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dimanche, 06 février 2011

L'analyse comptable des rêves

jeudi, 27 janvier 2011

Voltaire, Saint-Simon et le Roi-Soleil

 

gare de Dijon, chez Paul

 

Nous livrons un extrait de Saint-Simon, par Gaston Boissier, publié en 1892 dans la collections "Les grands écrivains français". Boissier relate comment Voltaire adula le siècle de Louis XIV autant que Saint-Simon l'execra.

Voltaire

Voltaire

 

Si nous voulions nous donner le plaisir de voir comment les mêmes faits peuvent changer d’aspect suivant le côté d’où on les regarde, nous n’aurions qu’à comparer les Mémoires de Saint-Simon au Siècle de Louis XIV de Voltaire. Quoiqu’ils aient travaillé souvent sur les mêmes documents et consulté les mêmes personnages, rien ne diffère plus que la façon dont ils jugent le Roi. Ce qui indigne l’un est justement ce qui cause à l’autre l’admiration la plus vive. Cette tendance à égaler toutes les classes de la nation sous l’autorité royale, Voltaire l’aperçoit comme Saint-Simon, mais au lieu de la blâmer, il y applaudit. Je ne sais s’il en a bien aperçu les conséquences politiques ; elles l’auraient peut-être effrayé, car, en politique comme en littérature, il était conservateur ; mais il est charmé des effets qu’elle a produits pour la vie sociale en France : c’est de ce relâchement des règles de l’ancienne hiérarchie, de ce mélanges des diverses conditions qu’est sortie la société française du XVIIIème siècle. Voltaire, dont elle est le milieu véritable, en a fait un tableau séduisant qui est une des belles pages de son livre. Autrefois, dit-il, chacun était enfermé dans son état, et chaque état se reconnaissait à ses défauts. « Les militaires avaient une vivacité emportée, les gens de justice une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l’usage d’aller toujours en robe, même à la cour. Il en était de même des universités et des médecins ». Tout est changé ; en renonçant au costume, il semble qu’on ait quitté l’esprit particulier de sa profession. Tout le monde se rapproche ; les qualités des hautes classes se communiquent aux autres ; la politesse qui était le privilège de quelques hôtels pénètre jusqu’au fond des boutiques. « L’extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l’affabilité, la simplicité, la culture de l’esprit, ont fait de Paris une ville qui, pour la douceur de la vie, l’emporte probablement de beaucoup sur Rome et sur Athènes dans le temps de leur splendeur ». Voilà pourquoi les étrangers y affluent ; ils viennent y goûter les agréments d’une vie livre, aisée, dont ils n’avaient pas l’idée ; ils sont heureux de fréquenter ces sociétés où les rangs sont mêlés, où personne n’apporte les préjugés de sa condition, où chacun ne vaut que par son mérite ; et ils s’en retournent dans leur pays avec l’éblouissement de ce monde qu’ils ont entrevu et dont ils essaient d’introduire chez eux une image fort imparfaite. C’est ainsi que la France est devenue le modèle de toutes les autres nations.

 

Saint-Simon, Louis de Rouvroy, Ferté-Vidame

Saint-Simon

 

 

Saint-Simon, on le comprend, parle d’un autre ton. Tout ce que Voltaire célèbre lui déplait et l’irrite. L’affluence des étrangers, dont on est si fier, ne le flatte guère : « Quel bon pays, dit-il, est la France, à tous les escrocs, les aventuriers et les fripons ! » Il a remarqué, lui aussi, comme un indice grave, que chacun renonce au costume de sa profession. L’exemple vient des ministres qui ont quitté le manteau, le rabat, l’habit noir, l’uni, le simple, le modeste, et se sont habillés comme les gens de qualité. Il est suivi par les conseillers d’Etat, les intendants de finance, les magistrats qui se permettent de porter le velours, « puis il gagne les avocats, les médecins, les notaires, les marchands, les apothicaires, et jusqu’aux gros procureurs ». C’est le signe extérieur d’une horrible confusion qui le désole ; il la regarde « comme une image de l’enfer, où nul ordre ne règne ». En 1712, lorsqu’il écrivait dans le silence ses Projets de rétablissement du royaume de France, il espérait encore qu’on pourrait guérir « ces légers Français de cette lèpre d’usurpation et d’égalité », mais au moment où il rédige ses Mémoires, il ne se fait plus aucune illusion ; il se sent vaincu ; il se regarde comme un homme du passé, « il se répute mort et sa dignité éteinte ». S’il continue, par désoeuvrement, par habitude, à faire des recherches sur les grandes maisons de France, et à s’occuper des privilèges des ducs et pairs, il sait bien que personne ne le lira, et qu’il « écrit pour la beurrière ». Mais en reconnaissant sa défaite, il ne s’y résigne pas ; il se retourne avec colère contre celui dont tout le mal lui semble venir (Louis XIV). Les années qui se sont écoulées depuis qu’il est mort n’ont rien diminué de son ressentiment. Outre que ce n’est pas son habitude d’oublier et de pardonner, le spectacle, qu’il a chaque jour sous ses yeux, de ce monde où tous les rangs sont mêlés, « où personne ne se connaît plus », ce spectacle qui fait la joie de Voltaire, ranime sans cesse sa haine et l’entretient dans sa fraîcheur. Voilà ce qui explique qu’il ait traité si durement Louis XIV.

 

Gaston Boissier

mardi, 18 janvier 2011

Apernox

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Urville, par Sara

 

(un billet d'Edith)

Ouvrir la nuit à la fenêtre de la cuisine : c'est ce que je viens de faire.

Tout s’épouse : la nuit suspendue aux étoiles, mes lèvres suspendues à une bière et ton nom qui flotte dans la mémoire de notre jeunesse. C’est l’heure de songer à la vie que j’aurais menée, si j’avais fait d’autres choix, aux carrefours que j’ai traversés.

 

J’ai suivi des sentiers du milieu, ne sachant opter entre la route des autres et l’effrayant chemin des douaniers. J’avais des idées idéales, des besoins vitaux : j’ai eu peur de l’absolu et j’ai eu ma part de chances et de guignes.

 

Comme Zénon, ne pas chercher à éclairer la foule qui ne veut pas savoir, à déstabiliser des manipulateurs qui n’auront aucun scrupule à écraser des Saint Jean Bouche d’Or.

Mais penser avec tranquillité, penser seule, et, quelquefois, rencontrer d’autres fantassins détachés du bataillon de la pensée unique, d’autres vagabonds sans autre guides que les étoiles trop hautes pour être bâillonnées.

Boire des bières sans chercher à convaincre, renoncer au monde sans abandonner le courage de penser.

 

Se demander : quelles sont les idées interdites ? Y a-t-il des choses que je n’aurais pas droit d’écrire ou de prononcer en public ?

En faire une liste, et s’habituer à les considérer dans le calme, ces choses indicibles. Certaines nous plairont. D’autres nous dégoûteront. D’autres nous laisseront perplexes. Si l’on ne peut les considérer en paix, ces idées, les suivre mentalement jusqu’au bout sans les haïr, c’est qu’on est toujours retenu par les brides des maîtres-penseurs, qui sont parfois avoués tels, parfois hypocritement déguisés en libertaires ou en amis.

 

Se demander encore toutes les choses laissées libres, tous les possibles qui nous sont offerts, toutes les voies incontrôlées par la société, ou même inconnues d’elle, inexplorées. S’ouvrira la porte sur de vastes déserts à traverser, des routes à suivre, des océans à naviguer.

 

Le pouvoir ne veut pas être « agacé ». Nicolas Fouquet n’était pas trop riche (il était très endetté) ; ce n’est pas l’argent que le Roi lui reprocha, mais son apparence de richesses. C’est l’insolence, pas le fond réel des situations, qui vexe les tenants du pouvoir et les pousse à sévir sans pitié. Or, c’est l’insolence qui nous donne envie de vivre. Dilemme.

 

La bière tiédit dans le soir. L’hiver est doux ici, frais ; jamais froid. Les jeunes gens là bas fument du cannabis en attendant de décider ce qu’ils feront ce soir. Ils ne feront sans doute rien.

samedi, 15 janvier 2011

Rorate Caeli

 

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Photo Sara

 

(Un billet d'Esther Mar)

 

Je recopie l'intérieur du 33 tours que j'écoutais pendant l'Avent à une époque révolue. J'étais jeune. J'habitais en province.

 

Monastères

Choeurs des moines trappistes

33 tours artistique SM 33-11

Les moines ne sont pas des chanteurs traditionnels, leur chant est tout entier l'expression de leur prière. Aussi, quelle que soit leur qualité ces disques ne sont pas des documents seulement destinés aux amateurs de musique ancienne et de chant grégorien.

Spécialisés dans le reportage, dépassés peut-être par cette ambiance unique de la Trappe, nous avons voulu faire de ces disques le reflet fidèle de notre propre émotion.

Plus que jamais nous avons voulu faire vrai, et capter quelque chose de l'ambiance monastique.

C'est pourquoi les chants de procession ont été enregistrés pendant que la Communauté marchait dans le cloître... Le SALVE fut enregistré le soir pendant l'office... Toutes les cloches du monastère accompagnent le chant du MAGNIFICAT solennel... La mate sonorité dans le "plein air" du cimetière conventuel contraste avec celle de l'église cistércienne... Le GLORIA LAUS (spécialement retenu par l'Académie Charles CROS) fut enregistré dans le réalisme de l'opposition des plans sonores : solistes dans l'église et choeurs dans le cloître.

"MONASTERES" ne constitue pas un échantillonnage de morceaux grégoriens, mais un reportage discret et suggestif sur le "silence chantant" d'une abbaye de Trappistes.

Nous sommes heureux de présenter sur microsillon la collection "MONASTERES" qui, à l'unanimité des Membres du Jury, a obtenu le "GRAND PRIX DU DISQUE" en 1949.

S.M. ROBREAU

Cette collection est à l'origine de notre existence d'éditeurs, nous l'avons dit souvent : c'est notre enfant chéri.
Ce report sur microsillon nous a été beaucoup demandé, nous y avons apporté tous nos soins afin que non seulement vous ne soyez pas déçu mais que votre joie soit égale à la nôtre en retrouvant ces "émotions nobles" que nous ont procurées, respectés avec la plus grande fidélité, ces chants parfois rudes d'une si parfaite santé.

FACE A

Le Salve Regina de Citeaux

Le salve de la Trappe. Antienne du 1° mode.

Pièce justement célèbre. A coup sûr une des plus belles du répertoire grégorien. Particulièrement émouvante lorsqu'on l'écoute dans l'ambiance recueillie d'une église cistércienne.
C'est la fin de la journée, l'office des Complies s'achève. Tous les moines se sont assemblés pour ce dernier chant en l'honneur de Notre-Dame : l'église est dans l'obscurité, seule, la statue de la Vierge qui domine le maître-autel est illuminée.
Huysmans a noté en des pages devenues classiques l'impression que fit sur lui, l'audition du Salve Regina.
On retrouve gravés dans la cire l'émotion, la ferveur, l'élan, la tendresse, le respect qui caractérisent cette prière...

Alleluia : Magnificat

Mon âme exalte le Seigneur, Alleluia !

C'est la réponse de Marie à sa cousine Elisabeth.
C'est le chant de joie - paisible et tout intérieur - d'un coeur immaculé vers son Dieu.
La mélodie est celle de l'Alleluia : DOMINE IN VIRTUTE TUA du V° dimanche après la Pentecôte, merveilleusement mise au service de ce chant d'humble gratitude.

Tierce au monastère

Fragments de l'office de Tierce, dans la Liturgie cistércienne

L'occupation principale des moines est le chant de l'office.
Ce disque donne des fragments d'un office qui est chanté avant la messe.
Psalmodie... Chant de l'antienne "APERTIS THESAURIS SUIS" de la fête de l'Epiphanie, suivi d'un texte appelé Capitule et d'un dialogue entre le célébrant et le choeur.
La cloche qui se fait entendre annonce la Grand'Messe qui doit suivre immédiatement.
C'est, traduit avec fidélité, l'ambiance d'un office à la Trappe.

Libera Me - Répons (I° mode)

Procession de la levée du corps, dans le cloître. Texte de la liturgie cistércienne.

Le LIBERA ME est une mélodie de la liturgie des funérailles. Elle accompagne, dans le rite cistércien, la levée du corps.
Le défunt, reposant sur une simple civière, vient d'être amené dans le cloître de l'abbaye. Le cortège s'organise vers l'église au chant de cette prière si calme, si consolante, même dans les passages où la mélodie s'efforce de traduite l'épouvante du jugement dernier : "Quando coeli movendi sunt et terra, dum veneris judicare soeculum per ignem" (délivrez-moi, Seigneur, de la mort éternelle en ce jour terrible où les cieux et la terre sont ébranlés, jour où vous viendre juger le monde par le feu).
Nous avons respecté fidèlement cette ambiance de procession et de prière ardente.

Chorum Angelorum (VIII° mode)
Clementissime (III° mode)

Antiennes de la Sépulture dans la liturgie cistércienne

Ces deux antiennes marquent l'instant le plus émouvant de la sépulture dans la liturgie cistércienne.
Le défunt porté par les moines est conduit au cimetière au son des cloches et des psaumes. Toujours au son des psaumes la cérémonie de la sépulture se déroule. Sur la fin, alors que le défunt vient d'être descendu dans la fosse, retentit l'antienne CHORUS ANGELORUM chantée sur un mode joyeux.
Vient ensuite l'admirable prière CLEMENTISSIME : humble supplication que soulève un souffle d'espérance, de certitude, d'ardeur.
Tous les moines se sont prosternés et c'est l'appel à la miséricorde du Seigneur :

DOMINE MISERERE SUPER PECCATORE (Seigneur ayez pitié de ce pêcheur)

Ce disque enregistré au cimetière contraste étrangement avec le LIBERA ME chanté et gravé en procession dans le cloître. Ici aucune résonance, seules la prière monastique et la plainte de la cloche.

 

FACE B

Magnificat

Ton solennel - VI° mode. Antienne : VERBUM CARO FACTUM EST

Antienne "verbum caro factum est..." (le Verbe s'est fait chair puis il vint habiter parmi nous).
Magnificat : Chant de joie, où les moines blancs exaltent la gloire de Notre-Dame, Reine de Citeaux, et auquel vient s'ajouter la voix vibrante des cloches de l'abbaye.

Sanctorum Meritis
Du Commun des Martyrs - II° mode

Jesu, Corona Virginum
Du Commun des Vierges - VIII° mode

Deux hymnes : la première empruntée à l'office des Martyrs, célébrant sur une mélodie du II° mode, simple mais pleine d'allant et de joie, le triomphe des martyrs.
La deuxième, empruntée à l'office des Vierges : mélodie du VIII° mode plus ornée que la précédente, moins triomphante, mais plus fraîche, plus tendre, plus ardente.

Ave Maria

Offertoire du IV° dimanche de l'Avent - VI° mode
Je vous salue Marie pleine de grâce...

C'est un salut enveloppé de vénération profonde, chanté ici avec beaucoup de ferveur.
C'est celui de l'Ange et, groupé en un seul texte, celui d'Elisabeth.
C'est le message de Dieu à Notre-Dame, c'est le FIAT de Marie.
C'est l'Eglise, épouse, vierge et servante ; c'est - dans le Corps Mystique - l'âme virginale, terre bénie, dépouillée, en qui va naître le Sauveur.

Pueri Hebraeorum (I° mode)
Gloria Laus (I° mode)

Texte de l'édition vaticane

Deux pièces empruntées à la Liturgie des Rameaux. La première : antienne du I° mode, à la ligne mélodique simple, mais fraîche, et légère.
Le GLORIA LAUS est un cantique où alternent refrain et couplets. Il est chanté à la fin de la procession qui précède la messe des Rameaux. Le cortège s'est immobilisé dans les Cloîtres de l'Abbaye, pendant que deux solistes entrent dans l'église (dont la porte est aussitôt refermée) et font entendre ce cantique aux accents de la victoire, tandis que le choeur, massé dans le cloître, répond par l'acclamation : "GLORIA LAUS !" (A vous, la gloire, la louange, l'honneur) !

Rorate

Mélodie pour le temps de l'Avent

Mélodie très connue du temps de l'Avent, pour solistes et choeurs. Elle se chante au Salut du Saint-Sacrement et traduit admirablement les sentiments de l'avant-Noël : attente, espérance.
"PECCAVIMUS" (Nous avons péché, nous sommes tombés comme la feuille...), mais envoyez Qui vous devez envoyer : "Et mitte quem missurus es".
Puis c'est la promesse de pardon et de paix : CONSOLAMINI (console-toi, mon peuple).
Tout le choeur reprend une dernière fois cette supplique RORATE... "Ô Cieux, versez d'en haut votre rosée et que les nuées fassent pleuvoir le Juste".

mercredi, 12 janvier 2011

Mathilde et ses mitaines

Voici un extrait de Mathilde et ses mitaines, de Tristan Bernard (1921. Très agréablement illustré par J.G. Daragnès). Nous partageons le début du palpitant premier chapitre.

I

Il était un peu plus de minuit quand Firmin Remongel descendit du Métro à la station de "Couronnes", et prit la rue mal éclairée qui le menait à son domicile.

Pourquoi était-il venu habiter à Belleville, lui qui faisait son droit de l'autre côté des ponts ?
C'est que Belleville n'était pas loin du faubourg du Temple. Or, c'était dans ce faubourg que le père de Firmin, fabricant de chapeaux de paille à Vesoul, avait l'habitude de descendre, depuis vingt-cinq ans, chaque fois qu'il venait à Paris. De sorte que, pour toute la famille Remongel, le faubourg du Temple était devenu une espèce de centre exploré, et à peu près sûr au milieu de ce vaste Paris mal connu et suspect. Il n'était pas prudent du tout de s'aventurer dans les autres quartiers.

Cette conception un peu spéciale de la géographie parisienne avait trompé le jeune Firmin. Il avait cru innocemment qu'en traversant le boulevard extérieur, pour aller louer à quelques centaines de mètres, il ne s'égarerait pas trop loin de la zone tutélaire.

Décidé par la modicité du prix, bien qu'il ne fût pas avare, il avait loué une petite chambre très confortable dans une maison meublée, d'ailleurs fort convenablement habitée, mais qu'on ne pouvait atteindre qu'après avoir traversé deux ou trois rues inquiétantes où l'on voyait se glisser, passé onze heures du soir, trop d'ombres précautionneuses. Une fois la maison choisie, et son adresse envoyée à sa famille, il n'osa donner congé, car il eût fallu s'avouer à lui même qu'il n'était pas rassuré, et son courage traditionnel s'y refusait.

Il se fit la promesse tacite de ne pas rentrer trop tard le soir.

"Il vaut mieux, se dit-il avec sagesse, que je travaille à la maison plutôt que d'aller perdre mon temps dans les cafés."

Il devint donc, par peur de rentrer tard, l'étudiant austère et laborieux qui refuse systématiquement toutes les invitations.

Mais ce soir-là, il n'avait pu couper à un dîner trimestriel d'une société d'étudiants franc-comtois.

Après le dîner, qui fut suivi d'un concert d'amateurs, les étudiants de Franche-Comté se dispersèrent. Un certain nombre d'entre eux cependant restèrent agglomérés et se dirigèrent vers les lieux de plaisir.
Firmin, exceptionnellement, eût accepté de les accompagner, quitte à ne rentrer chez lui qu'au petit jour...
Mais ses camarades jugèrent qu'ils avaient déjà trop détourné de son travail ce vertueux garçon. Firmin s'en alla seul et prit le Métro qui l'amenait à dix minutes de chez lui.

Pendant son trajet dans le Métro, il s'efforçait de songer à son actuel sujet d'études. C'était les testaments... Alors il pensa à un autre chapitre du Code.

Malgré lui, il revenait toujours à un souvenir impressionnant de la nuit précédente. Dans son premier sommeil il avait été réveillé par un cri qui venait de la rue.
C'était un cri assez effrayant, un de ces cris "vrais" qui ne ressemblent pas du tout à ceux qu'on entend au théâtre, ni à des cris d'enfant qui pleure. Ce n'était pas non plus le cri d'un malade qui veut se faire plaindre et que sa painte même soulage. C'était certainement un cri arraché à la douleur, un cri d'être humain en détresse et qui n'a pas de recours.

Firmin s'était réveillé et avait couru à sa fenêtre, qui donnait sur un petit carrefour. Il avait vu fuir deux ombres qui lui semblèrent être deux hommes et qui disparurent tout de suite au tournant de la rue. Et cette fuite était aussi effrayante que le bruit entendu. Elle avait, comme lui, quelque chose d'éperdu et de soudain.

Etait-ce une attaque nocturne ? Etait-ce une bataille d'apaches ?

 

Tristan Bernard

dimanche, 09 janvier 2011

Culpabilité et béatitude

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Le soleil d'hiver baigne la ville froide. Les papiers administratifs sont faits. Une certaine somme s'est abattue sur le compte en banque, suite au rachat d'un livre par une maison d'édition étrangère.

Depuis une semaine, alors que la ville grouille et que ses habitants turbinent, s'activent, travaillent..., elle, elle se lève vers 9 heures du matin, prend une douche et un grand petit déjeuner, puis se recouche.

Au lit, elle lit, durant deux ou trois heures, quelquefois des encyclopédies, ou des auteurs grecs ou latins, quelquefois la bibliothèque  de son enfance : les bandes dessinées (Black & Mortimer, Victor Sackville, Tintin), les romans de la bibliothèque de l'amitié, des livres d'aventure du début du siècle.

Puis l'appel du ventre la mène à la cuisine, où, avec plaisir, sans hâte, elle cuisine un déjeuner original et soigné, qu'elle déjeune au coin d'un feu. Elle attend ensuite dans la douce chaleur que le feu s'éteigne en buvant un café et en réfléchissant à des événements passés.

Quand la cheminée a fini de crépiter, elle retourne à sa chambre et se remet au lit. Enfin elle écrit. Vers six heures, quand l'inspiration sera tarie, elle fera une longue promenade dans la ville. Il fera nuit quand elle rentrera. Ainsi passe l'hiver.

Observatoire de la culpabilité

Fond des lectures

Lors d'une lecture de Zozime, la culpabilité est basse. Lors d'une lecture de Tintin ou de la Comtesse de Ségur, la culpabilité est très élevée. Trouve-t-elle que les auteurs classiques sont plus brillants, plus intelligents, plus culturels que Hergé ou la Comtesse de Ségur ? Non ! La culpabilité n'est donc pas due à un jugement interne sur les lectures acceptables, mais sur l'échelle de valeur qu'elle croit objective.

Positions

L'indice de culpabilité monte avec la position couchée et chute avec la position assise ou debout. Lire ou écrire assise sur un fauteuil donne moins de culpabilité que lire ou écrire assise dans son lit. Or, lit-elle mieux dans un fauteuil que dans un lit ? Non. La culpabilité ne monte pas en fonction de la réalité de sa concentration, mais en fonction de l'échelle de valeur qu'elle croit objective.

 

Sommes-nous faits pour la béatitude ou pour la culpabilité ? La souffrance est-elle mesure de la vertu ? A-t-on le droit moral de vivre dans la douceur et la béatitude ?

 

Edith

jeudi, 06 janvier 2011

Dictionnaire de la délivrance psychique : autoproclamé

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penseuses autoproclamées en train de bronzer, par Sara

 

Autoproclamé : lorsqu'une personne n'a pas de diplôme, d'agrément étatique ou d'appartenance médiatique et qu'elle s'exprime sur un sujet qui ne concerne pas sa vie quotidienne, on dit qu'elle est autoproclamée. Ainsi, un homme tenant un blog d'informations sera "journaliste autoproclamé" ; une personne partageant un travail personnel sociologique sera appelé "sociologue autoproclamé".

Lire le Dictionnaire de la délivrance psychique, de Conan Kernoël

lundi, 03 janvier 2011

Dictionnaire de la délivrance psychique : nauséabond

 

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Les nauséabondes, par Sara

 

Nauséabond :


Une personne est nauséabonde lorsqu'elle a des idées non validées par la Pensée Bienfaisante pour l'Humanité. Les gens nauséabonds sont dangereux : leurs idées se répandent comme une maladie et infectent les esprits de toute la population, qui devient "facho". L'Etat doit en permanence lutter contre les nauséabonderies intellectuelles par la diffusion d'idées saines, via l'école, mais aussi via les panneaux d'affichage publics, les programmes télévisuels, et tous les supports de communication possibles.

 

Lire le Dictionnaire de la délivrance psychique, de Conan Kernoël

 

samedi, 01 janvier 2011

MMXI : l'année qui vient sera épopée

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Dédicace des Sept piliers de la sagesse, de T.E. Lawrence, traduction (sublime) de Charles Mauron

A S.A.

 

Je t'aimais ; c'est pourquoi, tirant de mes mains ces marées d'hommes, j'ai tracé en étoiles ma volonté dans le ciel
Afin de te gagner la Liberté, la maison digne de toi, la maison aux sept piliers: ainsi tes yeux brilleraient peut-être pour moi
Lors de notre arrivée.

La Mort semblait ma servante sur la route, jusqu'au moment où nous approchâmes et nous te vîmes qui attendais :
Tu souris alors, et dans sa jalousie chagrine elle courut devant, t'emporta
Dans sa quiétude.

L'amour, las de la route, tâtonna jusqu'à ton corps, notre bref salaire, nôtre pour l'instant
Avant que la main molle de la terre n'explore ta forme et que les vers aveugles ne s'engraissent sur
Ta  substance.

Les hommes m'ont prié d'ériger notre oeuvre, la maison inviolée, en souvenir de toi.
Mais pour que le monument fût exact, je l'ai fracassé, inachevé ; et maintenant
Ils grouilles, les petits êtres, pour se rafistoler des masures dans l'ombre et la ruine
Du don que je te destinais.

 

Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d'Arabie

vendredi, 31 décembre 2010

Rêvolution

 

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« Les révolutions font un tour complet sans rien changer au fond des douleurs ».

Monk David

 

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Image de Révolution, de Sara, Editions du Seuil

 

lundi, 27 décembre 2010

Esther, Esther !

Edith de CL répond à Esther Mar

 

Esther, Esther ! Ton exil du bord de la Marne, ne le trompes pas. Pourquoi t’es tu levée pour dire quelque chose ? Cachée au fond de ta maison tes prières étaient plus utiles que cette prise de parole presque publique, que cette contribution à l’édification du réel-prison.

Ne pas s’exciter car tous les camps trop tranchés sont voués à l’exagération et au crime. La politique existe depuis des milliers d’années et elle est toujours violente. Le pacifisme est violent quand il se fait politique. Tout le malheur des hommes vient du fait qu’ils ne savent rester assis tranquillement dans leur chambre et la vraie liberté c’est être soi même quel que soit le monde qui nous entoure, plus que se jeter dans le combat dont d’autres ont défini les termes et les règles. Je ne ferai pas la guerre, ni dans un clan, ni dans un autre. Je ferai la route vagabonde dans les paysages inventés de mon imagination, là où ne peuvent entrer que ceux, amis et frères, sœurs et spectres, que j’invoque.

La politique est de ce monde et mon royaume en est trop loin pour que je puisse faire des allers et retours. Ne m’attendez pas dans les rangs de vos armées ; ne me souhaitez pas parmi vos chœurs et vos rassemblements. Car je suis seule, seule au milieu de mes rêves, de mes ruines et de mes souvenirs. Je suis seule au milieu d’un monde qui n’existe que par mon esprit. Me traiterez-vous de lâche que je n’en blêmirai pas. De quel droit décrétez-vous les héros et les méchants ? Qu’avez-vous vécu que vous sachiez mieux qu’autrui ce qui se trame sous son crâne ? Psychiatres, Juges, Intellectuels, Militants, Chefs de file, Journalistes, vous êtes de la même étoffe, celle qui dispose du réel comme si c’était une propriété privée.

Mais moi, je marche loin de vous. Vous dessinez sur le sable de l’Histoire des ronds et des carrés et vous placez vos pions dedans. Je ne suis pas votre pion. Je ne suis ni de la gauche, ni de la droite, ni du christianisme, ni du paganisme, je ne suis ni de l’amour ni de la haine, je suis du rêve et je souffle sur vos constructions et vos architectures pour les rendre à la poussière. Je n’ai signé de contrat social à ma naissance et vous m’engueulez au nom du contrat social qui nous lie. Je n’ai pas pris parti parce que vos partis sont les faces d’une même pièce que je déplore et vous m’incendiez parce que n’étant pas de votre clan vous m’accusez d’être complice avec celui d’en face, votre ennemi qui vous ressemble comme un frère. Je n’ai pas crié avec les loups, je n’ai pas aidé les chasseurs, je ne suis ni des loups ni des hommes, je suis l’errante au milieu des arbres, celle qui vous sait et qui vous fuit.

 

Edith, en réponse au dernier billet d'Esther

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vendredi, 24 décembre 2010

Paris quand il neige

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Photo de Sara

(un billet d'Esther)

 

Depuis samedi (18 décembre 2010), j'ai l'impression qu'une certaine clandestinité est finie. Une certaine vérité s'est officialisée. Il y a un avant et un après. Quelque chose a été prononcé en public. Plus seulement dans les soirées des foyers familiaux, plus seulement dans des réunions bizarres, plus seulement en aparté - mais devant la société entière.

Alors, demain ? 

J'ignore si demain chantera ou si la chape de plomb retombera. Je songe aux lectures de l'enfance : la périlleuse mission du Capitaine Jerry ; Maroussia.
Je songe aussi à des lectures plus tardives, plus incertaines. L'oeuvre au noir ; Guerre et paix. 

Nous vivons de nos peines et de nos joies ; nous espérons en vibrant et tout élan retombe à la révélation d'une nouvelle image. Tout change ; les idées, les compagnons, le Nord et le Sud n'ont pas toujours la même signification. Tout change ; tout passe. L'âme humaine et son intranquillité seule demeure.

Joyeux Noël. Le solstice de l'hiver fait frissonner notre coin de terre. Un enfant nous est né.

 

Esther Mar

mardi, 21 décembre 2010

Adélaïde

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 photo d'un enfant lion de mer, empruntée à DagPeak

Il y a douze ans maman entrait dans la mer. Elle marchait avec sa robe bleue dans les vagues glacées. Personne ne la vit s’enfoncer dans l’eau.

La veille au soir, elle avait appris, à la suite d’événements administratifs compliqués, que son époux, notre père, entretenait depuis le début de leur mariage des liaisons avec cinq femmes, et qu’il était le père du fils de l’une d’entre elle – un fils un peu plus jeune que moi.

Adélaïde et moi, nous découvrîmes tout cela en même temps : les liaisons de notre père, le fils caché, l’entrée de notre mère dans la mer.

J’ai été déchiré en mille morceaux par ce drame. Adélaïde est entrée au couvent. Carmélite, elle vit cloîtrée, ne sort jamais. J’ai un droit de visite restreint. Sa vie est prière. Elle prie pour maman et elle prie pour moi.
Nous avons refusé de revoir notre père, Adélaïde parce qu’elle était trop blessée, moi par fidélité à celles que j’aime. Il est si beau, si intelligent, si riche et si sympathique que si je l’avais revu ne serait-ce qu’une fois, je n’aurais pas pu rester fâché. Or, pouvais-je me laisser trahir la mémoire de ma mère, la douleur de ma sœur et mon propre chagrin de fils trompé ?

Mais il y a huit jours, le notaire, Maître Sistretaille m’a annoncé que notre père venait de mourir. A sa demande, je me suis rendu à son étude et j’y ai rencontré l’autre fils, Térence, qui porte le nom de famille de sa mère. Il n’osa pas me regarder. Pendant le rendez-vous, il répondait au notaire, signait ce qu’on lui disait sans rechigner et ne leva pas les yeux vers moi. Mais pour que nous puissions toucher notre dû amer rapidement, il fallait définir entre héritiers un accord amiable pour débloquer un fonds. Je pensai que le mieux était d’agir ainsi plutôt que d’entrer dans des déboires juridiques incessants, qui ne mèneraient à rien et n’auraient comme source unique l’horreur d’avoir été trahis chaque jour de notre enfance et de notre jeunesse.  

J’appelai Adélaïde et arrangeai une date, que Térence accepta. J’aurais voulu faire le voyage seul, mais un seul train traversait la France jusqu’au carmel où elle priait.
Ce fut le premier point commun : nous nous retrouvâmes au wagon-bar du train au même moment, pour la même bière. Térence était si discret que je n’osais le snober plus longtemps et lui proposai de boire la bière ensemble. Nous fîmes connaissance. Nous échangeâmes des renseignements de surface sur nos vies.

Je tiens une salle de jeux à Monaco. Je vis dans un monde louche et j’aime ça. Je vis avec Marlène, qui ne ressemble à aucune femme connue au cours de mon éducation. Elle est vulgaire, franche, brutale, plutôt généreuse et elle s’enivre avec mes clients au lieu de faire la comptabilité pour laquelle je la paye.

Térence est fonctionnaire de l’administration française, ce que j’aurais tendance à mépriser souverainement. Mais je n’avais pas le cœur au mépris. Il fait de la guitare dans un groupe de musique beith, composé de ses vieux copains du lycée. Il fait de la boxe le mardi soir.

Nos bières terminées, aucun de nous ne retourna à sa place, car la conversation coulait, limpide, comme l’eau douce des montagnes qui passe entre les rochers.

 

La petite ville nous accueillit par la pluie. Nous louâmes des vélos et nous rendîmes ainsi au couvent, comme je fais à chaque fois. A l’arrivée devant la porte, je n’avais toujours pas de frère, mais j’avais un camarade.

Une carmélite vint passer son visage entre les grilles de l’entrée.

- Nous venons voir Sœur Véronique du Renoncement.

- Qui êtes-vous ?

- Ses frères, dis-je. Et je tressaillis en prononçant le mot frère au pluriel. La sœur partit, ses talons claquèrent longtemps sur les dalles de l’allée intérieure du cloître. Nous attendîmes longtemps. Puis, derrière nous, la voix de ma sœur brisa le silence :

- Je n’ai qu’un frère.

Nous sursautâmes. Elle se tenait droite derrière nous, le visage tâché de rousseur posé au sommet de la longue robe marron de son ordre.

- Adélaïde ! Je la pris dans mes bras.

Elle observa mon visage, mes cheveux, passa la main sur ma joue et lâcha son verdict :

- Tu fumes trop, Charles, tu ne manges pas assez de légumes et tu ne repartiras pas sans que je t’aie coiffé correctement.

Elle ne s’occupa pas de Térence, qui l’observait avec de grands yeux passionnés. Elle nous emmena dans un petit bureau que la Mère avait à sa disposition, connaissant l’objet de notre visite.

Nous parlâmes affaires ainsi : je m’adressais à elle, puis à Térence, cherchant à trouver un accord entre nous trois, et chacun me répondait sans qu’ils se parlent entre eux. Nous signâmes un accord ; le silence s’installa.

Lorsque Térence se leva, comprenant qu’il fallait nous laisser, il me remercia en me serrant chaleureusement la main, puis il se tourna vers ma sœur :

- Depuis douze ans, je me sens mieux de savoir que vous savez, prononça-t-il avec difficulté. Chaque morceau de son corps et de sa voix, tendu vers nous, tentait de se faire aimer.

-         Il y a douze ans, Maman est entrée dans l’eau glacée à sept heures du soir, dit Adélaïde.

Térence baissa la tête. Alors, enfin, j’eus pitié de lui. Il était né coupable comme nous étions innocents. Il avait été initié aux bassesses du mensonge, de la cachotterie par notre père et sa mère dès sa plus tendre enfance. Il avait dû souffrir, lui aussi, bien que je ne sache pas dans quelles conditions on souffre quand on est illégitime, et il avait dû grandir dans la connaissance malsaine du péché comme nous avions grandi dans l’inconscience niaise de la bourgeoisie. Il avait honte de tout ce qu’il était, sachant qu’il était l’incarnation de ce qui avait brisé notre vie. Il prononça

-         Pardon, Adélaïde.

Il partit précipitamment.

- A tout à l’heure, à la gare, lui lançai-je. De dos, il acquiesça de la nuque.
Nous restâmes l’un en face de l’autre. Elle était raide et belle : pas une mèche ne dépassait de son voile marron. Depuis combien de temps n’avais-je pas vu les cheveux de ma sœur ?

- Il n’y est pour rien, murmurai-je.

- Je sais, répondit-elle. C’est sans doute une âme pure. Mais il ne peut ignorer que son existence est atroce pour nous.

- Il n’a pas choisi de vivre, dis-je.

- Moi non plus.

Elle alla chercher un peigne et me coiffa. Quelques sœurs, qui allaient et venaient dans le parloir, souriaient en blaguant sur les frères ébouriffés et les sœurs maternantes. Bientôt Adélaïde dut rejoindre ses compagnes pour assister à l’office et je soupirai en prenant congé d’elle. Comme la vie était fragmentée, officieuse, si différente de ce qu’elle avait été au temps des Noël familiaux, des grands mariages de l’été, des réceptions de nos parents et des cousinades endiablées durant les grandes vacances.

J’attendis Térence de longues heures. Il n’apparut pas à la gare. Je ne voulus pas prendre le train sans lui. S’était-il soulé la gueule dans un bistrot ? Avait-il fui pour ne pas subir le chemin du retour en ma compagnie ? Je le cherchai dans toute la petite ville et finis par échouer, épuisé, affamé, dans un des seuls restaurants ouverts. C’est là que j’entendis qu’un pauvre gars s’était jeté du haut de la falaise, à sept heures du soir.

 

 Edith de Cornulier-Lucinière

Un dimanche de Septembre 2010

samedi, 18 décembre 2010

Tabous sans totems

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Peinture de Chardin

 

Un billet de Jean Bouchenoire

Il y a des sujets dont on ne parle pas quand on sort dîner, parce qu'on n'en a pas le droit. Certains sujets, sans être illégaux, sont tout de même interdits. Il y a un écart entre la censure officielle, mince, et la censure officieuse, beaucoup plus large.

Je crois que ce n'était pas le cas il y a quinze ans : il y avait beaucoup plus de liberté d'expression, moins de diabolisation. Le réflèxe de Pavlov (hurler à l'écoute de certains mots) n'était pas encore intégré par les gens de tous les jours.

Aujourd'hui, il est là. Il fonctionne aussi bien qu'avec les chiens de Pavlov.

Or, si je dis cela à certaines personnes, elles vont tout de suite opiner de la tête, pour mentionner qu'elles sont d'accord, mais qu'il ne fait pas bon épiloguer. Si, en revanche, je le dis à d'autres personnes, elles vont me demander : "mais enfin, de quoi parles-tu ? Qu'est-ce qui est interdit ? Qu'est-ce que tu ne peux pas dire" ? Question piège s'il en est. Car si des personnes me répondent ainsi, c'est qu'elles ont intégré parfaitement les réflexes de Pavlov et que je serais immédiatement diabolisé en répondant.

 

Jean

mercredi, 15 décembre 2010

Toute la poussière du monde

(un billet d'Edith)



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Une lumière, un visage d’ombre. Le claquement d’une porte. La noire hérésie pour laquelle mon frère fut condamné m’avait amené dans ce lieu désert perdu au milieu de la ville grouillante. Le réverbère, dehors, en éclairait l’entrée. On était entre chien et loup. La guillotine s’était tue. A travers les allées de piliers, des halos de lumières enveloppaient les statues. Tout était à demi mort ; tout me rappelait la mort. Celle de mon frère, tant aimé à l’enfance, tant craint depuis. Celle de mes parents, qui reposaient là bas, au village du malheur. Celle qui m’attendait, tapie dans l’ombre, et que je ne voulais pas voir en face. Les pas de l’autre pèlerin résonnaient sur les dalles. Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, prononçait en geste la main de l’inconnue. Je murmurai en moi-même : ainsi soit-il. Tant que l’on prononce les mots, la langue et la vision qui les ont enfantés ne sont pas mortes. Voilà pourquoi il faut parler. Tant que l’on invoque les morts, leurs yeux qui regardaient le monde ne sont pas complètement éteints. Voilà pourquoi il faut prier. L’architecture des lieux ressemblait au monde que la foule, dehors, dans la ville grouillante, détruisait. Et si la guillotine s’était tue, à la fin du jour d’ardent labeur, les sanglots des amis et des parents mouillaient les linges des maisons, à l’heure qu’il était.
L’odeur de notre dernière conversation me revint : la verveine. Au milieu de la petite table où nous jouions à un jeu de hasard nos tasses émanaient la senteur chaude de l’herbe des soirs d’automne. Nous nous étions peu parlés ce soir là. Nous ignorions que nous partagions nos dernières instances fraternelles – moi, je l’ignorais. Les événements avaient commencé, pourtant. Mais on n’y pensait pas. On n’imaginait pas qu’un monde vieux, immuable, installé, puisse être renversé en quelques jours. Je déambulais toujours entre colonnes et piliers glaçants, hauts comme les inspirations qui les élevèrent. Soudain, le Christ apparut dans un écrin, au milieu de la nef. Aussitôt ses disciples et ses évêques penchèrent la tête en signe de révérence. Je demeurai coi. Mes yeux brouillés par la myopie, par la fatigue, se plissèrent pour mieux le voir. Alors j’aperçus les tâches brunes qui salissaient son visage.
- Ainsi, vous apparaissez toujours aux hommes tels qu’ils sont, non tels que vous êtes. Merci, notre Seigneur, de vous être revêtu de la lèpre.
Le Christ sourit.
- Je suis le frère de ceux qui souffrent dans la vérité.
Des rangées de chaises un murmure se souleva. Les hommes les avaient délaissées : ce furent elles qui dirent les prières.
- Tu vois que je suis mieux servi par d’humbles objets que par les hommes, dit la voix pure du Christ.
- Maître, seriez-vous en train de dire que ces chaises ont une âme ?
- Elles ont l’âme que leurs créateurs leur ont influé, tout comme toi, mon frère. Mais je t’appelle frère, et justement tu es venu pleurer un frère.
- Oui, Maître. Ils l’ont guillotiné hier.
Ma voix se brisa. Je crus que le Christ n’avait pas entendu. Mais le Christ entend tout. Il me regarda avec une compassion telle que des vagues de larmes apparurent aux portes de mes yeux. Dans un ultime sursaut, je les refoulai et elles repartirent d’où elles venaient. Il est loin le temps de l’enfance où je pleurais sans relâche et sans entrave. Je me l’interdis depuis et ne sais ce qu’il adviendrait de moi si, un jour, je les laissais sortir, tous les sanglots d’homme méprisés.
Je sentis des yeux sortir de tous les endroits de l’église, qui regardaient le Christ. Un fauteuil rouge épuisé se redora. On sentait des présences là où le regard scrutait en vain. Quelque chose avait lieu.
- Est-ce un miracle, mon Maître, ou un rêve, que je vis là ?
- Tous les rêves sont des miracles, mon fils. Et la voix du Christ était toujours pure, mais moins imberbe, et je reconnus la présence de Dieu, son Père.
Est-ce que tous les miracles sont des rêves, interrogeai-je en moi-même, alors que le frisson s’évaporait. Une sensualité avait parcouru l’église. Les jambes des saints s’étendaient. Je vis que nous étions dans un monde où les mères sont plus jeunes que leurs Fils et elles les prennent dans les bras quand elles les retrouvent morts après les batailles inégales. Et le Fils est grandi par l’amour de sa mère et la mère est rajeunie par la grandeur du Fils. Aucune clef n’ouvre la porte des cœurs de ces piétas remplies d’amour. Les trousseaux fusent ; aucun ne sert. Seules les paroles christiques et les regards d’enfant peuvent enfreindre le blindage de l’Immaculée conception. Une sincérité avait parcouru l’église. Un homme empierré levait les bras et récitait des cantiques au soleil. Et Jésus souriait.
- Maître, avez-vous vu mon frère, demandai-je, tout imprégné de terreur et d’espoir.
- Maître, avez-vous vu ses frères, demandèrent les médiateurs et les têtes couvertes d’une mitre. Car chacun avait vu mon visage de lépreux et chacun savait que mon cœur lui-même était en lambeaux. Un silence se fit. Le vide des lieux réapparut. Le Christ sembla évaporé. Un vent glacial fendit l’air. Je crus qu’il allait me déchirer.
- Ton frère intercède pour toi, parla le vent.
La voix n’était pas assez charnelle pour que sa pureté étonne. C’était une voix d’élément – de montagne, de vent, la voix des nuages immobiles. Et je reconnus que c’était la voix du Saint Esprit. Des lueurs suivaient le vent sur les dalles, dans les allées, parmi les piliers et sur les surfaces des vitraux.
Je reconnus, derrière son casque et sa robe de fer, la Sainte ultime des Français. Elle souriait à l’Europe en tenant son épée. Elle semblait radieuse, ouverte à l’avenir, offerte au glaive de demain.
Des coups retentirent. C’était vers la sacristie. Je courus. J’avais peur de perdre des membres en m’agitant ainsi. J’arrivai dans la pièce mystérieuse, qui était à moitié découverte. Les barbares, la veille, avaient arraché le toit. Une chaise, une colonne, une porte dérobée. En haut, moitié de plafond, moitié de ciel. En bas, les dalles et toute la poussière du monde qui ondulait dans un bruissement. Je regardai autour : qui avait frappé ? Personne n’apparaissait. Le bruit s’était tu.
- C’est moi, mon frère.
Je fus pétrifié. C’était la voix de Thierry.
Je ne pus m’empêcher : je poussai un râle, un gémissement de gisant.
- Mon frère !
- Ton frère.
- Où es-tu ???
Cette, fois, j’avais crié avec rage. Et je recommençai : où es-tu ? où es-tu ? où es-tu ?
J’étais fou. Sa voix ! Cette voix ! Pourquoi résonne-t-elle encore ? Il est mort ? Il n’est pas mort ? Pourquoi ?? Pourquoi !
- Calme-toi, mon frère.
Il avait parlé à nouveau. Oui, je me calmerai, Thierry. Je tâchai de respirer, je m’accrochai à mon manteau. Je m’appuyai contre le mur de la sacristie vandalisée. J’aperçus dans l’église la lumière d’un lustre appuyé debout sur la dalle. Cette lumière m’apaisa : la lumière existe. Je vois toujours. Je distingue. Je ne suis pas mort.
- Tu as donc peur de la mort ?
- Hein ??
Il rit.
- Tu es disloqué comme un trop vieux cheval. Ton corps se décompose. Ton cœur halète, sanglant de souffrance. Les hommes ont pourchassé le frère que tu aimais, ils détruisent les lieux de ta culture. Et tu as peur de la mort.
- Où est le Christ ? L’as-tu vu ? Il était là tout à l’heure. Il m’a parlé dans l’église.
- Il se repose. Je suis venu te voir. Ne t’inquiète pas.
Je fis quelques pas.
- Comment se fait-il que je t’entende ? Tu es mort. Ils t’ont tué.
- Tu m’entends parce que tu as ouvert les yeux. Cette nuit, ou hier, ou aujourd’hui, à un moment tu as ouvert les yeux.
Je ne compris pas. Je ne me souvenais pas. Je marchais dans l’église et le froid de la demi sacristie s’éloignait dans mon dos. Mes os glacés me faisaient moins mal, bien que je les sentisse tous distinctement se tordre dans l’effort. Marcher devenait héroïque.
Puis j’arrivais face à deux portes, deux chemins qu’éclairait un halo de lumière virginale. Une étrange hésitation se fit sentir. Je sus qu’une de ces portes serait ma destinée.
Laquelle choisir ? Se demandait mon cœur.
- L’une mène à Dieu ; l’autre à Satan, fit la voix de mon frère.
- Et comment savoir ?
- On ne sait pas avant.
- Et si on se trompe ?
- On ne se trompe jamais.
C’était trop dur. Je m’arrêtai. La fatigue me prit. Les deux portes me faisaient face, le halo de lumière avait dessiné un tapis de roi pour mon passage. Je n’irai pas, pensais-je. Je vais rester mourir ici. Ils m’emmèneront où ils veulent. Moi, je ne choisis pas comme ça, sans rien savoir.
Les minutes passèrent, peut-être des heures. Aucune voix n’avait brisé le silence, ni celle de mon frère bien aimé, ni celle du Christ, ni aucune autre voix.
Quand mon corps arriva de l’autre côté de l’épuisement, j’entendis ma voix réclamer :
-Seigneur, mon maître, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Aussitôt mon frère apparut, dans un linge blanc, par une des deux portes. Mes yeux brouillés par l’exténuation avaient mélangé les deux portes en une et je ne sus par laquelle il apparaissait.
- Thierry. Te revoilà.
Je me sentis sourire. Il tendait les mains, comme une image sainte.
Je tendis les mains aussi, vers lui.
- Thierry. Moi aussi je meurs. Pourquoi le Christ ne revient pas ?
- C’était moi.
- Toi !
- Je reviens souvent. Tu as été le frère du Christ et je vais te prendre dans mes bras pour te remercier.
- Toi ? Tu étais le Christ ? Mon frère Thierry ?
- Moi, je suis le Christ et j’ai eu beaucoup de prénoms depuis le début du monde.
- Mais tes coups ? Tes colères ? Le vol du vélo ? L’enfant de Sandra ? La… La…
- C’est toi qui ne m’as pas reconnu. Tu as ouvert les yeux hier, ou cette nuit, ou aujourd’hui. Depuis que la guillotine m’a tué tu as pensé à moi comme on pense au Fils éternel. Tu as retrouvé la foi de ton enfance, quand tu m’aimais envers et contre tout.
- En grandissant, Thierry, j’ai…
- Il ne faut jamais accepter de grandir.
Ses bras m’enveloppèrent. Ainsi j’avais vécu une vie d’homme, triste et morne, avec pour frère humain, Notre Seigneur Jésus Christ. Nous nous étions peu vus dès l’âge adulte, et l’ochlocratie l’avait condamné à l’échafaud, comme tant d’autres. J’avais suivi son histoire à travers la presse haineuse qui sévissait, cachant mon visage en lambeaux depuis que l’hospice qui nous enfermait, moi et mes compagnons de misère, avec tombé sa surveillance. J’avais marché vers le lieu où la tête de Thierry était tombée. J’avais ressenti à nouveau l’amour fraternel et l’admiration de l’enfance… Et J’étais entré dans l’Eglise blessée, désertée. Et Thierry était venu me chercher. Et Thierry était le Christ, et le Christ était Thierry. Et j’allais rentrer dans la mort comme j’était venu au monde : faible, peureux, accompagné.

Edith de Cornulier-Lucinière - Ecrit dans la nuit du 17 au 18 avril 2009

 

En pédéhaif : Toute la poussière du monde illustré par des photos de Sara