Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 20 février 2009

Les oiseaux et le désert

La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.

Louis_Charles_of_France2.jpg

George-Louis Leclerc,
comte de Buffon
(1707-1788)

Histoire Naturelle

(Deux extraits)

I Les oiseaux

« Peu d’oiseaux sont aussi ardents et puissants en amour que les moineaux ; ils ont été vus en train de copuler jusqu’à vingt fois de suite et toujours avec la même impatience, la même trépidation, la même expression de plaisir ; et, étrange à dire, c’est la femme qui semble perdre patience la première à un jeu qui devrait la fatiguer moins que le mâle, mais il peut également lui procurer bien moins de plaisir car il n’existe ni préliminaires, ni caresses, ni variantes à l’acte ; beaucoup de pétulance sans tendresse, des mouvements toujours hâtifs, n’indiquant qu’un besoin d’être satisfait pour la propre finalité de l’acte. Comparez les amours des pigeons et celles des moineaux et vous verrez toutes les nuances qui s’étendent entre le physique et le moral. (…) [Chez les pigeons on observe de tendres caresses, des mouvements doux, des baisers timides, qui ne deviennent intimes et pressants qu’au moment du plaisir ; ce moment lui-même, retrouvé en quelques secondes, par de nouveaux désirs, de nouvelles approches également nuancées ; une ardeur toujours durable, un goût toujours constant et encore un bénéfice plus grand : le pouvoir de les satisfaire sans fin ; pas de mauvaise humeur, de dégoût, de querelle ; une vie entière consacrée au service de l’amour et au soin de ses fruits ».

 

II Le désert

« Essayez d’imaginer un pays sans verdure et sans eau, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes plus arides encore, que l’œil balaie en vain et sur lequel le regard se perd sans fixer une seule fois un objet vivant ; une terre morte, comme dénudée par le vent chaud, n’offrant à la vue que des restes d’ossements, des pierres éparpillées, des affleurements de rochers, levés ou couchés, un désert sans secrets dans lequel jamais aucun voyageur n’a respiré dans l’ombre, ni rencontré un compagnon, ou quoi que ce soit qui lui rappelle la nature vivante : la solitude absolue, mille fois plus terrifiante que celle des forêts profondes, car les arbres sont d’autres êtres, et constituent une autre vie pour l’homme qui se voit seul, plus isolé, plus nu, plus perdu dans ces terres vides et sans limites, il fixe l’espace de tous côtés, l’espace qui ressemble à un tombeau ; la lumière du jour, plus mélancolique que les ombres de la nuit, ne renaît que pour briller sur sa nudité et son impuissance, que pour lui permettre de voir plus clairement l’horreur de la situation, repoussant les frontières du vide, étendant autour de lui l’abysse de l’immensité qui le sépare de la terre des hommes, une immensité qu’il tentera en vain de traverser, car la faim, la soif et la chaleur le harcèlent à tous les instants qui restent entre le désespoir et la mort ».

scala26_plage+_silhouettes2.jpgPhot Sara

vendredi, 13 février 2009

Où il y a jugement, il y a injustice

"Où il y a jugement, il y a injustice"

Leon Tolstoï

 

 

Un extrait de Guerre et Paix

Pierre Bezoukof a été fait prisonnier par des soldats de l'armée napoléonienne. Captif, il fait l'expérience de l'infini, de l'unité, de la liberté du monde.

Le soir était fini, mais la nuit n'était pas encore venue. Pierre quitta ses nouveaux camarades et s'en alla, entre les feux de bivouac, de l'autre côté de la route où, lui avait-on dit, étaient les soldats prisonniers. Il avait envie de leur parler. Sur la route, une sentinelle française l'arrêta et le fit revenir sur ses pas.

Pierre rebroussa chemin, mais non pas vers ses camarades, auprès du feu, il alla vers un chariot dételé près duquel il n'y avait personne. Les jambes ramenées sous lui et la tête baissée, il s'assit contre les roues sur la terre froide et resta longtemps immobile à réfléchir. Plus d'une heure s'écoula. Personne ne le dérangeait. Tout à coup il éclata de son bon gros rire, si bruyamment que de tous côtés des gens se retournèrent, surpris, vers ce rire étrange et manifestement solitaire.

- Ha, ha, ha ! riait Pierre. Et il prononça tout haut, se parlant à lui-même : Le soldat ne m'a pas laissé passer. On m'a pris, on m'a enfermé. On me garde prisonnier. Qui, moi ? Moi ? Moi - mon âme immortelle ! Ha, ha, ha !... Ha, ha, ha !... et à force de rire, des larmes lui vinrent aux yeux.

Quelqu'un se leva, s'approcha pour voir de quoi riait tout seul ce grand garçon bizarre. Pierre cessa de rire, s'éloigna du curieux et jeta un regard autour de lui.

L'immense bivouac qui s'étendait à perte de vue et qui, tout à l'heure, résonnait du crépitement des feux et des voix des hommes, s'apaisait ; les feux rouges s'éteignaient et pâlissaient. La pleine lune était haut dans le ciel clair. Les forêts et les champs, invisibles jusqu'alors en dehors du camp, se découvraient maintenant au loin. Et plus loin encore que ces forêts et ces champs, se voyait un lointain infini, clair, mouvant, qui attirait. Pierre regarda le ciel, la profondeur où scintillait les étoiles. " Et tout cela est à moi, et tout cela est en moi, et tout cela est moi ! pensa-t-il. Et c'est tout cela qu'ils ont pris et enfermé dans un baraquement entouré de planches !" Il sourit et alla s'étendre auprès de ses camarades.

Traduction d'Elisabeth Guertik

mardi, 10 février 2009

Lucrèce et le clinamen

 


De rerum natura

Un extrait suivi d'une traduction

 

D'où vient la liberté que nous avons sur notre propre vie ?

Du mouvement des atomes, qui dévient de leur course, arrêtant ainsi le cours automatique du destin pour donner naissance au libre arbitre.

Inspirée d'Epicure, la pensée poétique de Lucrèce, qui veut prouver notre liberté, est une grande révolution intellectuelle et scientifique.

 

Denique si semper motus conectitur omnis,

et vetere exoritur semper novus ordine certo,

nec declinando faciunt primordia motus

principium quoddam quod fati foedera rumpat,

ex infinito ne causam causa sequatur,

libera per terras unde haec animantibus exstat,

unde est haec, inquam, fatis avolsa voluntas,

per quam progredimur quo ducit quemque voluptas,

declinamus item motus nec tempore certo

nec regione loci certa, sed ubi ipsa tulit mens ?

 

«  Si toujours tous les mouvements sont solidaires, si toujours un mouvement nouveau naît d’un plus ancien suivant un ordre inflexible, si par leur déclinaison les atomes ne prennent pas l’initiative d’un mouvement qui rompe les lois du destin pour empêcher la succession indéfinie des causes, d’où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire, d’où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins, qui nous fait aller partout où le plaisir entraîne chacun de nous, et, comme les atomes, nous permet de changer de direction, sans être déterminés par le temps ni par le lieu, mais suivant le gré de notre esprit lui-même ? »

 

dimanche, 28 décembre 2008

Enheduanna


« Moi aussi je veux célébrer à souhait la reine des batailles, la grande fille de Sin »

Edith 35 Quadri.jpg
phot Sara
 
 

Enheduanna est le plus ancien auteur littéraire dont nous connaissons le nom.
Vers 2300 avant notre ère, elle a utilisé la première personne du singulier dans ses oeuvres : une audace presque étrange pour l'époque.

Elle vécût à Akkad, Cité-Etat de Mésopotamie, au XXIVème siècle avant notre ère. L'Empire d'Akkad domina la Mésopotamie durant deux longs siècles.
C'est le père d'Enheduana, Sargon, qui lança la domination d'Akkad. Après lui Akkad prit la place de Sumer dans son rôle de phare de la civilisation en Mésopotamie.

« Altière souveraine, Inanna,
Experte à déclencher les guerres,
Tu dévastes la terre et conquiers les pays
Par tes flèches à longue portée
Ici-bas et là-haut, tu a rugi comme un fauve
Et frappé les populations ! »

Fille de Sargon, grand conquérant et roi d'Akkad, son père la nomme prêtresse, « épouse » du dieu Nanna (la Lune). Elle vit dans le temple de la ville sumérienne d'Ur.

« Puisqu'il n'a point baisé la terre devant moi,
Ni, de sa barbe, devant moi, balayé la poussière,
Je vais porter la main sur ce pays provocateur:
Je lui apprendrai à me craindre »

De l'épouse de la Lune une cinquantaine de compositions nous sont parvenues. Hymnes du temple, dont trois hymnes à la déesse sumérienne Innana, connue à Akkad sous le nom Ishtar, qui inspira la figure de l'héroïne biblique Esther. Ces écrits participent à justifier la prépondérance de son père Sargon.

« Aussi ai-je élevé un temple, où j'ai inauguré de grandes choses:
Je m'y suis érigé un tròne inébranlable!
J'y ai donné aux cinèdes poignard et épée,
Tambourin et tambour aux invertis,
J'y ai changé la personnalité des travestis! »

 

Nous finissons ce court hommage à cette première signature littéraire, ancêtre de tous les poètes de l’Écrit. C'est aussi un hommage à l'Irak, où elle vécut.

031_NC.jpg

Les extraits de cet hymne à la déesse Inanna, attribué à Enheduanna
sont une traduction de Jean Bottéro.

vendredi, 05 décembre 2008

Brunehaut, la perdante

Hommage à Brunehaut,

suivi d'un fragment de L'histoire des Francs, de Grégoire de Tours

 

 

I

Brunehaut, la perdante

 

 

Brunehaut, reine d'Austrasie : l'Andromaque franque

 

Remarque

 

L'auteur de cet hommage, en l'élaborant, a senti son coeur flancher pour le jeune Mérovée, dont la destinée triste a croisé celle de Brunehaut. Mérovée est donc le récipiendaire officieux de cet hommage.

 

Deux ennemies se partagent une réputation calomnieuse

 

Brunehaut, ou Brunehilde : son nom est sans cesse apposée à celui de Frédégonde, son ennemie mortelle.

Les deux femmes du Moyen-Age sont vues comme des monstres de cruauté, dénuées de scrupules, amatrices de crime. Dans les temps qui suivirent leur existence, Brunehaut eut même encore plus mauvaise presse que Frédégonde. Ainsi, l'écrivain Christine de Pizan (1346-1430), qui vécut  sept siècles après les deux reines, préfère vanter la valeur de Frédégonde.

Pourtant, cette indulgence n'est due qu'à la victoire politique de Frédégonde. En fait, Brunehaut était  plus sensible à l'intérêt public que l'ignoble Frédégonde.

Depuis sa mort jusqu'à nos jours, des historiens se sont élevés pour réhabiliter Brunehaut mais sa mauvaise réputation demeure dans nos livres d'histoire.

 

Naissance et mariage

 

Fille du roi des Wisigoths, elle épouse en 567 le roi franc mérovingien Sigebert ; elle devient alors reine d'Austrasie et catholique. Elle a entre vingt et trente ans. L'origine royale de Brunehaut et sa posture d'épouse unique lui donnent un poids inhabituel. En effet, depuis longtemps les rois francs avaient des concubines, en nombre ; mais on ne connait à Sigebert ni maitresse ni enfants naturels.

Chilpéric, frère de Sigebert, est roi de Neustrie. Convaincu momentanément par le modèle marital de son frère, il renonce à son harem de concubines pour épouser une princesse, soeur de Brunehaut, Galeswinte. Il lui promet fidélité, mais  la trahit bientôt.  Il reprend des concubines, parmi lesquelles Frédégonde, une jeune femme du palais. Cette dernière acquiert du pouvoir. (Ici, nous demandons pardon à nos lecteurs : en effet, il nous est malheureusment impossible, pours des raisons évidentes d'espace, de recenser tous les crimes de Frédégonde : nous nous contenterons de relater ceux qui touchent Brunehaut). Frédégonde et Chilpéric étranglent Galeswinte ; Frédégonde épouse alors Chilpéric et devient reine.

Alors, les deux couples royaux deviennent ennemis.

 

Luttes féroces. Figure tragique du jeune Mérovée, héros romantique et sauveur martyr

 

Brunehaut et Sigebert veulent venger la soeur de Brunehaut. Nous passons le détail des affrontements qui se succédèrent.

Des assassins à la solde de Frédégonde éliminent Sigebert. Brunehaut et ses enfants deviennent prisonniers de Chilpéric et Frédégonde. Brunehaut parvient à confier son jeune fils Childéric à un ami, qui l'emporte en Austrasie. La succession de Sigebert est sauvée.

Brunehaut demeure aux mains de Chilpéric et Frédégonde. Elle attend d'être fixée sur son sort, la mort très certainement. Mais le fils de Chilpéric, Mérovée, est tombé amoureux de la femme de son oncle. Il rejoint Brunehaut dans sa prison et l'épouse en cachette, avec l'aide de l'évêque Pretextat. Le jeune homme et l'évêque en seront punis.

La mariée et son jeune époux-neveu cherchent un asile pour échapper à la vengeance de Chilpéric et Frédégonde. Ils se dissimulent dans une petite chapelle.

Mais Chilpéric parvient à les récupérer. Il fait tondre son fils,  le fait prêtre et l'enferme au monastère de Saint-Calais au Mans.

Pendant ce temps, Brunehaut parvient à rejoindre sa patrie, l'Austrasie. Là, elle n'a pas de grand pouvoir. En attendant que son fils Childéric soit grand, les seigneurs du royaume règnent.

Mérovée s'échappe de son monastère et parvient à rejoindre l'Austrasie. Mais les sujets de Brunehaut préfèrent voir le fils du meurtrier de leur roi Sigebert plutôt que l'époux salvateur de sa veuve ; ils le chassent.

Mérovée erre plusieurs mois. Par amour et par courage, il a perdu sa famille, sa femme, tous les pays lui sont fermés. Dans l'impossibilité qu'il est de sortir du désespoir et de la solitude, il se suicide.

 

 

Mort de Childebert

De nombreuses années plus tard, le fils de Brunehaut, Childebert, meurt empoisonné, sur l'ordre de Frédégonde. Il laisse deux fils, qui ne s'entendent pas et guerroient autour de leur héritage.

Il est difficile d'admirer la poursuite des oeuvres de Brunehaut. Si elle tente d'instaurer un gouvernement efficace et progressiste, elle n'en tombe pas moins dans le crime machiavélique – sans jamais atteindre un  niveau comparable à celui de sa belle-soeur.

 

 

Mort de Chilpéric

 

Quant à Chilpéric, il avait tué son épouse Galeswinte, accepté le meurtre de son frère Sigebert, le suicide de son fils Mérovée et le meurtre d'un autre fils par amour pour Frédégonde ; il meurt lui-même assassiné par un amant de Frédégonde, sur l'ordre de celle-ci. Mais enfin, Frédégonde meurt.

 

Un supplice inouï

 

On pourrait alors croire que Brunehaut vécut désormais en paix. Pourtant, Clotaire II, fils de Frédégonde, captura sa tante et belle-soeur (on se souvient des deux mariages de Brunehaut !). Il lui infligea un martyre de trois jours, qui continue de frapper les esprits.

Brunehaut, âgée de 79 ans, subit trois jours d'insultes, de tortures physiques. On s'attacha à lui faire le plus grand mal possible en prenant soin de ne pas la tuer, afin de faire durer le supplice. Au terme de ces trois jours, on lui inflige une humiliation publique. Portée devant le peuple sur un chameau, nue, affreusement blessée, on la promène devant toute l'armée qui la couvre de rires, de hurlements, d'insultes, de crachats. On attache enfin un bras, une jambe et la longue chevelure de la vieillarde à la queue d'un cheval fou. On lance le cheval d'un coup de fouet. Il traîne sur des chemins de pierres le vieux corps déjà épouvantablement mutilé. C'est la déchirure finale.

L'on raconte que pendant ce martyr de plus de trois jours Brunehaut ne proféra pas la moindre plainte.

 

Epilogue

 

L'histoire de Brunehaut, c'est celle d'une reine cultivée, libérale (elle laissait les Juifs et les Chrétiens fêter la Pâque ensemble, en bonne entente) ; une reine qui avait le sens du droit, de la culture, du progrès, de l'Etat, de la justice ; une reine intelligente et dotée, autant que sa posture de reine pouvait le lui permettre, d'un certain sens éthique.  

Comme Andromaque, elle  épousa le fils du meurtrier de son mari, plus jeune qu'elle, fou amoureux de sa grandeur blessée. Comme Andromaque, elle vit tous ses ennemis et alliés s'éteindre avant elle.

Elle fut déchirée par une rivale inculte, déchainée, jalouse et impitoyable, d'une grossièreté telle qu'il était impossible de la vaincre. Comment gagner un combat en suivant les règles du jeu si l'adversaire les ignore superbement ?

Cette sordide histoire de famille fut le début du déclin des Mérovingiens, dont Pépin le Bref allait provoquer la chute finale, instaurant son propre règne et la dynastie nouvelle des Carolingiens.

 

II

Fragment de Grégoire de Tours

 

Le meurtre de Pretextat par la monstrueuse Frédégonde

 

 

Tandis que Frédégonde demeurait dans la ville de Rouen, elle eut des mots amers contre le pontife Prétextat : "Le temps va venir, disait-elle, où il reverrait l'exil auquel il avait été condamné". Et lui répliqua : "Que je sois en exil ou hors d'exil, toujours j'ai été, je suis, et je serai évêque ; mais toi, tu ne jouiras pas toujours de la puissance royale. Nous sommes conduit de l'exil au royaume par la grâce de Dieu ; quant à toi, de ce royaume tu seras plongé dans l'enfer. Or, il eût été pour toi plus raisonnable de délaisser la sottise et la méchanceté pour te convertir enfin au bien et de renoncer à cette jactance dans laquelle tu bouillonnes toujours, afin de gagner la vie éternelle et de pouvoir conduire jusqu'à sa majorité le petit enfant que tu as mis au monde." Après avoir prononcé ces mots que la femme avait pris mal, il se retira de sa présence en bouillant de colère. Or, le jour de la résurrection du Seigneur étant arrivé, l'évêque se rendit de bonne heure en hâte à l'église pour accomplir les offices ecclésiastiques et selon la coutume il commença à réciter les antiennes dans leur ordre. Puis tandis que pendant le chant il s'était assis sur son banc, surgit un cruel homicide qui, ayant tiré un couteau de son baudrier, frappa sous l'aisselle l'évêque qui reposait sur le banc. Celui-ci poussa un cri pour que les clercs qui étaient présents, vinssent à son secours ; mais il ne reçut l'aide d'aucun des si nombreux assistants. Alors étendant ses mains pleines de sang sur l'autel, il prononça une prière et rendit grâce à Dieu, puis il fut transporté dans sa chambre par les mains des fidèles et couché dans son lit. Et aussitôt Frédégonde arriva avec le duc Beppolène et Ansovald ; elle dit : "Il n'eût pas fallu, pour nous ni pour le reste de ta population, ô saint évêque, que ces choses arrivassent pendant ton office. Mais plaise à Dieu qu'on dénonce celui qui a osé perpétrer une telle chose pour qu'il puisse subir les supplices dignes d'un tel crime." Mais l'évêque, sachant qu'elle proférait ces paroles hypocritement, répliqua : " Et qui donc a fait cela sinon celui qui a assassiné des rois (sous-entendu Frédégonde elle-même), qui a répandu si souvent un sang innocent, celui qui a commis dans ce royaume des méfaits divers ?". La femme répondit : "Il y a chez nous de très habiles médecins qui pourraient remédier à cette blessure. Permets qu'ils s'approchent de toi." Et lui répliqua : "Dieu a déjà donné l'ordre de me rappeler de ce monde ; mais toi qui as été reconnue comme l'inspiratrice de ces crimes, tu seras maudite dans le siècle et Dieu vengera mon sang sur ta tête." Puis quand elle se fut éloignée, le pontife, ayant mis de l'ordre dans sa maison, rendit l'âme.

 

Romachaire, évêque de la ville de Coutances, arriva pour l'ensevelir. Un grand chagrin s'empare alors de tous les habitants de Rouen et surtout des aristocrates francs de ce lieu. Un grand d'entre eux vint trouver Frédégonde et lui dit : "Tu as commis beaucoup de mauvaises actions dans ce monde ; mais jusqu'ici tu n'avais rien fait de pire que d'ordonner le meurtre d'un évêque de Dieu. Que Dieu venge donc rapidement un sang innocent, et nous aussi nous serons les instructeurs de ce forfait afin qu'il ne te soit plus loisible de te livrer plus longtemps à de telles cruautés." Comme après avoir dit ces choses il s'éloignait des regards de la reine, celle-ci envoya quelqu'un pour l'inviter à un festin. Sur son refus elle le prie, s'il ne voulait pas prendre place à son festin, de vider au moins une coupe pour ne pas quitter à jeun le palais royal. Il hésita ; puis ayant pris une coupe, il but de l'absinthe mélangée avec du vin et du miel, comme c'est la coutume des barbares ; mais cette boisson avait été empoisonnée. Aussitôt donc qu'il eut bu, il sentit à l'estomac une violente douleur qui l'oppressa, c'était comme si on lui faisait une blessure à l'intérieur ; il s'exclama donc pour dire aux siens :"Fuyez, ô malheureux, fuyez ce maléfice pour ne pas périr également avec moi." Ceux-ci ne burent pas, mais se hâtèrent de s'en aller ; quant à lui, il fut aussitôt aveuglé, puis ayant enfourché un cheval, il tomba au bout de trois stade et mourut.

 

Histoire des Francs

Grégoire de Tours

Les Belles Lettres, 2005

Page 167 et 168

 

vendredi, 21 novembre 2008

Mélange de paternités

030_NC.jpg

Du temps de nos Pères…

Voyage en paternité traditionnelle

"Chez tous les peuples qui connaissent des lois, la puissance paternelle est par elle-même
une manière d'esclavage pour les enfants.

Tant que vit le père, le fils est habité par un sentiment de sujétion et de dépendance,
il a l'impression qu'il n'est pas son propre maître, ou plutôt qu'il n'est pas une personne à part entière,
mais un simple organe dans un corps plus vaste,
et que son nom appartient davantage à un autre qu'à lui-même.

L'inestimable avantage pour un enfant d'être guidé par un être plein d'expérience et d'affection,
et nul ne peut tenir ce rôle mieux que son propre père, se paye par l'étouffement total
de la jeunesse, et généralement de toute la vie".

Giacomo Leopardi (Pensées)

 

 

Liste des paragraphes

éducation des pères, souvenirs des fils, regrets des pères,

paternités occidentales, pères de gauche et pères de droite,

Vaneigem contre le patriarcat et l’agriculture,

Où sont passés nos pères ?

Une prière traduite dans toutes les langues du monde

 

I

Education des pères

Extrait d'une lettre d'un père Aztèque

Extrait de l'"Education chréstienne" (1666)

suivi de "Tu seras un homme, mon fils", de Rudyard Kipling

 

Un père aztèque à son fils

Nopiltzé, nocözqué, noquetzalé, ötiyöl, ötitläcat, ötimotlälticpacquïxtïco,...

"Mon fils, mon bijou, ma plume, tu es venu à la vie, tu es né, tu es arrivé sur terre, sur la terre de Notre-Seigneur (...). Et nous t'avons regardé, nous qui sommes ta mère et ton père, et aussi tes tantes, tes oncles, ceux de ta famille t'ont regardé, ont pleuré, ont été pris de compassion à ton égard lorsque tu es venu à la vie, lorsque tu es venu au monde.

(...)

"Cela a été bien difficile et terrible pour moi de t'élever, de te fortifier, pour que tu prennes de l'âge et de la taille.

J'ai les bras et le dos à bout, à force de donner en partage, de rechercher ce que tu as bu, ce que tu as mangé.

Je ne t'ai pas abandonné, je ne t'ai pas négligé, pour toi j'ai souvent connu les pleurs et la compassion, je ne t'ai pas mis dans le fumier, dans les excréments.

En aucun cas je n'ai saisi, je n'ai pris dans le coffre, dans la caisse, dans le pot, dans l'assiette des autres de quoi t'élever, de quoi te fortifier.

En fin de compte, les qualités d'aigle et de jaguar {d'homme} ont crû, ont grandi ; c'est en toute quiétude, en toute tranquillité que je partirai en te laissant en compagnie, en société.

(...) Si tu vis bien, si tu fais bien ce que je t'ai dit, quand on te verra, pas comparaison avec toi on donnera de la pierre et du bâton à celui qui ne vit pas bien, qui n'obéit pas à sa mère et à son père.

Et maintenant c'est tout, par ces mots nous nous retirons, nous ta mère et ton père ; par ces mots nous te vêtons, nous te secouons, nous te vernissons, nous te pansons : tâche de ne pas les rejetter, de ne pas les mettre au rebut".

Réponse du fils :

"Mon père bien-aimé, ton coeur a laissé (des bienfaits), tu m'as fait du bien, à moi qui suis ton bijou, ta plume. Peut-être vais-je saisir, peut-être vais-je recevoir ces mots, ces paroles qui sortent, qui tombent de tes entrailles, de ta gorge, par lesquels tu accomplis ton devoir envers moi, ton bijou, ta plume, afin que je ne sois pas furieux le jour où j'aurais fait, où j'aurais commis quelque chose de mal, d'injuste, afin que ce ne soit pas pour toi, mon père, un sujet de reproche."

Huëhuetlàtolli, "discours de vieillard", recueilli par Fray André de Olmos (auteur de la première grammaire nahuatl) au XVIème siècle, traduit du nahuatl et présenté par Michel Launey dans son Introduction à la langue et à la littérature aztèques (Mexique).

 

L’éducation chrétienne au XVIIème siècle

 

Maximes

Touchant le soin qu’il faut avoir de faire rendre aux Enfans ce qu’ils doivent à leurs Pères.

Ayez grand soin particulièrement que vos enfans soient fort respectueux à l’endroit de leur père, qu’ils l’aiment, qu’ils l’honorent, & qu’ils le craignent. Ne leur pardonnez jamais la désobéissance à ses ordres. Ne souffrez point qu’ils luy parlent autrement qu’avec soumission et avec respect. Celuy qui obéit à son père donne beaucoup de joye et de consolation à sa mère, dit l’Ecriture.

 

Touchant la liberté qu’il faut donner aux Enfans d’exprimer leurs sentimens et leurs pensées.

Prenez bien garde de ne pas reprendre continuellement vos enfans, & de ne pas les traiter avec trop de sévérité dans les moindres de choses. Ne les obligez pas vous-même par votre rigueur à blesser le respect qu’ils vous doivent ; & en leur commandant des choses trop difficiles de les contraindre à vous désobéir.

Il faut même leur laisser quand ils sont un peu avancés en âge la liberté de vous représenter leurs raisons et leurs plaintes, & de ne les traiter pas avec dureté, lorsqu’ils croient être en quelque sorte blessés par la conduite que vous tenez à leur égard.

Que les enfans apprennent à respecter leur père et leur mère et que les pères et les mères craignent de se mettre en colère contre leurs enfans.

 

(De l’Education chrestienne des enfans, 1666 )

 

 

Tu seras un homme mon fils

(texte anglais suivie de l’adaptation française)

 

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you
But make allowance for their doubting too,
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don't deal in lies,
Or being hated, don't give way to hating,
And yet don't look too good, nor talk too wise:

If you can dream--and not make dreams your master,
If you can think--and not make thoughts your aim;
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you've spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build 'em up with worn-out tools:

If you can make one heap of all your winnings
And risk it all on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breath a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: "Hold on!"

If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with kings--nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you;
If all men count with you, but none too much,
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds' worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that's in it,
And--which is more--you'll be a Man, my son!

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour ;
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles,
Sans mentir toi-même d’un mot ;


Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les Rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frères,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur
Rêver, sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser, sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu peux être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

 

Si tu peux rencontrer triomphe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront ;
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,

Tu seras un Homme, mon fils.

 

Rudyard Kipling

II

Souvenirs des fils

 

Extrait des Mémoires d'outre-tombe, de F-R de Chateaubriand

François de Chateaubriand

« Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade, qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant, il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus ; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi, nous échangions quelques mots à voix basse, quand il était à l'autre bout de la salle : nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait, en passant : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et des murmures du vent.

Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions, en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé ; ma mère, ma soeur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher ».

 

(Les mémoires d’outre-tombe)

 

III

Regrets des pères

Extrait des Essais de Montaigne

Extrait de Rudyard Kipling

 

Montluc cité par Montaigne

Cité par Montaigne, le maréchal de Montluc se reproche sa grande dureté envers son fils. Pourquoi ne lui a-t-il pas communiqué son affection lorsqu’il avait son fils, vivant, en face de lui ?

« Ce pauvre garçon n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris. Il a emporté cette créance, que je n'ay sçeu ny l'aimer ny l'estimer selon son merite. A qui gardoy-je à descouvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame ? estoit-ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique ».

 

Rudyard Kipling après la mort de son fils, sur le champ de bataille, à 17 ans

«If any question why we died, Tell them, because our fathers lied». «Si quelqu’un vous demande pourquoi nous sommes morts, dites-lui que c’est parce que nos pères nous ont menti.»

C’est la phrase qu’il a fait graver sur la tombe de son fils.

Rudyard Kipling avait poussé son fils à partir à la guerre, alors même que celui-ci était trop jeune pour être mobilisé. Son fils lui envoyait des lettres angoissées ; le père répondait des lettres va-t-en guerre. Le remord fut amer.

 

IV

Paternités occidentales

 

Paternité romaine : droit d’user et d’abuser.

Les enfants étaient la propriété du père. La propriété romaine (usus & abusus) était totale, sur les terres comme sur les gens.

 

Paternité féodale

Relation de droits et de devoirs entre le père et ses enfants.

Les seigneurs féodaux étaient soumis à des lois plus grandes que leur volonté, que ce soit dans leurs relations avec leurs enfants, avec leurs serfs et avec leurs biens et terres.

 

Paternité républicaine

La propriété républicaine est revenue au droit romain (droit de propriété totale, droit d’user et d’abuser), mais seulement pour les biens. Les enfants ne sont pas une propriété.

Les pères perdent le droit de choisir le destin de leurs enfants et les enfants deviennent égaux entre eux (aucun enfant ne peut être favorisé).

 

V

Pères de gauche et pères de droite

Extrait d’un débat à l’Assemblée Nationale sur l’école obligatoire, laïque et gratuite (5 décembre 1881).

 

M de La Bassetière

Si, dans ce sanctuaire de la famille, où je dois régner seul, où ma liberté est la condition de ma responsabilité, une autorité quelconque, fût-ce la plus haute, fût-ce celle de l’Etat, veut intervenir entre mon fils et moi, j’ai le droit de la repousser avec énergie et de lui dire : « Tu usurpes et sur le droit du père et sur le droit de Dieu ! »

Vous vous faites souvent les interprètes du peuple. Eh bien, j’ai le regret de vous le dire, vous ne le connaissez pas ; vous ne connaissez ni le peuple des villes, ni le peuple des campagnes ; vous ne connaissez pas même ce peuple que vous croyez vous appartenir, ce peuple de Paris. (…)

Et, messieurs, croyez-le bien, ce peuple est plus ému de votre loi que vous ne le pensez ; et j’entends ces ouvriers, ces laboureurs, vous dire avec cet accent venu du cœur que l’on ne contrefait pas, qui est une prière aujourd’hui et une indignation demain :

« Vous nous avez, dans des circonstances douloureuses, pour une patrie que nous connaissions et que nous aimions, vous nous avez demandé le sang de tous nos fils ; ce sacrifice était douloureux, nous l’avons accepté ; nous sommes loin de nous en repentir, mais aujourd’hui, au nom de la souveraineté de l’Etat que je ne puis pas reconnaître en ces matières, vous nous demandez encore l’âme de nos enfants ; nous nous souvenons cette fois que nous sommes chrétiens et pères, vous ne l’aurez jamais ! »

 

Paul Bert

Ah ! si le devoir naturel d’élever son enfant, de l’instruire, était un de ces devoirs purement moraux qui n’ont sur l’intérêt général qu’un retentissement lointain, je comprendrais l’hésitation. Car c’est chose grave, qui mérite en effet qu’on y réfléchisse, et qui explique bien des hésitations que de placer la loi au foyer de la famille, entre le père et l’enfant pour ainsi dire ; et lorsqu’il y aura conflit entre l’injonction de la loi et l’autorité du père de famille, de frapper celle-ci de déchéance. Je le reconnais, c’est quelque chose de grave et qui peut faire hésiter quand on envisage que cette face de la question. Mais je prie ceux qui sont frappés de se retourner et d’envisager non plus l’intérêt du père de famille, sa volonté, son caprice plus ou moins excusable, mais de considérer l’intérêt général de la société.

Faut-il répéter que la richesse sociale augmente avec l’instruction, que la criminalité diminue avec l’instruction, qu’un homme ignorant non seulement est frappé d’infériorité personnelle, mais il devient ou peut devenir pour l’intérêt social une charge ou un danger ?

Si l’intérêt de la société est ainsi engagé dans cette question, si l’intérêt de l’enfant est ainsi compromis, que devient le caprice ou la mauvaise volonté du père de famille ? Il a contre lui l’Etat et l’intérêt de son enfant. (…) Je prendrai parti le parti contre le père pour l’enfant, pour cette faiblesse que seule la loi protège et qu’elle a progressivement enlevée à une autorité jadis absolue, absolue jusqu’à la mort ».

 

VI

Vaneigem contre le patriarcat et l'agriculture

"Ils élèvent l'enfant de la même façon qu'ils se lèvent chaque matin : en renonçant
à ce qu'ils aiment".

Pour l'anarchiste situationniste Raoul Veneigem, la femme naturelle est à l'image de la civilisation naturelle et bonne, tandis que patriarcat et agriculture mènent à la ruine écologique et culturelle.

(Dans sa vision des femmes généreuses, non souillées par le capitalisme, qui s'offrent à tout le monde, n'omet-il pas de mentionner qu'elles n'ont pas vraiment le choix ?)

N'est-ce pas en effet de l'agriculture et du commerce instaurés par la «révolution néolithique» que surgit la vermine des rois et des prêtres ? N'est-ce pas de ce temps que la terre dépouillée de sa substance charnelle se sublimise en une déesse mère que viole et ensemence, par le travail des hommes, Ouranos, seigneur céleste, mâle et ubéreux ?

(...)

La femme est au centre du monde à créer. (...)  Sa nature humaine et fécondante la tient à l'écart de la chasse comme d'une activité bestiale où l'épieu - et plus tard le fusil - se contente de prolonger et de perfectionner la griffe et la mâchoire du prédateur. Aux antipodes de la brute enchaînée aux cycles de mort, elle inaugure le cycle de la vie qui se crée elle-même. Telle est la réalité qu'inversera la civilisation patriarcale, dans un mensonge porté à sa perfection par le christianisme : la femme idéale est une vierge abusée et engrossée par un Dieu pour enfanter un homme enseignant aux hommes la vertu de mourir à soi-même.

La femme incarne la gratuité naturelle du vivant. Elle est l'abondance qui s'offre. De même que sa jouissance est tout à la fois donnée et sollicitée dans le jeu des caresses, de même se livre-t-elle à l'amour qui la prend pour de plus parfaites jouissances.

En elle et dans la relation passionnelle qu'elle ranime s'affirme ce style nouveau qui supplante peu à peu la tradition du viol, de la conquête et de la terre et d'elle-même. Une matrice universelle se forme à son image, pour alimenter, par les ressources d'une nature enfin humanisée, une humanité qui n'attend que le plaisir de naître et de renaître sans fin.

 

 

VII

Où sont passés nos pères ?

 

Sans ces pères sévères, où errons-nous ?

Hommes et femmes des temps modernes, nous sommes tous des fils orphelins : tout ce qui faisait le rôle paternel est désormais dévolu à l’Etat : choix des carrières (sélection sociale et délivrance des diplômes), surveillance de la répartition de l’héritage, instruction, contrôle des traitements…

Au regard de la paternité traditionnelle, dont il ne reste rien, le monde d’aujourd’hui peut se décrire ainsi : c’est l’assistance publique et les services sociaux, qui compteront bientôt un fonctionnaire par famille, qui délèguent aux parents le soin d’appliquer leurs préceptes.

Le rôle du père n'a pas disparu, mais il est passé aux mains de la société.

 

VIII

Une prière prononcée dans toutes les langues du monde

Pater noster, qui es in caelis
sanctificetur nomen tuum
adveniat regnum tuum
fiat voluntas tua
sicut in caelo et in terra.

Notre Père qui es aux cieux
que ton nom soit sanctifié
que ton règne vienne,
que ta volonté soit faite
sur la terre comme au ciel.


Panem nostrum quotidianum
da nobis hodie
et dimitte nobis debita nostra
sicut et nos dimittimus
debitoribus nostris
et ne nos inducas in tentationem
sed libera nos a malo.

Donne-nous aujourd’hui
notre pain de ce jour,
pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons aussi
à ceux qui nous ont offensés
et ne nous soumets pas à la tentation
mais délivre-nous du mal.


Axel Randers, Esther Mar, Edith de Cornulier-Lucinière