La liberté mentale en Europe (jeudi, 13 août 2009)

 

 

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phot de l'auteur par Sara

 

 

« Notre conception humaniste du droit empêche de punir les hommes d’une façon préventive, avant qu’ils aient commis un méfait : la liberté qu’on leur accorde interdit de les assimiler à un animal nuisible, à un serpent venimeux ou à un chien atteint de rage. »
Chaïm Perelman

Les pays de civilisation occidentale développent à la fois une solidarité sociétale élaborée et les libertés civiles. Ils sont partagés entre deux tentatives : prescrire la vie de chacun selon des normes correspondant au meilleur du développement ; ou favoriser l’expression d’expériences variées, de talents créateurs.
Les questions de santé mentale se situent là où la liberté individuelle et la surveillance sociale s’opposent le plus. La psychologie et les sciences de la santé mentale cherchent à distinguer l’attitude juste de celle qui outrepasse la norme de bienséance. La surveillance de la santé mentale est entrée dans les écoles, dans les entreprises, dans les Cours de justice, et s’immisce, par ces biais, dans de nombreuses vies.

Ordre et civilisation

Comment gérer efficacement des millions d’individus, libres dans l’expression de leurs désirs et divers dans leurs choix de vie ? Il est naturel à un système administrant et sécuritaire de chercher à normaliser les gens, afin de traiter efficacement la multitude de cas individuels. Cette grande organisation ne manque pas de bienfaits. Elle assure à chacun un traitement égal, conçu d’après des besoins mesurés à l’aune du plus grand nombre.
Pourtant, quand la mesure du plus grand nombre s’impose avec force, inéluctablement un certain nombre d’individus souffrent sans recours de ce « bien » écrasant, étranger à leur être, qu’on veut leur imposer. Lorsqu’il s’agit de santé mentale, ces personnes sont touchées au plus profond de leur intimité : la pensée, la relation à son corps, le rêve, les croyances sur l’univers.

Administration et organisation sont toujours normatives, et de ce fait, malgré leurs avantages, toujours liberticides. Pourtant, la pensée radicale et le rêve forment des composantes essentielles de la civilisation, de la liberté. Nos héros des temps passés, rêveurs, créateurs, novateurs, n’auraient pas échappé, dès l’école primaire, aux diagnostics destructeurs des personnes chargées de la santé mentale. L’intrusion à l’excès de la société chez l’individu ne reflète pas un niveau élevé de civilisation, mais d’ordre.

Déviances et contextes

Il est facile d’être déviant : il suffit que la voie soit très étroite. Quand l’ordre social est serré, les personnes qui s’en écartent sont vues comme pathologiques. Dans une société qui exige peu de conformisme, les gens peuvent plus aisément développer des comportements variés.
La norme psychologique d’une époque est témoin de sa nullité autant que de sa beauté. La norme change avec la société. Le malade d’une époque peut-être un héros ou un bon citoyen à une autre. Devons-nous « soigner » tous ceux qui ne sont pas de leur époque mentale ?

Quand les éducateurs ont besoin de bras, ils mésestiment les enfants réfléchis et calmes. S’ils ont besoin de calme, ils conspuent la vivacité et l’énergie. L’hyperactivité est une maladie enfantine nouvelle qui consiste à crier, pleurer, taper, à ne laisser aucun répit aux adultes. En d’autres époques, cette vitalité aurait été appréciée, parce qu’elle aurait été utile. Mais quand l’école consiste à demeurer assis de longues heures entrecoupées de récréations dans de petites cours bétonnées, quand les appartements citadins ne permettent pas de liberté de mouvement, comment l’enfant énergique et libre ne paraîtrait-il pas déséquilibré ?

Dans un village de cultivateurs au Mexique, un villageois, à cause de son impotence pour la vie des champs, était vu comme un demi idiot par les villageois ; il passait cependant ses journées à compiler par écrit leur culture nahuatl millénaire.

Au regard de la pensée amérindienne, les hôpitaux psychiatriques ne peuvent être que le reflet monstrueux d’un monde totalitaire où l’esprit et le corps sont enchaînés ; ou l’on appelle les chamanes des schizophrènes.

Il n’y a pas de certitude psychiatrique. Plutôt que de tenter à tout prix de réaliser un monde parfait, cherchons à laisser le maximum de gens imparfaits vivre à leur guise.
« Ce qui aurait dû mourir avec le communisme, c'est la croyance que les sociétés modernes peuvent être gouvernées selon un seul principe, qu'il s'agisse de planification collective ou de libre jeu de marché, » note le philosophe canadien Charles Taylor, et l’on pourrait élargir sa pensée à la gestion psychologique de la société.

Troubles mentaux ou troubles sociétaux

Certes, on ne va pas laisser des fous faire n’importe quoi sous prétexte que tout est relatif. La santé mentale pose la question de la responsabilité. Celle de l’individu face à la société ; celle de la société face à l’individu. Mais, de même qu’il n’est pas difficile d’avoir l’air coupable face à un juge, il n’est pas difficile de paraître malade face à un docteur… Le diagnostic médical, comme le jugement, disqualifie la parole de la personne en observation.

Les valeurs peuvent être différentes sans être criminelles. Interdire l’inceste, saine résolution, n’implique pas d’imposer des modes de relations familiales. Les psychologues prônent aujourd’hui sévèrement que les parents ne dorment pas avec leurs enfants. C’est pourtant chose fort répandue dans toutes les sociétés du monde où la maison familiale ne possède qu’une couche, et ce l’était également dans les fermes d’Europe il y a peu.
A force d’organiser une gestion humaine parfaite, qui prend en compte tous les aspects de la vie, nous planifions l’annihilation totale de la liberté individuelle et de conscience. Définir précisément ce qu’est l’humanité, la société, l’individu, la santé mentale, revient à imposer une idéologie, une vision du monde qui périme toutes les autres.

Lorsque nous nous protégeons de qui met en danger la vie d’autrui, et aidons les gens malheureux à mieux respirer dans notre monde, demandons nous à quel point nos rues doivent être normales, à quel point nos vies doivent être lisses. La présence des gens « fous » dans notre sphère de vie quotidienne est vitale pour eux, mais aussi pour toute la société, parce qu’ils étirent l’espace de vision, de pensée et d’attitude. Nos exclus, nos parias, nos fous représentent nos plus grandes peurs. Être en quête obsessionnelle d’équilibre, n’est-ce pas être encombré en permanence de pensées qu’une personne « équilibrée » n’aurait jamais ? On emploie l’expression de « personnes atteintes de troubles mentaux. » Mais vivre, n’est-ce pas, justement, être atteint de graves troubles mentaux qui ne guériront que dans la mort ?

Psychiatrie et Incertitudes

Au sein d’une famille, d’un Etat, les anormaux et les déviants ne sont pas rentables. L’acceptation ouverte de ces gens, dès lors qu’ils ne posent pas de danger grave, représente la garantie que nous avons d’autres valeurs que le contrôle total et la rentabilité, d’autres aspirations que le fonctionnement optimal des choses, d’autres envergures intellectuelles que la certitude de ce qui est et de ce qui n’est pas comme il faut.


Selon l’Organisation mondiale de la santé, « Good health is a state of complete physical, mental and social well-being, not merely the absence of desease and infirmity ». C’est très vrai ; mais c’est si flou qu’il faudrait décider de renoncer à jamais à établir des normes européennes pour la santé mentale.
Qui peut ôter à autrui la liberté d’être soi ? Aux égarements individuels, ne répondons pas par la folie du contrôle total.
Ne croyons pas que nous progressons parce que nous quittons une erreur pour entrer dans une autre. Il n’y a sans doute pas de progrès. Il n’y a sans doute pas de régression. Il n’y a peut-être que la vie, ce grouillement impulsif, et la prison mentale des humains, dont la forme des barreaux change au gré des générations.


Edith de Cornulier-Lucinière, Paris

 

 

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