Où il y a jugement, il y a injustice (vendredi, 13 février 2009)

"Où il y a jugement, il y a injustice"

Leon Tolstoï

 

arbres dans la neige.jpgphot Sara

 

Un extrait de Guerre et Paix

Pierre Bezoukof a été fait prisonnier par des soldats de l'armée napoléonienne. Captif, il fait l'expérience de l'infini, de l'unité, de la liberté du monde.

Le soir était fini, mais la nuit n'était pas encore venue. Pierre quitta ses nouveaux camarades et s'en alla, entre les feux de bivouac, de l'autre côté de la route où, lui avait-on dit, étaient les soldats prisonniers. Il avait envie de leur parler. Sur la route, une sentinelle française l'arrêta et le fit revenir sur ses pas.

Pierre rebroussa chemin, mais non pas vers ses camarades, auprès du feu, il alla vers un chariot dételé près duquel il n'y avait personne. Les jambes ramenées sous lui et la tête baissée, il s'assit contre les roues sur la terre froide et resta longtemps immobile à réfléchir. Plus d'une heure s'écoula. Personne ne le dérangeait. Tout à coup il éclata de son bon gros rire, si bruyamment que de tous côtés des gens se retournèrent, surpris, vers ce rire étrange et manifestement solitaire.

- Ha, ha, ha ! riait Pierre. Et il prononça tout haut, se parlant à lui-même : Le soldat ne m'a pas laissé passer. On m'a pris, on m'a enfermé. On me garde prisonnier. Qui, moi ? Moi ? Moi - mon âme immortelle ! Ha, ha, ha !... Ha, ha, ha !... et à force de rire, des larmes lui vinrent aux yeux.

Quelqu'un se leva, s'approcha pour voir de quoi riait tout seul ce grand garçon bizarre. Pierre cessa de rire, s'éloigna du curieux et jeta un regard autour de lui.

L'immense bivouac qui s'étendait à perte de vue et qui, tout à l'heure, résonnait du crépitement des feux et des voix des hommes, s'apaisait ; les feux rouges s'éteignaient et pâlissaient. La pleine lune était haut dans le ciel clair. Les forêts et les champs, invisibles jusqu'alors en dehors du camp, se découvraient maintenant au loin. Et plus loin encore que ces forêts et ces champs, se voyait un lointain infini, clair, mouvant, qui attirait. Pierre regarda le ciel, la profondeur où scintillait les étoiles. " Et tout cela est à moi, et tout cela est en moi, et tout cela est moi ! pensa-t-il. Et c'est tout cela qu'ils ont pris et enfermé dans un baraquement entouré de planches !" Il sourit et alla s'étendre auprès de ses camarades.

Traduction d'Elisabeth Guertik

| Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook |  Imprimer | | | |