nos propres créateurs »...
… par les pensées que nous choisissons et encourageons. L'esprit est le maître-tisserand, de la toile interne de son caractère, comme de la toile externe des circonstances de sa vie. Et si nous avons jusqu'ici tissé dans l'ignorance et la douleur, nous pouvons maintenant tisser dans la lumière et le bonheur.
James Allen
Avenue du Grand Parc
Ilfracombe, Angleterre
Ainsi pense-t-il, ainsi soit-il
La pensée et le caractère
Cet aphorisme : « L'homme est comme les pensées de son âme» (Proverbes 23-7) ne concerne pas seulement l'être humain dans son intégralité, mais s’étend aux conditions et aux circonstances de sa vie. Un homme est littéralement ce qu'il pense ; sa personnalité résulte de la somme de toutes ses pensées.
De même que la plante vient de la graine et n'existerait pas sans elle, chaque acte d'un homme vient des graines secrètes de sa pensée et n'aurait pu avoir lieu sans elles. Ceci s'applique autant aux actes dits spontanés, ou non prémédités, qu'à ceux qu'on exécute délibérément.
L'action est la floraison de la pensée ; la joie et la souffrance en sont les fruits. Ainsi, l'homme recueille-t-il les fruits, doux et amers, de son jardinage.
(En notre esprit la pensée nous a conçus, ce que nous sommes fut forgé et édifié par la pensée.
Si l'esprit d'un homme contient des pensées diaboliques, la douleur vient sur lui comme la charrue derrière le bœuf.
S'il persiste dans la pureté de pensée, la joie le suivra comme son ombre – c'est certain).
L'homme n'est pas une création artificielle, il croît selon les lois de la nature, et le rapport entre la cause et l'effet est aussi absolu et implacable dans le royaume caché de la pensée qu'il l'est dans le monde des choses visibles et matérielles. Un caractère noble et divin n'est pas une faveur, ou une chance, mais le résultat naturel d'efforts continuels pour penser juste, la conséquence de la fréquentation assidue de divines pensées. En vertu du même processus, un tempérament ignoble et bestial ne résulte que de l'entretien continuel de pensées serviles.
L'homme se fait ou se défait lui-même. Dans l'arsenal de sa pensée, il forge les armes qui le détruiront ; il y façonne également les outils au moyen desquelles il se construira les célestes manoirs de joie, de force et de paix. Par ses choix justes, par la pertinence de sa pensée, l'homme s'élève à la perfection divine ; tandis que l'abus, le manque de diligence dans la pensée l'abaissent au niveau de la bête. Tous les échelons de la personnalité humaine se situent entre ces deux extrêmes, et chaque homme en est créateur et maître. Parmi les merveilleuses vérités se rapportant à l'âme humaine que notre époque a restaurées et amenées à la lumière, aucune n'est plus réjouissante que celle-ci – l'homme est le maître de ses pensées, le sculpteur de son caractère, le façonneur de ses conditions, de son environnement, de son destin.
Être de pouvoir, d'intelligence et d'amour, Seigneur de ses propres pensées, l'homme possède la clef de chaque situation, en lui se trouve l'organisme de transformation et de régénération qui lui permettra de devenir ce qu'il veut.
L'homme est toujours le maître, même dans son état le plus faible, le plus abandonné, le plus dissolu. Car dans sa faiblesse et sa dégradation, il est le maître insensé qui dirige sa maison de travers. Lorsqu'il se met à réfléchir sur sa condition, à rechercher diligemment la loi qui régit son être, il devient alors un maître sage, orientant ses énergies avec intelligence, façonnant ses pensées pour des aboutissements féconds. Ainsi agit le maître conscient. Et l'on ne devient ce maître conscient qu'en découvrant à l'intérieur de soi-même les lois de la pensée ; cette découverte est affaire d'application, d'autoanalyse et d'expérience.
Comment sont obtenus l'or et les diamants ? Par la recherche, par l'extraction en profondeur. Et les hommes peuvent trouver toute vérité raccordée à leur être s'ils creusent à fond la mine de leur âme. Ils éprouveront de manière infaillible qu'ils sont les maîtres de leurs caractères, les sculpteurs de leurs vies, les bâtisseurs de leurs destins, s'ils s'attachent à observer, à contrôler, à ajuster leurs pensées, en traquant les conséquences de ces pensées sur eux-mêmes et sur autrui, sur leur vie et sur les circonstances, en découvrant les liens entre les causes et les conséquences par la pratique et l'investigation, en utilisant chaque expérience, même la plus triviale, même la plus quotidienne, comme un moyen d'obtenir cette connaissance de soi qui est intelligence, sagesse et pouvoir. C'est dans cette direction, plus que dans aucune autre, que l'on retrouve la loi absolue : « Cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l'on vous ouvrira » (Évangile) ; c'est en effet par la patience, par la pratique, par l'incessante sollicitation que l'homme peut passer la Porte du Temple de la Connaissance.
James Allen, 1902
Traduction d'édith de CL
L'intégralité de la traduction est disponible sur cette page.
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lundi, 12 mars 2012
Le menu de Pythagore
Sara nous envoie ce passage de la vie de Pythagore, par Porphyre. Nous y apprenons comment l'auguste mathématicien s'alimentait, cinq siècles environ avant notre ère. AlmaSoror engage ses visiteurs à s'alimenter comme le Maître pendant une semaine, et à nous envoyer le retour de leur expérience.
“Au déjeuner, des rayons de cire ou du miel ; au dîner, du pain de mil, de la galette, des légumes bouillis ou cru, rarement de la viande de victimes sacrificielles, et encore non pas de toutes les parties. Le plus souvent, quand il devait pénétrer dans un sanctuaire des dieux et passer là un certain temps, il usait de nourritures qui arrêtent la faim et la soif ; contre la faim, il faisait un mélange de graine de pavot, de sésame, d’écorce de scille lavée avec soin jusqu’à ce qu’elle eût perdu son suc, de tiges d’asphodèles, de feuilles de mauve, de farine, d’orge, de pois chiche, tous ingrédients qu’il coupait en portion égales et arrosait de miel de l’Hymette ; contre la soif, il mêlait graine de concombre, raisin gluant dont il avait enlevé les pépins, fleur de coriandre, mauve - la graine également -, pourpier, fromage râpé, fleur de farine de blé, crème de lait, le tout mélangé avec du miel des îles."
Porphyre, Vie de Pythagore
Traduction Ed. des Places, Les Belles Lettres, 1982
Nous avions déjà mentionné Pythagore dans un article sur la condition animale et les défenseurs de la vie des animaux...
Pythagore
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vendredi, 09 mars 2012
Méditation contrebaroque
2 photos de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva
On sait qu'Hélène Lammermoor écrivait toujours assise, couchée vers la Croix du Sud. Elle se souvenait de la lumière poussiéreuse de l'Atlantique d'Olonne, une voix intérieure lui dictait des textes dont elle avouait ne pas saisir le sens d'ensemble.
J'ai entrepris la traduction de cette méditation contrebaroque à une époque de ma vie où les réminiscences de rêve dont ce texte est chargé faisaient écho à des émois en moi profonds. Je l'offre ici tel que je l'ai traduit à cette époque, nu, sans correction, sans addendum, sans explication. L'oeuvre d'Hélène Lammermoor se goûte quand on n'a plus goût à rien. Alors la magie vitale de la littérature allume à nouveau le creux du ventre, et le lecteur se redresse et marche ressuscité sur la route du monde.
Édith de CL, 2010
Méditation contrebaroque
I
J'ai retrouvé des traces.
La poussière du temps, des pierres, des volets. Les ruines vivantes. Les pins, la lande, leurs odeurs ; au fond du sentier, l'ouverture sur la mer salée. La bague transmise, les poèmes naissants, la longue après-midi qui s'écoule sans souci.
Au loin, dans une bâtisse qui résonne, des frères disent la messe. La grosse cloche lancine.
II
Ferme les yeux. Écoute la voix d'un rêve qui vient de loin.
Dans la ville où tu marches, les pierres pensent. Les femmes sont silencieuses et les hommes te sourient. De grandes bêtes sauvages se baladent parmi les hommes. Et tous, tous respectent le pouvoir immense des salamandres. Elles sont cachées dans les feuillages, vivant une vie de mystère, à côté de ton cœur.
Tu vois des vignes pousser sur les places et sur les murs des maisons, tu vois les enfants jouer, leurs cris nettoient ton sang. Et soudain tu comprends que tu es un être merveilleux, toi aussi tu hantes la ville et tu fascines ceux qui écoutent les sens du dimanche après-midi.
III
Dans la nuit de ton corps, d'un coup tout devient bleu. Les cris des dauphins surgissent de nulle part. Ils jouent dans les vagues, ils nagent, sautent, plongent, leurs éclats de rire résonnent dans ta peau.
Au-dessus de la mer, les mouettes fascinées hurlent, glissent entre les vagues – les dauphins leur disent Venez ! Venez ! Venez voler au sein de nos éclats de rire ! Et les mouettes s'en vont danser dans l'horizon, s'en vont montrer qu'elles sont belles. Les dauphins les contemplent, les oublient, reprennent leurs jeux.
IV
Un homme, il ressemble à un ange, s'approche de toi. Il te veut donner la main, cela te fait rire, tu lui prends la main. Vous marchez vers la haute porte de la ville, pour rejoindre la forêt. Vous parlez une nouvelle langue, que tu comprends très bien. C'est la langue hawaienne, peut-être, d'où naîtra la dernière vague du monde. Des bulles flottent autour de vous et dans le ciel. Des enfants venus d'Islande voyagent en montgolfières. Les bruits des insectes prennent toute la place et tes jambes sont contentes de marcher sur des touffes d'herbe. Tu te retournes ; derrière toi, la ville s'efface.
Hélène Lammermoor
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mercredi, 07 mars 2012
1974, discours d'Arlette Laguiller
Nous choisissons ce discours d'une dame étonnante pour effectuer une petite manipulation informatique, chose qui nous paraît insurmontable mais que nous devons accomplir absolument. Bien que vous n'y compreniez rien, 9NSC8E8CVDNQ devait apparaître dans l'un de nos billets !
En espérant que cette étrange manip ait marché, nous vous souhaitons de beaux rêves, des rêves qui transforment un être, un jour, une vie.
9NSC8E8CVDNQ
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Reconstitution
Ceci est une exclusivité !
phot. Carvos Loup. Edith de CL apprenant la mort de Jürgen Chêne
AlmaSoror vous livre l'extrait de Reconstitution, le second film, demeuré inachevé, du cinéaste prodige Jürgen Chêne, dont l'unique oeuvre, Dying Cinema, a radicalement bouleversé notre vie esthétique.
Les exégètes de l'oeuvre et de la personnalité de Chêne savaient qu'il existait un deuxième film que, par déception, le jeune cinéaste écorché avait détruit. Cet extrait de Reconstitution donne une idée de l'évolution qu'aurait suivie l'oeuvre de Jürgen Chêne, s'il avait pu la poursuivre jusqu'au bout.
Nous livrons la notice biographique de Chêne qu'on trouve dans Sens et Mystique des sens, l'encyclopédie de l'art euro-américain des années 2030-2070 :
"Jürgen Chêne
Cinéaste maudit, Jûrgen Chêne réalisa à l’âge de 19 ans le film chef d’oeuvresque, Dying Cinema. Il ne parvint plus jamais à réaliser un film entier et de désespoir se retira de la vie artistique. On ne sait pas ce qu’il est devenu."
Cette encyclopédie avait d'abord été publiée sous la forme d'un feuilleton estival dans le Newropeans Magazine.
Elle est aujourd'hui consultable dans son intégralité à cette adresse d'AlmaSoror.
Enfin, pour ceux qui veulent aller plus loin dans la réflexion et la connaissance sur les mouvances artistiques de ces années sublimes, nous proposons de revoir cette conférence privée d'Edith de CL, organisée et produite par Stella Mar, petite fille de notre bien-aimée correspondante Esther Mar.
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dimanche, 04 mars 2012
Qu'un sang pur abreuve nos fantasmes !
Chevreaux et agneaux, mes frères, mes petits martyrisés, voici comment Philostrate le sophiste parlait de vous et trouvant son propre foie trop chargé de bile pour contenir des indications sur l'avenir, vous vouait, vous autres, aux sacrifices.
Ah ! Le temps des religions qui égorgent n'est pas fini ! Et quand ce ne sont pas les religions, c'est l'arrogance et l'argent qui vous sacrifient sur l'autel de la consommation.
Je profite de ce billet pour rappeler quelques textes qu'AlmaSoror fit pour les animaux, et pour donner quelques liens vers de plus fraternelles pensées envers les bêtes.
Extrait de la Vie d'Apollonios de Tyane
"Il est concevable que des animaux dépourvus de raison, du fait même qu'on les égorge alors qu'ils n'ont aucune idée de la mort, aient des entrailles dépourvues de trouble, parce qu'ils ignorent le sort qui les attend ; mais un être humain, qui a toujours la crainte de la mort présente à l'esprit, même lorsque celle-ci n'est pas menaçante, comment penser que, lorsqu'elle est là sous ses yeux, il sera capable de donner, par ses entrailles, des indications sur le futur, ou même qu'il est susceptible d'être offert aux dieux ?
Pour te prouver que ma conjecture est exacte et conforme à la nature, je te prie, Seigneur, de réfléchir à ceci : le foie, où, selon les praticiens de cet art, réside comme le trépied de leur divination, n'est pas composé de sang pur - tout le sang pur, en effet, est contenu dans le cœur, qui l'envoie, par les canaux sanguins, à travers tout le corps ; la bile qui est enfermée dans le foie est enflée par la colère et, sous l'action de la peur, rentre dans les cavités du foie. Bouillonnant sous l'action d'excitants, incapable de demeurer à l'intérieur de son réceptacle, elle déborde et se répand dans tout le foie, ce qui fait que la bile occupe toutes les parties lisses et prophétiques des entrailles ; inversement, sous l'action de la peur, elle se rétracte et condense en elle en même temps la lumière qui brille dans les parties lisses, car ce qu'il y a dans le foie de sang pur se retire alors, ce sang qui gonfle le foie en coulant sous sa membranes extérieure et qui recouvre sa partie turbide. À quoi bon, alors, un meurtre, si les entrailles ne doivent donner aucun présages ? Or, la nature humaine fait qu'elle a conscience de la mort et que les victimes au moment de mourir, si elle périssent courageusement, sont remplies de colère et, si elles se laissent abattre, meurent dans la crainte. C'est pourquoi l'art divinatoire, sauf chez quelques barbares ignorants, conseille d'immoler des chevreaux et des agneaux, car ce sont des animaux stupides et presque dénués de sensibilité, mais considère que les coqs, les porcs, les taureaux, qui sont des animaux d'un tempérament passionné, ne sont pas aptes à servir à ses mystères."
Philostrate le Sophiste, "La vie d'Apollonios de Tyane"
Sur nos terres de poussières virtuelles, allez lire :
L'abattoir, dans l'album poétique d'AlmaSoror
La phrase qui ouvrit l'année 2010
Ailleurs, vous trouverez des hérauts frissonnants d'horreur et de nervosité qui se battent au milieu des silences et des fêtes pour les autres animaux, ceux qui ne parlent pas.
L'oeuvre d'assistance aux bêtes d'abattoir
L214, éthique animale
La Protection mondiale des animaux de ferme
En musique, écoutons ensemble :
The Animal Film, la musique d'un documentaire sur toutes les formes d'exploitation animale par le musicien Robert Wyatt
The Red Paintings, groupe de rock animaliste
LIVRES à explorer...
Eternel Treblinka
De Charles Patterson
Sur les camps de concentration et de massacre pour animaux (l'analogie est de l'écrivain Isaac Bashevis Singer)
Ethique animale
De Jean-Baptiste Jeangène Vilmer
Quand les éléphants pleurent
De Jeffrey Moussaieff Masson
Sur la vie émotionnelle des animaux
Ces bêtes qu'on abat : journal d'un enquêteur dans les abattoirs français
de Jean-Luc Daub
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jeudi, 01 mars 2012
Miroirs
Spiegel im Spiegel - Miroir dans le miroir - est une berceuse du musicien estonien Arvo Pärt.
Elle a inspiré de belles compositions qu'on trouve en flânant sur youtube, après le déjeuner, quand il n'y a rien à faire.
J'en présente quelques unes ici, en remerciant les inconnus qui les ont créées et partagées sur la grande Toile virtuelle qui unit nos solitudes.
Si vous en avez le temps, si vous voulez bien prendre le temps d'une longue promenade en musique et en images, voilà quelques versions à regarder et écouter, l'une après l'autre. Qui sait où partira votre esprit ? Qui sait quelle aventure naîtra de cette ballade au fond de vos labyrinthes intérieures ?
Le quadrant de Johari dit que la personnalité de chacun d'entre nous peut se "diviser" en quatre : une partie que je suis la seule à connaître et que les autres ignorent. Une partie que moi et les autres nous connaissons. Une partie que les autres connaissent mais que j'ignore. Et une partie que ni moi ni les autres ne soupçonnons. C'est à celle-ci que Spiegel im Spiegel s'adresse, bien sûr. Et c'est celle-ci qui peut surgir au détour d'un silence, au bord d'un instant.
Le couple et l'abîme
Pour Lhasa de Sela
Deux hommes et des oiseaux
AlmaSoror avait déjà mentionné la berceuse lors de l'annonce de la naissance d'un enfant nommé Orso, au moment où s'ouvrait 2012.
Addendum du 6 mars.
Emma du Songe Italien nous explique dans un commentaire sous ce billet que deux grands cinéastes ont joué sur les Miroirs d'Arvo Pärt. Voici donc Andreï Tarkovski (1975) :
Sur le fameux site du cinéclub de Caen, on trouve une analyse de ce film.
Et voilà Gus Van Sant (2002) :
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mardi, 28 février 2012
Réponse à une question de Tieri
Tieri : La photo de toi avec une valise qui t'en va vers la mer. Cette photo me fait peur. Est-ce que ça va, Edith, est-ce que ta vie ressemble à tes rêves ?
Édith : Dans la valise dorment de vieux souvenirs. Comme ils sont vieux ! Comme ils pèsent lourds ! Ils t’ont fait peur ; ils m’avaient fait peur à moi aussi auparavant. Ils font peur à tout le monde.
Un matin, je me suis éveillée avec une idée nouvelle. J’ai bu un café plus chaud que d’habitude, puis je suis allée marcher sur les quais des gares perdues. De vieux hangars proposaient des caisses emplies de vêtements. J’ai pu ainsi me procurer le complet veston ayant appartenu à un vendeur de mangoustes au XIXème siècle.
Il ne me manquait plus que la valise. J’ai flâné à travers les vieilles usines, dont les portes de verre ébréché, habitées de toiles d’araignées, laissaient passer des rayons de soleil luisants. A travers poussières et vieux objets, mon œil chercha. Je la vis, mince, élégante, oubliée sur une table. Une vieille liseuse de cartes m’expliqua qu’elle avait contenu des lettres d’héritage au temps où elle appartenait à un notaire. Je la ramassai : elle serait ma valise.
Quelques heures plus tard, je rencontrai enfin l’endroit idéal, non loin du phare, à l’endroit où finit la promenade de la côte. « C’est là », pensais-je avec certitude.
Je descendis sur la plage. J’ouvris la valise ; de vieilles odeurs se répandirent dans le vent et le sable. Je la laissai respirer à l’air libre. Cela me prit plusieurs heures de rassembler tous mes vieux souvenirs. Lorsque enfin ils furent tous transvasés dans la valise, je versai quelques larmes, pour les habituer au sel. Puis je refermai le linceul.
Quelques pas suffirent pour chasser la nostalgie. Comme la mer était belle ! La matinée tirait sur sa fin, mais midi m’attendait au loin, à l’horizon. A mesure que je m’enfonçai dans la mer, le soleil versait de nouvelles idées dans ce drôle de labyrinthe-ver de terre qu’on appelle cerveau. A midi, j’atteignis l’horizon : il ne restait plus rien de mon ancienne identité et de mon ancienne vie : j’avais tout oublié. Tout, sauf cette promenade qui durait depuis l’aube. Je laissai la valise aux hautes vagues du zénith et me noyai.
J’eus des difficultés à ouvrir les yeux, car le sel avait collé le sable aux paupières. Une mouette tournait au-dessus de moi en hurlant. J’étais échoué à l’extrême sud de la plage. Plus rien n’était semblable à ce que j’avais été avant : neuf était mon cœur, neuve était ma mémoire, avec des images et des mots qui venaient d’ailleurs. Déboussolée, je dus faire plusieurs signes de croix pour retrouver les points cardinaux. Après quoi je sus qu’il fallait que je tourne vers la gauche pour rejoindre le chemin des corps perdus. En fin d’après-midi, je retrouvai mon studio. La cafetière contenait le reste du café du matin.
Je suis heureuse avec mes nouveaux souvenirs. Je les décrypte, quand je n’ai rien à faire. Je m’amuse à reconstituer cette vie inconnue que le soleil m’offrit, légère, lointaine, ésotérique. Ma nouvelle mémoire est infinie.
Quelques points de cette histoire restent obscurs. Qui a pris la photographie troublante ? Une dame, sans doute, avec un cœur de mère et un chagrin de sœur. J’ai voulu retourner vers les quais des gares perdues. Ils avaient disparu. Sans doute les nouveaux carrefours des routes avaient brouillé les repères anciens. Qu’importe ! Nos vies passent comme des papillons. Les morts se succèdent : il reste une ombre, notre ombre qui marche dans l’Instant présent.
ADDENDUM
Depuis cet échange, qui eut lieu en mars 2010, Orso est né !
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samedi, 25 février 2012
Jean-Christophe : expérience de lecture commune
Le mardi soir, quelques amateurs viennent lire ensemble, à haute voix, Jean Christophe, dans une petite pièce du fond d'une cour du boulevard du Montparnasse.
L'inspiration de ces soirées est venue de la lecture de Chez le Prophète, une étrange petite nouvelle de Thomas Mann, et de l'influence d'une soeur qui avait tenté, ailleurs, avec d'autres, la lecture collective.
L'idée de départ était de lire ensemble un grand roman, le premier des "romans-fleuve" du XX°siècle, de 1500 pages, qu'aucun de nous n'aurait eu le courage d'entamer seul et de poursuivre le roman jusqu'au bout, envers et contre tout. Nous ne savions à quoi nous attendre. Nous étions peut-être inquiets. Pourtant, c'est une belle lecture, la découverte d'un style ample, onctueux, clair, bien campé entre la beauté de la phrase classique et la simplicité de la phrase contemporaine.
Tous les lecteurs ne viennent pas tous tous les mardis. Certains sont assidus, d'autres dilettantes ; la soirée se déroule au fil des voix qui se succèdent. Voix masculines et féminines, voix qui mettent le ton ou refusent délibérément de le faire, voix qui habitent le personnage de Christophe et lui donnent un charisme mouvant, changeant. La place du lecteur est celle à côté de laquelle une lampe de chevet est posée. Le reste de la pièce est dans une demi-pénombre. Quelques victuailles hantent la table, toujours un fromage, un vin et parfois d'autres propositions.
"Sur la littérature universelle plane un nuage d'alcool", émit Michael Krüger. Et dans nos esprits alcoolisés plane la littérature universelle.
Nous aurons connu Romain Rolland. Nous l'aurons laissé nous emporter dans son roman-fleuve, dans son fleuve romanesque et nous y aurons nagé sans peur de s'éloigner des rives du temps. Pourquoi ? Parce qu'il est bon d'oublier les choses utiles, pour se délecter de l'inutile, le splendide inutile, l'éternel inutile, si essentiel aux âmes avides d'horizon.
Mais, pour l'heure, la route n'est pas finie. Douze séances ont eu lieu. Il nous reste encore un long chemin pour arriver au bout de ce roman dont le dernier mot est "naître".
Nous sommes entrain de naître.
La page de notre aventure se trouve ici.
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vendredi, 24 février 2012
Carvos Loup : Fenêtre 326°
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
Et c'était le début d'une longue histoire de solitude, de langueur et de ballades à travers champs d'aurore et zones d'ombres.
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mardi, 21 février 2012
Le benêt de Saint-Vivien
Phot. Sara
Je ne suis jamais retournée à Saint-Vivien. De temps en temps, au terme d’une journée trop remplie, je me tiens à la fenêtre, fatiguée ; mon esprit vagabonde. Je laisse alors remonter des images d’un temps qui ne reviendra pas. Une époque enfuie, une époque dont il ne reste pas même des ruines. Plus un être, plus un objet ne me demeure. Mais comme les souvenirs sont vivaces a! Et de temps en temps, je bois une bière en mangeant un sandwich aux olives et au concombre, et des mots d’autrefois sonnent dans ma mémoire. Non, je ne suis pas nostalgique. Je tente de comprendre comment il est possible qu’un monde s’écroule, comment il est possible qu’on puisse s’éloigner autant de sa jeunesse. Je considère la jeune fille d’alors et il m’est difficile de croire qu’elle est la même personne que moi. Les souvenirs sont les seuls ponts qui me lient à elle. Les souvenirs, et certaines émotions, légères et douces, qui palpitent à nouveau en mon sein à l’évocation du chemin des oliviers.
Il menait à la mer. Nous allions rarement jusqu’à la mer. Nous nous cachions dans l’un de ces arbres magnifiques, toujours le même, et nous contemplions, avec béatitude, le ciel bleu, les rangées d’oliviers qui mouraient, tout au fond du chemin, dans le vert de la mer, et les tâches blanches des nuages, et les tâches jaunes des genêts. Sur la route, rarement, une voiture passait. Et personne ne connaissait notre refuge. Personne ne connaissait notre secret.
Il s’appelait Matthias.
Les gens appelaient Matthias, le benêt. On m’appelait la fille du bedeau. Ma mère était morte ou partie, je ne sais pas. Les gens du village étaient gentils avec moi, cruels avec Matthias. Comme aucun jeune ne lui parlait, je ne le connaissais que de vue jusqu’à notre première rencontre sur le chemin des oliviers. Ce fut une rencontre de hasard. J’aurais pu rencontrer n’importe quel autre garçon sur ce chemin oublié. Ce premier jour, nous montâmes déjà à l’arbre, parce qu’il voulait me montrer comment voient les oiseaux. Nous vivions depuis quinze ans dans ce village de neuf cents habitants, et c’était la première fois que je parlais avec le benêt.
Le village de Saint-Vivien s’étendait sur plusieurs kilomètres, des collines basses de Montpréau jusqu’à la mer. Les maisons de chaume ressemblaient toutes à la nôtre, blanches et rectangulaires, bien qu’elles fussent beaucoup plus grandes. Aujourd’hui que la grande Toile nous relie tous électroniquement à tout, je songe parfois à taper le nom de « mon village » sur un moteur de recherche. Mais je sais que je ne le ferai jamais. A quoi bon remuer la boue d’une enfance morte ?
« La maison du bedeau », comme on l’appelait, était une dépendance de l’église. J’y vivais seule avec mon père, mais nous dînions presque tous les soirs avec le curé du village. Je ne me souviens pas d’une seule conversation. Je ne me souviens pas de la voix du curé, ni de celle de mon père. Ils palabraient entre eux, et j’écoutais, baignée d’un ennui constant, inconscient. La maison comprenait trois pièces, et un joli petit jardin carré. Ma chambre donnait sur la rue, celle de mon père sur le jardin. J’ai passé beaucoup de temps à ma fenêtre, dissimulée derrière la tenture du rideau, à observer les allées et venues du village. Lui, ne passait presque jamais. Il bêchait dans les maisons du côté des collines. Puis, pour se rendre au chemin des oliviers, il ne traversait pas le village mais passait par le bois. Nous n’avions jamais de rendez vous et n’étions pas à quelques heures près. Une heure ou cinq minutes nous paraissait équivalents.
Nous dévorions inlassablement des sandwiches aux olives et au concombre. Il amenait le pain, j’amenais les concombres et nous nous servions d’olives dans l’arbre. C’est incroyable à quel point ce souvenir est puissant. Toute ma vie, j’ai eu des flashes extraordinairement violents et imprévisibles. A un cocktail, sur un marché, ou tout simplement chez des amis, lorsqu’une effluve de concombre ou d’olive traversait ma narine. Alors il me fallait plusieurs secondes pour en revenir, et me détacher d’un regard naïf, entier, un peu quémandeur.
Cinq ans durant, nous nous rencontrâmes quotidiennement, à l’arbre.
Et, c’est vrai, l’arbre, qui fut d’abord notre observatoire, nous servit bientôt de salle à manger, et enfin de lit.
Au village, nous nous ignorions. Nous ne nous parlions pas. A l’arbre, je l’écoutais et il m’écoutait. Pourtant, aujourd’hui, je me demande si nous nous connaissions, ou si nos solitudes se rencontraient sans que nous saisissions nous même où se situait cette rencontre en chacun de nous.
Nous ne savions rien exprimer ; savions-nous aimer ? Il n’est pas un jour depuis ma fuite où je n’ai pas pensé à lui. Il n’est pas un soir où je ne me suis pas endormie au creux de son souvenir. Il n’est pas une aube qui n’a mis devant mes yeux entrouverts, avant la moindre lumière du jour, l’image de ses deux grands yeux bleus naïfs, songeurs, vaguement mendiants…
Quand Matthias marchait, on le reconnaissait de très loin. Sa démarche était un peu de travers. Sa silhouette, à la fois élancée et gauche, penchait trop d’un côté à chaque pas. Il semblait marcher à contretemps.
De l’arbre, on voyait la statue de Notre Dame du Bon Secours, cette si gentille dame qui priait pour les marins. Les mères, les sœurs, les filles et les fils des marins morts lui déposaient des gerbes. Notre Dame du Bon Secours était notre seule amie, pourtant, nous n’allions jamais la voir. Nous parlions souvent d’elle, de sa douceur, de sa fidélité, de son amour pour les marins. Nous l’admirions. Nous savions que la statue représentait un être qui nous semblait incroyablement proche. J’étais la fille du bedeau, et lui, le benêt, était le dernier fils du boulanger, athée et épicuriste, comme il disait. Il ne comprenait pas qu’on lui ait refourgué un benêt pareil. Sur sept enfants, ça arrive souvent, comme il disait.
Au village, on ne nous faisait pas de fête d’anniversaire ; c’était réservé à la fine fleur des habitants, ceux qui « commandaient », ceux qui « dominaient » les autres par leur prestance. Mais les gens nous criaient : bon anniversaire. C’est ainsi que je connus sa date d’anniversaire : j’entendis quelqu’un lui crier, eh, bon anniversaire ! Lui, quelques mois avant, le jour de mes seize ans, était arrivé à l’arbre avec un couteau et un bracelet de sa fabrication, scellés entre eux par une liane fleurie. J’étais bouleversée par leur beauté. A mon tour, je lui offris un pull-over, pour lequel je dépensai tout mon argent au seul magasin de vêtements de Saint-Vivien. Matthias le porta presque tous les jours les trois ans qui suivirent.
Quand Matthias apprit, sans doute en entendant des gens du village en parler, que je partais étudier à la ville, il ne dit rien. Son attitude ne changea pas. Son regard devint peut-être plus inquiet.
Un jour, j’abordai le sujet. Il était évident qu’il savait ; j’en parlai donc naturellement, sans tristesse, sans joie : je vais aller étudier à la fac. Cela faisait plus de trois ans que nous nous étreignions tous les jours sans jamais commenter ces étreintes, ces serrements, qui étaient autant de serments jamais formulés, autant de déclarations jamais prononcées. Nous parlions des oiseaux, des arbres, il me racontait qu’il avait beaucoup bêché, je lui expliquai que je n’avais pas aimé la fin de telle émission de télévision.
Et voilà que sans rien commenter ni sous entendre, je disais simplement que j’allais partir. Qu’avais-je jusqu’ici décidé dans ma vie ? Rien. Nous avions l’habitude des décisions importantes imposées par le monde extérieur. Il ne dit rien.
Mais son étreinte ce jour là ressembla à un appel au secours. Je ne me dis rien, je le ressentis simplement. Nous nous quittâmes comme d’habitude, et son regard était affolé, mais silencieux.
Mon départ était prévu dans trois mois. Les trois mois qui suivirent, rien de différent n’eut lieu. La veille de mon départ, il me serra contre lui sans parler. Le benêt ne me laissait plus partir, et moi non plus je ne voulais pas partir.
Je devais marcher seule jusqu’au car, à quelques kilomètres de là. Je pris la route, un sac énorme et trop lourd sur le dos. J’étais si peu habituée à formuler et à ressentir que je ne mettais pas de mot sur la pierre douloureuse que je sentais dans mon cœur. Il sortit d’un fourré, émergea sur la route. Il me poignarda trois fois. Puis il me prit dans ses bras, sanglota et s’enfuit.
Quelques heures plus tard, une voiture s’arrêta et je fus ramassée, ainsi que le poignard. J’étais à peine consciente. Je ne l’ai jamais dénoncé. Au bout de quelques mois ils ont laissé tomber, ils ne m’ont plus interrogée. J’étais en convalescence. Je partis avec six mois de retard pour l’université. Lui, je le vis plusieurs fois venir à ma fenêtre. Je lui souris. Il déposa des fleurs sur le rebord de ma fenêtre. Quand je partis, mon père le bedeau et le maire du village m’accompagnèrent au car. Je le vis quand le car démarra. Il était dans un fourré, au bord de la route. Nous nous regardâmes jusqu’à ce que la vitesse du car nous sépare.
Je savais qu’il ne me faudrait jamais retourner à Saint-Vivien. Je savais qu’il était le benêt, qu’il bêchait, dans les jardins des gens. Je savais qu’il pensait à moi, et je pensais à lui. Quand je passai mon doctorat de poésie, j’eus le sentiment à la fin de la soutenance d’avoir raconté des insanités. Il aurait fallu que je raconte cette histoire : la seule chose qui compte vraiment.
Les mots qui me viennent le plus justement sont la fraternité et la tendresse. Ou l’amour, et la tendresse. Une histoire sans fard, sans témoin, sans intention.
La fraîcheur des aubes, la blancheur sale des maisons, le gras de la terre, l’herbe humide. Cela habite en moi. Rien de ce labyrinthe urbain qui m’entoure n’a pu effacer la terre. Et aucune caresse, aucun regard, aucun échange n’a calmé le profond amour que j’éprouve pour lui.
Certes, il était incapable d’être autre chose qu’un ange, et cela en faisait l’image d’un débile. Certes… J’ai vécu une vie d’universitaire, j’ai voyagé, j’ai été une citadine. J’ai fréquenté les bars à la mode. J’ai erré dans la ville le dimanche après-midi, désoeuvrée. J’ai péroré le samedi soir dans des dîners… Certes. Et je n’ai jamais rien dit de lui. Aujourd’hui, malgré l’impossibilité d’exprimer l’inexprimable, je prends la plume pour que cette histoire vive à nouveau. Mes amours, urbaines, n’ont jamais valu le benêt de Saint-Vivien.
Je me demande si de temps en temps, un homme de soixante ans, la démarche déglinguée, la bêche sur l’épaule, s’arrête, là-bas, à la sortie de Saint-Vivien, sur le chemin des oliviers, et adossé à la branche la plus basse d’un arbre, toujours le même, l’esprit chargé de mémoires d’un temps depuis longtemps fini, mange un sandwich aux olives et au concombre.
Peut-être les histoires les plus immobiles, les plus silencieuses, sont-elles aussi les plus inoubliables.
édith de Cornulier Lucinière
Et pour illustrer cette histoire, une autre histoire, sur une proposition d'Emma du Songe italien
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samedi, 18 février 2012
Eau de vie, espace, solitude et liberté pour les mouflets d’antan
Claude racontait ce weekend que son père allait à l’école seul, à pied, au début du siècle précédent. Il avait trois quarts d’heure de route et la Bourgogne était froide. Alors, pour la route, ses parents lui mettaient du journal dans ses chaussures et une bouteille de gnôle pour se réchauffer à bonnes lampées aux moments d’épuisement.
Oui, il y a soixante-dix ans les gamins marchaient quarante minutes dans les grands froids de l’aube hivernale en buvant des lampées de gnôle de pomme ou de mirabelle. Et ils n’étaient pas plus malheureux ni plus drogués que nos petits d’aujourd’hui.
Alors, pour fabriquer votre gnôle, c’est ici
Pour repeupler la France intérieure et créer des écovillages solidaires, c’est ici
Pour lire la mémoire d'Equihen, par une habitante de là-bas, c'est ici
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vendredi, 17 février 2012
Carvos Loup, Place VH
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
Le soir dardait ses bières et les mains des gens faisaient peur. Un grand silence baignait le bruit des villes. Mon cerveau travaillait hors contrôle. Je cherchais.
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mercredi, 15 février 2012
Journalistes pousse-au-crime
Désespoir de cachot, photo Edith de CL
Nous proposons un extrait des Réflexions sur la délation, de François de Pange, révolutionnaire non-violent (1790)
"J'ai parlé des maux publics que la délation prépare. Si j'entrais dans le détail des infortunes particulières qu'elle entraîne, je pourrais écrire quelques pages intéressantes, mais inutiles. Qu'apprendrais-je aux hommes qui sont sont sensibles ? Qu'obtiendrais-je de ceux qui ne le sont pas ?
Avant de terminer ces réflexions sur les délateurs, je ne dois pas taire que, de tous ceux qu'a produits la France, les plus méprisables et les plus sanguinaires ont été des journalistes ; ces hommes que la multitude stipendie ont besoin de lui plaire et nous avons montré que la délation en fournit les moyens. Il semble aussi qu'ils aient compté sur ce désir curieux et cruel que quelques âmes ressentent pour contempler de grandes vicissitudes de fortune, pour voir même (il faut l'avouer) couler du sang humain.
Pendant l'instruction du procès de M. de Besenval, on les a vus, attristés par son innocence, déplorer l'absence des charges, en désirer de graves contre lui ; et tandis que cet homme presque septuagénaire languissait dans une injuste et dure captivité, de tranquilles folliculaires insultaient à sa longue infortune, essayaient de la rendre plus amère par les sinistres présages qu'ils lui faisaient parvenir et promettaient son sang pour vendre un peu mieux leurs feuilles.
On sait que les Romains couraient aux amphithéâtres épier avidemment les derniers soupirs d'un gladiateur ou d'un esclave déchirés par les bêtes et ne pouvaient se rassasier de ces scènes de carnage qu'ils appelaient des jeux. Que des hommes soient organisés de manière à trouver là quelque plaisir, on doit les plaindre ; mais il faut réserver tout son mépris et toute sa haine pour ceux qui, par cupidité, se rendaient les entrepreneurs de ces affreux spectacles et prenaient le soin de chercher, à de tels plaisirs, des instruments et des victimes".
Plus sur François de Pange et son opuscule... par ici.
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