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mardi, 15 mai 2012

La France profonde et l'élite cosmopolite, par Romain Rolland

Romain Rolland, Jean-Christophe, immigration, cosmopolitisme, populisme, élite, peuple

Romain Rolland, ami de Tolstoï et de Freud, grand introducteur de Gandhi en France, écrivit son roman Jean-Christophe entre 1906 et 1912...

Dans Jean-Christophe, Olivier explique à son ami allemand,  ce qu'est la vraie France, cachée par la publicité et par les élites française cosmopolites, qui ont honte de leur propre "race".

(Suivi par Les oiseaux de Passage, poème de Jean Richepin chanté par Georges Brassens)

Romain Rolland, Jean-Christophe, immigration, cosmopolitisme, populisme, élite, peuple

« Christophe ne pouvait comprendre qu'Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu'il avait vus ! Avant de l'avoir rencontré, il n'était pas loin de prendre pour type de l'esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n'en était que la caricature. Et voici que l'exemple d'Olivier lui montrait qu'il pouvait y avoir à Paris des esprits aussi libres, et plus libres de pensée qu'un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques, autant que quiconque en Europe. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.

— Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France ?

Christophe protesta de la peine qu'il s'était donnée pour la connaître ; il énuméra tous les Français qu'il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin : Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire ça et là quelques Français authentiques.

— C'est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n'en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n'as vu que les myriades de guêpes qu'attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n'as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.

— Pardon, dit Christophe, j'ai vu aussi votre élite intellectuelle.

— Quoi ? Deux ou trois douzaines d'hommes de lettres? Voilà une belle affaire! Dans ce temps, où la science et l'action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d'un peuple. Et, dans la littérature même, tu n'as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d'hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris ? Crois-tu qu'un travailleur sache seulement ce qui s'y passe?

Pasteur n'y est pas allé dix fois dans sa vie ! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens... Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique, — et cela, parmi les intellectuels. Tu n'as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n'as vu ni les artistes solitaires, qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n'as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n'en parlons pas. A part la pauvre femme qui t'a soigné, que sais-tu de lui? Où aurais-tu pu le voir? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation quotidienne, — la petite Église, qui  de tout temps a existé en France, — petite par le nombre, grande par l'âme, presque inconnue, sans  action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu'incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit : l'élite... Tu t'étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu'au jour de leur mort, servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille, — ce peuple sacrifié, qu'a défendu jadis contre l'égoïsme des grands mon « pays », le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l'élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent? Sais-tu seulement l'existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi ? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l'armée des hypocrites ? Ils n'osent pas lutter de front; ils s'inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L'hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres... Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d'incohérence brutale, parce que tu n'en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, notre âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître ? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune ? As-tu jamais pénétré le tragique de l'esprit français ? T'es-tu jamais penché sur l'abîme de Pascal ? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l'art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution, — un peuple qui, vingt fois, a passé par l'épreuve du feu et s'y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois !... — Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins ; et ils jugent la France d'après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à tout ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d'un jour...

Oui, c'est trop naturel que vous n en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche : comment le pourriez-vous ? C'est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d'entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol... On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s'évertuent à l'éteindre, — seuls, sentant autour de nous l'atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur, — trahis par ceux dont c'était la mission de nous défendre, nos chefs, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l'ennemi, pour se faire pardonner d'être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas... Quels moyens avons-nous d'être connus de lui ? Nous ne pouvons pas arriver jusqu'à lui... Ah! c'est là le plus dur! Nous savons que nous sommes des milliers d'hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre ! L'ennemi tient tout : journaux, revues, théâtres... La presse fuit la pensée, ou ne l'admet que si elle est un instrument de plaisir, ou l'arme d'un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu'à condition qu'on s'avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, tout occupés de s'enrichir, ne s'intéressent qu'aux prolétariats qu'ils peuvent acheter, La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir. Notre peuple nous ignore ; ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu'ils existent... Le néfaste Paris ! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu'il a fait est au moins égal au bien ; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffît qu'une pseudo-élite s'empare de Paris, et embouche la trompette formidable de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus : la France s'y trompe elle-même ; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées en soi... J'ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J'ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n'avons qu'à attendre que l'inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu'elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, çà et là, de hautes cimes affleurent... »

Romain Rolland

 

La page d'AlmaSoror dédiée à Jean-Christophe se trouve ici...

Romain Rolland, Jean-Christophe, immigration, cosmopolitisme, populisme, élite, peuple

 

 Les oiseaux de passage, ou quand Georges Brassens chante Jean Richepin

Merci à l'internaute qui a mis cette vidéo sur Ytube.

Le texte de Jean Richepin se lit ici...

vendredi, 20 avril 2012

Bob Dylan, Georges Marchais et la « lumpen-immigration »

Charles Martel, le passage obligé 2.jpg

La position de Bob Dylan, en 1967, et de Georges Marchais, en 1980, sur l’immigration "délinquante" était loin de la générosité de celle qui prévaut aujourd'hui chez les journalistes, artistes et politiques.

Ils ont tous deux fait une description radicalement désapprobatrice des immigrés qui ne vivent pas dans le pays qu’ils aiment et crachent sur le pays dans lequel ils vivent. Leur condamnation est sans appel, contre ceux qui parviennent à desservir deux pays à la fois, leur pays d’origine et leur pays d’accueil, et ne cherchent qu'à se servir sans jamais servir.

Ainsi ces deux grands militants de la Gauche, la gauche structurée de Marchais et la gauche anarchisante de Dylan, ont montré une sévérité intellectuelle étonnante à propos de ce que l’on pourrait appeler la « lumpen-immigration », pour paraphraser Marx condamnant le « Lumpen-Prolétariat ».

(Lump signifie vagabond en allemand, mais a vite pris le sens de racaille, et chez Marx signifie voyou, délinquant).

Georges Marchais réfute les accusations de racisme et de pétainisme, et affirme sa lutte contre la drogue, dont les principaux distributeurs sont les immigrés.

Quant à Bob Dylan, il a consacré une chanson à l'immigré qui vit dans un pays alors qu'il aurait préféré son pays natal, qui hait sa vie autant qu'il craint la mort, qui dépense ses forces dans des actions idiotes et néfastes, qui n'est jamais satisfait de ce qu'il a et se venge de ses propres turpitudes sur ses concitoyens.

Voyons cela.

Le discours de Georges Marchais :

 

La chanson de Bob Dylan :

I pity the poor immigrant
Who wishes he would've stayed home
Who uses all his power to do evil
But in the end is always left so alone.
That man who with his fingers cheats,
And who lies with every breath
Who passionately hates his life,
And likewise fears his death.

J'ai pitié du pauvre migrant qui regrette de n'être pas resté chez lui
Qui use de tous ses pouvoirs pour faire le mal et finit toujours tout seul.
Cet homme qui trompe à chaque geste, qui ment comme il respire,
qui hait passionnément sa vie et qui craint tout autant sa mort.

I pity the poor immigré,
Who's strength is spend in vain,
Who's heaven is like ironsides,
Who's tears are like rain.
Who eats but is not satisfied,
Who hears but does not see.
Who falls in love with wealth itself,
And turns his back on me.

J'ai pitié du pauvre immigré dont les forces sont dépensées en vain,
dont le paradis est blindé Dont les larmes sont comme la pluie.
Il mange sans être rassasié, il écoute et ne voit rien.
Il est avide de richesses et tourne le dos aux êtres humains.

I pity the poor immigrant,
Who tramples through the mud
Who fills his mouth with laughing
And who builds his town with blood.
Who's visions in the final end
Must shatter like the glass,
I pity the poor immigrant
When his gladness comes to pass.

J'ai pitié du pauvre immigré qui patauge dans la boue
Qui remplit sa bouche de rires et construit sa ville avec du sang.
Ses visions sont faites pour éclater comme du verre.
J'ai pitié du pauvre immigré au moment où sa joie tourne court.

 

dimanche, 01 avril 2012

La littérature française au XIX°siècle, décrite par Romain Rolland

Jean-Christophe, Romain Rolland, littérature, dévergondage, littérature bourgeoise, littérature sexuelle, Sylvain Kohn

Ce passage du roman Jean-Christophe, écrit au 162 boulevard du Montparnasse avant la première guerre mondiale, nous démontre que nos conservateurs crient au loup sans se lasser, croyant toujours que cette fois, la société est descendue vraiment trop bas... Tandis que nos pourfendeurs de morale ne sont que d'affligeants fonctionnaires du choquage de bourgeois.

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"Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d'abord connaissance, - comme des millions de gens en France, - avec la littérature française de son temps. Comme il était désireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en même temps que de se perfectionner dans la langue, il s'imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu'on lui disait les plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits divers horrifiants, dont la narration et les instantanés remplissaient plusieurs colonnes, une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze ans : la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère, qui couchait avec sa soeur. Le quatrième, sur deux soeurs qui couchaient ensemble. Le cinquième... Le cinquième, il jeta le journal, avec un haut-le-coeur, et dit à Sylvain Kohn :

- Ah ! ça, qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes malades !

Sylvain Kohn se mit à rire, et dit :

- C'est de l'art.

Christophe haussa les épaules :

- Vous vous moquez de moi.

- En aucune façon. Voyez plutôt !

Il montra à Christophe une enquête récente sur l'Art et la Morale, d'où il résultait que "l'Amour sanctifiait tout", que "la Sensualité était le ferment de l'Art", que "la morale était une convention inculquée par une éducation jésuitique", et que seule comptait "l'énormité du Désir". - Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté d'un roman qui peignait les moeurs des souteneurs. Certains des répondants étaient les plus grands noms de la littérature, ou d'austères critiques. Un poète des familles, bourgeois et catholique, donnait sa bénédiction d'artiste à une peinture très soignée des mauvaises moeurs grecques. Des réclames lyriques exaltaient des romans, où laborieusement s'étalait la Débauche à travers les âges : Rome, Alexandrie, Bysance, la Renaissance italienne et française, le Grand Siècle... c'était un cours complet."

 

Romain Rolland, in Jean-Christophe

lundi, 26 mars 2012

L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes...

Blaise Cendrars, Moravagine, masochisme, littérature

Après avoir cité L'amour et l'Occident, de Denis de Rougement, et grâce à une idée de Nathann Cohen, qui navigue en eaux littéraires troubles, nous proposons deux extraits de Moravagine, de Blaise Cendrars.
Le premier fragment décrit "l'amour" comme fondamentalement masochiste. Le second éreinte la morale et la littérature et rend sa place à "l'action".

Blaise Cendrars, Moravagine, masochisme, littérature

"L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes, cet état d'angoisse des amants, cet état d'attente, cette souffrance latente, sous-entendue, à peine exprimée, ces mille inquiétudes au sujet de l'absence de l'être aimé, cette fuite du temps, ces susceptibilités, ces sautes d'humeur, ces rêvasseries, ces enfantillages, cette torture morale où la vanité et l'amour-propre sont en jeu, l'honneur, l'éducation, la pudeur, ces hauts et ces bas du tonus nerveux, ces écarts de l'imagination, ce fétichisme, cette précision cruelle des sens qui fouaillent et qui fouillent, cette chute, cette prostration, cette abdication, cet avilissement, cette perte et cette reprise perpétuelle de la personnalité, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, cet emploi du diminutif, cette familiarité, ces hésitations dans les attouchements, ce tremblement épileptique, ces rechutes successives et multipliées, cette passion de plus en plus troublée, orageuse et dont les ravages vont progressant, jusqu'à la complète inhibition, la complète annihilation de l'âme, jusqu'à l'atonie des sens, jusqu'à l'épuisement de la moelle, au vide du cerveau, jusqu'à la sécheresse du cœur, ce besoin d'anéantissement, de destruction, de mutilation, ce besoin d'effusion, d'adoration, de mysticisme, cet inassouvissement qui a recours à l'hyperirritabilité des muqueuses, aux errances du goût, aux désordres vaso-moteurs ou périphériques et qui fait appel à la jalousie et à la vengeance, aux crimes, aux mensonges, aux trahisons, cette idolâtrie, cette mélancolie incurable, cette apathie, cette profonde misère morale, ce doute définitif et navrant, ce désespoir, tous ces stigmates ne sont-ils point les symptômes mêmes de l'amour d'après lesquels on peut diagnostiquer, puis tracer d'une main sûre le tableau clinique du masochisme ?

Blaise Cendrars, Moravagine, masochisme, littérature

[...]

Au printemps, clôture des paris américains, départ pour la dernière étape du tour du monde; dernière liaison aérienne entre l'Amérique et l'Europe, Londres et Paris après avoir visité Montréal et Québec, quarante-huit heures de vol pour la traversée de l'Atlantique, le grand prix de cent mille livres sterling de l'Union de la presse britannique, etc.

- Toutes les banques marchent. Tu vas voir tout ce que je vais faire rendre à une machine, m'expliquait Moravagine.

Gloire, fortune, honneurs, enthousiasme populaire, délire des foules. Je serai le maître du monde. Je me ferai proclamer Dieu. On foutra tout en l'air, tu vas voir.

- ...

- Alors tu ne viens pas avec nous ? Non ? Et bien n'en parlons plus. D'ailleurs c'est trop tard maintenant. Ta place est déjà prise par un réservoir d'huile, ce qui nous permet d'emporter une fameuse réserve d'essence. L'avion est fin prêt. Nous partons dans trois jours...

- ...

- C'est dommage que tu ne viennes pas. Tu aurais tourné la manivelle à bord. J'avais compté sur toi pour emporter un appareil de prises de vues. Nous n'aurons pas le cinéma. Tant pis. A part ça, tout marche à merveille, il n'y a que toi qui cannes... Je comprends bien ton besoin de repos et ton envie de te tremper dans tes livres. Bon Dieu !Tu as encore envie de réfléchir, tu as toujours eu besoin de réfléchir à des tas de choses, de regarder et de voir, de prendre des mesures, des empreintes, des notes que tu ne sais comment classer. Laisse donc ça aux archivistes policiers. Tu n'as donc pas encore compris que le monde de la pensée est fichu et que la philosophie c'est pis que le bertillonnage. Vous me faites rire avec votre angoisse métaphysique, c'est la frousse qui vous étreint, la peur de la vie, la peur des hommes d'action, de l'action, du désordre. Mais tout n'est que désordre, mon bon. Désordre que les végétaux, les minéraux et les bêtes ; désordre que la multitude des races humaines ; désordre que la vie des hommes, la pensée, l'histoire, les batailles, les inventions, le commerce, les arts; désordre que les théories, les passions, les systèmes. C'a toujours été comme ça. Pourquoi voulez-vous y mettre de l'ordre ? Quel ordre ? Que cherchez-vous ? Il n'y a pas de vérité. Il n'y a que l'action, l'action qui obéit à un million de mobiles différents, l'action éphémère, l'action qui subit toutes les contingences possibles et imaginables, l'action antagoniste. La vie. La vie c'est le crime, le vol, la jalousie, la faim, le mensonge, le foutre la bêtise, les maladies, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, des monceaux de cadavres. Tu n'y peux rien, mon pauvre vieux, tu ne vas pas te mettre à pondre des livres, hein ?..."

Blaise Cendrars

Blaise Cendrars, Moravagine, masochisme, littérature

 Nous renvoyons vers ce très beau passage de Carson Mc Cullers, que nous avions cité déjà dans AlmaSoror. Encore une description de l'amour masochiste, tirée de la Ballade du café triste.

samedi, 24 mars 2012

L'amour et l'occident

 

Sara, L'amour et l'Occident, Denis de Rougemont

Sara nous propose trois photos et un fragment de L'amour et l'Occident, de Rougement.

Sara, L'amour et l'Occident, Denis de Rougemont
"Nul besoin d'avoir lu le Tristan de Béroul, ou celui de M. Bédier, ni d'avoir entendu l'opéra de Wagner, pour subir dans la vie quotidienne l'empire nostalgique d'un tel mythe. Il se trahit dans la plupart de nos romans et de nos films, dans leur succès auprès des masses, dans les complaisances qu'ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent d'amours miraculeuses. Le mythe agit partout où la passion est rêvée comme un idéal, non point redoutée comme une fièvre maligne ; partout où sa fatalité est appelée, invoquée, imaginée comme une belle désirable catastrophe, et non point comme une catastrophe. Il vit de la vie même de ceux qui croient que l'amour est une destinée (c'était le philtre du Roman) ; qu'il fond sur l'homme impuissant et ravi pour le consumer d'un feu pur ; et qu'il est plus fort  et plus vrai que le bonheur, la société, la morale. Il vit de la vie même du romantisme en nous ; il est le grand mystère de cette religion dont les poètes du siècle passé se firent les prêtres et les inspirés."

L'amour et l'occident, Denis de Rougemont

 

Sara, L'amour et l'Occident, Denis de Rougemont

 

Voir l'exposition en ligne de la Bibliothèque Nationale de France sur les légendes arthuriennes, dont l'histoire de Tristan et Iseult est issue.

 

jeudi, 15 mars 2012

Ainsi soit-il, ainsi pense-t-il

 

James Allen, As a man thinketh, 1902

AlmaSoror a entrepris la traduction depuis l'anglais du fameux opuscule publié en 1902,  As a man thinketh, de James Allen. James Allen est le grand inspirateur du développement personnel et des méthodes de "self-help", de travail autonome sur soi en vue de se créer une vie meilleure. On trouve peu d'informations sur lui sur la Toile francophone, ceux qui parlent anglais seront plus gâtés.

Nous proposons aujourd'hui le premier chapitre, l'opuscule complet étant lisible ici.

L'esprit est le pouvoir qui façonne et créée,
Et l'homme est esprit, et de plus en plus il s'empare de l'outil de la pensée ; et, modelant ce qu'il désire, suscite mille joies, mille maladies : - il pense en secret et la chose advient : le milieu qui l'entoure n'est que son miroir.

Sommaire

 

Avertissement

La pensée et le caractère

 

Avertissement

Ce petit volume (le résultat de la réflexion et de l'expérience) n'est pas conçu comme un traité exhaustif sur le très ressassé sujet du pouvoir de la pensée. Plus suggestif qu'explicatif, son intention est d'aider les hommes et les femmes à découvrir et percevoir cette vérité :

«Nous sommes nous-mêmes nos propres créateurs »...

… par les pensées que nous choisissons et encourageons. L'esprit est le maître-tisserand, de la toile interne de son caractère, comme de la toile externe des circonstances de sa vie. Et si nous avons jusqu'ici tissé dans l'ignorance et la douleur, nous pouvons maintenant tisser dans la lumière et le bonheur.

James Allen

Avenue du Grand Parc
Ilfracombe, Angleterre

 

Ainsi pense-t-il, ainsi soit-il

La pensée et le caractère

Cet aphorisme : « L'homme est comme les pensées de son âme» (Proverbes 23-7) ne concerne pas seulement l'être humain dans son intégralité, mais s’étend aux conditions et aux circonstances de sa vie. Un homme est littéralement ce qu'il pense ; sa personnalité résulte de la somme de toutes ses pensées.

De même que la plante vient de la graine et n'existerait pas sans elle, chaque acte d'un homme vient des graines secrètes de sa pensée et n'aurait pu avoir lieu sans elles. Ceci s'applique autant aux actes dits spontanés, ou non prémédités, qu'à ceux qu'on exécute délibérément.

L'action est la floraison de la pensée ; la joie et la souffrance en sont les fruits. Ainsi, l'homme recueille-t-il les fruits, doux et amers, de son jardinage.

(En notre esprit la pensée nous a conçus, ce que nous sommes fut forgé et édifié par la pensée.
Si l'esprit d'un homme contient des pensées diaboliques, la douleur vient sur lui comme la charrue derrière le bœuf.
S'il persiste dans la pureté de pensée, la joie le suivra comme son ombre – c'est certain).

L'homme n'est pas une création artificielle, il croît selon les lois de la nature, et le rapport entre la cause et l'effet est aussi absolu et implacable dans le royaume caché de la pensée qu'il l'est dans le monde des choses visibles et matérielles. Un caractère noble et divin n'est pas une faveur, ou une chance, mais le résultat naturel d'efforts continuels pour penser juste, la conséquence de la fréquentation assidue de divines pensées. En vertu du même processus, un tempérament ignoble et bestial ne résulte que de l'entretien continuel de pensées serviles.

L'homme se fait ou se défait lui-même. Dans l'arsenal de sa pensée, il forge les armes qui le détruiront ; il y façonne également les outils au moyen desquelles il se construira les célestes manoirs de joie, de force et de paix. Par ses choix justes, par la pertinence de sa pensée, l'homme s'élève à la perfection divine ; tandis que l'abus, le manque de diligence dans la pensée l'abaissent au niveau de la bête. Tous les échelons de la personnalité humaine se situent entre ces deux extrêmes, et chaque homme en est créateur et maître. Parmi les merveilleuses vérités se rapportant à l'âme humaine que notre époque a restaurées et amenées à la lumière, aucune n'est plus réjouissante que celle-ci – l'homme est le maître de ses pensées, le sculpteur de son caractère, le façonneur de ses conditions, de son environnement, de son destin.

Être de pouvoir, d'intelligence et d'amour, Seigneur de ses propres pensées, l'homme possède la clef de chaque situation, en lui se trouve l'organisme de transformation et de régénération qui lui permettra de devenir ce qu'il veut.

L'homme est toujours le maître, même dans son état le plus faible, le plus abandonné, le plus dissolu. Car dans sa faiblesse et sa dégradation, il est le maître insensé qui dirige sa maison de travers. Lorsqu'il se met à réfléchir sur sa condition, à rechercher diligemment la loi qui régit son être, il devient alors un maître sage, orientant ses énergies avec intelligence, façonnant ses pensées pour des aboutissements féconds. Ainsi agit le maître conscient. Et l'on ne devient ce maître conscient qu'en découvrant à l'intérieur de soi-même les lois de la pensée ; cette découverte est affaire d'application, d'autoanalyse et d'expérience.

Comment sont obtenus l'or et les diamants ? Par la recherche, par l'extraction en profondeur. Et les hommes peuvent trouver toute vérité raccordée à leur être s'ils creusent à fond la mine de leur âme. Ils éprouveront de manière infaillible qu'ils sont les maîtres de leurs caractères, les sculpteurs de leurs vies, les bâtisseurs de leurs destins, s'ils s'attachent à observer, à contrôler, à ajuster leurs pensées, en traquant les conséquences de ces pensées sur eux-mêmes et sur autrui, sur leur vie et sur les circonstances, en découvrant les liens entre les causes et les conséquences par la pratique et l'investigation, en utilisant chaque expérience, même la plus triviale, même la plus quotidienne, comme un moyen d'obtenir cette connaissance de soi qui est intelligence, sagesse et pouvoir. C'est dans cette direction, plus que dans aucune autre, que l'on retrouve la loi absolue : « Cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l'on vous ouvrira » (Évangile) ; c'est en effet par la patience, par la pratique, par l'incessante sollicitation que l'homme peut passer la Porte du Temple de la Connaissance.

 James Allen, 1902

James Allen

 Traduction d'édith de CL

 L'intégralité de la traduction est disponible sur cette page.

 

vendredi, 09 mars 2012

Méditation contrebaroque

Edith de CL, méditation, contrebaroque, Hélène Lammermoor, traduction, traductologie, langue hawaïenne, hawaïen

2 photos de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva


On sait qu'Hélène Lammermoor écrivait toujours assise, couchée vers la Croix du Sud. Elle se souvenait de la lumière poussiéreuse de l'Atlantique d'Olonne, une voix intérieure lui dictait des textes dont elle avouait ne pas saisir le sens d'ensemble.

 

J'ai entrepris la traduction de cette méditation contrebaroque à une époque de ma vie où les réminiscences de rêve dont ce texte est chargé faisaient écho à des émois en moi profonds. Je l'offre ici tel que je l'ai traduit à cette époque, nu, sans correction, sans addendum, sans explication. L'oeuvre d'Hélène Lammermoor se goûte quand on n'a plus goût à rien. Alors la magie vitale de la littérature allume à nouveau le creux du ventre, et le lecteur se redresse et marche ressuscité sur la route du monde.

 

Édith de CL, 2010


 

 

Méditation contrebaroque

Edith de CL, méditation, contrebaroque, Hélène Lammermoor, traduction, traductologie, langue hawaïenne, hawaïen


I

J'ai retrouvé des traces.

La poussière du temps, des pierres, des volets. Les ruines vivantes. Les pins, la lande, leurs odeurs ; au fond du sentier, l'ouverture sur la mer salée. La bague transmise, les poèmes naissants, la longue après-midi qui s'écoule sans souci.

Au loin, dans une bâtisse qui résonne, des frères disent la messe. La grosse cloche lancine.

 

II

Ferme les yeux. Écoute la voix d'un rêve qui vient de loin.

Dans la ville où tu marches, les pierres pensent. Les femmes sont silencieuses et les hommes te sourient. De grandes bêtes sauvages se baladent parmi les hommes. Et tous, tous respectent le pouvoir immense des salamandres. Elles sont cachées dans les feuillages, vivant une vie de mystère, à côté de ton cœur.

Tu vois des vignes pousser sur les places et sur les murs des maisons, tu vois les enfants jouer, leurs cris nettoient ton sang. Et soudain tu comprends que tu es un être merveilleux, toi aussi tu hantes la ville et tu fascines ceux qui écoutent les sens du dimanche après-midi.

 

III

Dans la nuit de ton corps, d'un coup tout devient bleu. Les cris des dauphins surgissent de nulle part. Ils jouent dans les vagues, ils nagent, sautent, plongent, leurs éclats de rire résonnent dans ta peau.

Au-dessus de la mer, les mouettes fascinées hurlent, glissent entre les vagues – les dauphins leur disent Venez ! Venez ! Venez voler au sein de nos éclats de rire ! Et les mouettes s'en vont danser dans l'horizon, s'en vont montrer qu'elles sont belles. Les dauphins les contemplent, les oublient, reprennent leurs jeux.

 

IV

Un homme, il ressemble à un ange, s'approche de toi. Il te veut donner la main, cela te fait rire, tu lui prends la main. Vous marchez vers la haute porte de la ville, pour rejoindre la forêt. Vous parlez une nouvelle langue, que tu comprends très bien. C'est la langue hawaienne, peut-être, d'où naîtra la dernière vague du monde. Des bulles flottent autour de vous et dans le ciel. Des enfants venus d'Islande voyagent en montgolfières. Les bruits des insectes prennent toute la place et tes jambes sont contentes de marcher sur des touffes d'herbe. Tu te retournes ; derrière toi, la ville s'efface.

 

Hélène Lammermoor

 

mercredi, 07 mars 2012

1974, discours d'Arlette Laguiller

 

Nous choisissons ce discours d'une dame étonnante pour effectuer une petite manipulation informatique, chose qui nous paraît insurmontable mais que nous devons accomplir absolument. Bien que vous n'y compreniez rien, 9NSC8E8CVDNQ devait apparaître dans l'un de nos billets !

 

En espérant que cette étrange manip ait marché, nous vous souhaitons de beaux rêves, des rêves qui transforment un être, un jour, une vie.

 

9NSC8E8CVDNQ

lundi, 06 février 2012

Liberté, vérité, action

françois de pange, ernast Renan

Sur la liberté, la vérité et les actions qui doivent en découler, voici une phrase de François de Pange, révolutionnaire qui s'opposa aux crimes de la Terreur, suivie d'une phrase d'Ernest Renan, prononcée un siècle plus tard. 

La certitude de posséder la vérité, de représenter la liberté, autorise-t-elle le crime et la censure ? 
De Pange et Renan, penseurs éclairés dépourvus de violence, furent impressionnés par la violence des penseurs de leur propre "clan idéologique". 

françois de pange, ernast Renan

Pour moi, qui ne puis apercevoir de liaison nécessaire entre des idées métaphysiques et des assassinats, je ne partagerai pas les passions de ceux dont j'applaudis les systèmes ; je m'efforcerai d'écarter ces glaives que des aveugles agitent au milieu de nous ; et, adorateur de la Liberté, je presserai mes concitoyens d'honorer cette divinité nouvelle en lui rendant ici ses compagnes immortelles, la Justice et l'Humanité.


François de Pange
In Réflexions sur la délation, 1790 

La vérité est une grande coquette, monsieur. Elle ne veut pas être cherchée avec trop de passion. L'indifférence réussit souvent mieux avec elle. Quand on croit la tenir, elle vous échappe ; elle se livre quand on sait l'attendre. C'est aux heures où on croyait lui avoir dit adieu qu'elle se révèle. Elle vous tient rigueur, au contraire, quand on l'affirme, c'est-à-dire quand on l'aime trop.

Ernest Renan
In Réponse au Discours de réception de Pasteur à l'Académie française, 1878
 
 
Les Réflexions sur la délation, de François de Pange, sont publiées aux éditions Allia et vendues 3 euros. 
AlmaSoror avait déja salué le catalogue éditorial d'Allia dans cet article
 

jeudi, 02 février 2012

Fragment de Clarté

Henri Barbusse


Nous avions déjà parlé d'Henri Barbusse ici, et nous nous demandions à propos de son engagement communiste : comment un homme traumatisé par les millions de morts de 14-18 peut militer pour une cause qui fera des millions de morts, le Communisme ? Mystère, mystère…

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"Soldat universel, homme pris au hasard parmi les hommes, rappelle-toi : il n'y a pas un moment où tu fus toi-même. Jamais tu ne cessas d'être courbé sous l'âpre commandement sans réplique : « Il le faut, il le faut. » Enserré pendant la paix dans la loi du travail incessant, dans l'usine de machines ou dans l'usine de bureaux, esclave de l'outil, de la plume ou du talent ou d'autre chose, tu fus traqué sans répit, du matin au soir, par la tâche quotidienne qui ne te permettait que de vaincre tout juste la vie et de ne te reposer qu'en rêve.
Quand vient la guerre que tu n'as jamais voulue, — quel que soit ton pays et ton nom, — la fatalité terrible qui t'empoigne se démasque nettement, agressive et complexe. Le souffle de condamnation s'est levé.
On réquisitionne ta personne. On se saisit de toi par des mesures menaçantes qui ressemblent à des arrestations, et auxquelles rien de ce qui est pauvre ne peut échapper. On t'emprisonne dans des casernes. On te met nu comme un ver et on te rhabille avec un uniforme qui t'efface ; on marque ton cou d'un numéro. L'uniforme t'entre dans la peau; les exercices te façonnent et te taillent à l’emporte-pièce. Il surgit autour de toi, t'encerclant, des étrangers vêtus brillamment. On les reconnaît : ce ne sont pas des étrangers. Alors, c'est un carnaval, mais un carnaval farouche et suprême : ce sont les nouveaux maîtres, absolus, arborant leurs pouvoirs dorés sur leurs poings et leurs têtes. Ceux qui sont près de toi ne sont eux-mêmes que les serviteurs d'autres qui portent un pouvoir plus grand peint sur leurs habits. C'est une exigence de misère, d'humiliation et de rapetissement où tu tombes de jour en jour, mal nourri, et mal traité, assailli dans toute ta chair, fouetté par les ordres des gardiens. A chaque minute, tu es rejeté violemment dans ton étroitesse, tu es châtié au moindre geste qui en sort, ou tué par ordre de tes maîtres. Il t'est défendu de parler pour t'unir à ton frère qui te touche. Autour de toi règne un silence d'acier. Ta pensée ne doit être qu'une souffrance profonde".

Henri Barbusse, in Clarté

photos de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva

mercredi, 18 janvier 2012

Nous attendons tous notre naissance et c'est notre mort qui approche

En attendant de trouver une version de la Ballade du désespéré, de Louis Vierne, à mettre ici sur cet AlmaSoror blog, écoutons cet autre poème pour piano et orchestre.

Et plongeons dans la ballade d'Henry Murger, poète dépressif, né rue des Trois-Frères et mort en 1861. Bohème, gothique, il écrivit cette ballade du désespéré que Vierne allait mettre en musique, peut-être encore plus désespéré que lui, au début du XX°siècle :

"Qui frappe à ma porte à cette heure ?
— Ouvre, c’est moi. — Quel est ton nom ?
On n’entre pas dans ma demeure
À minuit ainsi, sans façon.

— Ouvre. — Ton nom ? — La neige tombe,
Ouvre. — Ton nom ? — Vite, ouvre-moi !
— Quel est ton nom ? — Ah ! dans sa tombe
Un cadavre n’a pas plus froid.

J’ai marché toute la journée
De l’ouest à l’est, du sud au nord.
À l’angle de ta cheminée
Laisse-moi m’asseoir. — Pas encor !

Quel est ton nom ? — Je suis la gloire,
Je mène à l’immortalité.
— Passe, fantôme dérisoire !
— Donne-moi l’hospitalité.

Je suis l’amour et la jeunesse,
Ces deux belles moitiés de Dieu.
— Passe ton chemin : ma maîtresse
Depuis longtemps m’a dit adieu.

— Je suis l’art et la poésie :
On me proscrit. Vite, ouvre. — Non.
Je ne sais plus chanter ma mie,
Je ne sais même plus son nom.

— Ouvre-moi ! je suis la richesse,
Et j’ai de l’or, de l’or toujours.
Je puis te rendre ta maîtresse.
— Peux-tu me rendre nos amours ?

— Ouvre-moi : je suis la puissance,
J’ai la pourpre. — Vœux superflus !
Peux-tu me rendre l’existence
De ceux qui ne reviendront plus ?

— Si tu ne veux ouvrir ta porte
Qu’au voyageur qui dit son nom,
Je suis la mort : ouvre, j’apporte
Pour tous les maux la guérison.

Tu peux entendre à ma ceinture
Sonner les clés des noirs caveaux ;
J’abriterai ta sépulture
De l’insulte des animaux.

— Entre chez moi, maigre étrangère,
Et pardonne à ma pauvreté.
C’est le foyer de la misère
Qui t’offre l’hospitalité.

Entre : je suis las de la vie,
Qui pour moi n’a plus d’avenir.
J’avais depuis longtemps l’envie,
Non le courage de mourir.

Entre sous mon toit, bois et mange,
Dors, et quand tu t’éveilleras,
Pour payer ton écot, cher ange,
Dans tes bras tu m’emporteras.

Je t’attendais ; je veux te suivre.
Où tu m’emmèneras, j’irai ;
Mais laisse mon pauvre chien vivre,
Pour que je puisse être pleuré !"

Henry Murger

 

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Nous attendons tous notre naissance et c'est notre mort qui approche.

Edith de CL, avant d'entrer dans la nuit momentanée.
(photo de Mavra)

dimanche, 15 janvier 2012

L'ésotérisme

ésotérisme, Pierre Riffard, René Char, lucidité, soleil
Phot. Mavra

"La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil",
René Char, poète du Vaucluse.


Sur une proposition de Sara, voici les premières lignes de l'Esotérisme, somme publiée en 1990 par Pierre Riffard, en deux parties : l'ésotérisme occidental et les ésotérismes d'ailleurs.


"Comment peut-on s'intéresser à autre chose qu'à l'ésotérisme ?
Nous vivons dans un champ où bataillent lumières et ténèbres.
Les lumières aveuglent : on ne voit rien ; les ténèbrent confondent : on ne voit rien. Comment voir, pourquoi ces lueurs, pourquoi ces ombres, pourquoi ce jeu de blanc et de noir ? et d'où vient la jouissance, lorsqu'on reconnaît les choses ? Les événements se succèdent en cyclones, les êtres passent en rafale. Le monde joue-t-il à n'être et à n'être plus ?

Silence du monde, brutalité des hommes, voilà sans doute l'expérience première que nous avons de la "réalité". Mais si la nature se tait, du moins est-elle là, en pierres, en plantes, avec ses pluies, ses aurores ; si les hommes utilisent leurs forces et leurs inventions contre eux-mêmes, du moins disposent-ils d'institutions comme les langues, les techniques, la philosophie, l'art. 
D'une part, on est lésé par une nature pourtant féconde, qui ne répond pas à nos désirs, ne satisfait pas à nos questions ; d'autre part, on est accablé de mensonges et d'injustices par nos "frères", pourtant socialisés. 
L'expérience est donc ambigüe, tragique et exaltante à la fois. ....

.... Les choses se taisent obscurément , les hommes nous harcèlent inexplicablement. La solution ne réside-t-elle pas dans ce mystère même ? Le monde naturel vibre de signes qu'on ne comprend pas, le monde humain fourmille de bourreaux qu'on ne s'explique point ; malgré tout, le désir demeure et s'aiguise de comprendre cela, de s'expliquer ceci.
Face à cette situation, que regarder ? Comment agir ? Où reposer sa tête ? Vers quoi marcher ? Non pas à quoi rêver, mais que connaître enfin ?
Silence du monde. Ce silence oppresse nos poitrines. ...

... Pour refuser cette violence des hommes, il faut pratiquer une certaine violence, resister aux idéologies, casser la pensée au profit de la méditation, opposer à la force le non-agir, au savoir la nescience, à l'utile la splendeur."
 
"L'ésotérisme - Qu'est ce que l'ésotérisme. Anthologie de l'ésotérisme occidental -" ,
de Pierre A. Riffard (1990).
 

dimanche, 16 octobre 2011

Fort Independencia

Il y a quelques cent ans, John-Antoine Nau hantait ce monde et écrivait des romans. Voici un extrait des Trois amours de Benigno Reyes :

"Ses quelques amis buvaient parfois chez lui de la bière « hambourgeoise » fabriquée à New-York et y fumaient aux grands jours des puros de La Havane importés de Huanuco. On avait vu sur sa table, un soir de réveillon, ces choses invraisemblables : une boîte de galantine, la seule qui fût jamais parvenue jusqu’aux rivages de Tarapaca (sans doute à la suite d’une erreur), des fruits confits et une douzaine de harengs saurs !

Aussi Benigno Reyes prenait-il, de coutume, la vie comme elle venait, — sinon très joyeux, du moins insensible aux horreurs ambiantes : n’avait-il pas conquis une « situation » inespérée ? Sa minuscule tire-lire s’était muée en coffre-fort de taille moyenne et, s’il pouvait un jour « faire rentrer » ce qu’on lui devait, ne lui deviendrait-il pas loisible de regagner son archipel dans une bonne cabine de paquebot, d’aller redorer la vieillesse de ses parents et s’installer dans une petite finca payée de ses cuartos, à l’ombre des dattiers et des pêchers-durazneros ?

Mais ce matin-là il venait de se rappeler qu’il avait atteint ses quarante ans dans la nuit, « en tenant compte de la différence des longitudes » (il était l’un des rares Canariens qui sussent le jour et l’heure de leur naissance). — Et tout à coup il était pris d’une colère froide mais féroce contre sa destinée : avait-il jamais vraiment joui d’un seul des rares bonheurs de la vie ?"

lundi, 03 octobre 2011

Aux armes, citoyens !

Extrait de la Guerre du Péloponnèse, de Thucydide

SaraPhot Sara


Les Corinthiens reprochent aux Lacédémoniens (habitants de Sparte) de ne pas les défendre contre les Athéniens. Ils comparent la passivité de Sparte à l'esprit d'entreprise d'Athènes.
C'était il y a deux mille cinq cents ans. 

Merci à Nathann Cohen, grâce à qui nous avons ce discours complet. 


Quand ils surent que Potidée était investie, les Corinthiens, qui comptaient quelques-uns des leurs parmi les assiégés et qui s'inquiétaient du sort de cette cité, ne restèrent pas inactifs. Sans perdre de temps, ils invitèrent les alliés à se réunir a Sparte et, là, leurs représentants s'en prirent avec force aux Athéniens, qu'ils accusaient d'avoir enfreint les traités et porté atteinte aux intérêts des Peloponnèsiens. Les Aiginètes n'envoyèrent pas de mission officielle, car ils avaient peur d'Athènes. Mais, en sous-main, ils appuyaient avec non moins de vigueur les appels de Corinthe à la guerre, en disant que, malgré les traités, on ne respectait pas leur indépendance. Les lacédémoniens invitèrent également, outre leurs alliés tous ceux qui pourraient avoir, de leur côté, quelque grief contre Athènes, puis ils se réunirent en assemblée ordinaire et la parole fut donnée aux délégués étrangers. Plusieurs cités formulèrent leurs griefs. Les Mégariens notamment en avaient plus d'un, mais ils se plaignaient surtout qu'on leur eût, au mépris des traités, fermé les ports de l'empire athénien et le marché de l'Attique elle-même. Les corinthiens furent les derniers à prendre la parole. Ils laissèrent d'abord les autres aigrir les Lacédémoniens, puis ils parlèrent à leur tour, à peu près en ces termes.
 

Lacédémoniens; la confiance qui règne parmi vous dans la vie publique comme dans les relations personnelles, vous rend d'autant plus méfiants envers nous autres, chaque fois que nous avons une communication à vous faire. Sans doute est-ce à cette confiance que vous devez votre modération, mais elle explique aussi le manque de discernement dont témoigne votre politique étrangère. Bien souvent, quand les Athéniens étaient sur le point de nous porter quelque coup, nous vous avons avertis et chaque fois, plutôt que de tenir compte de ce que nous vous disions, vous soupçonniez vos interlocuteurs de poursuivre une querelle particulière. Voilà pourquoi, au lieu de prévenir le mal, vous avez attendu que l'adversaire fut passé à l'action pour convoquer cette réunion de vos alliés. Plus que tout autre, nous avons ici le droit de parler. Victimes et des violences d'Athènes et de votre inertie, c'est nous en effet qui avons les griefs les plus graves.
 

Si les abus dont les Athéniens se rendent coupables en Grèce n'étaient pas de notoriété publique, il faudrait porter à votre connaissance des faits que vous ignoreriez. Mais à quoi bon de longs discours ? Ne voyez-vous pas les peuples qu'ils ont asservis et ceux qui sont en butte à leurs entreprises agressives et qui sont bien souvent vos alliés ? Ne savez-vous pas qu'ils ont, de longue date; pris leurs dispositions en prévision d'une guerre ? Aurait-ils, sans cela, malgré notre opposition, fait main basse sur Corcyre ? Auraient-ils mis le siège devant Potidée ? La situation de cette place est des plus avantageuses pour qui veut contrôler le littoral thrace, et Corcyre aurait pu apporter aux Peloponnèsiens l'appoint d'une flotte considérable.
 

De cette situation, c'est vous qui êtes responsables; vous, qui, au lendemain des guerres médiques, avez laissé les Athéniens fortifier leur ville et, plus tard, édifier leurs Longs Murs; vous qui avez sans cesse, jusqu'à ce jour, frustré de leur liberté les peuples qu'ils asservissaient et, à présent, vos propres alliés. Car le vrai coupable, en pareil cas, n'est pas celui qui asservit, mais celui qui a les moyens de l'empêcher et qui, pourtant, laisse faire, lors même qu'il se pare du titre glorieux de libérateur de la Grèce.
 

C'est maintenant seulement qu'on se décide à nous réunir. Encore les problèmes à résoudre ne sont-ils pas, à cette heure-même, clairement posés. Nous n'avons plus à nous demander s'il y a vraiment agression contre nous, mais à prendre des mesures pour repousser l'adversaire. Car les agresseurs ont un plan arrêté et ils passent dès maintenant à l'action, alors qu'en face d'eux, on tergiverse encore. Nous connaissons la facon de procéder des Athéniens. Nous savons comment, petit à petit, ils gagnent du terrain sur les autres. Tant qu'ils comptent sur votre aveuglement pour passer inaperçu, ils modèrent leur audace, mais quand ils auront vu qu'en connaissance de cause vous les laissez faire, ils iront énergiquement de l'avant.
 

Seuls parmi les grecs, Lacédémoniens, vous restez passifs. Vous opposez à l'adversaire non votre force, mais des velléités. Vous seuls ne faites rien pour abattre vos ennemis, quand leur puissance commence à se développer. Vous attendez qu'elle soit le double de ce qu'elle était. Et avec cela, vous passiez pour des gens sur lesquels on pouvait compter ! C'est la une réputation que démentent les faits. Nous savons bien, quant à nous, que les Mèdes, venus des confins de la terre, approchaient du Péloponnèse, quand vous-même n'aviez encore fait aucun effort sérieux pour marcher à leur rencontre. Aujourd'hui, ce sont les Athéniens. Ils ne sont pas loin, comme le Mède. Ils sont tout proches, et vous les laissez faire. Au lieu d'aller vous-même les attaquer, vous préférez attendre pour leur résister qu'ils marchent contre vous, au risque d'affronter alors un ennemi aux forces décuplées. Vous savez pourtant que le Barbare n'a dû qu'a lui-même la plupart de ses revers, et que nous devons aux erreurs des Athéniens, plus qu'à votre intervention, une bonne part des succès que nous avons remportés contre eux. Et, pour avoir placé en vous leurs espérances, certaines cités ont été, dans leur excès de confiance, prises au dépourvu et elles ont péri.
 

Ce n'est pas, que nul ici n'en doute, par hostilité que nous parlons ainsi, mais pour nous plaindre. La plainte s'adresse à des amis qui sont dans l'erreur, l'accusation vise l'ennemi dont nous sommes les victimes.
 

Nous estimons d'autre part avoir plus que quiconque le droit d'adresser des reproches aux autres, à l'heure surtout où de grands intérêts se trouvent en jeu. Il semble, à ce sujet, que vous ne remarquiez pas, que vous ne vous soyiez même jamais demandé, ce que sont ces Athéniens, que vous aurez à affronter. Entre eux et vous, quel contraste ! Vous ne vous ressemblez en rien. Ils sont novateurs, prompts à concevoir, prompts à réaliser ce qu'ils ont décidé. Vous ne songez, vous, qu'à maintenir l'état des choses existant. Jamais il ne vous vient une idée neuve et, au moment d'agir, vous manquez même à l'indispensable. Leur audace dépasse leurs moyens ; ils risquent plus que de raison et, dans les moments critiques, ils gardent bon espoir. Chez vous, les entreprises restent en deçà des moyens ; vous vous défiez même des plus sûrs avis de la raison et, aux heures de péril, vous pensez n'en jamais sortir. Ils se plaisent dans l'action comme vous dans les atermoiements. Ils partent volontiers pour les pays étrangers, tandis que vous tenez par-dessus tout à rester chez vous. Ils comptent, en partant, accroître leurs possessions. Vous craignez de compromettre par de telles expéditions jusqu'à vos biens acquis. S'ils l'emportent sur l'ennemi, le plus qu'ils peuvent, ils poussent leur avantage, et, en cas d'échec, ils cèdent le moins de terrain possible. En outre, si l'Athénien sait, plus que tout autre, faire don de sa personne à la patrie, nul ne sait aussi bien que lui conserver, en se dépensant pour elle, toutes les ressources de son jugement propre. Quand ces gens n'atteignent pas l'objectif qu'ils s'étaient fixé, ils ont l'impression qu'on les dépouille de ce qui leur appartient, et, si une expédition vient à leur rapporter quelque avantage, c'est pour eux un résultat médiocre en comparaison de ce qui leur reste à faire. S'ils viennent à échouer dans quelque tentative, c'est pour eux un manque à gagner qu'ils compensent par de nouvelles espérances. La rapidité avec laquelle ils entreprennent ce qu'ils ont décidé fait de ce peuple un cas unique : chaque fois qu'ils forment un dessein, l'espérance et la possession pour eux ne font qu'un. Pour arriver à tout cela, ils peinent leur vie durant dans les travaux et les périls. Ils profitent fort peu de leurs possessions, occupés qu'ils sont à acquérir toujours. Les jours de fête, pour eux, sont ceux où ils font ce qu'ils ont à faire et les loisirs de l'inaction leur sont plus pénibles que le tracas des affaires. Bref, on pourrait justement caractériser les Athéniens par une formule et dire qu'il est dans leur nature de ne pas rester en repos et de n'en pas laisser aux autres.
 

Et quand devant vous, Lacédémoniens, se dresse une cité pareille, vous restez indécis. Vous ne voyez pas que le meilleur moyen de s'assurer une paix durable, c'est sans doute de s'abstenir d'attenter par les armes au droit des gens, mais aussi de montrer qu'on est bien résolu à ne pas se laisser léser par les autres. Pour vous, l'équité consiste à ne pas faire de mal à autrui et à ne pas non plus vous exposer aux coups pour votre propre défense. Quand bien même vos voisins vous ressembleraient, c'est à peine si une telle politique vous réussirait. Mais, avec de pareils adversaires, nous l'avons montré à l'instant, ce sont des procédés surannés. Ici, comme dans la technique; c'est toujours la formule la plus neuve qui l'emporte. Pour une cité qui vit en paix ; les usages immuables sont les meilleurs. Mais, quand on est sans cesse contraint de faire front, il faut sans cesse imaginer de nouveaux moyens d'action. C'est la raison pour laquelle les Athéniens, avec leur riche expérience, ont plus que vous renouvelé leurs méthodes.

Que c'en soit fini désormais de votre passivité. Portez-vous dès maintenant, conformément à vos engagements, au secours des cités menacées et, avant tout, de Potidée. Envahissez sans plus tarder l'attique. Évitez de livrer à leurs pires ennemis des gens auxquels vous unissent la parenté et l'amitié. Et prenez garde que, par découragement, nous ne nous tournions vers une autre alliance. Nous n'aurions aucun tort, ni devant les dieux gardiens des serments, ni devant les hommes qui savent ce qu'il est. Car les responsables de la rupture d'un traité ne sont pas ceux qui s'adressent ailleurs, parce qu'on les délaisse, mais ceux qui refusent leur assistance à des alliés unis à eux par la foi jurée. Si vous agissez avec énergie, nous resterons à vos côtés, car nous commettrions alors un sacrilège en changeant d'alliés et nous ne pourrions trouver aucun peuple avec lequel nous eussions plus d'affinités qu'avec vous. Telle est la situation. A vous de prendre le bon parti. Tâchez de ne pas mener à son déclin ce Péloponnèse dont vos pères vous on légué la garde. 

Traduction Denis Roussel

 

 

 

 

dimanche, 25 septembre 2011

La Brière, terre de misère dans une langue de toute beauté

 

A mi chemin entre la langue paysanne de Jean Giono et la verve populaire de Louis Ferdinand Céline il y a le style d'Alphonse de Chateaubriant. Auteur maudit s'il en est, il n'est plus beaucoup lu, encore qu'il paraît que ses livres sont recherchés par d'improbables amateurs... Voici un extrait du premier chapitre du roman La Brière, publié en 1923 :

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Les sacs, la vergue, la voile, tout se qui se détachait du corps de la barque, il l'emporta sur son épaule, en plusieurs tours, jusqu'à l'annexe de l'auberge qui se trouvait à l'entrée du pont. Cela fait, il entra dans la salle, selon son habitude, à chacun de ses retours annuels, de s'arrêter dans ce cabaret boire le coup de l'atterrissage, avant de faire les lieues qui le séparaient de son île.
La salle était vide. Il s'attabla. C'était toujours à la même place – la quarantième fois depuis quarante ans – près de la fenêtre, d'où l'on avait vue sur les prairies comme d'une passerelle de navire.
Le dos tourné à l'arrière-cuisine, lorsqu'il eut devant lui son petit verre de muscadet, d'où se dégageait une colonne d'air comme les perles du nez de la carpe, il attira sa bourse de cuir, et étala sa monnaie, les sous avec les sous, les francs avec les francs, car c'était son habitude encore de trier et de recompter là son argent.

Quant aux billets, il les examinait séparément, chacun lui revenant avec son origine, grâce à sa luronne de mémoire : celui-ci, d'une blanchisseuse de la Madeleine ; cet autre, d'un marchand de cirés de la butte Sainte-Anne ; et tous les suivants aussi bien, revoyant même le jour, l'heure et le lieu de la vente. Et de ces papiers, il faisait une souple liasse qui chantait comme la soie dans sa grande main noire.

« Cent cinquante francs de moins que l'année dernière ; deux cent vingt francs de moins que l'année précédente ; quatre cents francs de moins que la troisième d'avant ! »

« Brière, terre de misère..., c'est donc ainsi qu'il faudra te parler ! »

 

Alphonse de Chateaubriant

 

La Brière, sur Une bibliothèque au 13