mercredi, 17 juillet 2013
Intelligence et conduite de l'amour
L'arbre de la connaissance du Bien et du Mal
Nous reproduisons ici l'ouverture de cet ouvrage publié en 1936 par le docteur Léon Goedseels, Secrétaire Gébéral de la Société Médicale Belge de Saint-Luc ; par le docteur René Biot, Secrétaire Général du Groupe Lyonnais d'Etudes Médicales, Philosophiques et Biologiques ; et par E Mersch, S.I. .
Le premier traite de la question sexuelle en général ; le second commet une étude sur la personnalité féminine et le mariage ; le troisième aborde le triptyque Amour, Mariage, Chasteté.
Voici donc l'introduction du docteur Léon Goedseels, particulièrement intéressante à relire en cet an 2013, soit soixante-dix années après sa publication, car les craintes et les idées qu'il y déploie sont partagées par beaucoup de nos contemporains.
En abordant une fois de plus l'étude de la question sexuelle, il est naturel de se demander jusqu'à quel point cet examen est utile et opportun. Ce problème, en effet, vieux comme le temps, ne peut recevoir de solution nouvelle : la nature humaine n'a point changé, les lois morales restent immuables et aucune erreur ne se fait jour en ce domaine, qui ne soit connue et réfutée depuis des siècles.
Cependant, si le mal en cette matière n'est point nouveau, si d'autres époques, avant la nôtre, ont connu des vagues d'immoralité, peut-être tout aussi importantes que celle que nous subissons, il faut reconnaître que l'erreur, sous des aspects et par des moyens nouveaux, a atteint une extension qui constitue pour notre civilisation un véritable péril.
Le monde est devenu l'esclave de la sexualité. La licence des moeurs s'est installée dans tous les milieux et jusque dans les familles. Non seulement la prostitution s'est faite plus provocante, mais la société elle-même a multiplié et généralisé les occasions de dérèglements par l'émancipation de la jeunesse, de la jeune fille et de la femme. On revendique publiquement et sans pudeur le droit de tous à un amour physique, sans limite et sans frein, tandis que les unions demeurent volontairement stériles et que les foyers se dépeuplent.
Toutes les forces se liguent pour diffuser le mal. La presse, la littérature, le théâtre, le cinéma, la science matérialiste, le naturisme provoquant, s'accordent pour égarer les esprits et exalter les sens. Les pouvoirs publics, certaines autorités morales même, se font les complices bienveillants de l'erreur en tolérant ou en approuvant l'anticonception, la stérilisation, l'avortement, l'adultère, le divorce.
On pourrait dire, sans grand paradoxe, que le vice d'hier est considéré comme vertu aujourd'hui. Et ce serait, en réalité, rendre assez bien l'esprit de la conception actuelle en matière sexuelle. Ne prétend-on pas que l'instinct génésique est une fonction qui réclame impérieusement la satisfaction, comme le boire et le manger ; que les lois morales sont des contraintes arbitraires qu'il est impossible ou déraisonnable de respecter puisqu'elles s'opposent aux aspirations naturelles, physiologiques de l'être humain ; que cet instinct ne peut être emprisonné dans le cadre étroit du mariage, ou tout au moins du mariage indissoluble ; que l'acte sexuel enfin doit pouvoir être posé en toute indépendance, sans devoir être subordonné à la procréation. Et n'en est-on pas arrivé, non seulement à condamner les lois morales, mais à les accuser d'avoir, par leur opposition aux principes naturels, arrêté l'épanouissement psychique et physique de l'homme et même d'avoir, très artificiellement, fait naître le mal en lui.
Et ces théories rencontrent un succès d'autant plus grand, qu'elles viennent à l'heure où l'observation des lois morales s'avère plus difficile, et que, par des arguments de fausse logique et de fausse science, elles se prêtent particulièrement bien à endormir les consciences.
Cependant, devant l'excès même du mal, une réaction se dessine vers le bien. De nombreux esprits sont inquiets et cherchent la lumière. C'est pourquoi, il convient de les éclairer entièrement, loyalement, avec un souci de vérité, d'objectivité scientifique, que les circonstances actuelles rendent plus nécessaires que jamais.
Léon Goedseels, début de La question sexuelle, in Intelligence et conduite de l'amour, Desclée de BRouwer, 1936
On peut relire, sur AlmaSoror et à propos de la licence sexuelle, cet extrait de Jean-Christophe, roman fleuve de Romain Rolland publié avant la première guerre mondiale ;
Un billet sur Sainte Cunégonde et la chasteté
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vendredi, 05 juillet 2013
Catulle Mendès et Renée Vivien : quelques vers
Deux poèmes de poètes qu'on n'apprend pas à l'école, pourquoi ?
Pour les découvrir à l'écart des scolarités, quand le jour dort et que le besoin pressant de poème surgit du fond d'une douleur.
Reste. N'allume pas la lampe. Que nos yeux
S'emplissent pour longtemps de ténèbres, et laisse
Tes bruns cheveux verser la pesante mollesse
De leurs ondes sur nos baisers silencieux.
Nous sommes las autant l'un que l'autre. Les cieux
Pleins de soleil nous ont trompés. Le jour nous blesse.
Voluptueusement berçons notre faiblesse
Dans l'océan du soir morne et délicieux.
Lente extase, houleux sommeil exempt de songe,
Le flux funèbre roule et déroule et prolonge
Tes cheveux où mon front se pâme enseveli...
Ô calme soir, qui hais la vie et lui résistes,
Quel long fleuve de paix léthargique et d'oubli
Coule dans les cheveux profonds des brunes tristes.
Catulle Mendès
Je t’aime d’être faible et câline en mes bras
Et de chercher le sûr refuge de mes bras
Ainsi qu’un berceau tiède où tu reposeras.
Je t’aime d’être rousse et pareille à l’automne,
Frêle image de la Déesse de l’automne
Que le soleil couchant illumine et couronne.
Je t’aime d’être lente et de marcher sans bruit
Et de parler très bas et de haïr le bruit,
Comme l’on fait dans la présence de la nuit.
Et je t’aime surtout d’être pâle et mourante,
Et de gémir avec des sanglots de mourante,
Dans le cruel plaisir qui s’acharne et tourmente.
Je t’aime d’être, ô sœur des reines de jadis,
Exilée au milieu des splendeurs de jadis,
Plus blanche qu’un reflet de lune sur un lys…
Je t’aime de ne point t’émouvoir, lorsque blême
Et tremblante je ne puis cacher mon front blême,
O toi qui ne sauras jamais combien je t’aime !
Renée Vivien
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mardi, 02 juillet 2013
Qui a peur des hamacs ?
Photo Tieri Briet (Fontvieille, près d'Arles)
Voici l'avant-propos du Droit à la paresse (1880), de Paul Lafargue,
suivi d'une extrait de l'Adresse aux vivants (1990), de Raoul Vaneigem.
«M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849, disait: "Je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme: "Jouis"." M. Thiers formulait la morale de la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce et l'intelligence étroite.
La bourgeoisie, alors qu'elle luttait contre la noblesse, soutenue par le clergé, arbora le libre examen et l'athéisme; mais, triomphante, elle changea de ton et d'allure; et, aujourd'hui, elle entend étayer de la religion sa suprématie économique et politique. Aux XVe et XVIe siècles, elle avait allègrement repris la tradition païenne et glorifiait la chair et ses passions, réprouvées par le christianisme ; de nos jours, gorgée de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs, les Rabelais, les Diderot, et prêche l'abstinence aux salariés. La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d'anathème la chair du travailleur; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci.
Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le combat qu'ont combattu les philosophes et les pamphlétaires de la bourgeoisie; ils ont à monter à l'assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l'action, les préjugés semés par la classe régnante; ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d'être la vallée de larmes du travailleur; que, dans la société communiste de l'avenir que nous fonderons "pacifiquement si possible, sinon violemment", les passions des hommes auront la bride sur le cou: car "toutes sont bonnes de leur nature, nous n'avons rien à éviter que leur mauvais usage et leurs excès", et ils ne seront évités que par leur mutuel contre-balancement, que par le développement harmonique de l'organisme humain, car, dit le Dr Beddoe, "ce n'est que lorsqu'une race atteint son maximum de développement physique qu'elle atteint son plus haut point d'énergie et de vigueur morale". Telle était aussi l'opinion du grand naturaliste, Charles Darwin.
La réfutation du Droit au travail, que je réédite avec quelques notes additionnelles, parut dans "L'Égalité hebdomadaire" de 1880, deuxième série».
P. L.
Prison de Sainte-Pélagie, 1883. In Le droit à la paresse
«En fait, je ne suis pas étranger au monde, mais tout m'est étranger d'un monde qui se vend au lieu de se donner - y compris le réflexe économique auquel mes gestes parfois se plient. C'est pourquoi j'ai parlé des hommes de l'économie avec le même sentiment de distance que Marx et Engels découvrent, dans la crasse et la misère londoniennes, une société d'extraterrestres avec «leur» Parlement, «leur» Westminster, «leur» Buckingam Palace, «leur» Newgate.
«Ils» me gênent aux entournures de mes plus humbles libertés avec leur argent, leur travail, leur autorité, leur devoir, leur culpabilité, leur intellectualité, leurs rôles, leurs fonctions, leur sens du pouvoir, leur loi des échanges, leur communauté grégaire où je suis et où je ne veux pas aller.
Par la grâce de leur propre devenir, «ils» s'en vont. Economisés à l'extrême par l'économie dont ils sont les esclaves, ils se condamnent à disparaître en entraînant dans leur mort programmée la fertilité de la terre, les espèces naturelles et la joie des passions. Je n'ai pas l'intention de les suivre sur le chemin d'une résignation où les font converger les dernières énergies de l'humain reconverti en rentabilité.
Pourtant, mon propos n'est pas de prétendre à l'épanouissement dans une société qui ne s'y prête guère, mais bien d'atteindre à la plénitude en la transformant selon les transformations radicales qui s'y dessinent. Je ne désavoue pas ce qu'il y a de puérile obstination à vouloir changer le monde parce qu'il ne me plaît pas et ne me plaira que si j'y puis vivre au gré de mes désirs. Cependant n'est-elle pas, cette obstination, la substance même de la volonté de vivre »
Raoul Vaneigem, In L'adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l'opportunité de s'en défaire
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jeudi, 27 juin 2013
Métrodore : les fantômes
– Dis-moi pourquoi tu es là.
– D’accord.
Nous nous étions rencontrés dans le couloir des toilettes. Linérès s’assit près de moi.
– À cause des fantômes, dit-elle dans un soupir.
– Mais qui sont les fantômes ? demandai-je, les yeux écarquillés.
Je m’interrogeai : vivait-elle dans un château rempli de fantômes ? Sa réponse me lamina.
– Les fantômes ? Elle ricana. Ce sont les professeurs, les employés, les infirmiers et les médecins, les psychologues, les ministres et les ouvriers… Tous ceux qui plient l’échine. Ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. Ceux qui n’agissent pas par eux-mêmes. Les dresseurs de cirque, les toreros, les gens qui passent à la télévision. La plupart des jeunes.
– Les jeunes aussi ?
– Tu n’avais pas remarqué ?
Je repensais à mes copains qui n’avaient pas eu le courage de sortir de leur lit pour passer la nuit au square.
– Et les parents ?
– Pas tous.
– Mais qui n’est pas un fantôme ?
Elle releva la tête fièrement et ses cheveux se déployèrent sur le mur blafard du couloir.
– Quelques animaux et quelques humains.
Je demeurai quelque temps silencieux. Son expression resplendissait. Comment faisait-elle pour être aussi vivante dans un lieu aussi morne ?
– Raconte-moi ton histoire, lui demandai-je.
Elle baissa les yeux, des larmes perlèrent au bord de ses paupières.
– D’accord, prononça-t-elle dans un souffle.
C’est ainsi que ma vie fut transformée.
Extrait de Métrodore
On peut lire un autre extrait de Métrodore par là
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vendredi, 21 juin 2013
Solstice d'été ou la Saint-Jean
«Que nul à la fête de saint Jean ne célèbre les solstices par des danses et des chants diaboliques».
Saint Eloi
(Phot : Tovaritch et ses deux amies, années 70)
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mercredi, 19 juin 2013
Évangélisation et assimilation
«Ne mettez aucun zèle, n'avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et les moeurs, à moins qu'elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l'Espagne, l'Italie ou quelque autre pays d'Europe !
N'introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d'aucun peuple, pourvu qu'ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu'on les garde et les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d'estimer, d'aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays et le pays lui-même.
Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l'Europe : bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer».
Pape Alexandre VII, 1659, aux Missions Étrangères de Paris.
(Trouvé sur la feuille paroissiale de l'église Saint-François-Xavier dans laquelle, tout à l'heure, l'orgue tonnait sa puissante splendeur musicale sur les bancs déserts.
Photo de Sara, prise au Louvre en 2010).
Thèmes apparentés dans AlmaSoror :
L'humanisme et les droits de l'homme au regard des langues quechua et tahitienne
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mercredi, 05 juin 2013
Semailles d'un fou
Un des plus grands mathématiciens du XX°siècle vit caché dans le Vaucluse. Il s'appelle Alexandre Grothendieck et voici un extrait de ses imposants bizarroïdes mémoire, qui circulent sur Internet.
Jusqu’en l’année 1970 : j’avais vis-à-vis de mes élèves une disponibilité pratiquement illimitée. (note 22).
Quand le temps était mûr et chaque fois alors que cela pouvait être utile, je passais avec l’un ou l’autre des journées entières s’il le fallait, à travailler telles questions qui n’étaient pas au point, ou à revoir ensemble les états successifs de la rédaction de leur travail. Tel que j’ai vécu ces séances de travail, il ne me semble pas que j’y aie jamais joué le rôle de"directeur" prenant des décisions, mais que c’était chaque fois une recherche commune, où les discussions se faisaient d’égal à égal, jusqu’à satisfaction complète de l’un comme de l’autre.
L’élève apportait un investissement d’énergie considérable, sans commune mesure bien-sûr à celui que j’étais appelé à apporter moi-même, qui avais par contre une plus grande expérience, et parfois un flair plus exercé. La chose cependant qui me paraît la plus essentielle pour la qualité de toute recherche, qu’elle soit intellectuelle ou autre, n’est aucunement question d’expérience. C’est l’exigence vis-à-vis de soi-même. L’exigence dont je veux parler est d’essence délicate, elle n’est pas de l’ordre d’une conformité scrupuleuse avec des normes quelles qu’elles soient, de rigueur ou autres. Elle consiste en une attention extrême à quelque chose de délicat à l’intérieur de nous-mêmes, qui échappe à toute norme et à toute mesure. Cette chose délicate, c’est l’absence ou la présence d’une compréhension de la chose examinée. Plus exactement, l’attention dont je veux parler est une attention à la qualité de compréhension présente à chaque moment, depuis la cacophonie d’un empilement hétéroclite de notions et d’énoncés (hypothétiques ou connus), jusqu’à la satisfaction totale, l’harmonie achevée d’une compréhension parfaite. La profondeur d’une recherche, que son aboutissement soit une compréhension fragmentaire ou totale, est dans la qualité de cette attention. Une telle attention n’apparaît pas comme résultat d’un précepte qu’on suivrait, d’une intention délibérée de "faire gaffe", d’être attentif – elle naît spontanément, il me semble, de la passion de connaître, elle est un des signes qui distinguent la pulsion de connaissance de ses contrefaçons égotiques. Cette attention est aussi parfois appelée "rigueur". C’est une rigueur intérieure, indépendante des canons de rigueur qui peuvent prévaloir à un moment déterminé dans une discipline (disons) déterminée.
Et si j’ai pu, peut-être, malgré tout, transmettre à mes élèves quelque chose d’un plus grand prix qu’un langage et un savoir-faire, c’est sans doute cette exigence, cette attention, cette rigueur - sinon dans la relation à autrui et à soi-mêmes (alors qu’à ce niveau elle me faisait défaut autant qu’à quiconque), du moins dans le travail mathématique (note 23). C’est là, certes, une chose bien modeste, mais peut-être, malgré tout, mieux que rien.
Extrait de son autobiographie psychomathématique de presque 1000 pages Récoltes et Semailles
NOTES
NOTE 22
Même après 1970, quand mon intérêt pour les maths est devenu sporadique et marginal dans ma vie, je ne crois pas qu’il y ait eu d’occasion où je me sois récusé, quand un élève faisait appel à moi pour travailler avec lui. Je peux même dire qu’à part deux ou trois cas, l’intérêt de mes élèves d’après 1970 pour le travail qu’ils faisaient était loin en deçà de mon propre intérêt pour leur sujet, même en les périodes où je ne me préoccupais guère de maths que les jours où je mettais les pieds à la Fac. Aussi le genre de disponibilité que j’avais à mes élèves d’avant 1970, et l’extrême exigence dans le travail qui en était un signe principal, n’auraient-ils eu aucun sens vis-à-vis de la plupart de mes élèves ultérieurs, qui faisaient des maths sans conviction, comme par un continuel effort qu’ils auraient dû faire sur eux-mêmes...
NOTE 23
L’Enfant et le maître
Le terme "transmettre" ici ne correspond pas vraiment à la réalité des choses, qui me rappelle à une attitude plus modeste.
Cette rigueur n’est pas une chose qu’on puisse transmettre, mais tout au plus réveiller ou encourager, alors qu’elle est ignorée ou découragée depuis le plus jeune âge, par l’entourage familial aussi bien que par l’école et l’université. Aussi loin que je puisse me rappeler, cette rigueur a été présente dans mes quêtes, celles de nature intellectuelle tout au moins, et je ne pense pas qu’elle m’ait été transmise par mes parents, et encore moins par des maîtres, à l’école ou parmi mes aînés mathématiciens. Elle me semble faire partie des attributs de l’innocence, et par là, des choses qui sont dévolues à chacun à la naissance. Cette innocence très tôt "en voit des vertes et des pas mûres", qui font qu’elle est obligée de plonger plus ou moins profond, et que souvent il n’en apparaît plus guère trace dans le restant de la vie. Chez moi, pour des raisons que je n’ai pas songé encore à sonder, une certaine innocence a survécu au niveau relativement anodin de la curiosité intellectuelle, alors que partout ailleurs elle a plongé profond, ni vu, ni connu! comme chez tout le monde. Peut-être le secret, ou plutôt le mystère, de "l’enseignement" au plein sens du terme, est de retrouver le contact avec cette innocence en apparence disparue. Mais il n’est pas question de retrouver ce contact en l’élève, s’il n’est déjà d’abord présent ou retrouvé dans la personne de l’enseignant lui-même. Et ce qui est"transmis" alors par l’enseignant à l’élève n’est nullement cette rigueur ou cette innocence (innées en l’un et l’autre), mais un respect, une revalorisation tacite pour cette chose communément rejetée.
Alexandre Grothendieck sur AlmaSoror
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mardi, 04 juin 2013
Le Temps, l'Ennui, la Mort
3 extraits sur le Passage du Temps, une photo de Sara, une musique de Biosphere
Ainsi s'écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles et si on les a surmontés le repos devient insupportable par l'ennui qu'il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte ; car ou l'on pense aux misères qu'on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même à l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fond du coeur où il a ses racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.
Ainsi l'homme est si malheureux qu'il s'ennuierait même sans cause d'ennui par l'état propre de sa complexion. Et il est si vain qu'étant plein de mille choses essentielles d'ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu'il pousse suffisent pour le divertir.
Blaise Pascal - Pensées (Divertissement, IX, 168)
Plus je vais, plus je m'aperçois que la seule chose essentielle pour les hommes, c'est de tuer le temps. Dans cette vie dont nous chantons la brièveté sur tous les tons, notre plus grand ennemi, c'est le temps, dont nous avons toujours trop. A peine avons-nous un bonheur, ou l'amour, ou la gloire, ou la science, ou l'émotion d'un spectacle, ou celle d'une lecture, qu'il nous faut passer à un autre. Car que faire ? C'est là le grand mot.
Alfred de Vigny - Journal d'un poète
L'étude d'un vieillard, s'il lui en reste encore à faire, est uniquement d'apprendre à mourir, et c'est précisément cela qu'on fait le moins à mon âge ; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfants, et en sortent de plus mauvaise grâce que les jeunes gens. C'est que, tous leurs travaux ayant été pour cette même vie, ils voient à sa fin qu'ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s'en vont. Ils n'ont songé à rien acquérir durant leur vie qu'ils pussent emporter à leur mort.
Jean Jacques Rousseau - Rêveries du promeneur solitaire (Troisième Promenade)
Lire sur AlmaSoror,
A propos d'ennui et de la quête lascive d'un bonheur inaccessible :
Le désillusionné (sur Abderramane III)
à propos de Vigny :
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jeudi, 30 mai 2013
Passages de Baude Fastoul (extraits des 29 et 30 mai)
Je tiens à nouveau le journal de Baude Fastoul, arrêté de nombreuses semaines suite à quelques déceptions et difficultés de vivre, puis, au contraire, à de trop grandes exaltations. Je reprends le clavier fastoulien et c'est étonnant d'avoir laissé tant de temps blanc, sans phrases, sans mémoire. J'avais pris l'habitude de laisser trace de chaque jour, et j'ai l'impression que ces lambeaux de vie non écrite sont perdus pour toujours, contrairement aux jours enfastoulés.
Le principe du journal de Baude Fastoul est que les Fastouliens s'engagent à rendre disponible leur journal après leur mort, afin que celui-ci soit publié, en même temps que tous les autres journaux, au lendemain de la mort du dernier d'entre nous. Cette solution permet à chacun d'entre nous d'écrire en toute franchise des choses qu'il accepte de laisser à la postérité, mais non à ses compagnons d'époque. Toutefois, rien n'interdit au Fastoulien de rendre public un passage de son journal ou celui-ci dans son entier. Il n'a juste pas le droit de céder les droits du journal à quiconque pourrait nous empêcher de le publier au lendemain de la mort du dernier de la confrérie.
L'ayant tenu secret (et pour cause : de nombreux passages concernent des gens que je connais et dont je dis ce que je pense, ou encore des épisodes de ma vie que j'accepte de confier à ceux qui ne me connaîtront pas, mais aucunement à mes contemporains), j'ai éprouvé d'abord une liberté, une excitation qui accompagnaient ce secret. Peu à peu, une certaine lassitude s'installe, due à l'aspect intangible, voire clandestine, que donne l'intimité du secret. Je m'essaie donc à la publicité de certains passages. AlmaSoror reçoit environ 500 visites par jour, et je suis incapable de savoir qui vient, et à quelle fin. Je suis heureuse de savoir que des yeux parcourent nos billets – mais ne peux rien supputer ni supposer sur vous, mes amis. Peut-être parmi vous, certains Fastouliens viennent un peu, souvent, lisent quelques billets, ou tous. Quoi qu'il arrive je n'écrirai rien ici de fastoulien qui livre des informations sur certaines parts de mon intimité, rien non plus qui trahisse autrui.
J'ai beau apprécier de lire, quasi-quotidiennement, l'étrange journal Le jour ni l'heure, du (mal-)pensant Renaud Camus, je n'ai pas ce cran – ni cette impudeur ? - de minutieusement rendre public ce qu'il est d'usage de cacher.
Mercredi 29 mai, jour de la Saint Aymard (prénom d'un de mes oncles éloignés, rencontré à peine trois fois...)
Je ne relate que le soir : j'ai passé la soirée au Godjo, en compagnie Emmanuel, qui découvrait la cuisine éthiopienne avec plaisir. Ils n'avaient pas de tedj, nous avons donc bu du Côtes de Provence. Emmanuel a eu un peu de mal à se laisser inviter, quelques semaines après son anniversaire de quarante ans . Nous avons marché ensemble en sortant du restaurant, jusqu'au Luxembourg. C'est toujours un plaisir de contempler le visage énergique et profond de cet ami si fraternel.
Le soir, couchée tard (après minuit), pour continuer ma lecture d'Un monde invisible, de Laurence Bordenave, suivi de quelques phrases de La brièveté de la vie. J'hésite à laisser tomber Sénèque pour Lucrèce, afin que les thèmes de mes deux lectures s'épousent.
Jeudi 30 mai, jour de la Saint Ferdinand. Levée tôt, puis recouchée avec un café. Activités diverses, jusqu'à ce déjeuner de la rue des Orteaux, court, mais je l'ai rallongé en rentrant à pied. Place de la Nation, deux anciens camarades des Langues Ô me hèlent, nous nous attablons quelque temps et échangeons des nouvelles que chacun essaie de rendre le plus vague possible. Je rentre ensuite par le boulevard Diderot, le boulevard de l'Hôpital, le boulevard de Port-Royal, jusqu'à Duroc. Chacune de ces voies se charge de me renvoyer les souvenirs qui lui sont liés.
Et j'écoute l'Agnus Dei de la messe pour double coeur de Frank Martin, plusieurs fois, et enfin toute la messe. La fameuse messe de Frank Martin, encore si peu connue. Serait-ce, avec le requiem de Duruflé et les litanies de la vierge noire, la musique du XX°siècle que je préfère ?
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samedi, 11 mai 2013
Mémoire de nos lectures
Le premier et le dernier paragraphes de Bandini, de John Fante
Dédicace :
Ce livre est dédié à ma mère, Mary Fante, avec amour et dévotion ;
et à mon père, Nick Fante, avec amour et admiration.
«Il avançait en donnant des coups de pied dans la neige épaisse. Un homme dégoûté. Il s'appelait Svevo Bandini et habitait à trois blocs de là. Il avait froid, ses chaussures étaient trouées. Ce matin-là, il avait bouché les trous avec des bouts de carton déchirés dans une boite de macaroni. Les macaroni de la boite n'étaient pas payés. Il y avait pensé en plaçant les bouts de carton dans ses chaussures ».
«Jumbo bondit des fourrés. Il tenait un oiseau mort dans sa gueule, une charogne vieille de plusieurs jours.
- Saleté de chien ! tonna Bandini.
- C'est un bon chien, papa. Certainement un bon chien de chasse.
Bandini leva les yeux vers un pan de ciel bleu à l'est.
- Le printemps ne va pas tarder, dit-il.
- Et comment !
Alors qu'il parlait, un minuscule objet froid toucha le dos de sa main. Il le regarda fondre, car c'était un petit flocon de neige étoilé... »
Bandini, de John Fante
Dans la traduction de Brice Matthieussent
La quatrième de couv de l'édition 10/18 de 1985 :
Un sacré bonhomme sans doute que ce Fante-Bandini. Un sacré écrivain aussi. L'Arturo Bandini de Bandini est un gamin criblé de taches de son et couronné d'une tignasse en colère. Un râleur, désolé d'être fils d'une mère passivement amoureuse et bigote et d'un père maçon, violent, incertain et cavaleur. Amoureux d'une étoile filante et indifférente, sa petite camarade de classe à la santé fragile, haï par ses maîtres et pairs, Arturo passe son temps à détruire d'une main ce qu'il a construit de l'autre. Bon et méchant, généreux et voleur, il est à la fois la glace et le feu, la tendresse et la rancoeur.
Michèle Grazier, Télérama
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mercredi, 03 avril 2013
...pour y entasser un nombre maximal d’êtres humains
A quoi pensaient les architectes des villes nouvelles et des banlieues ? N’habitaient-ils pas dans de magnifiques maisons anciennes, réaménagées de façon contemporaine, avec goût ? N’élevaient-ils pas leurs enfants dans de beaux quartiers où les ruelles anciennes s’ouvrent sur des places élégantes bordées d’églises et de boulangeries aux odeurs frémissantes, où les gens qui marchent dans la rue ne craignent pas les crachats d’individus plantés debout sur le pas des immeubles, où les femmes libres marchent à côté des hommes et conversent, sur des thèmes variés, sans censure ni contrainte, en toute égalité ?
Pourquoi construisaient-ils des halls d’immeubles voués à devenir pissotières ?
Comment imaginaient-ils, confortablement lovés dans leurs beaux fauteuils, ces blocs de béton qui ressemblent à des prisons, ces barres de fer qui rappellent les camps de concentration, ces longs couloirs qui évoquent les abattoirs pour y entasser un nombre maximal d’êtres humains qui ne se ressemblent ni dans leur mode de vie, ni dans leurs aspirations ?
Il y a un mystère des architectes du XXème siècle, un grand mystère qu’il faudra éclaircir un jour. De qui sont-ils les messagers ? Quel art les inspire, quelles écoles les formèrent, quelles politiques les missionnèrent ?
DN Steene
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dimanche, 31 mars 2013
J'ose le comparer
«Heureux sans doute l'écrivain qui plait ! Mais c'est lorsqu'il n'a point à rougir de la voie qu'il choisit pour plaire. Autrement, j'ose le comparer aux ministres des honteux plaisirs : ceux qui les emploient et qui aiment leurs services ne les regardent pas moins comme des infâmes.»
Abbé Prévost
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jeudi, 28 mars 2013
Nuits du XVII°siècle
La nuit du 23 novembre 1654, Blaise Pascal, traversé d’extase, écrivit : «Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Joie, joie, joie, pleurs de joie !»
La nuit du 10 au 11 novembre 1619, René Descartes méditait, assis auprès d’un poêle ; soudain il eut trois songes, vit sa chambre remplie d’étincelles, se repentit de ses péchés et ouvrit la porte de sa nouvelle vie.
Ce siècle avait vu d'autre nuits de mystérieuse exaltation. La vie de Johannes Keppler fut une suite de nuits assaillies par la soif d’étoiles et de musique. « Je me dois de comprendre, quitte à ne plus dormir », écrivit celui qui ressemblait dès l’enfance à un chien galeux, qui dut se battre pour tirer sa mère d’un procès de sorcellerie, qui écrivit lui-même l’épitaphe qu’il méritait : «Je mesurais les cieux, je mesure à présent les ombres de la Terre. L’esprit était céleste, ci-gît l’ombre du corps».
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lundi, 25 mars 2013
Le relief du Brésil
Un extrait du premier chapitre du livre de Maurice Le Lannou intitulé Le Brésil, et publié pour la première fois en 1955 chez Armand Colin.
« Les cartes portent de vieux noms trompeurs. Ainsi certaines serras qui s'allongent sur des centaines de kilomètres ne sont que les rebords escarpés, taillés à l'emporte-pièce, des chapadas. D'autres ont l'allure plus classique de longues et minces échines qui coupent des horizons tabulaires : ce sont des crêtes de roches dures mises en relief par l'érosion. Mais ces échines rugueuses sont souvent groupées en faisceaux d'arêtes parallèles, supportés par un morceau de socle que des cassures ont élevé au-dessus du plateau fondamental ; de tels groupements peuvent constituer, par leur largeur, des obstacles importants, et portent alors, curieusement, le nom de chapadas (Chapada Diamantina, dans l’État de Bahia) : c'est, dans le vocabulaire géographique, le témoignage que l'immensité prime sur la raideur.
Peu d'horizons tourmentés, au total, dans ces ensembles d'échelles énormes : l'aspect qui s'impose à travers la plus grande partie du Brésil est la surface uniforme, brusquement hérissée d'une échine aiguë et mince, ou bien barrée par une escarpe raide qui mène à un nouveau plateau d'étage supérieur.
Tout change quand le socle subit des modifications substantielles. C'est le cas au Nord du Brésil, où, le long d'un axe à peu près marqué par l'équateur, la table guyano-brésilienne se déprime en un grand fléchissement au creux de quoi coule l'Amazone. Cette immense gouttière est tapissée de terrains tertiaires d'altitude presque partout inférieure à 300m, même au contact de la muraille andine. De part et d'autre de ce golfe, des couches primaires réapparaissent et remontent, vers le nord jusqu'au faîte d'altitude incertaine des frontières guyanaise et vénézuélienne, vers le sud en direction des parties hautes du plateau brésilien. La disposition du réseau hydrographique traduit bien ce gigantesque ensellement qui ouvre sur l'Atlantique des plaines profondes de plus de 3000 km. Elle traduit aussi sur l'accident transversal qui soulève le socle primaire à l'est, le long d'un axe perpendiculaire à l'Amazone et la coupant en aval d'Obidos : le golfe amazonien en est comme étranglé avant son débouché sur l'Océan. Les rapides qui accentuent les cours fluviaux – Tapajos, Xingu, Tocantins – à leur sortie du bouclier ancien sont ainsi rapprochés de la gouttière principale, et cette disposition n'est pas sans gêner la pénétration dans l’État de Para, que par ailleurs son moindre éloignement avantagerait par rapport à l'Amazonie occidentale.
L'enfoncement du bouclier brésilien vers le sud se marque par l'apparition des grandes plaines de la Plata. Mais le Brésil n'a qu'une faible étendue de ces régions basses. C'est seulement à son extrême pointe méridionale, dans l’État de Rio Grande do Sul, que l'altitude s'abaisse notablement. On ne peut pourtant pas encore parler de plaines : le socle, affecté d'ondulations, ne s'enfonce pas beaucoup ; ce sont des collines médiocres, beurrées d'une épaisse couche d'arènes et d'argiles, annonçant seulement les grandes nappes ondulées des prairies de l'Uruguay.
Entre la gouttière amazonienne et les collines du Rio Grande do Sul, le plateau brésilien, solidement entretenu par la constance du socle, n'agence pas partout semblablement ses divers éléments. Au nord du dixième parallèle, les altitudes restent modérées, ne dépassant guère 1000 mètres. Les sommets les plus élevés sont éloignés de l'Océan. Les dénudations ont été relativement peu poussées, et le type de relief le plus répandu est la véritable chapada gréseuse. Cependant, à l'est du méridien de Fortaleza, c'est la pénéplaine cristalline qui apparaît, affectée par un bombement S-N qui constitue, à l'ouest de Recife, les hautes terres de la Borborema (600-400 m). La retombée de ce bombement se fait en pente douce vers l'Atlantique. Sur la surface granitique inclinée posent des tables sédimentaires résiduelles – les taboleiros -, répliques menues des chapadas du versant occidental, mais la plus grande partie de cette région du Nord-Est brésilien est occupée par des collines basses, profondément décomposées, du socle ancien, séparées seulement de la mer par un mince ourlet de plaine littorale. Il y a là, par une heureuse rencontre, une zone aisément accessible et pénétrable, qui est au point le plus rapproché de l'Ancien Monde. Ce sera la première région vivante du Brésil colonial.
Au sud du dixième degré, et jusque vers le vingtième, le relief d'ensemble du plateau, d'altitude plus forte, se dispose en grande alignements S-N. Entre le Tocantins et le Rio Sao Francisco s'allongent, fort mal connus, surtout constitués par des fronts de chapadas gréseuses, des reliefs que les vieilles cartes magnifient sous les noms exagérés d'Espigao Mestre ou Serra Geral de Goias. Entre le Rio Sao Francisco et la mer, ce sont les crêtes et les hauts plateaux de la Serra do Espinhaço et de la Chapada Diamantina, qui atteignent 1400 m dans la première, 1800 m dans la seconde. Un trait essentiel à la construction géographique du Brésil est la vallée du Rio Sao Francisco, laquelle, en arrière des territoires côtiers ensevelis sous la forêt tropicale, ménage une grande voie ouverte entre le vieux Brésil colonial du Nord-Est et les régions élevées plus méridionales qui, au XVIII°siècle, seront le centre de l'activité minière.
Au sud du vingtième parallèle, les directions majeures du relief changent, se disposant du sud-ouest au nord-est, comme la côte elle-même. Les pentes d'ensemble sont au nord-ouest, et elles se lisent dans le dessin du réseau hydrographique. Cependant, à l'est du méridien de Santos, les rivières restent parallèles à la côte, comme ce rio Paraiba qui, allongé sur 600 km des environs de Saint-Paul jusqu'au cap Sao Tomé, et passant seulement à 601 km de Rio, trace entre les deux capitales brésiliennes une route d'importance essentielle. Entre le Paraiba et la mer, la Serra do Mar est un premier bloc cristallin basculé, dont la face abrupte tombe sur l'Océan. Au nord du Paraiba, c'est un autre front qui se présente, celui de la Serra da Mantiqueira, où sont les plus hauts sommets du Brésil (Pico da Bandeira, 2884 m). Ce nouveau bloc est lui aussi dissymétrique, et son revers tombe au nord-ouest en pente douce, par de hautes surfaces ondulées qui se raccordent aux hautes terres du Minas.
À l'ouest du méridien de Santos, il n'y a pas ce morcellement de la masse : le seul front présenté à l'Atlantique est celui de la Serra do Mar, haut de plus de 1000 m, cerné de nuages et vêtu de forets denses, dominant une mince frange de plaines littorales. Sur le revers de cette escarpe brutale, des fleuves nés à quelques dizaines de kilomètres de la mer en font plusieurs centaines pour gagner, rigoureusement parallèles, le grand collecteur du Rio Parana, qui porte ses eaux, par l'intermédiaire du Rio Uruguay, à l'estuaire de la Plata. Au-delà du Parana, qui coule au fond d'une grande gouttière synclinale, les couches sédimentaires masquant le vieux socle se relèvent doucement, et, avec elles, les altitudes. Mais le relief reste calme, et il ne présente d'autre obstacle à la pénétration des hommes vers les plaines du Paraguai et le sud du Mato Grosso que celui de l'immensité ».
Maurice Le Lannou
Le Brésil
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jeudi, 21 mars 2013
Dix allumettes s'éteignent un soir de tempête à Concarneau
Nous présentons l'ouverture du Chien jaune, un polar de Simenon, une des meilleures aventures du commissaire Maigret.
Il se passe à Concarneau, dans le vent, sous la pluie, au fin fond des tumultes enfouis des villes de province.
« Vendredi 7 novembre. Concarneau est désert. L'horloge lumineuse de la vieille ville, qu'on aperçoit au-dessus des remparts, marque onze heures moins cinq.
C'est le plein de la marée et une tempête du sud-ouest fait s'entrechoquer les barques dans le port. Le vent s'engouffre dans les rues, où l'on voit parfois des bouts de papier filer à toute allure au ras du sol.
Quai de l'Aiguillon, il n'y a pas une lumière. Tout est fermé. Tout le monde dort. Seules les trois fenêtres de l'hôtel de l'Amiral, à l'angle de la place et du quai, sont encore éclairées.
Elles n'ont pas de volets mais, à travers les vitraux verdâtres, c'est à peine si on devine des silhouettes. Et ces gens attardés au café, le douanier de garde les envie, blotti dans sa guérite, à moins de cent mètres.
En face de lui, dans le bassin, un caboteur qui, l'après-midi, est venu se mettre à l'abri. Personne sur le pont. Les poulies grincent et un foc mal cargué claque au vent. Puis il y a le vacarme continu du ressac, un déclic à l'horloge, qui va sonner onze heures.
La porte de l'hôtel de l'Amiral s'ouvre. Un homme paraît, qui continue à parler un instant par l'entrebâillement à des gens restés à l'intérieur. La tempête le happe, agite les pans de son manteau, soulève son chapeau melon qu'il rattrape à temps et qu'il maintient sur sa tête tout en marchant.
Même de loin, on sent qu'il est tout guilleret, mal assuré sur ses jambes et qu'il fredonne. Le douanier le suit des yeux, sourit quand l'homme se met en tête d'allumer un cigare. Car c'est une lutte comique qui commence entre l'ivrogne, son manteau que le vent veut lui arracher et son chapeau qui fuit le long du trottoir. Dix allumettes s'éteignent.
Et l'homme au chapeau melon avise un seuil de deux marches, s'y abrite, se penche. Une lueur tremble, très brève. Le fumeur vacille, se raccroche au bouton de la porte.
Est-ce que le douanier n'a pas perçu un bruit étranger à la tempête ?»
Simenon
Nous avions déjà présenté un très beau polar de Jean Bruce, Visa pour Caracas
Si vous avez des enfants, il trembleront en vous entendant leur lire une autre histoire, dans un autre port.
Et nous avions déjà parlé d'insomnies bretonnes, de célèbres souvenirs d'enfance bretons. Notre blog publia également un article en langue bretonne.
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