Fragment de Clarté (jeudi, 02 février 2012)

Henri Barbusse


Nous avions déjà parlé d'Henri Barbusse ici, et nous nous demandions à propos de son engagement communiste : comment un homme traumatisé par les millions de morts de 14-18 peut militer pour une cause qui fera des millions de morts, le Communisme ? Mystère, mystère…

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"Soldat universel, homme pris au hasard parmi les hommes, rappelle-toi : il n'y a pas un moment où tu fus toi-même. Jamais tu ne cessas d'être courbé sous l'âpre commandement sans réplique : « Il le faut, il le faut. » Enserré pendant la paix dans la loi du travail incessant, dans l'usine de machines ou dans l'usine de bureaux, esclave de l'outil, de la plume ou du talent ou d'autre chose, tu fus traqué sans répit, du matin au soir, par la tâche quotidienne qui ne te permettait que de vaincre tout juste la vie et de ne te reposer qu'en rêve.
Quand vient la guerre que tu n'as jamais voulue, — quel que soit ton pays et ton nom, — la fatalité terrible qui t'empoigne se démasque nettement, agressive et complexe. Le souffle de condamnation s'est levé.
On réquisitionne ta personne. On se saisit de toi par des mesures menaçantes qui ressemblent à des arrestations, et auxquelles rien de ce qui est pauvre ne peut échapper. On t'emprisonne dans des casernes. On te met nu comme un ver et on te rhabille avec un uniforme qui t'efface ; on marque ton cou d'un numéro. L'uniforme t'entre dans la peau; les exercices te façonnent et te taillent à l’emporte-pièce. Il surgit autour de toi, t'encerclant, des étrangers vêtus brillamment. On les reconnaît : ce ne sont pas des étrangers. Alors, c'est un carnaval, mais un carnaval farouche et suprême : ce sont les nouveaux maîtres, absolus, arborant leurs pouvoirs dorés sur leurs poings et leurs têtes. Ceux qui sont près de toi ne sont eux-mêmes que les serviteurs d'autres qui portent un pouvoir plus grand peint sur leurs habits. C'est une exigence de misère, d'humiliation et de rapetissement où tu tombes de jour en jour, mal nourri, et mal traité, assailli dans toute ta chair, fouetté par les ordres des gardiens. A chaque minute, tu es rejeté violemment dans ton étroitesse, tu es châtié au moindre geste qui en sort, ou tué par ordre de tes maîtres. Il t'est défendu de parler pour t'unir à ton frère qui te touche. Autour de toi règne un silence d'acier. Ta pensée ne doit être qu'une souffrance profonde".

Henri Barbusse, in Clarté

photos de Mavra Nicolaïevna Novogrochneïeva

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