mardi, 08 décembre 2009
Dans la chambre à côté...
Into the next room... A husband of own’s own ?
1 Une chambre à soi
En 1929, dans son essai Une chambre à soi, Virginia Woolf notait qu’on ne peut écrire - être écrivain - si l’on ne possède pas une chambre à soi, que l’on peut fermer à clef, dans laquelle on peut s’isoler...
Certes. Mais elle, qui écrivait, n’avait pas seulement une chambre à soi. Elle avait, comme elle le dit encore, de l’argent qui lui permettait de ne pas travailler - ou de travailler très peu.
Comme Virginia Woolf l’expliquait très bien, la possibilité d’écrire était accordée de fait et de droit à tous les hommes d’une certaine classe sociale... Elle rappelle qu’elle parle des hommes et des femmes de la grande bourgeoisie. Elle sait, et elle dit, que les hommes des autres classes n’ont pas accès à ce qu’elle demande pour les femmes de sa classe. Non qu’elle soit " castiste " ; tout simplement, son sujet est le féminisme, c’est lui qu’elle traite.
Aujourd’hui que la classe cultivée à laquelle elle s’adressait représente une plus grande partie de la population que celle d’alors, et que les femmes de cette classe ont, pour la plupart, une chambre à soi et un salaire, il est bon de revenir sur les idées novatrices de Virginia Woolf.
De faire le point.
Si, selon Virginia Woolf, peu de femmes écrivaient au XIXème siècle, c’est parce qu’elles n’en avaient pas les moyens matériels. L’argent, l’espace et le temps leur manquaient. Ainsi, elle refusait l’existence d’une différence d’essence entre les hommes et les femmes, qui rendrait les premiers plus aptes à la création artistique et intellectuelle. Elle montrait que pour écrire, une femme avait tout simplement besoin " d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure ".
2 Une femme à soi
Mais j’ajouterais quelque chose. Cinq cents livres de rentes, une chambre pourvue d’une serrure, et aussi ...la reconnaissance par au moins une autre personne que sa propre parole a de la valeur...
Non, un appartement ne suffit pas. L’argent même est secondaire.
Fritz Lang, le cinéaste, doit à sa première femme les scénarios de ses beaux films ; Einstein, le physicien, doit à sa première femme les calculs qui lui permirent d’élaborer et de démontrer sa théorie ; Norstein, l’animateur, doit à sa femme ses personnages et ses maquettes.
Une étude de l’anthropologue François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, a d’ailleurs montré que la réussite des hommes dépend beaucoup de leurs femmes. Au sein des couples hétérosexuels, la répartition des rôles donne à la femme celui de soutien de l’homme, de sa carrière, de son œuvre. Il soutient même que les hommes dont les femmes ne travaillent pas ont plus de facilité à " réussir " que leurs confrères dont les compagnes travaillent. L’alliance de deux personnes actives, engagées professionnellement dans la société, ne serait donc pas plus rentable que la solitude de l’homme chef de famille... Donc, résolument, les services d’un conjoint anonyme, d’une femme, furent essentiels à beaucoup de réussites.
3 Un mari à soi
Mais justement Virginia Woolf, l’écrivain, bénéficiait de ce soutien.
Virginia Woolf avait aussi un mari. Un mari qui criait au chef d’œuvre quand elle lui livrait les premières épreuves de La Promenade au Phare. Un mari bien en vue et qui la publiait. Un mari qui agréait sa parole, sa pensée, lui offrait l’écoute et la confiance nécessaire pour qu’elle s’exprime. Leonard Woolf remplit ce rôle au point que certains, tel l’auteur d’un livre sur le groupe de Bloomsbury, ont dit qu’elle n’aurait pu écrire une ligne sans lui.
Cet accueil admiratif, c’est ce qui manque à la plupart des femmes, qui demeurent muettes aujourd’hui, bien qu’elles aient une chambre à soi.
Voilà ce qui leur manque encore : la confiance en soi, la conscience de sa valeur, un droit reconnu à l’expression, en quelque sorte être " agréée " à penser, à parler, à déployer une autorité.
4 Un public à soi
Pourtant, ce rôle de soutien au sein du couple, qui rend celui-ci si essentiel dans notre société, reflète l’absence de formes différentes de solidarités, de fraternité, d’échange. Nous devrions mettre en œuvre et en valeur d’autres formes d’aide et de soutien, plus libres et souples, et qui ne soient plus liées à la vie familiale et amoureuse. Car il y a peu de réussites sans groupe de soutien. L’auteur, pour oser son autorité, doit bénéficier d’une considération, qui le porte à croire qu’il a le droit à son audience. Il faut une confiance immense. Et pour que cette confiance vous réchauffe dans les moments les plus pénibles de la création, d’autres doivent la placer en vous - c’est une première nécessité. La seconde nécessité est qu’elle soit inconditionnelle.
5 Une voix à soi
Il n’y a pas que les femmes qui ne peuvent s’exprimer par leur art.
Aujourd’hui, les femmes accèdent à des professions et des postes qui leur étaient fermés du temps de l’œuvre de Virginia Woolf ; et l’on ne peut plus dire que les hommes d’une certaine "classe" possèdent de fait et de droit la prise de parole publique : ils doivent, comme les autres, montrer leur légitimité. Celle-ci s’obtient non plus par le sexe ou la naissance, mais par le diplôme.
A l’heure où des procédés de discrimination positive (en faveur des femmes notamment) sont mis en oeuvre, il serait intéressant de renoncer à considérer telle ou telle catégorie momentanément lésée de la population pour s’interroger plus vastement : quels sont les besoins de la " personne" pour que chacun parvienne à déployer pleinement sa parole dans la société.
Virginia Woolf réclamait l’entrée des femmes dans les lieux élitistes - professions intellectuelles, savantes, universitaires ; nous réclamons la suppression de l’élitisme et de ses lieux gardés.
Pourquoi ? Parce que chacun devrait pouvoir être accueilli comme un penseur et un locuteur de première classe. C’est à cette condition que l’on peut se targuer d’offrir à tous les mêmes droits et la même valeur.
Edith de Cornulier-Lucinière,
21 avril 2006
Publié dans Chronos, Le corps, Ὄνειροι | Lien permanent | Commentaires (4) | | Facebook | Imprimer |
jeudi, 03 décembre 2009
Engels et le dépérissement de l'Etat
Etrange de savoir à quel point Engels croyait à l'abolition de l'Etat quand le communisme nous a réalisé le contraire...
"Le prolétariat s'empare de la puissance de l'Etat et transforme les moyens de production tout d'abord en propriété de l'Etat. Mais par là il s'abolit lui-même en tant que prolétariat ; par là, il abolit toutes les différences et tous les antagonismes de classe, et par là aussi, l'Etat en tant qu'Etat. L'ancienne société qui se mouvait dans les antagonismes de classes, avait absolument besoin de l'Etat, c'est à dire d'une organisation de la classe exploitrice de l'époque, faite pour assurer la persistance de ses conditions extérieures de production, notamment, en conséquence pour maintenir par la force la classe exploitée dans des conditions d'oppression exigées par le mode de production existant (esclavage, servage, travail salarié). L'Etat était le représentant officiel de la société toute entière, sa synthèse en un corps visible, mais il ne l'était que dans la mesure où il était l'Etat de la classe qui elle-même représentait pour son époque la société toute entière : dans l'Antiquité, Etat des citoyens propriétaires d'esclaves ; au moyen âge, Etat de la noblesse féodale ; de nos jours, Etat de la bourgeoisie. Mais, du fait qu'il devient enfin le représentant effectif de la société toute entière, lui-même se rend superflu. Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à maintenir dans l'oppression ; dès qu'avec la domination de la classe et la lutte pour l'existence individuelle antérieurement fondée sur l'anarchie de la production, disparaissent aussi les collisions et les excès qui en résultaient, il n'y a plus à réprimer rien de ce qui rendait nécessaire un pouvoir spécial de répression, un Etat. Le premier acte par lequel l'Etat se manifeste réellement comme représentant de la société toute entière, la prise de possession des moyens de production au nom de la société, est en même temps son dernier acte caractéristique d'Etat. L'intervention d'un pouvoir d'Etat dans les rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et entre ensuite d'elle-même en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction d'opérations de production. L'Etat n'est pas aboli ; il meurt".
Engels, in Anti-Dühring
Publié dans La place, Le corps, Sleipnir | Lien permanent | Commentaires (2) | | Facebook | Imprimer |
mercredi, 02 décembre 2009
Un théorème d'Hermann Weil
Laurent Moonens, dans le numéro d'AlmaSoror du 20 juin 2007, nous avait proposé la contribution mathématique suivante, qui discutait
un théorème d'Hermann Weil :
Un théorème (quel joli et intense mot) d'Hermann Weil
(Faut cliquer sur le lien ci-dessus pour obtenir le téléchargement du pédéhaif de l'article)
Pour en savoir plus sur le docteur Moonens... Osez cliquer ICI
Publié dans Le corps, Paracelse | Lien permanent | Commentaires (4) | | Facebook | Imprimer |
lundi, 23 novembre 2009
Terra libra
Je cherche une terra libra, je cherche ma terra libra
Où vivre grande et forte et belle, plantée sous les étoiles du soir, plantée sur la terre au zénith, les bras tendus vers le ciel et les cheveux bardés de vent.
Terra libra, tes rivages dorment au fond d’une mer inexplorée,
Et tes enfants croquent aux fruits des arbres, leurs jambes ruissellent de l’eau des sources et leurs yeux songent avec sérieux
Terra libra, je te rejoins quelquefois.
Ta musique fait peur et fait du bien, elle réveille toutes les images qui dormaient dans mon cœur, je laisse partir les maux de ma vie d’adulte, je laisse partir les mots de l’administration, les mots de la soumission, et je rejoins ta latitude splendide, d’où pleuvent des montagnes encore vierges.
Ta musique fait trembler et tes rythmes nous entraînent, nous sommes fascinés, emmenés dans ton monde ex mundo.
Des joues amies se tendent pour être embrassées ; des mains s’approchent de mon visage et prennent mes mains ; des meutes de loups hurlent et courent à perdre haleine dans tes collines peuplées de forêts. Et nous plongeons dans tes lagons aux deux crépuscules du jour. Ta longitude s’allonge infiniment, tes cotes se déploient indéfiniment, tu es la terre des êtres libres, tu es la terre des rêves morts nés, ils ont trouvé refuge dans tes cheveux d’herbe folle, dans les bras de terre glaise, dans tes chemins de cendre et de galets.
Et quelque fois il neige, quelque fois la neige te recouvre entièrement, Terra libra. Alors tu deviens blanche comme aux premiers temps du monde et tu purifies tes entrailles. Tu ressembles à une terre sainte, à un poisson géant étendu sur une mer de sel, le ventre au ciel crevé. Des guitares dans le ciel tintent, des flocons tombent, terra libra, je siffle sur tes routes et mes pas ne laissent aucune trace.
Et quelques fois tes flûtes s’en mêlent et papillonnent un air de danse qui fait tomber des éclats de rire !
Tes enfances sont douces et elles sont éternelles. Elles font pleurer souvent, quand la chair des pommes est pourries ou qu’on rencontre une souris morte. Elles font rire quand les jeux se prolongent bien au-delà du jour, bien au-delà du temps, là où il n’y a plus de bornes à l’espace.
Et qu’ils sautillent, ces doux enfants, dans leurs habits de pourpre et de fumée ! Ils enjambent, ils tournent, ils dansent sans chercher à danser. Ils savent comment on prie sans prier. Ils ne connaissent pas les rivages pourris des quérulences et des sexualités. Ils n’ont que leurs jolis manteaux d’étonnement, leurs doux sourires d’hiver, leurs mains petites et malhabiles qui apprennent à créer.
Tes enfances poussent et elles sont éternelles.
Mais j’entends une voix. C’est sur terra libra qu’elle chante. Elle habille le paysage d’un chant qui conte le temps des temps qui n’en finit pas, le conte des contes, le matin des matins, l’ultime monde, celui qu’on cherche tous au fond de notre prison de larmes et de sueurs, ce monde du jour perdu, le jour parfait qui nous habite et nous traverse sans jamais nous dévorer, le jour où nous sommes enfin guéris de la douleur d’amour.
Violons, accompagnez parfois la voix libre de Terra libra. C’est une voix de femme et les mains qui tiennent vos archers sont masculines. Mais seuls les enfants frôlent de leurs pieds parfaits le sol immaculé de Terra Libra.
Publié dans Le corps, Super flumina babylonis | Lien permanent | Commentaires (2) | | Facebook | Imprimer |
lundi, 02 novembre 2009
Autour des ensembles dénombrables
Chers amis,
relisons cette contribution mathématique de Laurent Moonens, qui parut dans le numéro d'AlmaSoror du mois de mars de l'an 2007.
Vous pouvez télécharger le document pdf sur les ensembles dénombrables en cliquant sur ce lien :
Danse autour des ensembles dénombrables
Pour en apprendre plus sur Laurent Moonens, voici sa page ; et quelques vidéos de lui sont visibles ici.
Publié dans Le corps, Paracelse | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
mardi, 20 octobre 2009
Rock antispéciste
3 contributions animales et musicales.
Le rock est une musique qui a jailli d'un coup et l'antispécisme est une pensée qui montera peu à peu. Le rock s'est explosé et il faut faire sa généalogie pour pouvoir en comprendre l'essence. Ce sera sans doute pareil pour l'antispécisme.
Je ne sais pas si les deux musiques présentées ici entrent dans la catégorie rock, mais comme j'aime ce mot, je les intègre. S'agissant de Robert Wyatt, il a quand même beaucoup du rocker. Pour Tribunal Animal, c'est beaucoup moins certain.
Mais ces deux musiques sont des témoignages de guerre et de torture. Ou bien ce sont des messes.
Robert Wyatt a composé une oeuvre autour de l'expérimentation animale. L'album de Tribunal animal tourne beaucoup autour des processus qui entourent l'alimentation carnée.
Les deux pochettes sont sublimes et sans fard. Le singe de The animal film et la vache de Tribunal animal ornent ces pochettes et nous ne pouvons plus ignorer que l'animal a un visage. Chaque animal a un visage, un coeur une âme, des amours, des souffrances.
Dire "ils ne ressentent pas", c'est fermer la porte de notre propre conscience ; c'est jeter dans dans la poubelle d'un parking de supermarché les clefs de notre sensibilité.
Les bébés ne ressentaient pas la souffrance, jusque dans les années 80 : seule l'hystérie des mères leur faisaient croire que leur bébé opéré à vif souffrait "comme nous".
Et si, les bébés qu'on opérait à vif souffraient comme nous.
Et tous les animaux abattus, opérés, "expérimentés", souffrent comme nous.
Les repentances viennent toujours trop tard. Les médailles ne relèvent pas les millions de visages humains et animaux, sacrifiés à l'autel de la consommation et de la guerre, ces visages originaux, ces visages uniques qui se sont tordus en un même rictus d'horreur au moment de mourir.
Mais les musiques éveillent les sens, les coeurs, les âmes des consommateurs et des soldats "qu'on avait habillés pour un autre destin".
The animal film de Robert Wyatt et Tribunal animal de Tribunal Animal sont les oeuvres-mères. Elles ont tiré du néant la future immense et intarissable musique antispéciste.
Et demain sera bien : les artistes écarquilleront les yeux en cherchant en vain chez leurs aînés les traces d'une sensibilité qui leur paraîtra si évidente.
Mais c'est un triste fait : l'homme branché du début du XXème siècle pavanait avec des idéologies que l'homme branché du début du XXIème siècle récuse haut et fort. Mais celui ci pavane avec des idéologies dont il ignore que les hommes branchés de demain les récuseront haut et fort.
Le long et obscur travail de la militance est ardu et cruel ; il ne rapportera rien à celui qui le fait ; il sera forcément récupéré un jour. Mais il est essentiel.
Chaque animal a toujours eu un visage unique depuis la nuit des temps. Mais notre regard utilitaire ne l'a pas encore remarqué. Nous voyons les visages de ceux que nous n'exploitons pas. Si nous voyions les visages de ceux que nous exploitions, "que nous resterait-il donc pour nous sauver du désespoir ?"
Après une pause de quelques semaines, je reviens à cet article :
Une troisième contribution animale et musicale, découverte ce soir, mardi dix-sept novembre de l'an MMIX : The Red Paintings. The Red Paintings ont écrit la chanson du film des défenseurs de baleines qui agissent autour de Paul Watson, en mer du Japon.
Leur texte de présentation :
IS THE REVOLUTION COMING? (la révolution est-elle entrain d'arriver ?)
De la tournée The Animal Rebellion (la révolte animale), écoutez les titres We belong to the sea et Feed the Wolf. La chanson écrite en collaboration avec Paul Watson et les sauveurs de baleines du Sea Shepherd s'appelle Whales are dying (les baleines meurent).
Trash McSweeney dirige ce groupe musical antispéciste et fait appel à des peintres et autres artistes pour donner à ses concerts un multiexpressivité artistique passionnante.
Liens :
Une marche humaine (sur animauzine)
Publié dans L'oiseau, Le corps | Lien permanent | Commentaires (5) | | Facebook | Imprimer |
vendredi, 04 septembre 2009
La formation de la société européenne
L’Europe peut être une société traditionnelle d’avenir
photo Sara
EDITO - L’Europe peut être une société traditionnelle d’avenir, dont le peuple est l’élite, et dans laquelle la ociété repose sur un socle commun. L’Europe peut être une société traditionnelle d’avenir dont les citoyens connaissent, comprennent, ont l’intelligence de toute la société au niveau de sa complexité. Mais la formation qu’une telle exigence requiert est un défi presque impossible...
Les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes
Dans une société traditionnelle, chacun connaît les rouages de toutes les activités, la composition de tous les objets. L’être humain sait de quoi est constitué chaque pan de sa maison, il sait comment chaque chose a été fabriquée.
Dans une société moderne, l’environnement matériel est si complexe que l’individu ne connaît que l’apparence des choses. Il ne sait pas précisément de quoi est composé la sauce qu’il met dans son plat ; il ne comprend pas comment le conservateur a été inséré dans les pâtes, ni de quoi est fait le plastic du paquet. S’il allume son ordinateur et peut faire jouer de la musique ou jouer en ligne à un jeu vidéo, il est hors d’état de décrire tant l’objet ordinateur lui-même que le système de la Toile ou encore quelle est la matérialité de la musique qu’il entend et qu’il ne voit que sous forme de signe sur l’écran.
Ces sociétés reflètent donc deux sortes d’intelligence. D’une part l’intelligence globale, qui est celle de la société traditionnelle, et qui fait de chacun de ses membres un être complet et autonome, habité de toute sa culture et capable de la transmettre entièrement. D’un autre côté, l’intelligence éclatée, disséminée parmi les humains qui composent la société et qui seraient incapables de recréer leur monde ailleurs. Bien entendu, entre les deux modèles il y a sans doute un milieu, qui allie les deux intelligences sans épouser leurs limites.
Le défi européen
Le défi, justement, pour l’Europe, est de créer des citoyens qui connaissent, comprennent, ont l’intelligence de toute leur société au niveau de sa complexité. Mais la formation qu’une telle exigence requiert est un défi presque impossible.
Nous devons pourtant relever ce défi : nous le devons absolument, car c’est ainsi seulement que nous pourrons faire cohabiter les deux créations occidentales : la technique et la démocratie.
La dérive, c’est la réduction de ces deux créations à la troisième, néfaste : le consumérisme. Le citoyen qui ne connaît que les manettes extérieures des machines, les slogans pré mâchés des idées, n’est qu’un consommateur. Il consomme sa citoyenneté, et par là même il l’annihile.
Celui qui connaît le fonctionnement intrinsèque des choses, physiques et intellectuelles, de son environnement, celui-là créée et recrée le monde, le nourrit et s’en nourrit, à chaque acte, à chaque parole. Celui-là est le créateur conscient de la société dans laquelle il vit. En cela il lui permet de durer plus longtemps. Il l’a intégrée dans ses fondements, ce qui ne l’empêche pas – au contraire – de la critiquer.
Le peuple peut être l’élite...
Les élites et les peuples
Une éducation citoyenne réussie donne à chacun une confiance dans sa valeur et dans celle de l’autre. La société démocratique est réussie si elle donne à chacun, à tous les gens d’Europe, les moyens de vivre, d’être heureux, de jouer un rôle positif dans la société et d’y inscrire le parcours individuel de leur choix.
Cette exigence fait que les Grecs, et Rousseau après eux, estimaient qu’une démocratie ne fonctionne bien que lorsqu’elle concerne des communautés petites et homogènes. Là seulement tous sont citoyens, tous sont capables de l’être. Pourtant, il faudra relever le défi dans une société immense et hétérogène, la société européenne.
Si nous ne faisons pas cela, nous aurons deux peuples d’Europe : une aristocratie transeuropéenne, et le peuple, composé des peuples d’Europe… Outre le fait que cette situation ne satisfait a priori pas nos valeurs, il est fort douteux qu’une telle société puisse pérenniser : en effet, si le sentiment qu’il n’y a pas de place au soleil pour tout le monde domine, alors la société ne sera pas défendue par la majorité, et elle ne perdurera pas. Une fracture sociale, c’est la mort. Grâce à une éducation gratuite d’excellence pour une société sans caste, l’Europe sera digne de ses citoyens, et ses citoyens seront à même de la rendre paisible et riche. Seules les sociétés qui échouent à former leurs citoyens ont besoin d’une élite.
Education et responsabilité pour un projet commun
Plus nous sommes éduqués, plus nous avons de libertés, et plus sommes en mesure de les conserver. Nous devenons responsables. Sans responsabilité intrinsèque à chaque citoyen et aux relations qui les unissent, alors, d’une part le public détruira le privé (hyperprésence des acteurs sociaux, réglementation à outrance pour pallier aux aberrations et aux plaintes), et d’autre part, les replis communautaires, qui s’installent forcément dans un espace vidé du principe d’universalité, figeront les identités, et par là, détruiront la liberté d’expression et de développement. Alors la démocratie tournera à l’ochlocratie. L’ochlocratie (le pouvoir de la foule) s'oppose à la démocratie (le pouvoir du peuple), en privilégiant la somme des intérêts les plus individuels et les plus grossiers aux dépens de l’intérêt général et du développement de chacun. C’est, comme l’écrivit John Macintosh en 1791, « le despotisme de la cohue et non le gouvernement du peuple ».
C’est pourquoi l’éducation ne doit pas tirer vers les particularités, vers le bas, mais bien vers le haut. L’Europe doit être culturelle. Elle ne peut se satisfaire d’être constituée d’une population hallucinée par la télévision, avide de droits sur mesure pour les « communautés », de viandes de milliards d’animaux sacrifiés à l’autel de l’hyperconsommation, et de jeux et divertissements de masse. A cet égard il est urgent de réagir ; il est urgent de naviguer selon un rêve commun, celui de la formation de tous les citoyens à la technique, à la culture, et au projet européen.
Le socle commun à la Cité européenne
L’avenir repose sur le passé
Nous vivons, comme la plupart des sociétés du monde d’aujourd’hui, dans une société de la connaissance, c'est-à-dire une société dans laquelle information et moyens techniques sont entremêlés et indissociables. Pour vivre en phase avec une telle société, nous avons besoin d’un bagage technique solide. Mais que peut on attendre, à long terme, d’une société de la connaissance si cette connaissance n’est que fonctionnelle ? La connaissance profonde des idées, des arts et de leur histoire, est essentielle, pour que notre société soit aussi culturelle, chargée de sens, de desseins.
C’est pourquoi il faudrait que la formation des Européens repose sur un socle commun à tous les pays, axé autour de deux angles : la formation technique et la formation culturelle. Ce serait une erreur de privilégier l’un de ces angles en dévalorisant l’autre. Les techniques, les langues, le droit et l’histoire sont des disciplines qui existent depuis toujours en Europe, et correspondent à la fois à la connaissance du passé, aux nécessités du présent et à la possibilité de l’avenir.
Techniques, informatiques
La formation technique est une condition de la survie individuelle et collective.
Dans une société de la connaissance, une personne dénuée de connaissances techniques, incapable de se mettre à jour, est hors d’état de tenir un rôle valorisant. La formation aux techniques informatiques, aux possibilités multiples de communication par la Toile, y est dès lors nécessaire à l’autonomie du citoyen.
Dans une société très développée techniquement, une connaissance adéquate, bien que non spécialisée, des fonctionnements industriels et des enjeux énergétiques, paraît nécessaire pour que le citoyen puisse réfléchir aux sujets qui concernent l’avenir de la planète et de l’humanité. Le domaine réservé des spécialistes est donc une catastrophe démocratique. En démocratie, c’est le peuple qui mène la barque par son vote. S’il a méconnaissance des enjeux qui émanent de son vote, n’est-il pas hors d’état d’exercer son pouvoir ?
Langues
La formation linguistique doit consister en deux choses. La première nécessité linguistique de tout Européen est de connaître sa langue parfaitement – ce qui passe souvent par des études littéraires classiques. On oublie que ce fait n’est pas si évident, et qu’une connaissance aléatoire et non culturelle de sa propre langue est un frein à une insertion épanouissante dans la société : l’inégalité face à la langue et à l’expression, difficile à mesurer, se constate cruellement dans les rapports sociaux.
La seconde formation linguistique nécessaire consiste à être en mesure d’utiliser plusieurs langues avec aisance. Dans un monde multilingue, le monolinguisme est également un barrage à l’insertion et à un engagement entier dans la société. La possession de deux langues dès l’enfance me paraît être un minimum.
Droit
Le système du droit est celui sur lequel l’Europe est fondé, et qu’elle a fortement contribué à implanter dans le monde et les relations internationales.
Notre société est bâtie sur le droit, et régie par le droit au jour le jour. Pourtant, ces deux aspects du droit, théorique et pragmatique, ne sont pas enseignés à l’école. Le droit ne fait pas même l’objet d’une initiation.
Il faudrait instaurer cette double formation au droit, théorique et pratique, dès le secondaire.
L’étude de la théorie du droit (les fondations du droit, les aspects et enjeux d’un Etat de droit) donnerait aux citoyens européens une culture sur les piliers même de leur société. Tandis qu’une formation sur son utilisation concrète dans la société donnerait à chacun les connaissances pratiques qui lui permettent de diriger sa vie dans un monde entièrement régi par le droit, et comblerait le gouffre tragique qui sépare « ceux qui savent » de ceux qui ne sont pas initiés.
Histoire européenne
N’est-il pas essentiel, pour la cohésion de la société, de recevoir une formation géographique, historique et culturelle sur toute l’Europe ?
La compréhension intellectuelle et culturelle du monde dans lequel nous vivons permet de consommer mais aussi de créer, de savoir mais aussi de penser. Sans la connaissance de l’histoire, le citoyen est stupide, malmené par les miasmes et illusions du présent, tellement forts qu’ils annihilent tout. Un bagage solide concernant le passé permet de n’être pas (trop) entraîné par les flux de l’immédiateté, et de garder le cap de l’avenir.
C’est essentiel aussi pour l’avenir lointain de l’Europe.
Il semble illusoire de penser que l’on peut développer une vision commune si le sens d’un passé ne nous lie pas, même si les interprétations de ce passé demeurent variées et conflictuelles. Nous avons besoin de quelque chose de commun qui accompagne les Institutions, qui leur insuffle vie et sens, et les rende ainsi durables. Ne pas ancrer l’Europe dans son vieux passé, aussi éclaté qu’il soit, c’est vouloir construire autre chose que l’Europe.
Nous franchirons la muraille !
L’Europe véritablement démocratique exige des citoyens égaux en droits, mais aussi en formation. C’est ainsi que l’Europe sera digne de ses citoyens ; c’est ainsi que ses citoyens seront au niveau de l’Europe, et préviendront l’oligarchie.
Le défi est immense. Il semble impossible. Que l’Europe estime cela impossible, et elle ne vivra pas longtemps comme une démocratie. Qu’elle prouve que c’est possible, et elle vivra son rêve européen et démocratique. “L'épaisseur d'une muraille compte moins que la volonté de la franchir “ - Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse
Edith de CL in Newropeans Magazine, 2006
Publié dans La place, Le corps | Lien permanent | Commentaires (2) | | Facebook | Imprimer |
mardi, 18 août 2009
Requiem pour la liberté
Il est une question qui ouvre des abimes. Pourquoi attachons-nous les bêtes
Ma première abysse : le souvenir d’un prisonnier américain, vu sur la télévision d’un voisin, enchaîné, comme dans les bandes dessinées de Lucky Luke. Le pénitencier dans lequel il vivait emmenait ces hommes, pour la plupart noirs, travailler dans les carrières ou d’autres types de grands travaux.
Il racontait à la caméra : « Chez moi il y avait un chien qui était attaché à une chaîne devant la maison. J’ai écrit à ma famille pour leur dire de détacher le chien. C’est trop horrible d’être enchaîné ».
Pourquoi laissons-nous les chiens sous la table lorsque nous mangeons tous ensemble un festin ? Les grondant lorsqu’ils tentent de participer.
Parce qu’ils sont sales ?
On l’a dit de beaucoup d’humains qu’ils étaient sales aussi – trop sales pour toucher ce que nous touchions.
Parce qu’ils ne comprennent rien ?
Pour cela on gardait les enfants et les Indiens loin des endroits de fête et de décision.
Parce qu’ils ne ressentent rien ?
Certes, ils ne ressentent pas plus que ces bébés qu’on opérait sans anesthésie, pensant qu’ils ne ressentaient pas la douleur.
Lorsqu’on parle des sentiments, de la conscience, de la propreté, de la profondeur des autres, parle-t-on d’autre chose que de soi ?
Je sais que mon chien ressent parce que je sais ce que c’est que de ressentir.
Je sais que mon chien aime parce que j’ai aimé.
Je sais que mon chien jalouse parce que j’ai jalousé.
Je sais que mon chien a sa dignité parce que j’ai le sens de ma dignité.
Je sais que le cochon aussi. Et le bouc. Et le mouton. Et l’éléphant. Et le rat.
Et le poisson ? Je ne sais pas.
Je n’ai pas d’écailles, pas de nageoires… je suis modelée par mes vertèbres alors je sais que je ne sais pas.
Que ressentent donc ceux qui ne voient pas autrui ressentir ?
Il semble que chaque être doit être à sa place pour la tranquillité d’esprit de Monsieur et Madame : le chien sous la table, la chèvre à l’autre bout du champ, l’enfant en bout de table, etc.
Or, on voit mal de quelle morale, de quelle nature, se dégagerait une place « normale », naturelle des êtres vivants…
Cette histoire de places m’interpelle. Deux sujets font tressaillir les gens, du fond de leurs tripes : ce qu’ils dénoncent comme la « confusion des genres » et « l’anthropomorphisme ».
Or, on pourrait leur rétorquer qu’eux, font du racisme du genre et de l’anthropocentrisme. Ces batailles de mots ne devraient pas oblitérer les vraies questions : pourquoi sommes-nous affolés de l’intérieur lorsqu’on « change la place » des hommes et des femmes, des humains et des bêtes ?
José Vengeance Dos Guerreros
Publié dans Le corps | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
lundi, 10 août 2009
L’amitié
Phot Sara
Pourquoi l’amitié est toujours reléguée derrière l’amour ?
Quelqu’un qui se met en couple, dans notre société, a tendance à faire imperceptiblement (ou parfois très perceptiblement) passer le partenaire de couple avant les autres personnes qui l’accompagnent. Cette hiérarchie des relations, mise en avant par le modèle social qui émerge du fouillis des médias, de la culture populaire, des publicités, ne me parait pas justifiée.
Le sentiment d’évidence encore une fois n’est souvent que le résultat d’une campagne idéologique.
En quoi une relation amoureuse impliquerait l’union quasipermanente, économique, sociale, amicale, des deux amants ?
En quoi fonder une famille ensemble impliquerait la désagrégation de deux vies personnelles au profit d’une fusion qui ne laisse pas la place aux projets personnels, aux grandes amitiés individuelles ?
Cette primauté du couple, qui n’a rien à voir avec la vie amoureuse, est une norme sociale étouffante qu’on met en avant. Elle n'a rien à voir avec la liberté ou l’amour. Et ne pas être en couple, au regard de beaucoup, est un manque à combler, la marque d’un échec. A l’instar de la publicité, l’opinion courante créée une pression en associant le couple avec la liberté et l’amour, l’individu célibataire avec la solitude et la frustration. Lorsqu’une personne est seule, il semble que tout l’entourage s’accorde à penser que c’est parce qu’elle n’a pas trouvé quelqu’un. Pourquoi un tel idéal de couple ?
Le couple économique et amoureux (un foyer, un lit double), censé mélanger, comme mon amie Mathilde Felix-Paganon me l’exprimait un jour, le sel de l’amour fou hollywoodien et le beurre de la PME fleurissante, trouve à mon avis sa source dans l’accomplissement du capitalisme.
Virginia Woolf décrit bien dans Orlando cette petite-bourgeoïsation de la société européenne, qui apparaît au XIXème siècle, avec le tourisme, les classes moyennes, la société industrielle et qui regroupe les gens par deux. Un foyer, deux adultes qui partagent le lit.
Ce n’est plus vraiment une alliance économique, car le rêve de l’amour fou est là. Ce n’est pas non plus une histoire d’amour libre, car des considérations économiques et sociales pèsent largement.
C’est donc une norme morale et sociale économicoaffective. Une norme qui atténue la libération de l’individu en lui accolant un partenaire sous peine de passer pour un échec. Une norme qui atténue la vie collective parce qu’elle relègue les enfants et surtout les vieux sur un plan second (les premiers doivent quitter le nid familial dès que possible pour fonder leur couple si possible, se démerder tous seuls sinon, les seconds ne sont pas invités à vieillir chez leurs enfants mais doivent partir en maison de retraite).
Les publicités des banques, des assurances, des marques mettent en scène des couples amoureux.
Les publicités gays le font aussi. La militance homosexuelle s’attarde beaucoup à mettre en valeur le couple et contribue à imposer cette domination de l’assemblage binaire (économique, affectif, social) des gens.
Il semble que l’imagerie générale s’est mise au pas du ménage type Insee. Et si l’on remet beaucoup en cause l’hétérosexualité du couple, on évoque rarement la possibilité de créer d’autres formes d’alliance, de familles et de modes de vie que celles fondée sur le couple.
Pourtant… Sur les rives de l’amitié il y aurait tant d’aventures à vivre.
L’amitié est plus libre car elle n’est pas prise d’assaut par la publicité. Elle ne figure pas en première place du kit que toute personne ayant réussi socialement doit être en mesure de brandir.
L’amitié est belle aussi parce qu’elle peut s’insérer dans les relations familiales et amoureuses. Il y a de belles amitiés entre mère et fils, entre frère et frère, entre amants.
Un ami, c’est une histoire d’amour et de fraternité
Pourquoi ne pourrait-on pas adopter un enfant avec un ami ?
Se pacser avec un ami pour le faire hériter ?
Je ne vais pas commencer à demander de légiférer l’amitié (prônant, par exemple, l’amicoparentalité, le mariage amical…), parce que justement toute la beauté de l’amitié réside dans le fait que l’administration et les médias de masse ne l’ont pas encore découpée, mesurée, asservie.
Je voulais juste mettre en scène le fait que nous sommes beaucoup moins libres que nous pourrions l’être, quand nous correspondons à l’image du bonheur tel que l’imagerie de la société nous la renvoie. Un bonheur deux par deux, clos. Un bonheur par paire, qui nous cache toutes les magnifiques histoires d’amitié, les partages, les inventions que nous pourrions créer si nous étions libres, des histoires qui mélangeraient nos familles, nos amants, nos amis.
Publié dans L'oiseau, Le corps | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
mercredi, 05 août 2009
Errants des mégapoles d'Europe
Lorsqu’on traduit les droits de l’homme dans les langues qui ne possèdent pas les mots de la philosophie grecque et chrétienne, les articles sont ramenés à leur plus simple expression. Chacun peut aller où il veut… chacun peut avoir une maison… L’ironie du grand texte nous prend à la gorge : en son nom, nous jetâmes sur la Serbie, sur l’Irak, des bombes. Mais dans nos cités, n’est-ce pas l’inégalité qui plonge les gens dans la misère et l’oppression qui les laisse sans ressource ?
Le roman des jungles urbaines
Comme les figures célèbres des romans - Jean Valjean, Oliver Twist et Rémi sans famille, Gervaise et les filles de De Quincey -, les peuples de l’abîme vivent dans l’inframonde de la cité, se disputent ses restes, se réchauffent loin du soleil social.
Mais, exaltés dans la fiction, on les conspue dans le réel. On force les enfants à finir le poulet, puis les berce avec l’histoire d’une gentille petite poule ; de même, on les écarte de cet homme aux habits miteux qui empeste sur le macadam, pour leur conter, avec des larmes dans la voix, l’histoire de Jean Valjean.
Il faut pourtant poser des yeux ouverts sur notre monde. Dans les rues des villes, des hères survivent au milieu de la grande consommation. Pour les humains brisés par les travaux, l’isolement et le manque, il n’y a pas de recours. Au XXème siècle, nous vîmes éclore des architectures qui parquaient les êtres dans des tours laides, vite insalubres, aux portes des villes. Mais voilà que fleurissent de nouveaux nomadismes.
Les gueux
Qui sont ces êtres qui, lorsque nous tirons les verrous sur la chaleur de notre foyer, continuent de hanter la nuit de la ville ?
Le paria vit hors du monde social ; il l’accepte, bien qu’il en souffre : c’est une condition de sa dignité morale. Il ne veut pas de la vie cadrée, sans choix, sans vérité, que le monde lui propose. L’exclu s’est trouvé déshérité, socialement, matériellement, financièrement. Il n’attise pas la pitié de la société ; il l’indiffère, ne correspondant ni à ses héros, ni à ses protégés. On assiste le défavorisé avec condescendance ; il en souffre, ou bien il est complaisant.
Ainsi la figure de l’exclu est double : celui qui refuse notre monde ; celui qui n’y accède pas. La société pose, comme condition pour donner l’asile à un être humain, qu’il accepte le contrat qu’elle lui propose. Mais ce contrat n’est-il pas biaisé, entre une énorme société organisée et l’individu qui naît en son sein ?
L’espace, la lumière et le mouvement
Où peuvent vivre les gueux, avec leurs chiens et leurs bagages, sans déranger l’ordre économique et social ? La rue n’est pas libre. Tout l’espace du monde est sous contrôle. Où vivre, où déployer son corps, où cueillir sa nourriture ? Des courageux se battent pour le droit des animaux à vivre leur animalité dans un monde dévoré par le « progrès ». Etendons cette lutte aux humains : qu’ils puissent aussi vivre leur animalité – le déploiement libre de leur corps et de leur cœur dans un espace ouvert.
La liberté de circuler, la liberté de vivre sous un toit, supposent mille papiers en règle. Les champs, les forêts, les océans ne sont plus libres.
Que signifie une liberté qui ne serait qu’un concept, un droit différé, un droit administré ? L’homme face à l’univers n’existe plus : il n’y a plus que l’homme face à la société et la société face à l’univers.
« Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
- Demande au mendiant. Il le sait ».
- Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'Aurore ».
Jean Giraudoux, Electre
Sur les routes d’Europe
Quel est le sens d’une culture qui s’oppose à la nature ? Quelle est l’essence d’une liberté qui oppresse les désirs des hommes ? Qu’est-ce qu’une économie qui broie l’individu ? Les errants d’Europe interrogent le fond des droits que nous prônons, des devoirs que nous exigeons. Une Europe suradministrée, surcontrôlée, où les droits théoriques se traduisent par des procédures administratives, ne peut être un rêve – ne peut être un phare. A l’aurore de notre avenir commun, ne choisissons pas une survie matérielle réglée pour les obéissants, tandis que les autres sont relégués aux mondes d’outre-société.
Que le visionnaire et le pragmatique triomphent de l’idéaliste, du fataliste et du procédurier. Le rêve européen ne doit pas être administratif et gestionnaire. Il doit avoir aussi ses routes libres…
Edith de Cornulier-Lucinière, Les Sables d’Olonne, Juillet 2006
Publié dans La place, Le corps | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
lundi, 27 juillet 2009
Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste
Phot Sara
Par Katharina Flunch-Barrows
Anne-Pierre avait de longs jeans qui pendaient autour de ses longues jambes et il flottait dans des chemises blanches, bleues, vertes, toutes délavées. Il avait une voix légère comme celle d’un oiseau et rassurante comme certaines voix des hommes. Il avait des cheveux blonds un peu ondulés qui voletaient autour de son visage, dans le vent du matin. Il parlait peu ; il parlait bien. Il mangeait peu ; il mangeait bien. Il aimait peu ; il aimait dans l'abnégation de lui-même.
C’était Edith qui me l’avait présenté. Elle me présentait les hommes qu’elle aimait parce qu’elle ne savait que faire avec eux. Elle sentait cette proximité, et en même temps une immense barrière qui lui interdisait de se rapprocher d’eux. C’eut été trop dangereux. Je parlais déjà bien français et j’étais heureuse de pouvoir échanger des idées avec cet homme beau, ou plutôt aimable et frais, charmant et secret.
J’ai tout découvert peu à peu, au fur et à mesure que nos relations s’approfondissaient : la croix autour du cou ; son chien Jumbo-Roi ; le vieux manoir de son amie Esther, où il allait se ressourcer et faire courir son chien. Et les vieux livres des anarchistes d’alors et d’antan. Raoul Vaneigem et La Boétie ; Bakounine et Tolstoï ; Victor Serge et Pic de la Mirandole. Il y avait aussi, dans sa bibliothèque, Giordano Bruno et les Cahiers antispécistes, James Douglas Morrison et Sainte Thérèse d’Avila.
Il avait aimé Catherine de Sienne et avait cessé de manger lors de longues séances d’adoration de la sainte. Il avait allumé des cierges dans des églises et brûlé des affiches dans les rues de la révolte. Il avait couru dans les manifs et mangé dans les camps de gauche et dans les camps de droite. Il avait vécu et senti beaucoup de choses et il en était revenu profondément triste. Quelque chose n’allait pas, mais son sourire tendre, teinté d’humour, plus rassurant que rassuré, nous berçait et empêchait, par une paresse toute confortable, toute égoïste, de s’intéresser au fond du cœur d’Anne-Pierre. On croyait l’aimer : c’était qu’on était content qu’il nous aime.
Bien sûr, beaucoup de regrets surgissent, en cascade, navrants, navrés. Je ne suis pas la seule : perdre quelqu’un, c’est se rendre compte, bien souvent, de tout ce que l’on n’a pas su dire ; de tout ce que l’on s’est retenu de donner. Un voile de pudeur métallique empêche ceux qui s’aiment de se le dire, surtout si leur amour n’est pas d’une forme reconnue. Hors la vie amoureuse et la vie de famille, quel est le statut de l’amour ? Et pourtant n’est –ce pas l’amour, ces tendresses et ces souffrances que l’on ressent pour ceux qu’on croise, et qu’on recroise, auxquels on pense et qui, un jour, partent et ne reviennent plus. Ils n’existent plus. Ils ont disparu. Le monde continue sans eux et ils ne reviennent qu’en images lointaines peupler les cerveaux de ceux qu’ils ont aimé.
Anne-Pierre, anarchiste, catholique, antispéciste, féministe, et si modéré au fond. Modéré, pas par lâcheté, mais par une connaissance trop parfaite de trop d’univers trop différents. Ma vie, au moins, aura été changée par ta présence, par ce que tu étais. Je ne suis sûrement pas la seule. Je ne regrette pas que Jumbo-Roi soit parti avec toi (qui t’aurait remplacé auprès de lui ?) Et il me reste le ciel et les oiseaux, les nuages et la lumière du boulevard dans le matin, pour rêver de toi et te parler tout bas.
Katharina F-B, lundi 27 juillet 2009, après un dîner de crêpes et bière à Buenos Aires, in mémoriam.
Traduit de l’espagnol argentin par Edith CL et Kyra Portage
Publié dans L'oiseau, Le corps, Sleipnir, Super flumina babylonis | Lien permanent | Commentaires (4) | | Facebook | Imprimer |
dimanche, 05 juillet 2009
Ne me quitte pas, ma langue
Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je suis assise à ma table de travail et mon regard flotte autour de moi. J’écris une lettre électronique à un ami.
Je tente de décrire ce que je vois en quechua, et bute contre l’absence de mots : absence de mots pour décrire les objets qui m’entourent, les matériaux dont ils sont faits. Absence de mots.
Au-delà de l’absence de mots, la différence entre les modes de pensée : combien de temps et de travail faudrait-il pour traduire la couverture d’un magazine économique ou culturel urbain en quechua ? Hélas, le contraire n’est pas vrai : il est plus facile d’expliquer l’intraduisible en français qu’en quechua. Parce que, de par l’ampleur ou la petitesse de leur influence culturelle, les champs que ces langues englobent, sont sans commune mesure : l’une est confinée à un monde coupé du monde, l’autre fait le monde.
Mes doigts tapotent au hasard sur le clavier de mon ordinateur et je cherche maintenant à écrire en tahitien. Mais, si les obstacles sont différents, le problème demeure.
Où sont passées ces langues ? Elles sont restées là-bas, très loin.
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser
Un pincement au cœur, je me souviens de conversations entre citadins péruviens en quechua : des paysans andins, qui parlent quechua quotidiennement, ne pouvaient pas comprendre le sens de ce qui se disait : le quechua « moderne » et le quechua « traditionnel » sont deux langues qui s’éloignent l’une de l’autre et ne se comprennent plus. La première est trop envahie par l’espagnol pour tenir, et la seconde est trop loin de l’espagnol pour tenir.
Lors de mes devoirs de tahitien, j’employais des mots présents dans le lexique franco-tahitien : ma professeur, tahitienne, me demandait ce que j’avais voulu dire : ce mot n’existe pas ! puis je lui montrai le dictionnaire et elle levait les yeux au ciel, soupirant sur toutes ces inventions vaines de l’académie tahitienne.
Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer
Peut-on moderniser une langue et la façon de l’employer sans détruire la pensée dont elle témoigne ?
Quand j’écrivais des poèmes en tahitien avec mon amie tahitienne, elle rougissait souvent et voulait revenir au français, me disait qu’elle avait honte de penser de telles choses dans sa langue : la pensée moderne, qui laisse l’individu seul face à une multitude de choix et d’idées qui ne s’insèrent pas dans une tapisserie culturelle unie, fait presque peur exprimée dans ces langues, comme une transgression.
On a vu souvent
Rejaillir le feu
D'un ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Les locuteurs abandonnent leur langue en venant à la ville : ce n’est pas seulement par attirance pour la modernité ou par honte de leurs origines, mais parce que leur langue n’épouse plus leur réalité quotidienne. Le radicalisme qui consiste à plaquer la pensée et les concepts de la langue dominante sur la langue traditionnelle la tue sans doute autant que de l’abandonner.
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Sauver les langues… Mais si elles ne sont pas portées par une réalité quotidienne riche et fluide, comme nos langues vivantes, ou si elles ne représentent pas une lumière collective, un idéal – comme l’hébreu -, comment pourrait-on aller contre le sens du vent, des marées, du temps ?
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas
Ne me quitte pas
Peut-être que sauver ces langues, c’est accepter de voir qu’elles n’ont pas accompagné un changement, et continuer à dire des choses mortes… Cela les ferait peut-être revivre…
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas… Mais qui pleure, qui parle ? La langue au locuteur, ou le locuteur à la langue ?
E CL
Publié dans Le corps, Sleipnir | Lien permanent | Commentaires (3) | | Facebook | Imprimer |
jeudi, 25 juin 2009
Ô Sanglier, Mystérieux résistant mort au combat
Hommage
Cet hommage à nos étoiles des temps proches et lointains veut saluer des êtres dont le souffle, la vision,
la parole nous aident à vivre et à penser.
Mystérieux résistant mort au combat
Saint-Amand-Les-Eaux
Dimanche 18 janvier 2004, à 16 heures : un sanglier pénètre par inadvertance dans l'hôpital situé en centre-ville.
Il défonce une porte vitrée et fait quelques dégâts dans le jardin arboré de l'hôpital.
Les pompiers appelés à la rescousse tentent de neutraliser le sanglier à l'aide de seringues hypodermiques - en vain : selon les spécialistes, son épaisse enveloppe de graisse hivernale le protège trop bien.
Dans la soirée, le député-maire communiste de la ville, Alain Bocquet, décide d'en finir avec l'animal. Il appelle les chasseurs - en vain : malgré une caméra thermique, le sanglier n'a jamais pu être repéré.
Minuit : la chasse se transforme en battue avec quatre chiens et une vingtaine de rabatteurs. En vain.
2 heures du matin : la traque prend fin. On estime que la bête a regagné la forêt.
Lundi 19 janvier 2004 au matin : il faut se rendre à l'évidence, le sanglier est toujours là.
10 heures : Un chasseur l'abat.
(source : yahoo actualités du lundi 19 janvier 2004, 17h39)
« De profundis clamavi ad te, Domine ;
Domine, exaudi vocem meam. Fiant aures tuae intendentes in vocem orationis meae.
Si iniquitates observaveris, Domine ; Domine, quis sustinebit ? Quia apud te propitiatio est ; et proper nomen tuum sustinui te, Domine.
Sustinuit anima mea in verbo tuo ; speravit anima mea in Domino. A vigilia matutina usque in noctem speret Israel in Domino.
Quia apud Dominum misericordia est, et copiosa apud eum redemptio, Et ipse rediment Israel ab omnibus iniquitatibus eorum”.
Publié dans Le corps | Lien permanent | Commentaires (0) | | Facebook | Imprimer |
samedi, 13 juin 2009
Le salariat : une aliénation en contradiction avec l’humanisme
Le salariat, la soumission, la sélection
I Le salariat
Fondé sur le lien de subordination du salarié envers son employeur, le salariat pose une grande entrave à l’intégrité civique, qui proclame la liberté et la responsabilité de l’individu, et à l’humanisme, qui refuse l’idée qu’un homme soit asservi.
Dès lors les lois ont « adouci » la subordination, en la régulant par des droits sociaux. Le salariat, subordination en échange d’un salaire et de droits sociaux, est objectivement un esclavage civilisé (rendu civil), « humanisé », amoindri et sous condition.
On est loin de la liberté (obligations en échange des droits sociaux) ; loin de l’égalité (subordination) ; loin de la fraternité (concurrence).
Le salariat est un processus de déresponsabilisation ; il est donc problématique d’allier salariat et vie civique, puisque les valeurs de l’un sont le contraire des valeurs de l’autre.
On aurait tendance à croire que tant que les salaires sont suffisamment élevés, le salariat donne le loisir de consommer un grand nombre de choses, loisir facile à confondre avec la liberté puisqu’il donne la possibilité de bouger, de se procurer de la culture, etc. Pourtant, il est illusoire de confondre liberté et loisir de consommer sous prétexte que ce loisir est plus tangible que les libertés individuelles pures et dénuées de moyens.
Si les libertés individuelles dénuées de moyens demeurent théoriques, il n’en reste pas moins que les moyens d’un homme subordonné ne sont pas une liberté, mais des facilités.
Sans subordination, pas de droits sociaux. Les alternatives au salariat - professions indépendantes - subissent des pressions fiscales qui les rendent difficiles d'accès. Le salariat est une prise d’otage, et la seule réponse trouvée par les salariés est la prise d’otage, par la lutte collective.
Les luttes dites sociales cherchent en général à répandre autant que possible le salariat et à diminuer le pouvoir des patrons. Elles entérinent donc à la fois la subordination et la déresponsabilisation (le patronat entreprenarial n’est plus libre de ses décisions : plutôt que de rendre la liberté à tous, on l’enlève à ceux qui l’ont).
Les luttes sociales propagent ainsi l’asservissement : elles permettent d’augmenter l’égalité, mais contribuent à annihiler la liberté d’initiative et l’autonomie.
Des voix de l’anarchie se font entendre.
Les voix ultra-libérales souhaitent libérer entièrement les rapports entre les hommes et les échanges. Elles considèrent que la propriété privée est le fondement de la liberté humaine, et postulent que ce droit inaliénable est garant des autres droits. Elles supposent qu’une harmonie naturelle, une main régulatrice invisible, empêcherait une prise de pouvoir radicale des uns sur les autres.
Des voix libertaires s’appuient sur l’idée contraire bien que semblable : elles croient à une harmonie des rapports humains dès lors qu’on y mêle pas d’argent ou d’échange marchandé. La propriété privée est l’ultime perversion, et l’éliminer permettrait de cesser les rapports de force et de pouvoir.
Bien souvent, les théoriciens ultra-libéraux et libertaires sont payés par l’Etat pour le détruire, et leur radicalité éthérée, si elle séduit par l’acuité de la critique et l’audace de l’imagination, fait frémir quant à l’irréalisme et la foi totale en l’harmonie naturelle.
Il y a sans doute une voie du milieu, qui renonce à la subordination avilissante sans pour autant prêcher les folies d’une liberté totale autorisée par la bonté innée de l’homme (libertaires) ou la perfection équilibrante de la « nature » (ultra-libéraux).
II La soumission
La hiérarchie fait croire à l’ordre hiérarchique du monde. Les êtres humains s’identifient à leur rang dans la hiérarchie, et ce rang, parce qu’il détermine de fait les pouvoirs dans la société, déteint sur la vie civique et les choix individuels et collectifs. Elle nuit péniblement, cette hiérarchie, au bon déroulement de la vie civique et à l’exercice de la citoyenneté. Elle perturbe l’intérêt général et tronque la vision humaniste qui fonde notre société puisque elle ne la respecte pas tout en étant plus effective. Comment croire une liberté proclamée sans effets visibles quand on subit quotidiennement les effets de la subordination, de la hiérarchie, qui se propagent – par l’argent et le pouvoir – hors de l’entreprise ?
La subordination est une atteinte à la dignité de l’individu ; elle est accompagnée de la déresponsabilisation. On ne peut être un homme libre et subordonné. On ne peut être un homme responsable et subordonné.
Reconnaître un supérieur hiérarchique, c’est se déposséder de sa liberté, de son autonomie et de sa responsabilité.
Reconnaître un inférieur hiérarchique, c’est renoncer au respect de la liberté et de la responsabilité de l’autre.
L’inférieur et le supérieur brisent ensemble les liens de liberté, d’égalité et de fraternité que la vie civique leur impose pourtant.
Ils partagent cette responsabilité mutuellement fratricide.
Les ressources inhumaines de cette organisation trouvent leur application dans la gestion des ressources humaines.
Le terme de ressources humaines est inacceptable. Il n’y a pas de ressources humaines. Il y a des individus et la collectivité.
L’homme ne peut être, en pays humaniste, un moyen, de même qu’il ne peut être une ressource, pour l’entreprise ou pour l’Etat. Il n’est que la fin.
Les ressources humaines sont le témoignage de l’esclavage adouci, de la manipulation de l’homme à des fins autres que lui-même.
Le salariat est incompatible avec l’humanisme : le salariat considère l’homme comme un moyen. L’homme est au service de l’entreprise et non le contraire ; les décisions sont prises en fonction des produits et non de la fin que l’on donne à l’homme. Celui-ci est considéré par son rang dans la hiérarchie, non par son essence inaliénable d’être vivant.
Le corps humain est un corps animal. La liberté humaine ne peut se passer de liberté animale, celle de se mouvoir dans le temps et dans l’espace.
Le salariat, dans la grande plupart des cas, impose une astreinte à résidence professionnelle d’un certain nombre d’heures par jour, durant lesquelles le salarié est subordonné et surveillé. Cet asservissement contractuel lui donne droit à un salaire et à des droits sociaux.
Nous sommes loin de la liberté de mouvement ; loin de l’homme libre de ses gestes sur une planète libre.
La liberté devrait pouvoir se mesurer, entre autres, au fait que l’homme dispose de son temps et puisse aller et venir à sa guise dans l’espace.
III La sélection
La sélection des supérieurs et des inférieurs hiérarchiques, dans notre société, se fait en grande partie par le diplôme.
Sanctionner la légitimité (à la parole, à l’exercice d’un métier…) comporte sans doute des avantages puisque la normalisation d’une profession et le formatage des individus préviennent dans une certaine mesure la folie de l’arbitraire ; mais elle présente aussi des risques.
Le diplôme ne donne pas seulement une légitimité à certains : il l’enlève à d’autres. En donnant une légitimité aux diplômés, il en prive tous ceux qui ne possèdent pas le diplôme.
Le diplôme est une sanction arbitraire et pernicieuse. Il s’agit d’un accaparement du jugement intellectuel et scientifique, qui se renouvelle à travers les générations, la sélection procédant de l'autoreconnaissance : le sélectionneur juge apte celui qui lui ressemble.
La restriction de l’accès à l’initiative scientifique et professionnelle à laquelle on est arrivé est effarante. Un grand nombre de métiers sont inaccessibles à qui ne suit pas la voie officielle. Il s’agit d’une grande confiscation du savoir et de l’action.
De même que l’Etat ou un groupe privé ne devraient pas pouvoir disposer de l’Histoire, de l’Art, des moyens d’expression, ils ne devraient pas plus disposer de la science et de la suprématie intellectuelle (distribution des sanctions intellectuelles et scientifiques, légitimité de la parole et de la prise de décision).
Ainsi l’élitisme constitue un accaparement.
A la Révolution française, Sieyès (qui posa les trois questions : qu’est-ce le Tiers-Etat ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? Rien. Que demande-t-il ? A être quelque chose.) voulait rétablir l’aristocratie naturelle. Les fondateurs américains aussi invoquaient souvent cette notion.
La question de l’élite semble être de savoir comment on la choisit (caste héréditaire, formatage intellectuel appelé "mérite", richesse, tirage au sort, etc) ; pourtant, l’existence même d’une élite implique une société non égalitaire et un accaparement par certains du pouvoir et de la légitimité de parler, de décider, de gouverner, de choisir (on est pas loin de la légitimité de penser).
Créer une élite, c’est sélectionner les "meilleurs" : or, l'aristocratie signifie le « gouvernement des meilleurs ». La création d’une élite se confond avec la création de l’aristocratie. L’ « élitisme républicain » vise à ce que l’aristocratie soit mouvante et qu’elle ne se transmette pas, mais il est aristocratique quand même. Y-a-t-il des aristocraties plus légitimes, plus justes que d’autres ? Légitimer une aristocratie, c’est penser que certains sont meilleurs ; c’est donner un à petit groupe le pouvoir, s’en justifier intellectuellement et politiquement, et c’est donc un accaparement.
L’aristocratie (ou élitisme, cela se confond), c’est l’idée que tout le monde n’a pas les mêmes moyens de gouverner : seuls certains l’ont, et il faut leur donner le pouvoir. Or, plus la sélection semble légitime et juste, plus elle est monstrueuse à subir, car le quidam qui n'entre pas dans ses critères ne peut s'en prendre qu'à sa propre incompétence ; c'est sa nullité que la société lui renvoie - la légitimation de la sélection étant au moins aussi douloureuse que la privation qu'elle occasionne.
Je ne crois ni à l’élitisme, ni au non élitisme. Les tentatives de justification des systèmes en cours sont toujours tronquées, et chaque système lèse un nombre de gens assez conséquent pour qu’il soit très critiquable.
Si nous nous concentrions sur un credo qui définirait nos principes et droits de base, peut-être pourrions nous améliorer la société, en éliminant la subordination sans la remplacer par la lutte infernale entre les êtres et les féodalités de secours qui en résultent. C’est la grande quête de l’alliance entre l’autonomie des initiatives et l’union autour d’un fondement - projet commun.
On refuse facilement les idées qui, critiquant une situation, ne lui proposent pas des remèdes immédiats : les « modérés » ne veulent pas critiquer le système en cours parce qu’ils le soupçonnent moins pire que ceux que l’on propose. Les « extrémistes » confondent la prudence et la lâcheté, et haïssent assez le système pour tenter autre chose, fut-ce pire.
Mais la peur du désespoir ne devrait pas fermer la porte de la pensée. Agir en conscience sur des bases désespérées est peut-être moins pire que de laisser perdurer des malheurs ou que d'agir en croyant qu’une idée va enfin régler les problèmes de justice et de pouvoir que les humains ont toujours connu.
Edith de Cornulier-Lucinière
Publié dans La place, Le corps | Lien permanent | Commentaires (2) | | Facebook | Imprimer |
samedi, 30 mai 2009
La langue peut-elle être officielle ?
Inventer pour se déployer
Les auteurs anciens ne se lassaient pas d’inventer des mots : ils pensaient en inventant, ils inventaient en parlant, ils parlaient comme ils vivaient. Leur langue française était souple comme une gamme des premiers temps du jazz et autorisait des créations orthographiques, grammaticales et lexicales, qu’on n'aurait même pas eu besoin de qualifier de « création ».
On ne jugeait pas la langue en disant : « c’est bien » ou « c’est faux », mais le critère de la beauté, qui ne se confondait pas avec l’idée de justesse ou de conformité aux règles, primait.
Il n’y avait pas de difficultés pour féminiser les mots d’ordinaire réservés aux hommes. On féminisait comme on voulait, quand la situation l’exigeait.
L’académie française et la scolarité de masse ont changé les choses. « Il ne sait pas écrire, il ne sait pas parler un français correct », ces phrases signifient que la personne n’use pas de la langue française officielle. En outre, l’Académie et les commissions de néologismes surveillent de près la création des mots.
Peut-on surveiller la langue ? Peut on l’empêcher de pêcher des mots dans d’autres langues, de faire évoluer sa grammaire ? L’encadrement de la langue dans une grammaire et un lexique officiels ne traduit-il pas un pouvoir totalitaire sur les mots et les locuteurs ?
La langue interdite
Les Tahitiens du Tahiti ancien ne pouvaient prononcer certains mots qui étaient tapu (d’où l’emprunt français tabou). Ainsi, lorsque Pomaré devint roi son nom devint tabou. Or pö signifie la nuit, et mare, la toux. Il fallut inventer deux nouveaux mots pour dire nuit et toux parce que les prononcer conduisait à la mort. C’est le contraire de la liberté d’expression et de pensée.
Le pouvoir religio-politique des rois tahitiens est imité par certaines grandes entreprises.
Une autre entrave au déploiement de la langue aujourd’hui est la privatisation de certains mots ou sigles. Je ne peux employer certains mots librement dans un article car ils appartiennent à des marques, qui m’empêchent de les citer sans citer le possesseur (GO, caddie). Les mots, donc, ne sont économiquement pas libres !
Peurs
Les peurs de dégénérescence (contamination par l’anglais, appauvrissement lexical et grammatical) sont fondées : toutes les langues du monde peuvent en mourir.
Une langue pauvre rend difficile l’expansion expressive des êtres et de la culture. L’inculture, l’abrutissement des foules devant les divertissement de masse, leur allégeance tacite aux journaux, aux télévisions et aux produits culturels à la mode écrasent la langue.
Mais comment pourrait-elle être sauvée d’en haut, par des ingénieurs agréés de la langue française ?
Eteignons définitivement la télévision, créons notre propre pensée, vivons libres, lisons les siècles passés et les mots que nous inventerons seront aussi culturels que ceux de nos auteurs classiques.
Si l’on veut favoriser une langue française belle et culturelle, on ne le fera pas par des restrictions et des instructions de gens dont le savoir et la culture ont été sanctionnés par un diplôme d’Etat, mais en créant de la beauté et de la culture en français.
Parler une langue riche ce n’est pas parler une langue bonne - c’est parler une langue vaste, qui s’ouvre à l’avenir et ajoute sans cesse le présent et l’avenir au passé.
Laissons la langue être parlée et écrite et elle s’enrichira. Avons-nous peur de la culture que nous pourrions faire naître ?
Administrer, formaliser, officialiser
Notre vie entière se traduit en numéros, en formulaires, en précisions. Je suis M ou F (masculin ou féminin) ; ma naissance est calculée au jour près et je dois sans cesse répéter ce jour exact au long de ma vie ; mon adresse postale est rigoureusement exacte, je dois en informer un grand nombre d’institutions si j’en change ; ma situation de famille est régulièrement contrôlée et doit être exprimée de façon précise.
Au fil de temps la langue s’est codifiée comme toute notre vie.
La langue est la pensée humaine. Codifier la langue, c’est codifier la pensée. On étouffe dans une langue officielle, où certaines phrases sont « françaises », d’autres « en mauvais français ». Une langue trop codifiée est une langue qui prescrit la pensée.
Administration et conformité
Parce que nous officialisons, administrativons et entérinons tout ce que nous faisons (orientation sexuelle, identité (état-civil), langue, circulation, logement, entreprise, vie familiale, enseignement, etc), nous en oublions la liberté qui se cache derrière la théorie de la liberté.
De même que les obligations administratives sont des restrictions qui annihilent l’initiative et la liberté de création (culturelle ou économique), de même, les obligations linguistiques constituent un accaparement de la langue, créant la peur de la sanction, annihilant les tentatives d'expression.
Tout cela participe d'une normalisation de nos vies...
Le cinéaste Pasolini déplorait que la télévision rendait les gens conformes ; il faisait la différence entre les acteurs ayant un visage personnel et les acteurs ayant un visage conforme, télévisuel. Il était dur, n’est-ce pas ? Je dirais que la langue est comme le visage : si elle est standard, elle n’a pas beaucoup d’autres intérêts que de « passer », d’être « correcte ».
Comment pourrions-nous être heureux dans une langue étriquée ?
Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante ».
Quelles portes faut-il ouvrir pour libérer la langue qui dort, perdue entre le chaos des incultures et la culture officielle et administrative ?
Edith de Cornulier-Lucinière
Publié dans La place, Le corps | Lien permanent | Commentaires (3) | | Facebook | Imprimer |