vendredi, 31 juillet 2009
La personne, le groupe et l’universel
La discrimination consiste à rejeter les gens à cause d’une particularité ; par exemple, en fonction de leur couleur de peau – et l’on parle alors de racisme - de leur sexe, et l’on parle alors de sexisme.
La discrimination positive reprend ces critères, pour inverser le processus, et contrebalancer les discriminations par des faveurs. Elle consiste donc, rigoureusement, en du racisme positif, du sexisme positif.
Trois questions surgissent :
Est-ce en allumant des feux qu’on éteint un incendie ?
Devrons-nous faire la différence entre les bonnes et les mauvaises discriminations, et nous satisfaire ici d’avoir été discriminé positivement, pour nous plaindre là d’avoir été discriminé négativement ?
Notre société humaniste et universaliste peut-elle accepter de considérer une personne, non en tant que telle, mais comme ressortissante d’un groupe qui la définit ?
I La discrimination positive et la raison du plus bête
Le critère discriminateur est le même pour la loi qui répare que pour le particulier qui discrimine. La loi respecte donc les critères établis par le sentiment de rejet. Elle adopte ainsi la vision méprisante. Raison est donc donnée au regard discriminateur.
Unir ou désunir ?
La discrimination positive n’aplanit pas les différences, elle les entérine. Nier les différences est sans doute inefficace ; les souligner, les figer, les graver dans le roc de la pensée commune est-il meilleur ? A se focaliser sur la différence, qu’on l’exalte ou la conspue, on la met en valeur. Là, réside un choix de société qui constitue une direction générale de la pensée, séparatrice (clanique) au lieu d’être unificatrice (universaliste). Dès lors, comment demander aux gens de ne pas juger autrui d’après des critères devenus légaux, tel le sexe ou l’apparence physique ?
Victimes professionnelles
La discrimination positive crée des situations perverses : être victime n’est plus seulement un fardeau, mais une source d’avancement, professionnel et social. La professionnalisation de la victime ne peut constituer une amélioration durable de notre société.
Elle s’accompagne nécessairement de la désignation d’un coupable. Le non discriminé « dans la vie » se retrouve grand discriminé par la loi, qui le défavorise au nom de la justice : un coupable ainsi dévolu peut-il accepter indéfiniment un tel rôle, surtout quand, en tant qu’individu, il n’a rien à se reprocher ? Peut-on demander à l’individu innocent qu’il fasse les frais d’actes commis par d’autres, sous prétexte qu’il partage leur sexe ou leur couleur de peau ? Mieux vaudrait faire en sorte que les responsabilités, droits et devoirs du citoyen soient jugés indépendamment de n’importe quelle type d’appartenance identitaire.
La couleur
Discriminer - négativement ou positivement - en fonction de la couleur de la peau, c’est forcer les gens à s’identifier à leur couleur. Au Pérou, j’ai entendu des gens que j’aurais pris pour des Indiens hurler aux Indiens « sales indiens !». J’ai aussi vu des hommes que je trouvais blancs parler quechua, vivre comme les paysans indiens, et ils étaient vus comme « indiens » : le statut social et le mode de vie définissaient ces deux catégories. Avec l’influence nord américaine « antiraciste » figée, les gens apprennent à se voir selon les critères de l’antiracisme, qui sont calqués sur ceux du racisme. Il n’est pas rare de voir les gens se vanter d’être des Indiens auprès d’Occidentaux antiracistes et se vanter d’être blancs auprès de leurs concitoyens indiens.
Le sexe
Quant au sexe, ce n’est pas en pénalisant des hommes au profit de femmes qu’on va assurer l’égalité. C’est l’ouverture des universités et professions aux femmes qui a fait qu’elles sont peu à peu devenues aussi éduquées et libres que les hommes. Les femmes ont mis cent ans à rattraper les hommes : comment s’en étonner ? L’exigence de la perfection immédiate est un déni de la réalité. En Chine, l’égalité entre les hommes et les femmes, proclamée dictatorialement par Mao, n’a pas empêché un véritable massacre de masse féminin. On ne façonne pas durablement les volontés et les idées par décret : ceux-ci n’influencent que les discours : chacun dit ce qui est autorisé, mais les mentalités n’évoluent pas. Les totalitarismes le démontrent : il suffit que la pression se relâche pour voir que rien n’a avancé. La patience face à l’évolution en profondeur est seule efficace.
Les quotas
Les quotas soulignent la différence entre la personne qui est là par son « mérite » et la personne qui est là par sa couleur de peau ou parce qu’elle est une femme.
Ceux qui réclament la discrimination positive disent parler au nom de la générosité. Ceux qui la refusent peuvent faire de même : des individus noirs aux Etats-Unis, ont préféré renoncer à l’université quand ils ont su qu’ils y étaient reçus pour remplir des quotas. Leur parole serait-elle écrasée par les gens qui disent parler en leur nom ? Un homme n’est pas réduit au groupe sociétal auquel il appartient – il est même censé, en pays humaniste, en pays universaliste, le transcender !
II La discrimination positive et la loi du plus fort
Une apparence d’égalité offerte à ceux qui crient le plus fort à l’injustice ne saurait représenter autre chose qu’une mascarade de justice.
Discrimination et reconnaissance
Les discriminés les plus discrets seront toujours les plus maltraités.
Car la discrimination la pire, c’est celle, justement, que personne, jamais, ne dénonce. Les « discriminés positifs » en cachent d’autres, dont on ne parle pas, dont la défense n’est pas promue par les pouvoirs publics.
De toute société émane des discriminations, qui peuvent être officielles, légales, interdites, bannies, selon les lois et les modes. La discrimination positive n’annule pas la discrimination, elle la régule selon ses normes.
L’humanisme, l’universalisme
La discrimination positive nuit à l’humanisme, qui s’intéresse à la personne humaine dans son individualité, et non dans ce qu’elle représente extérieurement. En sacrifiant des individus, elle rompt avec une longue tradition humaniste qui visait justement à ce que la personne humaine ne soit plus victime de son groupe, mais s’en libère et soit protégé pour elle-même.
Si l’on analyse bien les aspects de la discrimination positive, on réalise qu’elle n’est pas universaliste, ni humaniste, puisqu’elle ne considère pas la personne humaine comme la mesure irréductible de toute chose, et préfère sacrifier un individu au service d’un groupe.
Un tel choix tranche d’avec la culture judéo-chrétienne, humaniste, universelle, laïque. Cet humanisme et cet universalisme ont versé beaucoup de sang, en leur nom violence fut faite. Mais il faut savoir ce qu’on perd, au moins, si on le fait sombrer. Notre société a péniblement, lentement réussi à construire un monde où la personne a le droit d’être seule face à l’universel, où elle est la mesure inaliénable.
L’humanisme universaliste n’est pas la seule pensée généreuse ; mais c’est lui qui, malgré ses errements, ses violences, crée ce respect de la personne, inaliénable à aucun groupe, à aucun pouvoir. Sans lui, ne risquons-nous pas une société de mafias, d’ethnies, de clans, où sans cesse le groupe se dresse entre l’individu et sa liberté ?
Par delà les identités apparentes…
Nous devrions refuser une gestion qui délaisse notre valeur inaliénable d’êtres humains, pour nous classer avec des critères de mesure fondés sur notre apparence extérieure et notre statut social. Un calcul permanent serait dès lors utile pour faire privilégier un groupe ici, défavoriser un autre là. Et ces humains parqués dans des identités artificielles se regarderont avec défiance, les groupes en concurrence se dressant les uns contre les autres.
Quelle négation de la richesse et de la complexité des interactions humaines ! Quel Etat, quelle société peut ainsi mesurer toute la vie en vue d’un monde parfaitement équitable ? Refusons le meilleur des mondes, et tâchons de faire le meilleur dans un monde qui a toujours, partout, été épouvantable.
édith de cornulier lucinière
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mercredi, 29 juillet 2009
Psaume
Tu me scrutes, Seigneur, et tu sais !
Tu sais quand je m'assois, quand je me lève ;
de très loin, tu pénètres mes pensées.
Que je marche ou me repose, tu le vois,
tous mes chemins te sont familiers.
Avant qu'un mot ne parvienne à mes lèvres,
déjà, Seigneur, tu le sais.
Tu me devances et tu me poursuis, tu m'enserres,
tu as mis la main sur moi.
Savoir prodigieux qui me dépasse,
hauteur que je ne puisse atteindre !
Où donc aller, loin de ton souffle ?
Où m'enfuir, loin de ta face ?
J'avais dit « les ténèbres m'écrasent »
mais la nuit devient lumière autour de moi.
Même la ténèbre pour toi n'est pas ténèbre,
et la nuit comme le jour est lumière !
C'est toi qui as créé mes reins,
qui m'as tissé dans le sein de ma mère.
Je reconnais devant toi le prodige,
l'être étonnant que je suis :
étonnantes sont tes oeuvres
toute mon âme le sait.
Mes os n'étaient pas cachés pour toi
quand j'étais faonné dans le secret,
modelé aux entrailles de la terre.
J'étais encore inachevé, tu me voyais ;
sur ton livre, tous mes jours étaient inscrits,
recensés avant qu'un seul ne soit !
Que tes pensées sont pour moi difficiles,
Dieu, que leur somme est imposante !
Je les compte : plus nombreuses que le sable !
Je m'éveille : je suis encore avec toi.
Scrute-moi, mon Dieu, tu sauras ma pensée
éprouve-moi, tu connaîtras mon coeur.
Vois si je prends le chemin des idoles,
et conduis-moi sur le chemin d'éternité.
(Tu étais là, mon Dieu, mendiant de moi
tu étais là, discret, tu m'attendais,
tu étais là, et tu m'aimais)
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lundi, 27 juillet 2009
Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste
Phot Sara
Par Katharina Flunch-Barrows
Anne-Pierre avait de longs jeans qui pendaient autour de ses longues jambes et il flottait dans des chemises blanches, bleues, vertes, toutes délavées. Il avait une voix légère comme celle d’un oiseau et rassurante comme certaines voix des hommes. Il avait des cheveux blonds un peu ondulés qui voletaient autour de son visage, dans le vent du matin. Il parlait peu ; il parlait bien. Il mangeait peu ; il mangeait bien. Il aimait peu ; il aimait dans l'abnégation de lui-même.
C’était Edith qui me l’avait présenté. Elle me présentait les hommes qu’elle aimait parce qu’elle ne savait que faire avec eux. Elle sentait cette proximité, et en même temps une immense barrière qui lui interdisait de se rapprocher d’eux. C’eut été trop dangereux. Je parlais déjà bien français et j’étais heureuse de pouvoir échanger des idées avec cet homme beau, ou plutôt aimable et frais, charmant et secret.
J’ai tout découvert peu à peu, au fur et à mesure que nos relations s’approfondissaient : la croix autour du cou ; son chien Jumbo-Roi ; le vieux manoir de son amie Esther, où il allait se ressourcer et faire courir son chien. Et les vieux livres des anarchistes d’alors et d’antan. Raoul Vaneigem et La Boétie ; Bakounine et Tolstoï ; Victor Serge et Pic de la Mirandole. Il y avait aussi, dans sa bibliothèque, Giordano Bruno et les Cahiers antispécistes, James Douglas Morrison et Sainte Thérèse d’Avila.
Il avait aimé Catherine de Sienne et avait cessé de manger lors de longues séances d’adoration de la sainte. Il avait allumé des cierges dans des églises et brûlé des affiches dans les rues de la révolte. Il avait couru dans les manifs et mangé dans les camps de gauche et dans les camps de droite. Il avait vécu et senti beaucoup de choses et il en était revenu profondément triste. Quelque chose n’allait pas, mais son sourire tendre, teinté d’humour, plus rassurant que rassuré, nous berçait et empêchait, par une paresse toute confortable, toute égoïste, de s’intéresser au fond du cœur d’Anne-Pierre. On croyait l’aimer : c’était qu’on était content qu’il nous aime.
Bien sûr, beaucoup de regrets surgissent, en cascade, navrants, navrés. Je ne suis pas la seule : perdre quelqu’un, c’est se rendre compte, bien souvent, de tout ce que l’on n’a pas su dire ; de tout ce que l’on s’est retenu de donner. Un voile de pudeur métallique empêche ceux qui s’aiment de se le dire, surtout si leur amour n’est pas d’une forme reconnue. Hors la vie amoureuse et la vie de famille, quel est le statut de l’amour ? Et pourtant n’est –ce pas l’amour, ces tendresses et ces souffrances que l’on ressent pour ceux qu’on croise, et qu’on recroise, auxquels on pense et qui, un jour, partent et ne reviennent plus. Ils n’existent plus. Ils ont disparu. Le monde continue sans eux et ils ne reviennent qu’en images lointaines peupler les cerveaux de ceux qu’ils ont aimé.
Anne-Pierre, anarchiste, catholique, antispéciste, féministe, et si modéré au fond. Modéré, pas par lâcheté, mais par une connaissance trop parfaite de trop d’univers trop différents. Ma vie, au moins, aura été changée par ta présence, par ce que tu étais. Je ne suis sûrement pas la seule. Je ne regrette pas que Jumbo-Roi soit parti avec toi (qui t’aurait remplacé auprès de lui ?) Et il me reste le ciel et les oiseaux, les nuages et la lumière du boulevard dans le matin, pour rêver de toi et te parler tout bas.
Katharina F-B, lundi 27 juillet 2009, après un dîner de crêpes et bière à Buenos Aires, in mémoriam.
Traduit de l’espagnol argentin par Edith CL et Kyra Portage
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Para ti
Je m’adresse à vous, mon Dieu
Car vous seul donnez
Ce qu’on ne peut obtenir que de soi.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qu’il vous reste.
Donnez-moi ce que l’on ne vous demande jamais.
Je ne vous demande pas la richesse,
Ni le succès, ni peut-être même la santé.
Tout ça, mon Dieu, on vous le demande tellement
Que vous ne devez plus en avoir.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qu’il vous reste,
Donnez-moi ce que l’on vous refuse.
Je veux l’insécurité et l’inquiétude.
Je veux la tourmente et la bagarre,
Et que vous me les donniez, mon Dieu,
Définitivement.
Que je sois sûr de les avoir toujours
Car je n’aurai pas toujours le courage
De vous les demander.
Donnez-moi, mon Dieu, ce qu’il vous reste,
Donnez-moi ce dont les autres ne veulent pas.
Mais donnez-moi aussi le courage
Et la force, et la foi.
Car vous seul donnez
Ce que l’on ne peut obtenir que de soi.
André Zirnheld
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samedi, 25 juillet 2009
A travers Paris
Dans ma ville imaginaire des fauteuils de velours sont posés au bord des autoroutes. La fontaine de whisky clapote gentiment derrière nous. Edith Morning est assise à côté de moi et nous parlons anglais. Quelques drag queens fument de longues cigarettes dans des pantalons serrés, leurs rouge à lèvre fait un cercle de rouge sur le papier blanc des cigarettes et partout dans la ville de grandes croix magnifiques dominent le paysage et nous rappellent qu’Il est ressuscité.
Quelques cathédrales antiques ont subsisté et gardent leur dignité au milieu des hautes tours. La voix d’Arthur Rimbaud et sa chanson de la plus haute tour me rappellent mon père et ma jeunesse perdue. Un immense hôpital psychiatrique se dresse loin derrière l’autoroute, et clignote de lumières vertes et bleues et rouges, si artificielles. Les étoiles sont trop haut pour qu’on les voie, mais on les imagine.
Au milieu de la mégalopole un grand champ inviolé réinvente le silence : c’est le retour du pu’uhonue.
Les gens prient. Ils fument, boivent, s’embrassent et prient, l’administration est laissée à l’abandon.
Personne ne fait l’amour sans allumer des lumières étranges qui donnent aux corps un velouté, sans boire des ambroisies qui donnent aux voix un velouté… Les voitures glissent sans cesse dans le frénétique agencement des routes et les piétons escaladent de grands escaliers sous la pluie, certains escaliers sont si hauts qu’ils surplombent la ville.
Un homme qui marche récite une prière mélangée : je m’adresse à vous, mon Dieu, car vous donnez ce que l’on ne peut obtenir que de soi.
Aux derniers étages de certaines tours des voyants lisent l’avenir et le mélangent au passé, pour réconcilier leurs patients avec l’instant qui passe et qui trépasse sans cesse mais malgré tout demeure. Feuilles, plantes, cactus géants se mêlent au mobilier urbain. La ville est esthétique. Sois belle et tais-toi, lui disons-nous impétueusement. Elle est belle, et elle hurle.
La ville abrite plusieurs forêts qui s’enchevêtrent et possèdent des étangs. Ces forêts sont aussi dangereuses que celles faites de béton et de macadam. Les forêts naturelles, jungle de terre et de végétaux, luxuriantes dégoulinades de plantes et de bêtes, sont des lieux de cruauté, de brutalité, de survie et de mort. Les forêts urbaines, jungles d’asphalte et de réverbères, longs corridors saccadés de métal et de goudron, sont des lieux de cruauté, de sophistication, de vie et de dépérissement. La ville et ses forêts naturelles s’épousent et un océan vient les noyer à l’Ouest.
Un sacré cœur pend au toit d’une maison, car un homme devenu femme pour prendre les armes féministes y lit les mémoires de Renée Bordereau, sa sœur d’une autre guerre, d’un autre temps.
Nos cœurs sont des ports. Mais ils n’ont pas d’amarres. Les bateaux ne peuvent que les narguer.
Dans ma ville imaginaire des fauteuils en velours sont posés au bord des routes. à une fontaine de whiskey je nous ressers deux verres. Edith Morning est assise à côté de moi et nous nous taisons en anglais.
Esther Mar, mercredi 12 mars 2008, avant le crépuscule.
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samedi, 18 juillet 2009
Liberté, égalité : Au delà du "pride" et du "phobe"

1 émergences des mouvements en quête de droits
L’année dernière (en 2006) eut lieu une « pute-pride ». Sur le modèle de ces pride qui prolifèrent (la gay pride, la veggie pride… qui laissent les homosexuels dignes et les végétariens dignes dans la plus profonde consternation…), les putes ont marché pour avoir le droit d’être putes. Intéressé, je me suis inscris à leur lettre de diffusion. Au bout de quelques mois, étonné de certains propos, je me suis renseigné plus en profondeur. Constituées principalement d’hommes, ceux qui s’appellent « les putes » ne reflètent absolument pas la majorité des prostituées de nos villes.
Les mouvements de libération deviennent étranges : ils convergent tous vers le même genre de militance, copié sur les mouvements des minorités américaines, principalement les mouvements noirs, sans forcément que cette militance soit adaptée au sujet.
Ils créent de rien une culture commune censée tous les représenter ; ils créent des slogans autoglorificateurs (comme l’étaient les slogans « black is beautiful », « I am young, gifted and black ») ; ils confondent finalement le fait d’être ce quelque chose minoritaire avec le fait d’avoir des droits.
Or, c’est simplement le fait d’être un être humain qui confère des droits.
Le résultat de cette confusion m’interpelle : ce n’est plus contre la zone de non droit qu’ils combattent ; au contraire ils luttent pour une zone de surdroit, de surcroît collectif.
Le fait, par exemple, que les mouvements homosexuels déclarent qu’il faut l’égalité des couples (et non plus l’égalité des personnes face au mariage, ou des sexualités face au mariage) montre bien que la revendication sonore et collective prime sur la pensée du droit.
2 pride et phobe
Ces mouvements cherchent à imposer, sous prétexte que c’est le seul moyen de lutter contre la discrimination qui les atteint, une morale dominante douce à leur égard. Le paradoxe de ces minorités voulant que leur théories deviennent dominantes, c’est qu’elles affirment tenir leur légitimité de la majorité des gens qui les constituent. Or, la majorité, ils devraient le savoir, n’est pas un critère absolu. Par ailleurs, on sait bien que la majorité (de la population ou d’une minorité) s’obtient par la publicité.
Nous avons donc une gaypride. On y clame des slogans contre l’homophobie.
Mais sur le site de la veggie pride, on s’acharne contre la végéphobie.
Quant aux putes (voyez leur site lesputes.org), elle veulent que soient punis par la loi les propos putophobes.
Les mouvements de militance actuels sont donc axés sur le pride et le phobe.
Ce système de revendications consiste à considérer tous les maux qui paraissent moindre comme anecdotiques, et tous les maux qu’on veut mettre en avant comme emblématiques. Par exemple, s’agissant de la parité ou des quotas ethniques, la situation de la victime de la discrimination positive est anecdotique, tandis que celle la victime de la discrimination « négative » est emblématique et on doit donc lui porter toute notre attention.
Pourtant, ce n’est pas en montrant du doigt un symbole qu’on cessera le montrage du doigt généralisé.
3 La recette
L’éclosion de ces mouvements est charmante ou irritante, selon nos opinions…
En tout cas la recette est désormais établie. Si vous voulez créer un courant fort pour votre minorité, suivez le modèle.
constituer une identité (valeurs communes, sigles, submode, vocabulaire, nouveaux concepts…)
fonder cette appartenance commune comme quelque chose d’inaliénable, mais à cheval entre le choix et inné (j’ai le droit de choisir d’être cela parce que je n’ai pas le choix !)
faire émerger une fierté et des revendications communes
organiser une marche
réclamer des droits spécifiques fondés sur l’imitation des droits auxquels ils n’ont pas accès, repabtisés « droits des groupes dominants »
créer un ennemi, un Phobe (homophobe, vegéphobe, putophobe)
réclamer la punition de l’ennemi, et qu’il écope d’une amende chaque fois qu’il ouvre sa gueule contre nous
agacer tout le monde, hors de la NI (nouvelle identité) mais aussi au sein de la NI
Bien sûr, il y a des complications, notamment un risque d’accumulation de privilèges dus à une surexposition aux discriminations (femme noire homosexuelle pute végétarienne), accumulation qui laisse le discriminateur potentiel (homme blanc hétérosexuel fidèle carnivore) très exposé puisqu’il est sans cesse pris à parti. Il paye pourtant tous les pots qu’il est censé avoir cassé et qu’il n’a en général jamais eu l’intention d’abîmer.
Voilà. La quête de la liberté ressemble parfois à une belle soif de liberté, parfois à une avidité consommatrice. En effet, les réclameurs de droits ressemblent plus (structurellement) à des associations de consommateurs réclamant des abonnements téléphoniques préférentiels qu’à des êtres humains refusant les chaînes. Pourquoi les « réclamations » relèvent d’un comportement de consommateurs ? Parce que nous sommes dans une société de consommation, et que la consommation pénètre tous les pores de notre vie, notamment la vie politique. Puisque la consommation domine, elle domine en pensée.
4 Ni coupables, ni victimes : libres !
Le slogan que les putes (non représentatives puisqu’en majorité masculins, mais assez malhonnêtes pour se dire représentatives…) de la pute-pride clamaient en chœur était : ni coupables ni victimes, fières d’être pute.
La première moitié du slogan est magnifique : ni coupables ni victimes. Ni coupable, ni victimes d’avoir la liberté de vivre en liberté.
Quant à leur fierté, ils et elles ont de la chance : cela fait longtemps que je ne suis plus fier de rien.
5 Comment favoriser la liberté ?
Au nom de l’antidiscrimination, toutes ces revendications souhaitent, au fond, obtenir le silence total et éternel de leurs ennemis. Car toute forme de désapprobation publique est vécue comme une atteinte au bien-être.
La liberté d’expression est ainsi considérée comme moins importante que le bien-être des individus. Mais c’est oublier que le bien être des individus dépend aussi de leur liberté d’expression. Alors mieux vaut que des gens puisse vous dire des choses qui vous déplaisent et que vous puissiez répondre plutôt que d’établir des silences forcés sur tous les sujets qui concernent les êtres humains. Si le silence est forcé, un monstre risque d’émerger, encore plus fort. On ne tue pas une pensée, on l’assomme un temps donné ou on la rend caduque. Et on ne la rend pas caduque en l’assommant !
Comment alors préserver un espace de vie assez large pour tous, sans que l’oppression sociale écrase ceux qui ne suivent pas les autoroutes ?
Axel Randers
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mercredi, 15 juillet 2009
Une cabane au fond de la forêt...
Costards cravate et tailleurs : les habits de la castration. Ils ne sont pas faits à notre image et à notre mouvance : c'est nous qui nous faisons à leurs formes fixes et raides. Ils ne nous structurent pas ; ils nous rigidifient. Ils nous éloignent de notre animalité mais ne nous rapprochent pas de notre humanité. Le vêtement social actuel n'accompagne pas le corps dans ses mouvements : il les limite, les contient, les empêche.
Oserais-je ?
J'oserais aller vivre en Chine ; j'oserais changer ma vie parisienne pour partir au sein d'une association qui construit des écoles en Afrique ; j'oserais vivre une histoire d'amour avec une femme ; j'oserais vivre avec un homme : j'oserais vivre tout cela devant les autres, quel que soit leur regard... Car nous serions tous dans la même prison.
J'aimerais vivre dans une cabane, au creux d'un arbre, dans une forêt, mais je n'ose pas. J'ai peur.
Mort sociale
J'ai peur des bruits et du silence.
Peur du face à face avec l'être animal, l'autre animal – l'animal muet qui, lui, n'a pas perdu son être au monde et sait vivre entre la liberté et l'inquiétude, entre le désir et le manque, sans tout construire pour oublier la fragilité de son être.
Par-dessus tout, j'ai peur de la fermeture des coeurs des autres. Si je dis : je pars vivre dans une cabane, on rit. Si je pars vivre dans une cabane, combien de gens voudront encore me considérer comme un être humain fréquentable ?
Je ne sais pas si je me sentirais vivre en vivant réellement : peut-être au bout d'un certain temps, je me sentirais à nouveau vivre. Mais au début, je sentirais trop la mort sociale. La mort sociale est-elle une mort complète ? Les clochards qui hantent nos rues, les pisseuses d'Afrique mises au rebut du Monde, sont-ils autant vivants que nous ?
Je désapprendrais trop vite toutes les complications administratives, toutes les formalités que nous devons accomplir pour subvenir à nos besoins et prendre la moindre initiative. Je penserais plus librement et ne parviendrais plus ensuite à penser dans le moule. Je quitterais le zoo pour redevenir un animal sauvage et libre. Mais alors ensuite je n'aurais plus accès à la communauté humaine.
Comme ce clochard qui ne s'est pas assis sur le banc à mes côtés, mais au bord du caniveau, sur le béton, parce qu'il savait qu'il était mort socialement. Aux yeux hypocrites des citoyens humanistes, il n'est plus de notre race.
Les animaux sont-ils aussi vivants que nous ? Leurs individualités sont elles aussi importantes et profondes que les nôtres ?
Sommes-nous quelqu'un en dehors des autres ? Serais-je quelqu'un d'autre au fond de la forêt ? Sommes-nous vraiment des êtres humains ?
Communion
Oserais-je vivre dans une forêt ?
Oserais-je :
Le silence qui étreint ;
Le lien direct avec la fragilité de la vie, avec la puissance de la mort ;
Le temps sans horloge, le temps qui s'étire presque infiniment ;
La présence menaçante, incompréhensible des autres espèces animales, celle des végétaux
Le noir sans pitié de la nuit
Le feu, son invitation au songe, à la transe
Ces « choses » me permettraient de développer mon intuition, de vivre en communion avec les éléments qui m'entourent, peu à peu mes sens reprendraient leur déploiement animal – la vue, l'ouïe, le toucher, l'orientation, l'odorat, ...
Le courage ne vient pas. Malgré la liberté qui crève au fond de mon corps... Malgré la force et le courage qui s'éveillent par instants. Malgré la promesse d'un lieu sans pollution. Malgré le rêve... Malgré la mort délivreuse qui sonnera et effacera tout, les meurtrissures et les glorioles sociales.
Quel est le sens, quelle est l'essence de notre vie ? Se jeter dans la mêlée ou s'en retirer, ou encore hésiter toute une vie au milieu des hommes ?
Oser vivre, c'est trop difficile parce que c'est accepter de mourir dans le coeur des autres.
Où trouve-ton le courage d'oser vivre ? En soi ? En quelqu'un d'autre ? En une idée, un idéal ? En un rêve ? Y a-t-il un appel, de la forêt, de la mer, de l'art ou de Dieu ? Peut-on décider de son destin, un jour, comme ça, parce qu'on y pense ?
De l'autre côté
On n’est jamais seul dans une forêt puisqu’elle est toujours peuplée d’arbres.
J'aimerais faire connaissance avec l'autre moi, l'autre substance : la puissance, l'immensité, l'étrangeté, l'Esprit.
Vertige de tout quitter. Et pourtant, dans cent ans, tout cela n'aura plus aucune importance : nous serons morts...
Les lambeaux de mon être : tous ces silences, tous ces espaces arides et non civilisés de mon être m'étranglent parfois, dans la ville, au milieu des voitures.
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vendredi, 10 juillet 2009
Philosophie d'un grabat d'asile
Nous, les psychotiques, nous comprenons que les hommes en blanc, les femmes en blanc, sont des criminels cachés, déguisés. Ils sont venus car c’est ici qu’ils peuvent détruire. Il détruisent des corps, des âmes, des vies, des passés, et surtout des avenirs. Ils détruisent l’essence même de l’être, de l’être autre. Nous sommes enfermés, à leur merci, parce que nos visages diffèrent, nos mots diffèrent, parce que nous avons crié ou frappé, une fois, plusieurs fois, ou simplement une fois de trop. Nous, savons ce que les contours de votre société dissimulent, nous qu’elle a charrié de l’autre côté de sa frontière, dans les zones vagues et blêmes de la folie. Elle nous a nommé les innommables pour mieux justifier ses crimes. Désormais nous observons les gardiens de l'Ordre mental, les hommes et les femmes en blanc, frères d’armes des hommes des abattoirs et des gardiennes de prison. Nous sommes une école, en noir. Un cagibi, en pire. Un miroir que jamais vous ne regarderez.
édith de cornulier lucinière
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dimanche, 05 juillet 2009
Ne me quitte pas, ma langue
Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je suis assise à ma table de travail et mon regard flotte autour de moi. J’écris une lettre électronique à un ami.
Je tente de décrire ce que je vois en quechua, et bute contre l’absence de mots : absence de mots pour décrire les objets qui m’entourent, les matériaux dont ils sont faits. Absence de mots.
Au-delà de l’absence de mots, la différence entre les modes de pensée : combien de temps et de travail faudrait-il pour traduire la couverture d’un magazine économique ou culturel urbain en quechua ? Hélas, le contraire n’est pas vrai : il est plus facile d’expliquer l’intraduisible en français qu’en quechua. Parce que, de par l’ampleur ou la petitesse de leur influence culturelle, les champs que ces langues englobent, sont sans commune mesure : l’une est confinée à un monde coupé du monde, l’autre fait le monde.
Mes doigts tapotent au hasard sur le clavier de mon ordinateur et je cherche maintenant à écrire en tahitien. Mais, si les obstacles sont différents, le problème demeure.
Où sont passées ces langues ? Elles sont restées là-bas, très loin.
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser
Un pincement au cœur, je me souviens de conversations entre citadins péruviens en quechua : des paysans andins, qui parlent quechua quotidiennement, ne pouvaient pas comprendre le sens de ce qui se disait : le quechua « moderne » et le quechua « traditionnel » sont deux langues qui s’éloignent l’une de l’autre et ne se comprennent plus. La première est trop envahie par l’espagnol pour tenir, et la seconde est trop loin de l’espagnol pour tenir.
Lors de mes devoirs de tahitien, j’employais des mots présents dans le lexique franco-tahitien : ma professeur, tahitienne, me demandait ce que j’avais voulu dire : ce mot n’existe pas ! puis je lui montrai le dictionnaire et elle levait les yeux au ciel, soupirant sur toutes ces inventions vaines de l’académie tahitienne.
Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer
Peut-on moderniser une langue et la façon de l’employer sans détruire la pensée dont elle témoigne ?
Quand j’écrivais des poèmes en tahitien avec mon amie tahitienne, elle rougissait souvent et voulait revenir au français, me disait qu’elle avait honte de penser de telles choses dans sa langue : la pensée moderne, qui laisse l’individu seul face à une multitude de choix et d’idées qui ne s’insèrent pas dans une tapisserie culturelle unie, fait presque peur exprimée dans ces langues, comme une transgression.
On a vu souvent
Rejaillir le feu
D'un ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Les locuteurs abandonnent leur langue en venant à la ville : ce n’est pas seulement par attirance pour la modernité ou par honte de leurs origines, mais parce que leur langue n’épouse plus leur réalité quotidienne. Le radicalisme qui consiste à plaquer la pensée et les concepts de la langue dominante sur la langue traditionnelle la tue sans doute autant que de l’abandonner.
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Sauver les langues… Mais si elles ne sont pas portées par une réalité quotidienne riche et fluide, comme nos langues vivantes, ou si elles ne représentent pas une lumière collective, un idéal – comme l’hébreu -, comment pourrait-on aller contre le sens du vent, des marées, du temps ?
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas
Ne me quitte pas
Peut-être que sauver ces langues, c’est accepter de voir qu’elles n’ont pas accompagné un changement, et continuer à dire des choses mortes… Cela les ferait peut-être revivre…
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas… Mais qui pleure, qui parle ? La langue au locuteur, ou le locuteur à la langue ?
E CL
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mardi, 30 juin 2009
L'homme des mégalopoles...
Le rêve de liberté
Chateaubriand
Mon rêve de liberté commence avec l’espace. J’ouvre les yeux à l’aube et veux me mouvoir : un mur me fait face, mais il comporte une fenêtre. J’ouvre la fenêtre, écarte les volets. Point de ciel : un mur, celui de l’immeuble d’en face. Je descends les escaliers. Je prends une clef, pour remonter. Je prends une carte bleue, pour acheter.
Je marche, et les rangées d’immeubles élèvent un couloir en haut duquel un fin rectangle de ciel brille.
Mon rêve de liberté se fracasse sur l’angoisse de nos jours bétonnés.
L’homme des mégalopoles : il marche.
Des panneaux le guident dans les endroits permis, le détournent des sens interdits.
Il marche, pieds emprisonnés dans des chaussures, sur l’asphalte gris où rien de vert ne pousse. Entourés de grillages, un arbre, tous les deux mètres, décore la rue. Avenues, boulevards, rues, impasses, qui a imaginé pareils couloirs ? Sur de grandes rangées filent les voitures. Les humains, sur les trottoirs qui bordent ces rangées, filent moins vite. Savent-ils tous où ils vont ? Cela dépend de leur esprit. Certains ont l’esprit éteint, mais leurs jambes savent, elles, et leurs chaussures et leurs pantalons se déplacent mécaniquement. D’autres ont l’esprit miné par les questions : la porte sera-t-elle ouverte ? Ai-je bien les informations qu’on me demandera ? Vais-je retrouver Derek ? L’homme à l’esprit rêveur erre. Il n’a ni rendez-vous, ni convocation, ni but, ni ami. Il tourne, suit une avenue, traverse la vaste rangée de voitures qui, au signal d’une lumière rouge, se sont arrêtées. Il avance, recule, tourne, hésite, s’engouffre.
Dans le labyrinthe de la ville, l’homme des mégalopoles se réfugie dans son labyrinthe intérieur.
Mon rêve de liberté se poursuit dans la rue quand l’aube fait place au jour et que les boutiques s’ouvrent.
Je déambule dans un grand magasin. Des photographies prises dans le monde entier dominent mon être. Pyramides, Macchu Picchu, et les étalages de merveilles ressemblent aux jardins de Babylone.
A la porte du magasin, un panneau d’affichage porte deux affiches. Un vaisseau spatial, une femme nue qui appelle le passant dérangé. Au pied du panneau dort un clochard. Ni les affiches, ni le clochard n’appellent mon cœur.
Mon rêve de liberté se fracasse sur la béance du regard blasé.
L’homme des mégalopoles marche sans cesse. Quand la fatigue le saoule, après des milliers de pas, monte en lui une vision agraire de la ville.
Alors les champs de bars s’étendent à perte de vue… Et, le long des sillons de la ville, défilent des tracteurs de pollution. Le temps des semences est éternel.
Le tournoiement obsessionnel, fulgurant, magnifique, scintillant des phares et des réverbères de la mégalopole entrecoupe les rêves d’angoisse, noie la pensée réaliste, mais fait aussi jaillir la réflexion.
Quand on marche longtemps, la fatigue harasse le cerveau de nouvelles idées : juger de la valeur des êtres en fonction de leur espèce est aussi idiot que de les juger, au sein d’une espèce, en fonction de leur race : ne sommes nous pas tous chair perdue dans le béton froid des constructions ou dans la sauvagerie brûlante de la nature ?
Cet humain lambda, qui déambule dans une mégalopole moderne, longe les boucheries où pendent des cadavres, traverse des rayons où des bouts d’êtres sont à vendre dans des emballages de plastic. Il accélère son pas pour oublier les pensées « ridicules » de fraternité pour les animaux : sa solitude, le balancement entre, d’un côté, la normalité et son confort, et de l’autre, son cœur. Et le voilà qui trébuche contre un frère humain, errant allongé dans sa misère sur le macadam. L’alternance entre les émanations grouillantes de la ville et sa pensée lancinante, devient presque obsession.
Pour celui qui veut s’exprimer, pour celui qui veut agir, quelle est la voie la plus fluide ?
L’angoisse de la technique, c’est la difficulté des outils qui fait barrage à mon envie de réalisation.
L’angoisse de l’administratif, c’est la peur de ces droits qu’on me donne et qui se traduisent par des processus administratifs, des passes, des puces, des chiffres et des mots secs.
Je refuse mon nom, je refuse mon sexe, je refuse ma nation, parce que ce ne sont pas les miens : on me les a scellés sur mon passeport.
Mon rêve de liberté se fracasse sur l’identité dans laquelle on m’a enfermée.
Il marche. Il observe. Il entoure. Tout le suffoque. Il marche. Dans le labyrinthe de la mégalopole, l’homme marche.
Il s’enfonce à chaque pas plus profondément dans le labyrinthe, et cherche à entendre les choses qui parlent. Mais la nature n’est plus, et les objets sont raides et vides, muets. Odeurs, sirènes, klaxons, scintillements, font bourdonner sa tête mais n’effacent pas le questionnement qui monte comme une chanson obsédante.
Loin du ciel et loin de la terre, au milieu des voitures, des lumières, du béton et des ondes, l’homme des mégalopoles ferme les yeux. Il rêve.
L’homme des mégalopoles n’a pas couru depuis longtemps sur une étendue vide.
L’homme des mégalopoles n’a pas contemplé depuis longtemps un horizon total.
Dans le labyrinthe de la ville, l’homme des mégalopoles se réfugie, se noie, se perd dans son labyrinthe intérieur.
L’homme des mégalopoles est un aventurier ?
Qu’est l’aventure ?
C’est un chemin intérieur de découverte. Découverte de la beauté et de la douleur du monde.
Que l’on voyage à travers le monde ou que l’on reste chez soi, enfermé, ne change rien.
Comme le rêve de la rencontre idéale, le rêve de liberté mène à la réalité du rêve fracassé.
L’espace est mental ; l’espace est psychique ; l’espace est visuel ; l’espace est physique ; l’espace est intérieur et extérieur : l’espace est vital.
Après la nuit qui m’a lavée de la connaissance du jour, j’ouvre les yeux à l’aube et je veux me mouvoir. Mon rêve de liberté commence avec l’espace.
Edith de Cornulier-Lucinière
Décembre 2006
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vendredi, 26 juin 2009
Le feuilleton de l'été 2009
Plongez avec Edith de CL au cœur de la ShF (Science Humaine Fiction).
Tous les lundi, mardi, jeudi et vendredi, suivez un nouvel épisode le feuilleton de l'été du Newropeans Magazine :
Sens et Mystique des sens
Une histoire
de l'art euro-américain
de la décennie 2030
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jeudi, 25 juin 2009
Ô Sanglier, Mystérieux résistant mort au combat
Hommage
Cet hommage à nos étoiles des temps proches et lointains veut saluer des êtres dont le souffle, la vision,
la parole nous aident à vivre et à penser.
Mystérieux résistant mort au combat
Saint-Amand-Les-Eaux
Dimanche 18 janvier 2004, à 16 heures : un sanglier pénètre par inadvertance dans l'hôpital situé en centre-ville.
Il défonce une porte vitrée et fait quelques dégâts dans le jardin arboré de l'hôpital.
Les pompiers appelés à la rescousse tentent de neutraliser le sanglier à l'aide de seringues hypodermiques - en vain : selon les spécialistes, son épaisse enveloppe de graisse hivernale le protège trop bien.
Dans la soirée, le député-maire communiste de la ville, Alain Bocquet, décide d'en finir avec l'animal. Il appelle les chasseurs - en vain : malgré une caméra thermique, le sanglier n'a jamais pu être repéré.
Minuit : la chasse se transforme en battue avec quatre chiens et une vingtaine de rabatteurs. En vain.
2 heures du matin : la traque prend fin. On estime que la bête a regagné la forêt.
Lundi 19 janvier 2004 au matin : il faut se rendre à l'évidence, le sanglier est toujours là.
10 heures : Un chasseur l'abat.
(source : yahoo actualités du lundi 19 janvier 2004, 17h39)
« De profundis clamavi ad te, Domine ;
Domine, exaudi vocem meam. Fiant aures tuae intendentes in vocem orationis meae.
Si iniquitates observaveris, Domine ; Domine, quis sustinebit ? Quia apud te propitiatio est ; et proper nomen tuum sustinui te, Domine.
Sustinuit anima mea in verbo tuo ; speravit anima mea in Domino. A vigilia matutina usque in noctem speret Israel in Domino.
Quia apud Dominum misericordia est, et copiosa apud eum redemptio, Et ipse rediment Israel ab omnibus iniquitatibus eorum”.
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samedi, 20 juin 2009
Alan Turing, père des ordinateurs
Hommages aux étoiles
Cet hommage à nos étoiles des temps proches et lointains veut saluer des êtres dont le souffle, la vision, la parole nous aident à vivre et à penser...
Alan Turing, père des ordinateurs
Une machine peut-elle penser ?
L’esprit est-il autre chose qu’une machine ?
Ces deux questions hantèrent Alan Turing.
1954
Alan Turing meurt à Wilmslow, par suicide, après des années de harcèlement.
L’Etat britannique, depuis 1952, le forçait à suivre un traitement de castration chimique (injections d’oestrogènes) pour le punir de son homosexualité ; il avait préféré ce traitement à l’emprisonnement.
Depuis la fin des années quarante, pour ces mœurs hors la loi, il était écarté des projets scientifiques gouvernementaux. Soutenu par des collègues scientifiques, il menait une vie de professeur et chercheur à Manchester.
Auparavant, il avait contribué à la victoire contre l’Allemagne lors de la seconde guerre mondiale ; en effet, aidé de Welchmann, il déchiffra le code secret d’Enigma, la machine de la marine allemande.
1950
Alan Turing publie dans un article ce qu’on appelle « le test de Turing ». Il y propose un test d’intelligence artificielle. Il s’agit de confronter un homme à deux interlocuteurs : une machine et un autre humain. Si l’homme ne reconnaît pas qui est l’humain et qui est l’ordinateur, alors l’ordinateur est déclaré réussi…
1936
Dans un article qui fonde notre ère informatique, le doctorant Alan Turing décrit ce qu’on appelle « la machine de Turing » et qui est l’ancêtre de la machine sur laquelle vous lisez cet hommage.
C’est l’époque ou Alan Turing se tourne vers le Pacifisme, alors que l’Allemagne commence à gronder. Il obtient sa thèse en 1938.
Adolescience
Alors qu’il est adolescent et jeune homme, c’est son camarade Christopher Marcom qui fit naître en lui la passion des sciences mathématiques. La très proche amitié qui les liait se finit avec la mort de Christopher Marcom, en 1930 - une mort qui plongea Alan Turing, par fidélité et par nécessité intérieure, dans la vie scientifique.
1912
Alan Turing naît à Londres, où il passe son enfance, entre d’autres mains que celles de ses lointains parents, qui vivent en Inde.
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lundi, 15 juin 2009
Lettre à Giorgione
Hommage
Cet hommage à nos étoiles des temps proches et lointains veut saluer des êtres dont le souffle, la vision,
la parole nous aident à vivre et à penser.
Giorgione, mystérieux peintre…
par Sara
1477 : Naissance de Giorgio Barbarelli à Castelfranco, pas très loin de Venise.
1510 : Mort de Giogio Barbarelli, dit Giorgione, de la peste en qu'il avait contracté en embrassant une dernière fois sa maîtresse qui était en train d'en mourir.
Observer : la qualité de la lumière de ses peintures et les thèmes mystérieux qu'il a traité, renonçant aux sujets traditionnels, antiques ou religieux.
A savoir :
Il ne signait pas ses œuvres
Seules quelques toiles peuvent lui être attribué avec certitude.
Certaines qu'il n'a pu achevées avant de mourir ont certainement être reprises et terminées par ses élèves, le Titien et Sebastiano del Piombo
Cher Giorgio,
C'était à Venise, dans les tout premiers jours août de l'année 1991. J'avais laissé mes trois enfants, les mains remplies de framboises, sur les marches qui donnaient sur le Canal et j'étais rentrée seule dans la Galleria dell'Accademia. Je n'étais pas rassurée. Je vis dans une époque de contrôle social des uns sur les autres que tu n'as pas connu. Laisser des enfants jouer seuls au bord de l'eau peut conduire sinon en prison du moins à se voir priver du droit de vivre avec eux. Mais visiter un musée les ennuyait trop et je les comprenais. Nos musées sont des temples où vous, peintres de l'ancien temps, sont des divinités que nous venons pieusement adorer. Nous vivons de choses mortes. Mais l'enfance a besoin de vivre. Je les laissai là et entrai … Je traversais lentement les salles de la Galleria dell'Accademia les unes après les autres dans une religieuse extase. J'avais conscience d'être au cœur même de l'Italie de la Renaissance, j'en goûtais chaque parcelle. J'essayais d'économiser mes forces car traverser ces musées à pas lents est un chemin de croix. Des groupes de gens défilent. On s'arrête devant chaque tableau, on se penche en une sorte de génuflexion vers l'étiquette qui indique le titre du tableau et le nom de son auteur. Et l'on passe au suivant. C'est épuisant. Mais je sais que je ne verrai jamais aucune de ces peintures si je me ne soumets pas à cette procession. Moi, individu lambda, je n'ai pas droit à une disposition privée de la peinture de Titien, du Caravage, … J'ai payé mon billet d'entrée et je circule, ayant payé pour voir.
Et puis il y eut l'apparition.
Je me suis approchée le cœur battant vers ce tableau : l'extrême finesse, la tranquille solitude, l'atmosphère retenue, que se passait-il là-bas ? Ce n'est que plusieurs minutes plus tard que je découvrais ton nom "Giorgione". Je n'avais jamais entendu parler de toi.
Je regardais de tous côtés pour voir d'autres toiles de toi. J' aperçus le portrait d'une vieille femme. Même facture étonnante, même finesse, même intensité. Aucune autre peinture.
Ce n'est qu'après mon retour à Paris que j'ai découvert qui tu étais, ton existence si courte, tes amours, la peste.
Au Louvre, Je reconnu ta main dans le "dîner champêtre" du Titien. Peu m'importe que les "spécialistes" l'attribuent au Titien.
Quand je découvris qu'une exposition allait avoir lieu de six ou sept peintures de ta maigre production à Venise, je pleurais de déception car je ne pouvais faire un séjour là-bas. C'est ma fille qui m'a entraînée. Elle m'a offert le voyage : nous sommes parties en train de nuit ce mois de janvier 2003. Après une mauvaise nuit durant laquelle nous avons appris que des migrants sans papiers avaient été ramassés par les douaniers et renvoyés dans leur patrie, nous sommes allés boire un café sur les Zaterre en attendant l'ouverture du musée.
Quelques œuvres étaient là. Nous y sommes restées longtemps, méditatives, presque seules, conscientes de voir là rassemblées des œuvres étranges, silencieuses, intenses que nous ne reverrions peut-être jamais.
Le ciel gris d'hiver, une pluie fine accompagnèrent notre promenade dans la ville en attendant le train qui allait nous ramener de nuit à Paris.
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samedi, 13 juin 2009
Le salariat : une aliénation en contradiction avec l’humanisme
Le salariat, la soumission, la sélection
I Le salariat
Fondé sur le lien de subordination du salarié envers son employeur, le salariat pose une grande entrave à l’intégrité civique, qui proclame la liberté et la responsabilité de l’individu, et à l’humanisme, qui refuse l’idée qu’un homme soit asservi.
Dès lors les lois ont « adouci » la subordination, en la régulant par des droits sociaux. Le salariat, subordination en échange d’un salaire et de droits sociaux, est objectivement un esclavage civilisé (rendu civil), « humanisé », amoindri et sous condition.
On est loin de la liberté (obligations en échange des droits sociaux) ; loin de l’égalité (subordination) ; loin de la fraternité (concurrence).
Le salariat est un processus de déresponsabilisation ; il est donc problématique d’allier salariat et vie civique, puisque les valeurs de l’un sont le contraire des valeurs de l’autre.
On aurait tendance à croire que tant que les salaires sont suffisamment élevés, le salariat donne le loisir de consommer un grand nombre de choses, loisir facile à confondre avec la liberté puisqu’il donne la possibilité de bouger, de se procurer de la culture, etc. Pourtant, il est illusoire de confondre liberté et loisir de consommer sous prétexte que ce loisir est plus tangible que les libertés individuelles pures et dénuées de moyens.
Si les libertés individuelles dénuées de moyens demeurent théoriques, il n’en reste pas moins que les moyens d’un homme subordonné ne sont pas une liberté, mais des facilités.
Sans subordination, pas de droits sociaux. Les alternatives au salariat - professions indépendantes - subissent des pressions fiscales qui les rendent difficiles d'accès. Le salariat est une prise d’otage, et la seule réponse trouvée par les salariés est la prise d’otage, par la lutte collective.
Les luttes dites sociales cherchent en général à répandre autant que possible le salariat et à diminuer le pouvoir des patrons. Elles entérinent donc à la fois la subordination et la déresponsabilisation (le patronat entreprenarial n’est plus libre de ses décisions : plutôt que de rendre la liberté à tous, on l’enlève à ceux qui l’ont).
Les luttes sociales propagent ainsi l’asservissement : elles permettent d’augmenter l’égalité, mais contribuent à annihiler la liberté d’initiative et l’autonomie.
Des voix de l’anarchie se font entendre.
Les voix ultra-libérales souhaitent libérer entièrement les rapports entre les hommes et les échanges. Elles considèrent que la propriété privée est le fondement de la liberté humaine, et postulent que ce droit inaliénable est garant des autres droits. Elles supposent qu’une harmonie naturelle, une main régulatrice invisible, empêcherait une prise de pouvoir radicale des uns sur les autres.
Des voix libertaires s’appuient sur l’idée contraire bien que semblable : elles croient à une harmonie des rapports humains dès lors qu’on y mêle pas d’argent ou d’échange marchandé. La propriété privée est l’ultime perversion, et l’éliminer permettrait de cesser les rapports de force et de pouvoir.
Bien souvent, les théoriciens ultra-libéraux et libertaires sont payés par l’Etat pour le détruire, et leur radicalité éthérée, si elle séduit par l’acuité de la critique et l’audace de l’imagination, fait frémir quant à l’irréalisme et la foi totale en l’harmonie naturelle.
Il y a sans doute une voie du milieu, qui renonce à la subordination avilissante sans pour autant prêcher les folies d’une liberté totale autorisée par la bonté innée de l’homme (libertaires) ou la perfection équilibrante de la « nature » (ultra-libéraux).
II La soumission
La hiérarchie fait croire à l’ordre hiérarchique du monde. Les êtres humains s’identifient à leur rang dans la hiérarchie, et ce rang, parce qu’il détermine de fait les pouvoirs dans la société, déteint sur la vie civique et les choix individuels et collectifs. Elle nuit péniblement, cette hiérarchie, au bon déroulement de la vie civique et à l’exercice de la citoyenneté. Elle perturbe l’intérêt général et tronque la vision humaniste qui fonde notre société puisque elle ne la respecte pas tout en étant plus effective. Comment croire une liberté proclamée sans effets visibles quand on subit quotidiennement les effets de la subordination, de la hiérarchie, qui se propagent – par l’argent et le pouvoir – hors de l’entreprise ?
La subordination est une atteinte à la dignité de l’individu ; elle est accompagnée de la déresponsabilisation. On ne peut être un homme libre et subordonné. On ne peut être un homme responsable et subordonné.
Reconnaître un supérieur hiérarchique, c’est se déposséder de sa liberté, de son autonomie et de sa responsabilité.
Reconnaître un inférieur hiérarchique, c’est renoncer au respect de la liberté et de la responsabilité de l’autre.
L’inférieur et le supérieur brisent ensemble les liens de liberté, d’égalité et de fraternité que la vie civique leur impose pourtant.
Ils partagent cette responsabilité mutuellement fratricide.
Les ressources inhumaines de cette organisation trouvent leur application dans la gestion des ressources humaines.
Le terme de ressources humaines est inacceptable. Il n’y a pas de ressources humaines. Il y a des individus et la collectivité.
L’homme ne peut être, en pays humaniste, un moyen, de même qu’il ne peut être une ressource, pour l’entreprise ou pour l’Etat. Il n’est que la fin.
Les ressources humaines sont le témoignage de l’esclavage adouci, de la manipulation de l’homme à des fins autres que lui-même.
Le salariat est incompatible avec l’humanisme : le salariat considère l’homme comme un moyen. L’homme est au service de l’entreprise et non le contraire ; les décisions sont prises en fonction des produits et non de la fin que l’on donne à l’homme. Celui-ci est considéré par son rang dans la hiérarchie, non par son essence inaliénable d’être vivant.
Le corps humain est un corps animal. La liberté humaine ne peut se passer de liberté animale, celle de se mouvoir dans le temps et dans l’espace.
Le salariat, dans la grande plupart des cas, impose une astreinte à résidence professionnelle d’un certain nombre d’heures par jour, durant lesquelles le salarié est subordonné et surveillé. Cet asservissement contractuel lui donne droit à un salaire et à des droits sociaux.
Nous sommes loin de la liberté de mouvement ; loin de l’homme libre de ses gestes sur une planète libre.
La liberté devrait pouvoir se mesurer, entre autres, au fait que l’homme dispose de son temps et puisse aller et venir à sa guise dans l’espace.
III La sélection
La sélection des supérieurs et des inférieurs hiérarchiques, dans notre société, se fait en grande partie par le diplôme.
Sanctionner la légitimité (à la parole, à l’exercice d’un métier…) comporte sans doute des avantages puisque la normalisation d’une profession et le formatage des individus préviennent dans une certaine mesure la folie de l’arbitraire ; mais elle présente aussi des risques.
Le diplôme ne donne pas seulement une légitimité à certains : il l’enlève à d’autres. En donnant une légitimité aux diplômés, il en prive tous ceux qui ne possèdent pas le diplôme.
Le diplôme est une sanction arbitraire et pernicieuse. Il s’agit d’un accaparement du jugement intellectuel et scientifique, qui se renouvelle à travers les générations, la sélection procédant de l'autoreconnaissance : le sélectionneur juge apte celui qui lui ressemble.
La restriction de l’accès à l’initiative scientifique et professionnelle à laquelle on est arrivé est effarante. Un grand nombre de métiers sont inaccessibles à qui ne suit pas la voie officielle. Il s’agit d’une grande confiscation du savoir et de l’action.
De même que l’Etat ou un groupe privé ne devraient pas pouvoir disposer de l’Histoire, de l’Art, des moyens d’expression, ils ne devraient pas plus disposer de la science et de la suprématie intellectuelle (distribution des sanctions intellectuelles et scientifiques, légitimité de la parole et de la prise de décision).
Ainsi l’élitisme constitue un accaparement.
A la Révolution française, Sieyès (qui posa les trois questions : qu’est-ce le Tiers-Etat ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? Rien. Que demande-t-il ? A être quelque chose.) voulait rétablir l’aristocratie naturelle. Les fondateurs américains aussi invoquaient souvent cette notion.
La question de l’élite semble être de savoir comment on la choisit (caste héréditaire, formatage intellectuel appelé "mérite", richesse, tirage au sort, etc) ; pourtant, l’existence même d’une élite implique une société non égalitaire et un accaparement par certains du pouvoir et de la légitimité de parler, de décider, de gouverner, de choisir (on est pas loin de la légitimité de penser).
Créer une élite, c’est sélectionner les "meilleurs" : or, l'aristocratie signifie le « gouvernement des meilleurs ». La création d’une élite se confond avec la création de l’aristocratie. L’ « élitisme républicain » vise à ce que l’aristocratie soit mouvante et qu’elle ne se transmette pas, mais il est aristocratique quand même. Y-a-t-il des aristocraties plus légitimes, plus justes que d’autres ? Légitimer une aristocratie, c’est penser que certains sont meilleurs ; c’est donner un à petit groupe le pouvoir, s’en justifier intellectuellement et politiquement, et c’est donc un accaparement.
L’aristocratie (ou élitisme, cela se confond), c’est l’idée que tout le monde n’a pas les mêmes moyens de gouverner : seuls certains l’ont, et il faut leur donner le pouvoir. Or, plus la sélection semble légitime et juste, plus elle est monstrueuse à subir, car le quidam qui n'entre pas dans ses critères ne peut s'en prendre qu'à sa propre incompétence ; c'est sa nullité que la société lui renvoie - la légitimation de la sélection étant au moins aussi douloureuse que la privation qu'elle occasionne.
Je ne crois ni à l’élitisme, ni au non élitisme. Les tentatives de justification des systèmes en cours sont toujours tronquées, et chaque système lèse un nombre de gens assez conséquent pour qu’il soit très critiquable.
Si nous nous concentrions sur un credo qui définirait nos principes et droits de base, peut-être pourrions nous améliorer la société, en éliminant la subordination sans la remplacer par la lutte infernale entre les êtres et les féodalités de secours qui en résultent. C’est la grande quête de l’alliance entre l’autonomie des initiatives et l’union autour d’un fondement - projet commun.
On refuse facilement les idées qui, critiquant une situation, ne lui proposent pas des remèdes immédiats : les « modérés » ne veulent pas critiquer le système en cours parce qu’ils le soupçonnent moins pire que ceux que l’on propose. Les « extrémistes » confondent la prudence et la lâcheté, et haïssent assez le système pour tenter autre chose, fut-ce pire.
Mais la peur du désespoir ne devrait pas fermer la porte de la pensée. Agir en conscience sur des bases désespérées est peut-être moins pire que de laisser perdurer des malheurs ou que d'agir en croyant qu’une idée va enfin régler les problèmes de justice et de pouvoir que les humains ont toujours connu.
Edith de Cornulier-Lucinière
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