mardi, 21 février 2012
Le benêt de Saint-Vivien
Phot. Sara
Je ne suis jamais retournée à Saint-Vivien. De temps en temps, au terme d’une journée trop remplie, je me tiens à la fenêtre, fatiguée ; mon esprit vagabonde. Je laisse alors remonter des images d’un temps qui ne reviendra pas. Une époque enfuie, une époque dont il ne reste pas même des ruines. Plus un être, plus un objet ne me demeure. Mais comme les souvenirs sont vivaces a! Et de temps en temps, je bois une bière en mangeant un sandwich aux olives et au concombre, et des mots d’autrefois sonnent dans ma mémoire. Non, je ne suis pas nostalgique. Je tente de comprendre comment il est possible qu’un monde s’écroule, comment il est possible qu’on puisse s’éloigner autant de sa jeunesse. Je considère la jeune fille d’alors et il m’est difficile de croire qu’elle est la même personne que moi. Les souvenirs sont les seuls ponts qui me lient à elle. Les souvenirs, et certaines émotions, légères et douces, qui palpitent à nouveau en mon sein à l’évocation du chemin des oliviers.
Il menait à la mer. Nous allions rarement jusqu’à la mer. Nous nous cachions dans l’un de ces arbres magnifiques, toujours le même, et nous contemplions, avec béatitude, le ciel bleu, les rangées d’oliviers qui mouraient, tout au fond du chemin, dans le vert de la mer, et les tâches blanches des nuages, et les tâches jaunes des genêts. Sur la route, rarement, une voiture passait. Et personne ne connaissait notre refuge. Personne ne connaissait notre secret.
Il s’appelait Matthias.
Les gens appelaient Matthias, le benêt. On m’appelait la fille du bedeau. Ma mère était morte ou partie, je ne sais pas. Les gens du village étaient gentils avec moi, cruels avec Matthias. Comme aucun jeune ne lui parlait, je ne le connaissais que de vue jusqu’à notre première rencontre sur le chemin des oliviers. Ce fut une rencontre de hasard. J’aurais pu rencontrer n’importe quel autre garçon sur ce chemin oublié. Ce premier jour, nous montâmes déjà à l’arbre, parce qu’il voulait me montrer comment voient les oiseaux. Nous vivions depuis quinze ans dans ce village de neuf cents habitants, et c’était la première fois que je parlais avec le benêt.
Le village de Saint-Vivien s’étendait sur plusieurs kilomètres, des collines basses de Montpréau jusqu’à la mer. Les maisons de chaume ressemblaient toutes à la nôtre, blanches et rectangulaires, bien qu’elles fussent beaucoup plus grandes. Aujourd’hui que la grande Toile nous relie tous électroniquement à tout, je songe parfois à taper le nom de « mon village » sur un moteur de recherche. Mais je sais que je ne le ferai jamais. A quoi bon remuer la boue d’une enfance morte ?
« La maison du bedeau », comme on l’appelait, était une dépendance de l’église. J’y vivais seule avec mon père, mais nous dînions presque tous les soirs avec le curé du village. Je ne me souviens pas d’une seule conversation. Je ne me souviens pas de la voix du curé, ni de celle de mon père. Ils palabraient entre eux, et j’écoutais, baignée d’un ennui constant, inconscient. La maison comprenait trois pièces, et un joli petit jardin carré. Ma chambre donnait sur la rue, celle de mon père sur le jardin. J’ai passé beaucoup de temps à ma fenêtre, dissimulée derrière la tenture du rideau, à observer les allées et venues du village. Lui, ne passait presque jamais. Il bêchait dans les maisons du côté des collines. Puis, pour se rendre au chemin des oliviers, il ne traversait pas le village mais passait par le bois. Nous n’avions jamais de rendez vous et n’étions pas à quelques heures près. Une heure ou cinq minutes nous paraissait équivalents.
Nous dévorions inlassablement des sandwiches aux olives et au concombre. Il amenait le pain, j’amenais les concombres et nous nous servions d’olives dans l’arbre. C’est incroyable à quel point ce souvenir est puissant. Toute ma vie, j’ai eu des flashes extraordinairement violents et imprévisibles. A un cocktail, sur un marché, ou tout simplement chez des amis, lorsqu’une effluve de concombre ou d’olive traversait ma narine. Alors il me fallait plusieurs secondes pour en revenir, et me détacher d’un regard naïf, entier, un peu quémandeur.
Cinq ans durant, nous nous rencontrâmes quotidiennement, à l’arbre.
Et, c’est vrai, l’arbre, qui fut d’abord notre observatoire, nous servit bientôt de salle à manger, et enfin de lit.
Au village, nous nous ignorions. Nous ne nous parlions pas. A l’arbre, je l’écoutais et il m’écoutait. Pourtant, aujourd’hui, je me demande si nous nous connaissions, ou si nos solitudes se rencontraient sans que nous saisissions nous même où se situait cette rencontre en chacun de nous.
Nous ne savions rien exprimer ; savions-nous aimer ? Il n’est pas un jour depuis ma fuite où je n’ai pas pensé à lui. Il n’est pas un soir où je ne me suis pas endormie au creux de son souvenir. Il n’est pas une aube qui n’a mis devant mes yeux entrouverts, avant la moindre lumière du jour, l’image de ses deux grands yeux bleus naïfs, songeurs, vaguement mendiants…
Quand Matthias marchait, on le reconnaissait de très loin. Sa démarche était un peu de travers. Sa silhouette, à la fois élancée et gauche, penchait trop d’un côté à chaque pas. Il semblait marcher à contretemps.
De l’arbre, on voyait la statue de Notre Dame du Bon Secours, cette si gentille dame qui priait pour les marins. Les mères, les sœurs, les filles et les fils des marins morts lui déposaient des gerbes. Notre Dame du Bon Secours était notre seule amie, pourtant, nous n’allions jamais la voir. Nous parlions souvent d’elle, de sa douceur, de sa fidélité, de son amour pour les marins. Nous l’admirions. Nous savions que la statue représentait un être qui nous semblait incroyablement proche. J’étais la fille du bedeau, et lui, le benêt, était le dernier fils du boulanger, athée et épicuriste, comme il disait. Il ne comprenait pas qu’on lui ait refourgué un benêt pareil. Sur sept enfants, ça arrive souvent, comme il disait.
Au village, on ne nous faisait pas de fête d’anniversaire ; c’était réservé à la fine fleur des habitants, ceux qui « commandaient », ceux qui « dominaient » les autres par leur prestance. Mais les gens nous criaient : bon anniversaire. C’est ainsi que je connus sa date d’anniversaire : j’entendis quelqu’un lui crier, eh, bon anniversaire ! Lui, quelques mois avant, le jour de mes seize ans, était arrivé à l’arbre avec un couteau et un bracelet de sa fabrication, scellés entre eux par une liane fleurie. J’étais bouleversée par leur beauté. A mon tour, je lui offris un pull-over, pour lequel je dépensai tout mon argent au seul magasin de vêtements de Saint-Vivien. Matthias le porta presque tous les jours les trois ans qui suivirent.
Quand Matthias apprit, sans doute en entendant des gens du village en parler, que je partais étudier à la ville, il ne dit rien. Son attitude ne changea pas. Son regard devint peut-être plus inquiet.
Un jour, j’abordai le sujet. Il était évident qu’il savait ; j’en parlai donc naturellement, sans tristesse, sans joie : je vais aller étudier à la fac. Cela faisait plus de trois ans que nous nous étreignions tous les jours sans jamais commenter ces étreintes, ces serrements, qui étaient autant de serments jamais formulés, autant de déclarations jamais prononcées. Nous parlions des oiseaux, des arbres, il me racontait qu’il avait beaucoup bêché, je lui expliquai que je n’avais pas aimé la fin de telle émission de télévision.
Et voilà que sans rien commenter ni sous entendre, je disais simplement que j’allais partir. Qu’avais-je jusqu’ici décidé dans ma vie ? Rien. Nous avions l’habitude des décisions importantes imposées par le monde extérieur. Il ne dit rien.
Mais son étreinte ce jour là ressembla à un appel au secours. Je ne me dis rien, je le ressentis simplement. Nous nous quittâmes comme d’habitude, et son regard était affolé, mais silencieux.
Mon départ était prévu dans trois mois. Les trois mois qui suivirent, rien de différent n’eut lieu. La veille de mon départ, il me serra contre lui sans parler. Le benêt ne me laissait plus partir, et moi non plus je ne voulais pas partir.
Je devais marcher seule jusqu’au car, à quelques kilomètres de là. Je pris la route, un sac énorme et trop lourd sur le dos. J’étais si peu habituée à formuler et à ressentir que je ne mettais pas de mot sur la pierre douloureuse que je sentais dans mon cœur. Il sortit d’un fourré, émergea sur la route. Il me poignarda trois fois. Puis il me prit dans ses bras, sanglota et s’enfuit.
Quelques heures plus tard, une voiture s’arrêta et je fus ramassée, ainsi que le poignard. J’étais à peine consciente. Je ne l’ai jamais dénoncé. Au bout de quelques mois ils ont laissé tomber, ils ne m’ont plus interrogée. J’étais en convalescence. Je partis avec six mois de retard pour l’université. Lui, je le vis plusieurs fois venir à ma fenêtre. Je lui souris. Il déposa des fleurs sur le rebord de ma fenêtre. Quand je partis, mon père le bedeau et le maire du village m’accompagnèrent au car. Je le vis quand le car démarra. Il était dans un fourré, au bord de la route. Nous nous regardâmes jusqu’à ce que la vitesse du car nous sépare.
Je savais qu’il ne me faudrait jamais retourner à Saint-Vivien. Je savais qu’il était le benêt, qu’il bêchait, dans les jardins des gens. Je savais qu’il pensait à moi, et je pensais à lui. Quand je passai mon doctorat de poésie, j’eus le sentiment à la fin de la soutenance d’avoir raconté des insanités. Il aurait fallu que je raconte cette histoire : la seule chose qui compte vraiment.
Les mots qui me viennent le plus justement sont la fraternité et la tendresse. Ou l’amour, et la tendresse. Une histoire sans fard, sans témoin, sans intention.
La fraîcheur des aubes, la blancheur sale des maisons, le gras de la terre, l’herbe humide. Cela habite en moi. Rien de ce labyrinthe urbain qui m’entoure n’a pu effacer la terre. Et aucune caresse, aucun regard, aucun échange n’a calmé le profond amour que j’éprouve pour lui.
Certes, il était incapable d’être autre chose qu’un ange, et cela en faisait l’image d’un débile. Certes… J’ai vécu une vie d’universitaire, j’ai voyagé, j’ai été une citadine. J’ai fréquenté les bars à la mode. J’ai erré dans la ville le dimanche après-midi, désoeuvrée. J’ai péroré le samedi soir dans des dîners… Certes. Et je n’ai jamais rien dit de lui. Aujourd’hui, malgré l’impossibilité d’exprimer l’inexprimable, je prends la plume pour que cette histoire vive à nouveau. Mes amours, urbaines, n’ont jamais valu le benêt de Saint-Vivien.
Je me demande si de temps en temps, un homme de soixante ans, la démarche déglinguée, la bêche sur l’épaule, s’arrête, là-bas, à la sortie de Saint-Vivien, sur le chemin des oliviers, et adossé à la branche la plus basse d’un arbre, toujours le même, l’esprit chargé de mémoires d’un temps depuis longtemps fini, mange un sandwich aux olives et au concombre.
Peut-être les histoires les plus immobiles, les plus silencieuses, sont-elles aussi les plus inoubliables.
édith de Cornulier Lucinière
Et pour illustrer cette histoire, une autre histoire, sur une proposition d'Emma du Songe italien
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samedi, 18 février 2012
Eau de vie, espace, solitude et liberté pour les mouflets d’antan
Claude racontait ce weekend que son père allait à l’école seul, à pied, au début du siècle précédent. Il avait trois quarts d’heure de route et la Bourgogne était froide. Alors, pour la route, ses parents lui mettaient du journal dans ses chaussures et une bouteille de gnôle pour se réchauffer à bonnes lampées aux moments d’épuisement.
Oui, il y a soixante-dix ans les gamins marchaient quarante minutes dans les grands froids de l’aube hivernale en buvant des lampées de gnôle de pomme ou de mirabelle. Et ils n’étaient pas plus malheureux ni plus drogués que nos petits d’aujourd’hui.
Alors, pour fabriquer votre gnôle, c’est ici
Pour repeupler la France intérieure et créer des écovillages solidaires, c’est ici
Pour lire la mémoire d'Equihen, par une habitante de là-bas, c'est ici
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vendredi, 17 février 2012
Carvos Loup, Place VH
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
Le soir dardait ses bières et les mains des gens faisaient peur. Un grand silence baignait le bruit des villes. Mon cerveau travaillait hors contrôle. Je cherchais.
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mercredi, 15 février 2012
Journalistes pousse-au-crime
Désespoir de cachot, photo Edith de CL
Nous proposons un extrait des Réflexions sur la délation, de François de Pange, révolutionnaire non-violent (1790)
"J'ai parlé des maux publics que la délation prépare. Si j'entrais dans le détail des infortunes particulières qu'elle entraîne, je pourrais écrire quelques pages intéressantes, mais inutiles. Qu'apprendrais-je aux hommes qui sont sont sensibles ? Qu'obtiendrais-je de ceux qui ne le sont pas ?
Avant de terminer ces réflexions sur les délateurs, je ne dois pas taire que, de tous ceux qu'a produits la France, les plus méprisables et les plus sanguinaires ont été des journalistes ; ces hommes que la multitude stipendie ont besoin de lui plaire et nous avons montré que la délation en fournit les moyens. Il semble aussi qu'ils aient compté sur ce désir curieux et cruel que quelques âmes ressentent pour contempler de grandes vicissitudes de fortune, pour voir même (il faut l'avouer) couler du sang humain.
Pendant l'instruction du procès de M. de Besenval, on les a vus, attristés par son innocence, déplorer l'absence des charges, en désirer de graves contre lui ; et tandis que cet homme presque septuagénaire languissait dans une injuste et dure captivité, de tranquilles folliculaires insultaient à sa longue infortune, essayaient de la rendre plus amère par les sinistres présages qu'ils lui faisaient parvenir et promettaient son sang pour vendre un peu mieux leurs feuilles.
On sait que les Romains couraient aux amphithéâtres épier avidemment les derniers soupirs d'un gladiateur ou d'un esclave déchirés par les bêtes et ne pouvaient se rassasier de ces scènes de carnage qu'ils appelaient des jeux. Que des hommes soient organisés de manière à trouver là quelque plaisir, on doit les plaindre ; mais il faut réserver tout son mépris et toute sa haine pour ceux qui, par cupidité, se rendaient les entrepreneurs de ces affreux spectacles et prenaient le soin de chercher, à de tels plaisirs, des instruments et des victimes".
Plus sur François de Pange et son opuscule... par ici.
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lundi, 13 février 2012
Hameaux-tombeaux, quelles tristesses ont clos tes derniers yeux-fenêtres ?
Un billet d'Esther Mar
Photo volée ici
Ô France, Ô ma belle, Ô ma morte, où erre l'écho de tous ces cris d'enfants, libres, qui résonnaient dans tes hameaux ? Combien de maisons, d'églises, de ruelles abandonnées par les morts, après la première guerre mondiale, après la seconde - combien de vieux sont morts dans une maison de retraite en ville en songeant à leur village, qu'ils avaient laissés après en avoir été le dernier survivant. Hameaux perdus, témoins d'un peuple assassiné par ses Élites, par les Guerres, par le Progrès, les trois ennemis qui marchent toujours main dans la main pour exterminer oiseaux et enfants, adultes et animaux, antiques pierres et vieux arbres.
Ruines d'un temps qui ne reviendra jamais, au fond des villages abandonnées, vous parlez encore des gens qui vous aimaient au vent qui passe, au seul vent qui passe.
Voix éteintes, yeux clos, rires perdus, ma France a été assassinée par les routes, par la télévision, par les discours nationalistes d'abord (guerres mondiales), par les discours internationalistes ensuite (mondialisme et progrès).
Pleurez, coeurs solitaires, en songeant que des enfants couraient là.
Pleurez aujourd'hui puisque personne n'a pleuré quand le dernier berger a été emmené à la maison de retraite, quand la dernière brodeuse a dû quitter le village mort.
Ô France, comme il est violent de t'aimer !
Car les lotissements laids poussent comme des champignons alentour des villes, mais dans les terres bafouées le vent gémit de compassion entre les murs écroulés.
France, pendant que tu t'apprêtes à voter en moutonnade, les derniers survivants des hameaux-tombeaux meurent dans les maisons de retraite, perdus dans la solitude immense des souvenirs d'un pays qui a existé, et qui n'est plus.
Esther Mar
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samedi, 11 février 2012
Le dernier rêve...
Le dernier rêve du dernier jour.
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vendredi, 10 février 2012
Carvos Loup : Loup
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
L'oubli d'une vie où je n'avais que toi et je ne le savais pas, où les bruits du studio énervaient mon esprit, où la poussière du monde ne m'avait pas encore touchée. Une jeunesse avait lieu.
Elle est morte depuis longtemps.
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mercredi, 08 février 2012
Mémoire des jours heureux
"Le matin nous trouvait calmement endormis
Midi brûlait de l'or dans nos cheveux
La nuit, nous nagions dans la mer rieuse
Quand l'été sera parti...
Où serons-nous ?"
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lundi, 06 février 2012
Liberté, vérité, action
Sur la liberté, la vérité et les actions qui doivent en découler, voici une phrase de François de Pange, révolutionnaire qui s'opposa aux crimes de la Terreur, suivie d'une phrase d'Ernest Renan, prononcée un siècle plus tard.
La certitude de posséder la vérité, de représenter la liberté, autorise-t-elle le crime et la censure ?
De Pange et Renan, penseurs éclairés dépourvus de violence, furent impressionnés par la violence des penseurs de leur propre "clan idéologique".
Pour moi, qui ne puis apercevoir de liaison nécessaire entre des idées métaphysiques et des assassinats, je ne partagerai pas les passions de ceux dont j'applaudis les systèmes ; je m'efforcerai d'écarter ces glaives que des aveugles agitent au milieu de nous ; et, adorateur de la Liberté, je presserai mes concitoyens d'honorer cette divinité nouvelle en lui rendant ici ses compagnes immortelles, la Justice et l'Humanité.
François de Pange
In Réflexions sur la délation, 1790
La vérité est une grande coquette, monsieur. Elle ne veut pas être cherchée avec trop de passion. L'indifférence réussit souvent mieux avec elle. Quand on croit la tenir, elle vous échappe ; elle se livre quand on sait l'attendre. C'est aux heures où on croyait lui avoir dit adieu qu'elle se révèle. Elle vous tient rigueur, au contraire, quand on l'affirme, c'est-à-dire quand on l'aime trop.
AlmaSoror avait déja salué le catalogue éditorial d'Allia dans cet article.
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vendredi, 03 février 2012
Carvos Loup : Cuisine
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
Le rock & roll a baigné toutes les scènes quotidiennes d'un monde aussi matériel que son inspiration est spirituelle. Et au fond de nos souvenirs le son de l'aspirateur se mélange aux rythmes des guitares américaines. Je bois trop de café chaque jour et les souvenirs à trier s'accumulent sur la table de mon bureau intérieur. Je n'ai pas le courage d'entamer la taxinomie de ma mémoire. J'attends que le temps passe - et il passe, sans que rien ne se passe.
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jeudi, 02 février 2012
Fragment de Clarté
Nous avions déjà parlé d'Henri Barbusse ici, et nous nous demandions à propos de son engagement communiste : comment un homme traumatisé par les millions de morts de 14-18 peut militer pour une cause qui fera des millions de morts, le Communisme ? Mystère, mystère…
"Soldat universel, homme pris au hasard parmi les hommes, rappelle-toi : il n'y a pas un moment où tu fus toi-même. Jamais tu ne cessas d'être courbé sous l'âpre commandement sans réplique : « Il le faut, il le faut. » Enserré pendant la paix dans la loi du travail incessant, dans l'usine de machines ou dans l'usine de bureaux, esclave de l'outil, de la plume ou du talent ou d'autre chose, tu fus traqué sans répit, du matin au soir, par la tâche quotidienne qui ne te permettait que de vaincre tout juste la vie et de ne te reposer qu'en rêve.
Quand vient la guerre que tu n'as jamais voulue, — quel que soit ton pays et ton nom, — la fatalité terrible qui t'empoigne se démasque nettement, agressive et complexe. Le souffle de condamnation s'est levé.
On réquisitionne ta personne. On se saisit de toi par des mesures menaçantes qui ressemblent à des arrestations, et auxquelles rien de ce qui est pauvre ne peut échapper. On t'emprisonne dans des casernes. On te met nu comme un ver et on te rhabille avec un uniforme qui t'efface ; on marque ton cou d'un numéro. L'uniforme t'entre dans la peau; les exercices te façonnent et te taillent à l’emporte-pièce. Il surgit autour de toi, t'encerclant, des étrangers vêtus brillamment. On les reconnaît : ce ne sont pas des étrangers. Alors, c'est un carnaval, mais un carnaval farouche et suprême : ce sont les nouveaux maîtres, absolus, arborant leurs pouvoirs dorés sur leurs poings et leurs têtes. Ceux qui sont près de toi ne sont eux-mêmes que les serviteurs d'autres qui portent un pouvoir plus grand peint sur leurs habits. C'est une exigence de misère, d'humiliation et de rapetissement où tu tombes de jour en jour, mal nourri, et mal traité, assailli dans toute ta chair, fouetté par les ordres des gardiens. A chaque minute, tu es rejeté violemment dans ton étroitesse, tu es châtié au moindre geste qui en sort, ou tué par ordre de tes maîtres. Il t'est défendu de parler pour t'unir à ton frère qui te touche. Autour de toi règne un silence d'acier. Ta pensée ne doit être qu'une souffrance profonde".
Henri Barbusse, in Clarté
photos de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva
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dimanche, 29 janvier 2012
Le kir Cornulier : une boisson pour oublier qu'on boit pour oublier
Photo Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva
Le kir Cornulier est une recette de kir créée en douce dans un appartement du fond d'une cour du boulevard du Montparnasse, au tout début de l'an 2012.
C'est tout simplement un mélange, qu'on peut doser selon les goûts de chacun, de champagne et de nectar de rhubarbe.
Ingrédients : champagne & nectar de rhubarbe.
Se boit frais.
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samedi, 28 janvier 2012
Santoori, film imparfait, film émouvant
Un billet d'Olympe Davidson
La prise de risque, la misère technique, l'imperfection des dialogues, l'émouvant jeu des acteurs, la musique facile, faite pour faire pleurer.
Trop de dialogues, plans bizarres mais beaux, complication du scénario, pluie de violences - violence joyeuse, violence glauque - et pourtant ! il y a un grand charme dans ce film de Dariush Mehrjui.
Le beau visage d'un acteur, les cris d'un quotidien pesant, les voiles des femmes soumises, les barbes des hommes soumis... Et la liberté des cinéastes iraniens, si grande, tellement plus grande que celle des cinéastes approuvés par le CNC (Centre National de la Cinématographie française).
Cette oeuvre a été interdite en Iran. Ne crions pas à l'injustice trop facilement : sans avoir tort, nous risquerions d'oublier que partout la liberté est fragile.
Ici, quel cinéaste vraiment libre d'esprit pourrait obtenir l'approbation du CNC et du CSA ?
De nombreux thèmes, s'ils étaient traités, ne passeraient pas en salle.
Pour être producteur, il faut obtenir un visa de l'Etat, et chaque film doit être approuvé (ce qui n'est heureusement pas le cas dans le monde de l'édition !)
Et nous avons, nous aussi, de plus en plus d'interdits sur les opinions et les comportements.
La liberté des cinéastes iraniens interroge : pourquoi la beauté de l'art n'est-elle pas proportionnelle à sa liberté ?
Merci à l'internaute qui a mis à disposition publique cette vidéo.
Avant Olympe, Jean Bouchenoire avait posé déjà la question de la grandeur artistique en un billet intitulé Vanité des arts, vides esthétiques, vacuité des audiences.
Il ne parlait pas de liberté, mais d'économie.
Il écrivait : "Le mécénat doit être indépendant de la classe artistique. C'est pourquoi un système dans lequel la même classe (chez nous, la bourgeoisie) se partage la haute fonction publique, les arts, le mécénat d'Etat, etc, est vouée à produire des oeuvres complaisantes, dénuées d'universalité".
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vendredi, 27 janvier 2012
Carvos Loup : Fentes
Carvos Loup intervient le vendredi sur AlmaSoror, avec une photo illustrée par une phrase ou deux.
Fentes par lesquelles passent nos feintes, failles que l'âge ne répare, rayons d'un autre monde ; d'un monde outre-âme, qui vient baigner nos instants mal calculés.
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jeudi, 26 janvier 2012
La nuit du clochard
Un clochard et son chien marchent sous un pont.
- Là, dit le clochard.
- Non, dit le chien. Plus loin.
Le clochard et le chien suivent le fil de l’eau. Ils passent devant un banc.
- Là, dit le clochard.
- Non, dit le chien. Plus loin.
Le clochard et le chien montent des escaliers. Ils arrivent sur une petite place pavée.
- Là, dit le clochard.
- Non, dit le chien. Encore plus loin.
Le clochard et le chien marchent longtemps dans la nuit. Soudain, le chien montre une bouche d’égout :
- Là ! crie le chien.
- Non, dit le clochard. Plus loin.
Ils se remettent en route. Ils marchent encore longtemps.
- Chien, dit le clochard. Pourquoi tu ne voulais pas sous le pont ?
- Je n’aimais pas l’odeur.
Ils marchent. Les voitures passent très vite autour d’eux.
- Chien, dit le clochard. Pourquoi tu ne voulais pas sur le banc ?
- Les bancs sont inconfortables pour les chiens, répond le chien.
Ils marchent. Le vent souffle. Ils ont faim. Ils ont froid.
- Chien, dit le clochard. Pourquoi tu ne voulais pas sur la jolie place pavée ?
- J’avais peur des mauvaises rencontres, dit le chien. Je ne me sentais pas en sécurité.
Ils marchent. Une grue cache la lune. Ils sont essoufflés. Ils veulent vraiment dormir.
- Clochard, demande tout d’un coup le chien. Pourquoi tu ne voulais pas sur la bouche d’égout ?
- Les bouches d’égout sont inconfortables pour les clochards, répond le clochard. Ça n’aide pas à rêver.
Ils marchent, puis leurs jambes s’arrêtent. Ils ne peuvent plus marcher.
- Je ne peux plus marcher, dit le clochard.
- Moi non plus, clochard, dit le chien.
Ils s’allongent sur le trottoir. Clochard ouvre son long manteau et Chien s’y blottit à l’intérieur.
- Pauvre chien, dit clochard. Je ne te fais pas une belle vie.
Ils écoutent le bruit des voitures. Ils écoutent le bruit des sirènes. Ils écoutent le bruit des chaussures qui passent au loin.
Chien entend que Clochard ne dort pas.
- Clochard, dit Chien. Je connais un endroit très confortable pour les chiens. On s’y sent en sécurité. L’odeur est agréable.
Clochard écoute :
- Où est-ce ? demande-t-il.
- Dans ton manteau.
Clochard rit.
- Merci, chien, lui dit-il. Moi, je connais quelque chose de très confortable pour les clochards. Quelque chose de très pur, qui aide à rêver.
- Qu’est-ce ? demande Chien.
- Ton cœur.
Clochard et Chien s’endorment. C’est toujours comme ça, la nuit, dans la ville.
Edith de CL
2009
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