mercredi, 09 mars 2011
Concierto de Aranjuez
« Pour moi, un instrument est un rêve vivant qui croît et évolue selon les nécessités de la musique ».
Continuons, continuons, continuons ce long, lent et étrange travail de recopiage des pochettes de disques vinyles, ces pochettes dont on relisait sans cesse les textes bien pensés et bien écrits. Voici deux textes issus de la pochette du disque Concierto de Aranjuez, publié par Deutsche Grammophon nous ne savons quand, puisque comme souvent sur les pochettes de microsillons, celle-ci n’indique pas de titre.
Les deux textes sont de l’interprète, le guitariste Narciso Yepes. L’un concerne les œuvres qu’il interprète dans ce disque ; l’autre est une note explicative à propos de sa particularité de jouer sur un guitare à dix cordes.
Deutsche Grammophon
Joaquin Rodrigo
Concierto de Aranjuez
Fantasia para un gentilhombre
Narciso Yepes, guitare
Orchestre symphonique de la R.T.V. espagnole
Direction Odon Alonso
139 440 Gravure universelle
Pas de date !
Le Concerto d’Aranjuez a été écrit pour Regino Sainz de la Maza. La Fantaisie pour un Gentilhomme a été dédiée à Andrés Segovia. Je les ai faits miens parce que, pendant de longues années, j’ai appris à les comprendre et à les aimer. Les deux concertos ont des traits communs : la verve de Rodrigo et sa tendresse à exprimer des mélodies pures. Ils divergent par leur esprit.
Le Concerto d’Aranjuez est le premier concerto pour guitare et orchestre écrit par un compositeur contemporain. Rodrigo lui a donné le nom de la ville d’Aranjuez, parce que la petite ville verdoyante au bord du Tage, avec ses Palais et ses jardins tracés à la française, est caractéristique du XVIIIème siècle espagnol. Pour moi, le Concerto d’Aranjuez est un jeu de lumières et de sentiments.
Le premier mouvement est la pointe du jour en Castille. La terre est recouverte de lumière en quelques instants. Tout est frais, tout est jeune, avec cette pointe de piquant qui fait le cachet de la musique de Rodrigo. C’est pourquoi je joue le premier mouvement avec une intention de joie et de jeunesse.
Le deuxième mouvement est l’après-midi sans hâte, qui se prête aux confidences. La lumière est plus douce, le temps ne compte pas : ce sont des moments de paix qui tiennent de l’éternel. Les contrebasses et les cordes marquent, avec persistance, le rythme d’un cœur géant. Je laisse chanter la guitare en toute liberté, mais toujours à l’intérieur de ce battement du cœur, égal à lui-même. Ma version est différente de celle qui se trouve dans la partition : Rodrigo et moi avons fait des modifications alors que la partition était déjà publiée. J’enchaîne aussitôt le troisième mouvement pour ne pas briser la tension créée au second. Rodrigo le pensait ainsi puisqu’il a commencé le troisième mouvement dans la tonalité du second. La jonction se fait sans coupure, puisque dans le « tutti » de l’orchestre, il revient au ré majeur, tronc tonal du concerto.
Le troisième mouvement est le soleil de midi, quand la lumière est cinglante et que les ombres n’existent pas. Rodrigo fait une pirouette pour ne pas s’attacher au dramatisme du second mouvement. C’est pourquoi j’essaie de lui donner un ton enjoué et dynamique.
La Fantaisie pour un Gentilhomme évoque le XVIIème siècle espagnol. C’est le Siècle d’Or, l’Espagne prestigieuse. Très souvent on m’a posé la question : « Quel est le Gentilhomme pour qui est écrite la « Fantaisie » ? » Le Gentilhomme est Gaspar Sanz, guitariste, organiste, compositeur, musicologue et licencié en théologie. Rodrigo emprunte à ce parfait gentilhomme du XVIIème siècle espagnol, les thèmes qui constituent la Fantaisie.
Villano est une danse d’origine villageoise. Ricercare est le nom italien du « Tiento » espagnol, ou improvisation à plusieurs voix.
Españoletas est une danse majestueuse toujours en mode mineur.
Fanfare de la Caballeria de Nàpoles est une danse guerrière d’une armée en marche.
Danza de las Hachas est une danse très ancienne, la danse espagnole des flambeaux.
Canarios est écrit sur les rythmes caractéristiques de la musique espagnole : le ¾ alternant avec le 6/8, que l’on trouve déjà dans les Cantigas d’Alphonse le Sage. Rodrigo a dit à propos de sa Fantaisie pour un Gentilhomme : « J’aimerais que Gaspar Sanz, s’il pouvait l’entendre, dise : ce n’est pas moi, mais je m’y reconnais ». J’ajouterais volontiers que j’aimerais qu’à travers Gaspar Sanz, à travers Rodrigo et aussi à travers moi-même, on reconnaisse le sceau de la musique espagnole et qu’on l’aime.
Narciso Yepes
La guitare à dix cordes
J’ai beaucoup réfléchi avant d’ajouter quatre cordes à ma guitare. Depuis bientôt dix ans que je donne des concerts dans le monde entier avec mon instrument ainsi transformé, je me félicite sans cesse d’avantage de ma décision.
En premier lieu, les quatre cordes supplémentaires lui confèrent un équilibre sonore que la guitare à six cordes est loin de posséder. En effet, au moment où l’on joue une note sur une corde, une autre se met à vibrer par résonance sympathique. Sur une guitare à six cordes, ce phénomène se produit seulement sur quatre notes tandis que, sur la mienne, les douze notes de la gamme ont chacune leur résonance par sympathie. Ainsi la sonorité boiteuse de la guitare à six cordes se transforme-t-elle en une sonorité plus ample et égale sur une guitare à dix cordes.
En second lieu, je ne me contente pas de laisser vibrer passivement par sympathie les cordes ajoutées, je les utilise, je les joue selon les exigences de la musique à interpréter. Je peux régler le volume des résonances, je peux aussi les supprimer. Je peux en éteindre une si celle-ci me gêne dans un passage donné mais, si je puis le faire, c’est précisément parce que je dispose des résonances. Cela me permet de modifier à mon gré non seulement le volume, mais aussi les couleurs sonores.
En troisième lieu, la guitare à dix cordes m’ouvre des possibilités très vastes dans le domaine de la musique ancienne, surtout celle écrite originellement pour le luth. J’accorde les quatre cordes supplémentaires de différentes manières : je dispose de basses dont la guitare à six cordes est dépourvue et il m’est ainsi possible de jouer sans transcription grand nombre de manuscrits. La quatrième qualité est l’intérêt que la guitare à dix cordes a suscité parmi les compositeurs contemporains. Elle offre des ressources nouvelles et la musique écrite pour ma guitare à dix cordes en est le vivant témoignage.
Quelques personnes m’ont accusé de dénaturer la guitare traditionnelle. Je ne l’ai ni changée, ni appauvrie ; je l’ai agrandie. Pour moi, un instrument est un rêve vivant qui croît et évolue selon les nécessités de la musique. Tous les instruments suivent une évolution. La guitare, elle aussi, a connu à travers les siècles des formes diverses et un nombre de cordes différent. Je possède des manuscrits fort intéressants de Antonio Jimenez Manjon, compositeur et guitariste espagnol du XIXème siècle, qui a écrit pour une guitare à onze cordes !
A ceux qui m’objectent la difficulté du jeu, je répondrai ceci : la guitare a dix cordes m’a posé des problèmes et me les pose encore. Elle m’a forcé à une recherche plus profonde, plus créatrice. Jamais je n’ai reculé devant l’effort quand cet effort a un sens. J’ajouterai encore que le domaine de l’art ne s’ouvre qu’à ceux qui ne reculent pas devant un travail honnête de concentration et d’approfondissement.
N. Yepes
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dimanche, 06 mars 2011
L'art de boire les vins
Extrait d'une brochure intitulée Nos grands vins de Bordeaux, publiée Féret & Fils, Editeurs à la fin des années (19)40.
"Savoir boire le vin n'est donné qu'à un gourmet exercé ; savoir le faire boire à ses convives n'appartient qu'à un maître de maison doué d'un tact exquis et d'un goût éclairé.
Un tableau de maître a besoin d'une lumière et d'un entourage favorables pour faire apprécier le talent du peintre ; aucune femme, malgré sa beauté souveraine, n'ignore et ne dédaigne l'art de rehausser ses charmes par un accord harmonieux ou par un contraste savant. Il est, de même, une science et un art de boire les grands vins. Il faut d'abord connaître les caractères qui distinguent chacun des vins que l'on veut servir à ses convives. Il est nécessaire de savoir les offrir avec les mets qui seront de nature à les faire apprécier et d'observer la famme, savamment graduée, qui permettra de faire ressotir tous leurs mérites. Ils gagnent à être servis dans de grands verres en cristal fin.
Après avoir étudié le menu, on décidera quels sont les vins qu'on doit offrir et dans quel ordre ils seront dégustés. Les bouteilles choisies seront prises dans le caveau, apportées avec précaution dans l'office, dans la position verticale, après les avoir relevées délicatement et fait une marque pour savoir où se trouve le dépôt de lie. De cette façon, on évite un va-et-vient qui ne saurait manquer de se produire et troublerait le vin. En le versant soigneusement et dans la même position qu'elle avait dans le caveau, la très vieille bouteille ne sera décantée qu'au moment où elle devra être bue, pour conserver l'arôme et le bouquet du vin. Un vin dans la plénitude de ses qualités doit être décanté quelques heures avant d'être bu.
Le vin rouge doit être chambré, c'est-à-dire porté à graduellement à la température de la salle à manger.
Le flacon qui doit recevoir le vin doit être, en hiver, attiédi légèrement, mais il ne faut pas chauffer le vin. Quand on n'aura pas eu le temps de laisser prendre au vin rouge la température de l'appartement, on pourra y remédier en plongeant dans l'eau chaude les carafes qui serviront à décanter le vin.
Aucun des instruments inventés pour décanter le vin ne vaut la précaution de ne pas déplacr le dépôt et la sûreté de la main.
Dans quel ordre les vins seront-ils servis ?
La règle à observer pour la concordance des vins avec les mets est celle-ci : avec les poissons, les vins blancs ; avec les viandes, les vins rouges généreux ; à la fin du repas, les vins rouges les plus vieux ; au dessert, les vins blancs liquoreux et mousseux.
Les vins blancs seront d'autant plus fortement frappés qu'ils seront plus liquoreux.
Pour la dégustation des vins blancs liquoreux, tels que ceux de Sauternes, il y a parmi les gourmets deux écoles : l'une qui les préfère au dessert, l'autre, au commencement du repas, avec le poisson.
La règle pour la graduation des vins rouges est de commencer par les plus jeunes et les moins célèbres.
Voyons comment ces règles sont observées par les gourmets.
Quelques cuillerées de potage ont, par leur douce chaleur, préparé le palais et l'estomac à remplir leurs utiles et agréables fonctions. Avec les huitres, que suivent le saumon ou le turbot, apparaissent les grands vins blancs de Bordeaux, secs, demi-secs ou liquoreux ; mais, à notre avis, les vins blancs trop liquoreux au début d'un repas empêchent de bien goûter les bons vins rouges qui suivent. Dès que le poisson est enlevé, le sommelier cesse de verser les vins blancs.
Quand le chef sert les viandes, on offre les grands ordinaires et les bourgeois du Médoc, pleins de moelleux et de corps, à la robe purpurine, au bouquet parfumé. C'est avec les grosses viandes, le boeuf roti, le sanglier, le chevreuil, qu'on servira les excellents vins corsés et capiteux, premiers crus de Saint-Emilion ou de Pomerol.
Quand, vers le milieu du repas, les convives sont arrivés peu à peu à cet état de satisfaction où l'estomac, docile encore, ne manifeste plus d'impétueuses exigences ; où le goût, préparé par une savante graduation de sensations, est susceptible des impressions les plus délicates, les grands vins rouges du Médoc font leur entrée triomphale et le sommelier annonce avec orgueil des noms et des dates illustres.
Après ces vins, on peut encore savourer les Sauternes liquoreux et vider quelques coupes écumantes de Champagne".
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jeudi, 03 mars 2011
Le style immense et plein de pensée de Benoist-Méchin
Phot Europe, par L.N Lammermoor
Un billet de Jean Bouchenoire
Lire l'oeuvre de Jacques Benoist-Méchin redonne confiance dans la langue française, pleine de puissance et de beauté, de retenue et d'expression, d'images et d'idées, de rythme et de force, de poésie et de légèreté. Lire l'oeuvre de Benoist-Méchin ouvre les portes de l'histoire et des épopées qu'elle contient. Voici le début de son livre Ibn Séoud ou la naissance d'un royaume.
"On a peine à se représenter l'Arabie autrement que comme une masse désertique de pierres et de sables, comme un brasier qui se consume lentement sous un soleil dévorant. Contrairement à beaucoup d'autres contrées du monde, c'est un pays où le rôle primordial de la terre a été confisqué au profit de la lumière et du ciel. Il semble avoir été façonné dans une substance immatérielle et ses horizons ressemblent moins à des paysages qu'à ces images incandescentes qui naissent au coeur du feu.
Pourtant, il n'en fut pas toujours ainsi. Car les historiens nous assurent qu'en des temps immémoriaux, quand l'Europe gisait ensevelie sous le linceul blanc de l'époque glacière, l'Arabie était une contrée verdoyante et fertile, irriguée par plusieurs fleuves, un pays souriant où les pâturages alternaient avec les forêts.
Quelle fut la vie de cette Arabie fraîche et boisée, où les sources bruissaient au fond des clairières ? Nous n'en savons rien, car aucun témoignage n'en est parvenu jusqu'à nous. Sans doute sa faune était-elle semblable à celle de l'Afrique et des Indes, entre lesquelles elle servait de trait d'union. On devait y rencontrer des mammouths et des aurochs, des buffles et des gazelles, des aigles et des léopards. Mais tout cela n'est plus".
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mardi, 01 mars 2011
Ciel ! mes nuages
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samedi, 26 février 2011
Microsillon... Vivaldi : Les Concertos pour mandolines
Recopier les textes des pochettes de disques vinyles des années 60 et 70... C'est une des activités de Jean Bouchenoire, Nadège Steene, David Nathanaël Steene, Édith de Cornulier-Lucinière depuis quelques mois.
Ces textes de qualité, nous les relisions en réécoutant ces disques passés de mode ; nous nous sommes dit qu'il faudrait pouvoir les conserver, y revenir à souhait car ils structurent et éclairent l'histoire discographique.
Voici le texte de la pochette des Concertos pour mandolines dirigés par Claudio Scimone. On y apprend que les musicologues ont longtemps bêtement confondu la trompette marine (long violon utilisé dans les couvents féminins allemands et a eu les faveurs de quelques compositeurs français) et la trompette tout court, instrument à vent n'ayant rien à voir avec le premier. Vivaldi était ainsi bien mécompris, méconnu, maljoué et il est bien heureux que l'on soit revenu à une compréhension plus fidèle de son œuvre.
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Vivaldi, les concertos pour mandolines
Concerto pour violon discordato i solisti veneti
Direction Claudio Simone
Stereo Erato. Éditions Costallat. Paris.
Prise de son : Peter Willemoes.
Pas de date sur le disque...
Guitare, luth, mandoline, théorbe... ces instruments à cordes pincées évoquent pour le mélomane moderne des images bien lointaines, sans vie réelle, liées tout au plus au monde de la musique dite « légère ». Au sein du grand orchestre d'aujourd'hui, le seul élément qui subsiste encore de cette pittoresque famille est la harpe. Il en était bien autrement au dix-huitième siècle, et, notamment à Venise au temps d'Antonio Vivaldi : toute formation instrumentale d'une certaine classe comprenait alors – en plus d'un ou de deux clavecins – au moins un théorbe destiné à compléter la « basse continue », accompagnement que les compositeurs négligeaient d'écrire note par note, se fiant selon les circonstances, à un nombre variable de musiciens qui improvisaient d'après les chiffres servant de base harmonique. Peu à peu l'un ou plusieurs de ces instruments se joignirent à l'ensemble en qualité de soliste et l'importance de cette famille instrumentale sans cesse croissante donnait à l'orchestre du dix-huitième siècle une sonorité particulière, claire, délicate et extrêmement limpide qu'il est fort difficile d'imaginer de nos jours.
La mandoline, traditionnellement liée, dans l'imagination populaire, à la chanson napolitaine, fut bien négligée par les compositeurs de toutes les époques, peut-être à cause de sa sonorité métallique et un peu sèche, et son rôle dans le domaine de la musique classique se limite à quelques apparitions épisodiques dans le répertoire lyrique, comme accompagnement d'une sérénade ou d'une romance. Parmi les grands génies de musique instrumentale, seuls Beethoven et Mahler ont fait place dans leur production à cet instrument qui apparaît aussi – toutefois en tant qu'allusion folklorique – dans quelques oeuvres de Respighi. Dans la tradition théâtrale vénitienne, la mandoline avait fait son apparition, avant Vivaldi, comme instrument «obligé » au sein de l'orchestre : Marc Pincherle cite l'emploi de cet instrument entre 1704 et 1707 dans ces compositions de Bononcini, Ariosti et Conti.
Au cours des longues années de son infatigable activité de compositeur lyrique, de pédagogue et de « Maître de concerts », des orphelines adoptées par l'Hôpital de la Piété, à Venise, le « Prêtre Roux », Antonio Vivaldi (1678-1741) n'a cessé d'explorer avec une imagination inépuisable, les ressources nouvelles de timbres et de coloris instrumentaux, obtenant des résultats d'une richesse et d'une variété qui ont laissé une trace unique pour toutes les époques suivantes. Certes, il a créé à l'infini des combinaisons et des fusions instrumentales entièrement nouvelles, révélant ainsi des possibilités insoupçonnées au sein de la formation la pus simple, celle de l'orchestre à cordes ; mais il n'a cessé, d'autre part, de « travailler » sur les timbres de chaque instrument en particulier, mettant en valeur certains d'entre eux qui, avant lui, étaient condamnés à un simple rôle de toile de fond, leur rendant toute leur dignité d'instruments soliste grâce à une littérature aussi riche qu'admirable (citons seulement, en exemples, le basson et le violoncelle). Les trois concerti qui composent la présente « intégrale » forment un répertoire pour mandoline solo unique dans l'histoire de la musique, car seul Vivaldi a eu le mérite d'avoir deviné les possibilités de cet instrument et d'avoir su l'utiliser pour composer des œuvres admirables.
Il est presque certain que Vivaldi composait pour la mandoline dite « napolitaine », munie de huit cordes couplées deux par deux et accordées comme les quatre cordes d'un violon ; et c'est ce qui explique comment Vivaldi, violoniste remarquable, a pu traiter la mandoline avec une maîtrise si extraordinaire.
Cette maîtrise s'affirme déjà totalement dans le concerto en ut majeur pour mandoline dans laquelle, selon une concession de l'auteur, la partie des instruments à cordes peut être exécutée en « pizzicato » - nous avons toutefois suivi, pour cet enregistrement, la première des deux indications originales, mettant ainsi davantage en évidence l'opposition des timbres entre le soliste et les cordes qui l'accompagnent. Ce Concerto fut probablement composé pour le marquis Guido Bentivoglio di Ferrara, ami et protecteur de Vivaldi et qui, comme le mentionne une lettre de 1736, jouait de la mandoline pour son plaisir. La partie de mandoline, dans le premier mouvement, s'oppose nettement aux Tutti, sugérant des motifs d'une grâce et d'une élégance rares, s'isole dans une broderie en arpège au cours du second mouvement dont la symétrie géométrique évoquerait certaines œuvres de Jean-Sébastien Bach s'il n'y avait là toute la légèreté et la luminosité typiquement vénitienne – puis se fond, en revanche avec les cordes dans le dernier mouvement, reprenant le motif des Tutti et le développant pour son propre compte jusqu'à la soyeuse et brillante conclusion.
Le Concerto en sol majeur pour deux mandolines, œuvre bien plus complexe et importante, est également beaucoup plus populaire. Le thème du premier mouvement est infiniment plus riche, opposant ombres et lumières dans les divers dessins mélodiques. Le second mouvement constitue l'une de ces pages typiquement vivaldiennes, construites sur une mélodie si caractéristique et pleine de charme, qui se dessine, en couleurs doucement automnales, dans une atmosphère de mélancolie qui, jamais, ne devient de la tristesse. Le chant des deux solistes se développe dans une liberté totale, soutenu par les seuls « pizzicati » des violons : cette fois encore, nous demeurons émerveillés de la richesse poétique que le Prêtre Roux réussit à obtenir de ces instruments rigides et insolites. Le Finale, riche en traits de virtuosité, est très brillant.
Mais le Concerto le plus intéressant, le plus beau de cette « intégrale », l'exemple le plus spectaculaire des possibilités sonores qu'offrait aux compositeurs du XVIIIème siècle cette formation orchestrale – aujourd'hui inusitée – est le concerto p.16, composé par Vivaldi à l'occasion d'un concert donné en 1740 par les « Filles du Pieux Hôpital de la Piété » à Frédéric Christian, Prince de Pologne et Électeur de Saxe, et dont une copie manuscrite se trouve à la Landesbibliotek de Dreste. Ce Concerto, l'une des pierres angulaires de l'histoire de la musique, l'un des documents les plus expressifs de la sensibilité musicale de tous les temps, apparaît ici pour la première fois dans ses habits d'origine, c'est-à-dire que les effets de timbres voulus par l'auteur ont été respectés.
L'instrumentation de ce concerto est d'une variété rare non seulement pour l'époque mais également en regard de l'ensemble de l'œuvre de Vivaldi lui-même, comprenant, selon le titre du manuscrit original : « 2 flauti, 2 teorbi, 2 mandolini, 2 salmoe, 2 violini in tromba marina e un violoncello » en plus, bien entendu, de l'orchestre à cordes et du « continuo » de rigueur.
Les théorbes étaient des instruments à cordes pincées de la famille du luth qui, au temps de Vivaldi, avaient, tout comme la mandoline des cordes couplées deux par deux, avec cette différence, très caractéristique, que les cordes du théorbe, fort nombreuses, étaient fixées sur deux manches. Celles qui partaient du manche le plus long (les plus graves) étaient accordées suivant la tonalité du morceau à jouer et étaient toujours pincées « à vide », c'est-à-dire sans la moindre intervention de la main gauche (il n'était donc possible de jouer qu'une seule note par corde). Ceci contribuait à donner à cet instrument une couleur ronde et riche, très séduisante, particulièrement adaptée à son rôle habituel dans la basse continue.
Le Salmoe est un instrument à vent, n'existant plus de nos jours, dont les caractéristique font l'objet de nombreuses discussions. Pour nous, nous partageons pleinement l'opinion des musicologues – dont Marc Pincherle – qui le considèrent comme un instrument « à anche simple », c'est-à-dire un ancêtre de la clarinette. À notre avis, cette hypothèse se trouve corroborée par le fait que Vivaldi n'utilisait cet instrument que lorsqu'il désirait une sonorité exceptionnellement délicate : dans le « Concerto funèbre », par exemple, où le salmoé sert de basse aux « soli » du hautbois en sourdine (alors que le salmoé ne porte pas de sourdine), où dans le présent Concerto qui se caractérise par la sonorité ténue de tous les instruments solistes. Pour cette raison, et pour d'autres motifs qu'il serait trop long d'énumérer, nous avons réalisé les parties de salmoé, instrument aujourd'hui disparu, avec des clarinettes à l'octave supérieure.
Autre curiosité dans cette œuvre insolite : les « violini in tromba marina », littéralement violons imitant la trompette marine, instrument très rare à effet de roulis caractéristique, au timbre ténu, légèrement nasal. Il est évident que cet effet de roulis sur la table d'harmonie et cette modification de la couleur étaient obtenus par l'adjonction d'une sourdine spéciale. Toutefois nous sommes en plein mystère quant à la réalisation de cette sourdine et nous avons dû nous livrer à de longues recherches pour mettre au point un accessoire analogue, non sans d'ailleurs mettre à profit certaines expériences sonores de quelques compositeurs d'avant-garde qui ont pu ainsi constater qu'il n'est rien de nouveau sous le soleil...
Flûtes, salmoé, mandolines, théorbes, violons à sourdine spéciale : nous avons là un ensemble de timbres légers, lumineux, brillants, aux possibilités sonores d'une richesse infinie, dont l'agilité et la virtuosité sont mises constamment en valeur. Soutenus par le « continuo », ce sont les quatre instruments à cordes pincées qui dominent dans les Tutti, conférant ainsi à l'ouvrage une sonorité unique dans l'histoire de la musique. Dans les « soli » ressortent plus particulièrement les couples d'instruments : en allusions spirituelles bien caractéristiques de son style, Vivaldi se plaît à mettre en lumière, aux points-clés du discours musical (les soli au début des deux mouvements rapides et le dernier et étincelant solo du Finale) les deux instruments à cordes unissant la solennité des trompettes à la virtuosité typiquement violonistique qui se déploie en arpèges brillants et en doubles-cordes. Mais, même dans les vigoureux tutti, chaque instrument garde sa propre individualité : ce que ce Concerto apporte de plus nouveau, c'est bien le fait qu'au sein de la masse sonore ne se crée plus un amalgame de timbres, mais que chaque couleur particulière demeure distinctement perceptible dans une trame délicate et transparente.
Dans l'admirable mouvement médian, les violons, avec un phrasé typiquement vivaldien, chantent une ample mélodie de barcarolle, que doublent seules, à l'unisson, les deux mandolines. C'est là une des pages les plus « vénitiennes » de Vivaldi, où, dans une simplicité extrême et avec une tendresse infinie et extatique, la mélodie se déploie librement et sans interruption aucune, atteignant les régions les plus élevées de l'émotion artistique.
Nous avons déjà dit que, dans le présent enregistrement le Concerto a été réalisé, autant que posible avec les timbres originaux voulus par le compositeur. C'est également ce qu'on peut lire en tête de la transcription faite par deux éminents musiciens italiens – sur laquelle se sont basés, tant pour le concert que pour le disque, des exécutants très célèbres – et qui comprend, entre autres, pour la réalisation des parties de « violon en trompette marine » deux véritables trompette ! Cette énorme... et assourdissante erreur, qui a fait loi jusqu'à présent, est désormais condamnée sans rémission par le respect du texte vivaldien, sur le plan technique comme sur celui du bon goût. Sur le plan technique, les parties de violon « en trompette marine » sont sans le moindre doute possible une partie violinistique, avec intervalles, traits, doubles cordes, insistances caractéristiques sur les corde à vide et en particulier sur la corde de sol qui constitue la limite grave du registre de cet instrument. En fait, les compositeurs dont nous parlons ont dû se livrer à d'incroyables acrobaties pour transformer cet authentique violon en fausse trompette, effaçant les doubles notes, répartissant et divisant les traits d'une façon plutôt fantaisiste (ce sont les violons de l'orchestre qui sont obligés, par exemple, de jouer des « cordes à vide » seules au milieu de longs silences), pour finalement obtenir deux parties de trompettes horriblement difficiles, anti-naturelles et parfaitement injouables.
Du point de vue du bon goût artistique, l'édition comportant ces deux trompettes est une négation totale de la géniale intuition vivaldienne quant à la combinaison des timbres, qui est à la base de ce chef-d'œuvre. La sonorité éclatante et écrasante des trompettes « tue » l'ensemble des autres instruments, détruisant le délicat, l'aérien, l'admirable équilibre : les fragiles cordes pincées disparaissent totalement tandis que les autres instruments passent au second plan – bien que les exécutions inspirées de telles « révisions » prévoient des instruments aux sonorités moins fines, plus lourdes tels que la petite harpe (à la place du téorbe!) le basson, le cor anglais etc.
L'origine de cette absurdité est la suivante : le copiste de Dresde, interprétant sans doute une abréviation de Vivaldi (peut-être le compositeur avait-il simplement inscrit les lettres « Tr. » pour distinguer les violons « in tromba marina » des autres violons de l'orchestre à cordes) a écrit le mot « Tromba » au début de la partition. Les musicologues que nous mentionnons ont pris cette indication à la lettre, oubliant que le titre de la partition porte l'indication exacte de « violoni in tromba marina » et qu'il n'y est pas question de la moindre trompette ! Assez comiquement, l'un d'eux, partant de cette énorme confusion, observe dans une note éditée que « les violons en trompette marine ne figurent pas parmi les instruments mentionnés dans la partition ». Il aurait d'ailleurs dû lui suffire de lire attentivement cette partition car un musicien peut se tromper devant des mots, mais pas en face de notes ! La modestie et l'amour auraient dû lui rappeler que Vivaldi était peut-être le plus grand connaisseur de timbres et d'instruments de toute l'histoire de la musique, qu'il savait, mieux que ses « réviseurs » que la trompette, elle, ne donne qu'une seule note à la fois et qu'il en connaissait parfaitement l'étendue et les caractéristiques !
Écoutons-le donc, ce Concerto, tel qu'il fut autrefois. Cette audition fera revivre à nos oreilles un joyau sans pareil qui, jusqu'à ce jour, avait été entièrement défiguré. Nous goûterons ainsi l'une des plus splendides créations de l'esprit humain, où la clarté, la simplicité, la luminosité et la grâce aérienne de l'art vénitien atteignent les dimensions d'un message universel.
Ce disque est complété par le Concerto en si bémol « a due cori von violano discordato », l'une des œuvres où souffle le plus largement l'esprit du Prêtre Roux : l'usage de l'écriture « à deux chœurs » remonte aux origines de l'école musicale vénitienne, tradition dûe à la disposition de la Basilique Saint-Marc, dont les deux orgues se faisaient face : les compositeurs réunissaient voix et instruments autour de chacun de ces orgues dans une alternance et un dialogue constant des deux masses sonores. Pour employer un terme moderne, c'était là déjà la musique « stéréophonique ». Nombreuses sont les œuvres du Prêtre Roux écrites selon cette tradition et où se répondent et s'unissent deux orchestres à cordes. Le violon solo est « désaccordé » ou plutôt accordé de façon inhabituelle : pratique cependant fréquente dans l'école vénitienne qui, tout en modifiant les possibilités techniques de l'instrument en variait également le timbre, selon les différentes façons d'accorder. Dans le Concerto qui nous intéresse, la note quatrième est montée d'une tierce mineure, donnant ainsi un si bémol. La couleur de l'instrument acquiert plus de douceur. Sur le plan technique, ce système augmente les possibilités de garder le si bémol comme pédale pour les traits et les arpèges.
Parmi les plus beaux passages de ce Concerto, citons la passacaille du second mouvement où les instruments de l'orchestre répètent constamment les sept mêmes battues tandis que le soliste donne libre cours à une invention toujours nouvelle dans la variété et la richesse de la fantaisie. Il est à remarquer que la Cadence, à la fin du dernier mouvement, est l'une des rares pages de ce genre écrite entièrement de la main même de Vivaldi.
Claudio Scimone
Traduction : F . Knaeps
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mercredi, 23 février 2011
hume, frère. Hume le monde...
"Je hume à longs traits le vin du souvenir".
Charles Baudelaire
(Un billet d'Édith)
exercices de flair
Pause.
Tu t'installes quelques minutes, quelque part, et tu oublies la journée qui vient de passer. Tu oublies tout et tu laisses tes sens, ton coeur et ton esprit errer à travers le silence. Des bruits t'entourent : ils te bercent, comme les remous d'un bateau qui t'emmène sur une île.
Prière.
Tu convoques tes deux amies : l'humilité et la confiance. Humilité de ton être, confiance en ton être.
Contemplation.
Tu sens avec ton nez : le monde, la vie, l'instant. Des odeurs, peut-être, apparaissent, se dévoilent.
Mémoire vieille.
Maintenant pense à quelque chose. Une gare, une pomme, un grenier, une fleur, quelque chose qui sent. Et sens cette odeur. Sens-la, souviens-toi d'elle avec ton nez et laisse la repartir quand tu en as marre.
Mémoire jeune.
Essaie de te souvenir d'une odeur sentie aujourd'hui. Une odeur respirée et reconnue dans les dernières heures. Dans les derniers jours. Retrouve cette odeur. Réinvoque la, sens-là à nouveau, avec le nez du souvenir.
Flair.
Laisse la repartir, cette odeur retrouvée. Laisse la repartir et reviens à ce qui t'entoure. Une odeur monte-t-elle ? La reconnais-tu ? Peux-tu lui donner un nom ? Cherche les odeurs autour de toi, nommes-en une ou deux.
Oubli.
Et oublie les à nouveau, laisse leurs effluves. Car, maintenant, tu vas créer.
Création.
Essaie d'imaginer une odeur qui n'existe pas. Invente une odeur. Invente une saveur. Tire du néant une odeur et respire la. Tu peux mettre longtemps à inventer, créer cette odeur. Il n'y a pas que les mains, l'esprit, les yeux qui peuvent inventer. Le nez sait créer. Comment s'appelle ton odeur ? A-t-elle un nom, un chiffre ?
Recollection.
Tu te souviens de l'odeur que tu as convoqué lors de l'exercice "mémoire vieille". Souviens-toi de l'odeur que tu as retrouvée lors de l'exercice "mémoire jeune". Souviens-toi de l'odeur que tu as détectée lors de l'exercice "flair". Souviens-toi de l'odeur que tu as mise au monde lors de l'exercice "création". Et oublies tout. Demain, tu t'entraîneras à nouveau à sentir et peu à peu tu retrouveras le museau de chiot que tu as laissé derrière toi pour grandir.
Tu peux lire Le Parfum, de Patrick Süskind. Tu peux lire Timbuctu, de Paul Auster. Tu peux écrire ton propre livre, en notant sur ton téléphone androïd les odeurs que tu sens, que tu inventes, que tu aimes et que tu haïs, le long du jour, la nuit aussi. Ce sera ta bibliothèque des saveurs rencontrées au cours de ton voyage terrestre. Tu pourras la transmettre à tes amis, à tes enfants, et ils ajouteront leurs odeurs.
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dimanche, 20 février 2011
Schubert vu par Halbreich sur une pochette de vinyle.
Phot : Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva
Et nous continuons ! sans savoir vraiment d'où vient cette motivation qui nous pousse à recopier les textes des pochettes de disques microsillon des années 60 et 70...
Ecce Schubert :
"Les sonates de Schubert sont probablement l'ensemble d'oeuvres le moins connu et le plus injustement négligé du répertoire pianistique. Plus encore que le reste de sa production instrumentale dans les grandes formes, elles souffrent d'un discrédit né d'une méconnaissance foncière de leur signification exacte. Hypnotisées par les prodigieuses conquêtes formelles de la Sonate beethovénienne, de longues générations n'ont eu que dédain pour Schubert qui n'a pas cherché à renouveler l'architecture externe du genre. L'époque actuelle, qui semble accorder à nouveau son importance véritable aux questions de langage et de matière sonore, réunit les données favorables à une réévaluation totale de l'oeuvre schubertienne.
Sur le plan du cadre formel, Schubert s'en tient aux données acquises : sonate, rondo, lied, scherzo et trio, variations. Il fait se succéder, à de rarissimes exceptions près, trois ou quatre mouvements dans l'ordre traditionnel. Mais le langage qui vient s'inscrire sur ces infrastructures classiques est d'une exceptionnelle nouveauté. L'harmonie schubertienne explore jusqu'en ses ultimes limites le domaine d'une tonalité déjà singulièrement élargie, définissant les frontières de l'atonalité. D'essence à la fois audacieusement fonctionnelle, subtilement impressionniste et profondément psychologique, cette harmonie constitue à elle seule un apport capital, dont il est inconcevable qu'on ait pu le sous-estimer à ce point. Mais la nature originale du melos schubertien, le caractère essentiellement épique et contemplatif de son lyrisme, renouvellent la notion de thème et de développement. La dialectique dramatique et affective du dualisme thématique beethovenien cède la place à d'amples périodes qui trouvent leur fin en elles mêmes. Il est donc faux de prétendre que Schubert développait mal car ses critères étaient diamétralement opposés à ceux de Beethoven. Moins mouvementé, moins actif, le développement schubertien procède essentiellement par oppositions d'éclairage, de timbre et d'harmonie, exprimant autant de fluctuations subtiles de la vie intérieure. Il est extraordinaire qu'après Debussy on n'ait pas compris cela !
C'est pourquoi les Sonates de Schubert seront nécessairement longues et leur richesse affective précisément fonction de cette longueur. Schubert a remis en cause la notion même de temps musical. Contemplatif, éternel voyageur étranger sur cette terre, il a le temps, même l'éternité pour lui. Sa musique épouse le temps complice et adopte le rythme des éléments bien plus que celui de l'homme. Ainsi s'éclaire le panthéisme profond du musicien qui aspira toujours à la réunion de son être temporel avec les éléments telluriques dont il le sentait issu. Dépassement de la dimension temporelle humaine, essai d'identification avec celle de l'univers, tel nous semble le mobile fondamental de la longueur schubertienne.
SONATE EN LA MINEUR, D 784 (publication en 1839 par Diabelli, sous le numéro d'opus fantaisiste 143, avec dédicace à Mendelssohn).
Oeuvre isolée et énigmatique, la Sonate en la mineur, seconde de cette tonalité, est le premier fruit de la grande maturité schubertienne et se rattache, par son inspiration, à la symphonie Inachevée et au Quatuor en la mineur, op 29. Chronologiquement, elle se situe du reste à mi chemin entre ces deux grandes pages. Malgré le titre de Grande Sonate dont l'affubla Diabelli pour des raisons commerciales, c'est une oeuvre intime, concentrée, introspective, la dernière que Schubert écrira en trois mouvements.
L'Allegro giusto initial est aussi développé que les deux autres mouvements réunis. L'atmosphère en est épique, comme une ballade ancienne et douloureuse, tout à tour chevaleresque et nostalgique, d'une écriture pianistique quasi-orchestrale. Le bref et tout simple Andante en fa majeur, d'une ineffable magie poétique, présente une lente procession de pèlerins égrenant un cantique dans la nuit limpide et solitaire. Son mysticisme retiré est troublé passagèrement par une explosion dramatique à laquelle il sera fait fugitivement allusion au cours de la conclusion qui frappe par la beauté de ses harmonies. La reprise de l'hymne des pèlerins aura été ornée de triolets cristallins, souvenir transfiguré de l'épisode médian. Que de nostalgie ici encore !
L'Allegro vivace convulsif ne cherche plus à donner le change. Ses triolets initiaux sont une évocation déjà impressionniste du vent dans les feuillages, vent qui s'enfle rapidement en tempête. Au milieu de cette agitation passionnée, que souligne une grande instabilité tonale, le contraste d'un second thème à la fois suppliant et paradisiaque semble plus fort encore que dans le premier mouvement. L'orageuse et farouche conclusion, d'une puissance beethovénienne, l'emporte à tout jamais : cette oeuvre de crise, écrite à un des moments les plus douloureux de la brève existence de Schubert, s'achève ainsi en désolation sans remède.
SONATE EN LA MAJEUR, D 959
La dernière année de sa vie, passé le cul-de-sac de la folie guettante incarnée par le ménétrier du voyage d'hiver, Schubert devait atteindre à cette sérénité seconde qui est également celle du Mozart de 1791, à cette zone de paix surhumaine que plus rien ne saurait ébranler désormais, et où la joie résulte de la surmultiplication du désespoir, où le majeur est un mineur à la seconde puissance. De ces rivages élyséens, il n'est point de plus beau message que la grande Sonate en la majeur, seconde des trois que Schubert composa en succession rapide en septembre 1828, moins de deux mois avant sa mort. Il la prépara par des ébauches fort poussées que nous avons conservées. Il voulait dédier à Hummel cette trilogie, avec laquelle il était conscient de prendre la succession des dernières Sonates de Beethoven, mort l'année précédente, mais Diabelli la fit paraître en 1839 avec une dédicace à Robert Schumann, Hummel étant décédé dans l'intervalle. Dans ces trois chefs d'oeuvre le compositeur parvient à la parfaite synthèse de l'influence bééthovénienne et du lyrisme intime de ses propres Sonates de jeunesse. Malgré ses vastes dimensions, la Sonate en la, la plus développée de Schubert, convainc par l'harmonieuse perfection de ses proportions, qui ne laissent place à aucune longueur.
L'Allegro initial commence par l'affirmation, énergiquement rythmée, de la note la, éclairée par des harmonies changeantes. À la sixième mesure se dégage un trait mélodique, introduisant les triolets de croches qui domineront tout le déroulement du morceau. Un pont aux marches harmoniques extraordinaires, avec leurs âpres frottements de seconde, conduit au second thème, chant imprégné de noble sérénité. Les progressions reprennent alors sous une forme hardiment chromatique à partir de l'extrême-grave du clavier, sur quoi une reprise du second thème conclut l'exposition par une zone de calme et de contemplation. Le développement travaillera exclusivement un thème neuf, splendide, dans une atmosphère de ballade fantastique, dont la limpidité ne fait que souligner l'étrangeté. Après avoir atteint à une sorte de désincarnation dans les tessitures les plus élevées, un crescendo dynamique, en accords massifs, introduit la rentrée. Dans la coda, la vigoureuse assertion initiale se voit transfigurée en réminiscence de rêve, terminant dans la douceur cette magique évocation d'un printemps – ou mieux, d'une résurrection.
L'Andantino (fa dièse mineur, 3/8), d'une concision insolite, a été comparé à une barcarolle vénitienne, voire à une romance. Dans l'envoûtement lancinant de son balancement initial, nous verrions bien plutôt une « berceuse de la douleur », pour citer Brahms. Einstein a souligné la parenté de ce morceau avec le Lied Pilgerweise (Chant du Pèlerin, d'après Schober, D.789), de mai 1823 : « je suis sur la terre un pèlerin, toujours marchant de porte en porte...» Un fantastique inquiétant, hoffmanesque, s'exprime dans l'épisode du milieu, d'une étonnante liberté en son agitation. Aussi, que de résignation dans la sérénité retrouvée de la fin, qui se fond en d'ultimes ténèbres. L'espace de quelques instants, ce morceau nous a révélé l'abîme sous-jacent qui sert d'assise à cette Sonate joyeuse et printanière...
C'est un morceau d'essence purement viennoise que le bref Scherzo (Allegro vivace), avec ses échos de valse et son staccato capricieux. Si sa brillante écriture pianistique peut évoquer Weber, quelques brusques contrastes d'ombre n'en sont pas moins absents.
L'Allegretto final, d'une étendue peu commune, est bien l'apothéose de la « divine longueur » schubertienne que célébrait Schumann. Son plan formel est d'une déroutante simplicité : rondo de sonate, ou, forme-sonate avec retour du premier thème en conclusion de l'exposition et de la reprise. Deux thèmes suffisent à alimenter cette lumineuse vision d'Arcadie, cette corne d'abondance de divine simplicité, livrée à la joie de chanter et de moduler. Einstein encore nous en livre la clé : le Lied Im Frühling (Au printemps, d'après Schulze, D.882), de 1826 : « Je suis assis en paix au flanc de la colline ; le ciel est si limpide... ». Le thème enjoué du refrain semble se pencher une fois encore sur une jeunesse heureuse et révolue, et son expression tendre et paisible évoque Mozart. Au cours du second couplet il acquerra un visage dramatique, inattendu, grâce à un véritable développement thématique, puissamment tendu. À la reprise fort variée succède une grande coda sur la thème principal, d'abord hésitante, coupée de silences et de modulations subites, puis se précipitant joyeusement en une strette rapide, que vient couronner, en un coup de maître, une vigoureuse allusion aux premières mesures de la Sonate".
Harry Halbreich
Bruxelles, novembre 1966
(L'Einstein mentionné ici est Alfred, le musicologue : http://musiqueclassique.forumpro.fr/t5568-alfred-einstein-musicologue).
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vendredi, 18 février 2011
Monologue d'un film français
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mardi, 15 février 2011
La nuit climatique
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dimanche, 13 février 2011
Deutsche Grammophon : Concerto n°1 pour piano en ré mineur, op 15. Le texte de la pochette (III)
(phots Sara)
Nous poursuivons notre entreprise de recopiage des pochettes de certains disques 33 tours, parce que ces textes étaient intéressants et bien écrits, et qu'ils risquent de tomber aux oubliettes.
Voici le texte de la pochette du disque Deutsche Grammophon, collection PRESTIGE, « Johannes Brahms, Concerto n°1 pour piano en ré mineur », interprété par le pianiste Émile Guilels et dirigé par Eugen Jochum (orchestre philharmonique de Berlin).
1972
Voici la troisième partie du texte, qui parle du chef d'orchestre, Eugen Jochum. La première présentait l'oeuvre ; fut ensuite annoncé le pianiste, le grand Emil Guilels.
Eugen Jochum a une conception métaphysique de la musique. Son extérieur – mince silhouette élancée, profil de savant, chevelure argentée – trahit à ne pas s'y méprendre l'artiste centré sur l'univers spirituel, le descendant du type de musicien intellectuel tel que l'a fixé Furtwängler. En s'entretenant avec Eugen Jochum, on a l'impression d'avoir affaire à un esprit universel ; il parle avec la même compétence des problèmes formels chez Bruckner que des questions de style chez Hölderlin, de l'histoire de l'art et de la civilisation de Rome que de la philosophie contemporaine. Trois courants de formation l'ont profondément marqué : le foyer d'enseignants, musicien et ouvert dont il provient, la sévère éducation classique qu'il reçut au lycée des bénédictins de Saint-Étienne à Augsbourg et le catholicisme empreint de joie et de largesse d'esprit tel que le lui enseigna son ami Romano Guardini, théologue et philosophe.
On a, de manière un peu inconsidérée, catalogué Jochum comme l'interprète Brucknérien par excellence. Certes, son enregistrement de l'intégrale des symphonies de Bruckner a-t-il fait date dans l'histoire de l'édition phonographique et largement contribué à augmenter l'audience du compositeur, mais nombre de ses autres enregistrements sont tout aussi remarquables, qu'il s'agisse des symphonies de Beethoven, de Brahms et, tout récemment, de Haydn. Il a signé un merveilleux « Cosi fan tutte » et on ne peut dissocier son nom de celui de Carl Orff. C'est en grande partie grâce à lui si « Carmina Burana » est devenue une oeuvre populaire.
La compréhension qu'Eugen Jochum a de l'oeuvre de Brahms – il tient Brahms pour le plus parfait maître de composition du siècle dernier – fut reconnue dès 1936 et distinguée par l'attribution de la médaille Brahms de Hambourg. Ce qui importe avant tout à Jochum, c'est le contenu spirituel de la musique, des grands enchaînements, c'est ce qu'il y a derrière les notes – attitude qui le prédestine tout particulièrement à être l'interprète de Brahms ainsi que le prouve, s'il en était encore besoin, le présent disque.
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samedi, 12 février 2011
Sur les traces de l'amer
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jeudi, 10 février 2011
Vanité des arts, vides esthétiques, vacuité des audiences
Une réflexion de Jean Bouchenoire sur la vanité des arts.
Pourquoi l'art contemporain est-il souvent vain ? Parce que bourgeois et artistes se confondent, qu'ils sont à la fois les créateurs d'art, les mécènes (via les grandes entreprises et la fonction publique) et le principal public : c'est la même classe qui créée, qui juge, qui « consomme ».
Le mécénat doit être indépendant de la classe artistique. C'est pourquoi un système dans lequel la même classe (chez nous, la bourgeoisie) se partage la haute fonction publique, les arts, le mécénat d'Etat, etc, est vouée à produire des oeuvres complaisantes, dénuées d'universalité.
L'aristocratie de l'Ancien Régime et le soviétisme ont mieux réussi à soutenir un art somptueux, parce que les artistes ne faisaient pas partie de la classe mécène.
Jean Bouchenoire
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mercredi, 09 février 2011
Gare de Biarritz à la fin de l'an 2010
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mardi, 08 février 2011
Deutsche Grammophon : Concerto n°1 pour piano en ré mineur, op 15. Le texte de la pochette (II)
Nous poursuivons notre entreprise de recopiage des pochettes de certains disques 33 tours, parce que ces textes étaient intéressants et bien écrits, et qu'ils risquent de tomber aux oubliettes.
Voici le texte de la pochette du disque Deutsche Grammophon, collection PRESTIGE, « Johannes Brahms, Concerto n°1 pour piano en ré mineur », interprété par le pianiste Émile Guilels et dirigé par Eugen Jochum (orchestre philharmonique de Berlin).
1972
Voici la seconde partie du texte. La première présentait l'oeuvre ; voilà maintenant annoncé le pianiste, le grand Emil Guilels.
(Photos : Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva)
L'enregistrement des Concertos de Brahms par Emile Guilels a été précédé de celui du Quatuor pour piano en sol mineur du même compositeur. Dans cette oeuvre Guilels révélait déjà les profondes affinités qui existent entre lui et le langage musical de Brahms. Son interprétation est remplie d'une forte tension, d'un dynamisme vigoureux et d'une intelligente bravoure, caractéristiques qui conviennent parfaitement à ce quatuor de jeunesse où une sombre gravité le dispute aux explosions de tempérament à la hongroise.
Emile Guilels, fils d'un comptable, naquit à Odessa. Son premier professeur de piano fut Yakow Tkach, un élève de l'illustre Raoul Pugno. À l'âge de treize ans Guilels donna son premier récital. Au Conservatoire d'Odessa il eut ensuite pour professeur Berta Ringold, une émigrante formée à la technique pianistique de l'école viennoise. Soutenu et encouragé par le système d'éducation soviétique, Guilels ne tarda pas à acquérir une solide réputation dans les compétitions pianistiques. Il se concentra d'abord sur la virtuosité pure. Arthur Rubinstein disait alors de lui qu'il avait le diable dans les doigts. En 1933 il remporta le Prix de Musique de l'Union Soviétique à Moscou. Il mit à profit ce succès pour poursuivre ses études auprès de Heinrich Neuhaus, le légendaire pédagogue soviétique, professeur de Svjatoslav Richter. Un poste d'enseignement à Moscou lui permit de se préparer à aborder la carrière internationale. Le nom d'Emile Guilels commença alors à se répandre dans les pays de l'Ouest ; en 1936, le jeune pianiste remporta le second prix d'un concourt à Venise, le premier de deux autres concours à Bruxelles et à Vienne en 1938. En 1939, il devait se produire à l'exposition mondiale de New York mais la seconde guerre mondiale vint ruiner tous les espoirs qui lui étaient permis.
Il lui fut pourtant donné en 1955 d'accéder à la renommée internationale : il joua pour la première fois aux États-Unis, avec l'orchestre de Philadelphie et avec l'orchestre philharmonique de New York. En 1969, il entreprit sa première tournée en Allemagne ; en 1969 il joua à Hambourg les cinq concertos de Beethoven ; en 1970 il participa à Bonn à la célébration du deux centième anniversaire de la naissance de Beethoven. Depuis quelques années Guilels apparaît à Salzbourg comme la personnalité majeure des plus célèbres instrumentalistes du festival.
Par l'intermédiaire et au-delà de son professeur Neuhaus, Guilels se sent lié au « paradis de la maîtrise pianistique » qui s'instaura vers la fin du siècle dans les Conservatoires de Russie et avec lequel, pour citer ses propres paroles, « commença le style pianistique moderne purement russe ». L'ampleur du répertoire est caractéristique de cette école et, par là, de Guilels également. Il possède un répertoire s'étendant de Bach jusqu'aux compositeurs russes contemporains. Il a le souffle nécessaire aux grands concertos aussi bien que l'intensité d'expression que requièrent les partitions de dimensions plus modestes. Mais, dans les oeuvres les plus opposées, il conserve inchangés son sérieux artistique et sa capacité d'aller au fond des choses. Une méditation propre à sa nature est constamment sensible et les termes de routine ou de superficialité lui sont étrangers.
Il élucide avec des soins infinis la logique interne d'une composition. La discipline qu'il apporte à aborder les partitions confère à chacune de ses interprétations un caractère définitif et exemplaire. La virtuosité de sa technique n'est plus perceptible que comme moyen d'expression. Son jeu offre cette évidence irrésistible qui convainct d'emblée l'auditeur, que chaque oeuvre qu'il interprète, quelle que soit sa place dans les trois siècles qu'embrasse son répertoire, ne peut être abordée et comprise autrement.
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lundi, 07 février 2011
Deutsche Grammophon : Concerto n°1 pour piano en ré mineur, op 15. Le texte de la pochette (I)
Phot E.T.
Nous poursuivons notre entreprise de recopiage des pochettes de certains disques 33 tours, parce que ces textes étaient intéressants et bien écrits, et qu'ils risquent de tomber aux oubliettes.
Voici le texte de la pochette du disque Deutsche Grammophon, collection PRESTIGE, « Johannes Brahms, Concerto n°1 pour piano en ré mineur », interprété par le pianiste Émile Guilels et dirigé par Eugen Jochum (orchestre philharmonique de Berlin).
1972
Voici la première partie du texte, celle qui traite de Brahms. Une autre, que nous recopierons ultérieurement, traite du fabuleux pianiste Émile Guilels et du chef d'orchestre Eugen Jochum.
Les deux concertos pour Brahms occupent une place à part dans l'histoire du genre, non seulement à cause de leur valeur intrinsèque mais aussi par leur rôle dans l'évolution artistique du compositeur.
Avec celui en ré mineur terminé en 1857, le jeune Brahms se libérera des conflits qui l'oppressaient depuis la fin de ses années d'études à Hambourg. Il avait pris, non sans atermoiement, la résolution d'être un créateur plutôt qu'un interprète, c'est-à-dire un compositeur plutôt qu'un pianiste, pensant ainsi pouvoir réussir bien que – ou contraire parce que – s'unissent indissolublement dans l'élaboration d'une oeuvre musicale problèmes personnels et problèmes techniques. La genèse du concerto reflète clairement les tourments qui présidèrent à la domination de ces conflits. Il en résultat une oeuvre non exempte certes de scories mais dont la sincérité passionnée ne pouvait laisser personne indifférent, une oeuvre dont l'ambition était d'élever le concerto au niveau de la symphonie et apporter ainsi un ton nouveau au genre. Si cette ambition se réalisa pleinement sur le plan émotionnel, ce ne fut que partiellement sur celui technique et formel. Les réactions du monde musical furent partagées. Accueilli jusque là favorablement sans toutefois être reconnu comme le génie annoncé par Schumann en 1853 dans un article retentissant, Brahms se vit pour la première fois placé au centre de controverses artistiques passionnées. Pour la première fois aussi, il devint évident qu'on avait à faire à un compositeur dont dépendrait l'avenir de la musique.
À l'origine, le Concerto en ré mineur devait être une sonate pour deux pianos. Brahms commença à y travailler en avril 1854. Deux mois plus tard, il écrivait à son ami Joseph Joachim qu'il voulait l'abandonner car deux pianos ne lui suffisaient plus. En juillet 1854, il essaya d'en remanier le premier mouvement sous une forme symphonique mais dut bien vite reconnaître que ses connaissances de l'orchestre étaient encore trop limitées pour réussir un tel travail. L'oeuvre resta donc en souffrance. C'est seulement six mois plus tard qu'il trouva la solution du conflit existant entre sonate et symphonie et son manque de connaissance dans ce domaine, solution qui lui apparut en rêve : « Imaginez ce que j'ai rêvé cette nuit, écrivit-il à Clara Schumann, « j'avais fait de ma symphonie avortée un concerto pour piano ». Il était à prévoir cependant que d'autres problèmes allaient à plus forte raison s'accumuler autour d'un tel projet. C'est seulement après trois ans et demi de travail pénible entrecoupé de crises de doute et de désespoir que Brahms pouvait dire fin décembre 1857 que ce travail était « enfin terminé ».
La création de l'oeuvre eut lieu le 22 janvier à Hanovre et reçut un accueil favorable mais, lors de la première exécution à Leipzig, fief du conservatisme, cinq jours plus tard, elle connut un échec total : un critique anonyme la massacra de fond en comble, ne voyant en elle que des déchaînements chaotiques de sonorités nouvelles. Des critiques plus compréhensifs, qui surent ultérieurement apprécier l'oeuvre comme « symphonie avec piano obligé », ne changèrent pas grand'chose à l'attitude du parti conservateur : Brahms était catalogué « progressiste » ; c'est seulement quand il se fut nettement désolidarisé de Liszt et de Wagner et que les composantes classiques de son oeuvre se furent clairement dégagées, que les partis devaient changer de front.
Que le concerto en ré mineur ne puisse pas renier sa genèse n'est guère étonnant : la sonorité orchestrale souvent surchargée et les problèmes formels du premier mouvement parlent assez clairement dans ce sens et les tendances configuratives de l'ensemble, souvent contradictoires et non entièrement clarifiées, ne font pratiquement corps que par la grandiose puissance de la conception initiale, que par la subjugante et débordante profusion des thèmes. « Symphonique », l'oeuvre l'est principalement par cette grandeur d'intentions, par les ambitions externes et internes et aussi par le fait que la virtuosité pianistique y est entièrement subordonnée au travail symphonique ; d'autre part elle se désolidarise de la forme du concerto « symphonique » en quatre mouvements (avec scherzo), établie par Litolff et Liszt, en faveur des trois mouvements traditionnels.
Le premier mouvement constitue sur le plan formel une grandiose tentative pour résoudre d'une manière nouvelle le problème fondamental du concerto, à savoir l'union de la forme sonate et du principe concertant. Cette solution ne réside pas, comme chez Mendelssohn et Schumann, en un dialogue permanent du tutti et du soliste, mais dans l'extention de l'exposition, dans la combinaison de la reprise de l'exposition au piano avec le développement thématique, dans la variation thématique progressive et dans la superposition à l'ensemble formel d'un dialogue largement développé entre tout l'orchestre et le piano. Du fait de la multiplicité de ses thèmes et de son extension, ce premier mouvement ne laisse que difficilement reconnaître la logique musicale ; son sens ne se révèle clairement que lorsqu'on l'aborde sous l'optique du caractère des thèmes. La grandiose gestique du début domine la forme et le caractère de l'ensemble : tout ce qui y succède est une confrontation thématique avec ce motif dont la puissance fatidique, symbolisée par les points d'orgue menaçants, reste finalement victorieuse. La forme musicale, tout à fait dans le courant de la conception beethovénienne qui a marqué la musique symphonique du milieu du siècle, est une « mise en action « dramatique des thèmes.
C'est ce à quoi répond l'Adagio qui, présentant comme le finale de multiples attaches thématiques avec le premier mouvement, fait succéder au drame une atmosphère de tranquillité lyrique et un sentiment de résignation dans l'épisode médian en si mineur. Dans la partition autographe, Brahms a placé sous les cinq premières mesures des cordes les mots « Benedictus qui venit in nimine Domine », allusion directe tant à la parenté du thème avec celui de la « Missa Solemnis » de Beethoven qu'au caractère expressif qu'il a voulu donner au mouvement.
Le Finale, rondo en forme sonate de dimensions gigantesques, conclut en résolvant les conflits dans une héroïque activité et une détente bucolique. Là encore, le parrainage de Beethoven est manifeste et ce n'est pas par hasard si la coda en ré majeur, qui célèbre la victoire remportée, est introduite par une cadence du piano à la fin de laquelle apparaît une nette allusion au passage «wo dein sanfter Flügel weilt » de la 'Neivième Symphonie ».
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