jeudi, 19 juillet 2012
Visa pour Caracas : ouverture
Le meilleur livre de Jean Bruce : un polar franco-vénézuélien qui mêle tourments de toutes sortes dans les lieux les plus paradisiaques et qui démontre comment le plaisir des uns se nourrit de la misère des autres. Où l'on s'aperçoit que la plus apparente des sollicitudes cache la plus ignoble des manipulations, et où la mère et l'enfant finissent ensemble dans un monde meilleur.
Conseil de lecture : été, transat, ti punch et musique d'Anouar Brahem.
(c)Roman Photo John Peshran-Boor
"Éliza fumait, assise au bar. Son regard étrangement fixe lui donnait un air hautain mais, en l'observant de plus près, on remarquait ses pupilles dilatées et une vague expression d'hébétude sous le masque faussement dédaigneux.
Elle portait un fourreau de soie rouge, outrageusement décolleté et fendu très haut sur la cuisse, destiné sans doute à mettre son type nordique en valeur. C'était un chef-d’œuvre de mauvais goût et de vulgarité, mais elle avait une telle distinction naturelle que même ainsi accoutrée, dans le grand salon du bordel le plus coûteux de Caracas, elle avait toujours l'air d'une grande dame, et pas d'une putain ; ce qu'elle était pourtant.
Les autres filles l'appelaient «La Française », avec une pointe de sarcasme et d'envie, et la détestaient parce qu'elle avait toujours refusé d'avoir avec ses compagnes d'infortune d'autres rapports que ceux qui ne pouvaient vraiment être évités. Mais les clients ne s'y trompaient pas : jamais aucun d'eux ne lui avait manqué de respect et les affaires du bordel n'avaient jamais si bien marché que depuis son arrivée.
L'électrophone, dissimulé derrière le bar, diffusait une musique douce. Les lumières tamisées laissaient de vastes coins d'ombre dans le salon or et rouge, au luxe tapageur. Presque toutes les filles étaient là ; une seule étant montée, quelques instants plus tôt, avec un officier de marine européen qui avait longuement hésité avant de faire son choix.
Il était encore très tôt, à peine dix heures. Les clients n'arrivaient généralement pas avant onze heures. C'était un bordel de luxe, pas comme ces « botiquines » du quartier populaire de Catia où se pratiquait « l'abattage » et où l'après-midi était presque aussi chargé que le soir.
Madame Aurora entra soudain, précédant un homme vêtu de sombre. Elle souriait, malgré la torture permanente que lui infligeait sa gaine trop étroite.
- Suzy, mon petit, voici un compatriote. Il veut absolument connaître une Française car il ne parle pas espagnol.
Elle fit un pas de côté, découvrant un homme brun, trapu, au visage buriné, qui dissimulait son regard derrière les verres fumés de lunettes à monture épaisse. L'homme était vêtu d'un complet léger de fresco bleu marine, d'une chemise blanche avec cravate grise, et portait des chaussures noires aérées. Il baissait légèrement la tête et cachait derrière son dos ses mains fortes couvertes de poils noirs.
Éliza le regarda à peine. Elle ne s'était pas encore habituée à ce qu'on l'appelât Suzy, sous prétexte que cela faisait plus français, et les sourires de « Madame Aurora » lui donnaient envie de hurler.
Madame Aurora demanda au client s'il voulait boire la traditionnelle et obligatoire bouteille de champagne dans un des boxes qui entouraient le salon, ou bien dans la chambre. L'homme préféra dans la chambre. Il le dit d'une voix sourde, à peine audible.
Éliza descendit du tabouret et guida le client vers la porte qui donnait accès au patio. L'un derrière l'autre, sans mot dire, ils montèrent l'escalier de bois qui conduisait à la galerie desservant les chambres. Chaque chambre ouvrait sur cette galerie par une porte-fenêtre. Pas d'autre ouverture, les volets fermés indiquaient que l'endroit était occupé.
Éliza était la seule, parmi les pensionnaires de l'établissement, à posséder une chambre attitrée. Elle avait dit à Madame Aurora ne pouvoir supporter de s'allonger sur un lit encore humide de la sueur des autres, et Madame Aurora, contre toute attente, avait cédé. Cela n'avait fait qu'attiser les jalousies et l'hostilité que la jeune femme avait à supporter ; mais elle s'en moquait bien. Elle vivait dans un monde à part, d'une vie purement végétative, où la marijuana (1) l'aidait à ne plus penser.
(1) Drogue de hachisch. Se fume en cigarettes.
Elle ouvrit la porte, laissa entrer l'homme et referma. Il leur fallait attendre que l'on apportât le champagne. Elle le dit à son compagnon, du ton monocorde qui lui était devenu habituel. Il parut ennuyé, fourra ses mains dans ses poches, sans répondre, et lui tourna le dos pour regarder les gravures licencieuses accrochées au mur.
Elle s'assit sur le lit, laissant l'unique et vaste fauteuil pour l'homme dont le comportement commençait à l'intriguer. Habituellement, ils se jetaient aussitôt sur elle, comme des bêtes, même si la femme de chambre devait entrer d'un instant à l'autre. Celui-ci semblait avoir une préoccupation, qui n'était pas de faire l'amour. Pourquoi était-il venu, alors ? Le cerveau d'Éliza fonctionnait lentement, engourdi par la drogue. Elle pensa soudain que les mains de l'homme lui rappelaient quelque chose... Ces mains fortes et nerveuses, anormalement poilues, elle les avait déjà vues... Quand ? Où ? Dans quelles circonstances ? Sa mémoire refusait de le dire. Elle s'était trop appliquée à tuer sa mémoire, pendant des jours et des jours. Elle baissa les yeux, soudain fatiguée, et cessa de penser. Le vide, le vide bienfaisant..."
Jean Bruce - Visa pour Caracas - 1956 (Presses de la Cité)
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Commentaires
J'ai suivi le conseil de lecture. Mais, très vite, j'ai quitté Anouar Brahem pour accompagner ce Visa pour Caracas, roman noir et rouge et pimenté, par les tangos d'Astor piazzola
Écrit par : Damage Machine | samedi, 21 juillet 2012
Bonne idée, Damage Machine. Je le relirai avec Astor Piazzola. Mais ne faut-il pas alors tronquer le ti punch pour un pisco sour ?
Écrit par : Edith de CL | samedi, 21 juillet 2012
Les commentaires sont fermés.