lundi, 17 août 2009
Université d’antan, amis de demain
Je me souviens de l’université et de ses déchirantes disputes qui nous tenaient éveillés jusque tard dans les bars de la nuit de Genève. Français, Allemands et Suisses Allemands, quelques Belges, nous formions un groupe européen ambitieux et arrogant. Nous pensions pourtant que nous étions humbles et généreux.
A cette époque, je croyais en l’avenir, sans doute parce que la jeunesse me tenait éveillé tard dans les bars de la Nuit de Genève, que la maison familiale zurichoise paraissait lointaine et que les filles qui se criaient les plus féministes se pendaient à mes bras méchants sans retenue. Depuis j’ai connu la vérité de l’arrogance – sa face cachée, laide – et la vérité de l’amour vrai. Alors ma jeunesse m’apparaît comme une fougue chargée d’erreurs.
Nous étions de gauche comme les jeunes de demain seront de droite : avec la certitude d’être l’apogée de la pensée et d’avoir raison pour les siècles des siècles. Hélas, la raison, la certitude et le mépris passent moins vite que les idées qu’ils véhiculent.
Je ne me rappelle pas avoir beaucoup réfléchi à la mort. Je ne m’imaginais pas malade, encore moins mourant. J’avais de temps en temps peur d’un accident de motocyclette et quand je croisais quelqu’un qui me semblait, en âge et en style, proche de moi, en fauteuil roulant, aveugle, handicapé, je détournai les yeux, traversé d’un doute effrayant. Mais ce doute se noyait l’instant suivant dans une occupation ou une pensée vivante.
Ces gens d’alors, je ne les revois plus beaucoup.
Puis j’ai enseigné à la faculté. Ma carrière s’annonçait bien, quoique je précise à tout un chacun que j’étais bien trop intègre, audacieux et rebelle pour faire carrière. Puis je suis tombé malade. Alors le rideau de fumée qui s’installait toujours entre moi et la vie s’est déchiré. Je me suis trouvé seul face à moi-même. La confrontation fut rude. Nous fûmes tous les deux déçus : l’Axel social et l’Axel profond. Le premier découvrait un monde de sentiments et de paradoxes qu’il aurait voulu ignorer. Le second comprit qu’il n’y avait rien à tirer du premier et qu’il faudrait s’en sortir avec ses seules forces vitales, animales, ancestrales. Alors je rencontrai de vrais amis.
D’abord, Esther. Esther, ma plus belle ennemie. Elle était seule, en longue robe, au fond d’un grand salon de Genève quand je la rencontrai. Je venais d’apprendre ma maladie. Elle ressemblait à la fois à un rêve de jeunesse et à un ange de mort. Elle trônait seule, reine méprisée de cette soirée faussement élégante. Elle seule était élégante, c’est sans doute pour cela que personne ne lui parlait. Quel événement nous attira l’un vers l’autre ? Je l’ai oublié. Nous parlâmes et j’adorai le son de sa voix. Ses mots sonnaient étranges. C’était la première rencontre entre un intellectuel militant d’extrême gauche et une catholique traditionaliste de droite en déshérence.
Esther m’accompagna mois après mois, le long de ce parcours de malade en état perpétuel d’aggravation. Je rêvai bien sûr assez vite à une histoire, mais Esther ne se détourne que très rarement de sa vie spirituelle, et lorsque cela lui arrive les heureux élus sont des femmes et des transsexuels. Elle qui, raide et intransigeante, défend sans cesse la famille traditionnelle, l’ordre moral et religieux, la patrie et la fidélité aux cultures européennes, préfère sombrer dans les bras de dépravées des bas fonds de la banlieue parisienne ou bien dans les bras d’autres échouées du catholicisme tridentin. Mais je lui pardonnai le dépit que ces préférences étranges me procurèrent et Esther, encore aujourd’hui, est l’Amie de mon cœur.
Ensuite, Edith. Je la rencontrai par Esther, qui m’en parlait beaucoup. Elle, entre chien et loup, entre gauche et droite, entre religion et athéisme, entre spiritualité et matérialisme, entre confort et misère, entre mondanité et solitude, sut parcourir les quelques ponts qui séparaient Esther et moi et nous accompagner, à travers disputes et incompréhensions, sur les chemins de l’amitié. Longs et incertains, ces chemins n’en sont pas moins les plus beaux.
Enfin, Mayeul. Encore un Français, mais lui a une mère suisse allemande. Nous conversons toujours en allemand. Mayeul est contrebassiste. Il a perdu son père anarchiste dans une manifestation violente quand il avait treize ans. Il visite sa sœur en prison chaque semaine. Il me visite à l’hôpital chaque semaine aussi. Mayeul a sa musique qui l’a tenu loin des drames et qu’il joue pour nous, ses amis et ses proches cassés. Mayeul, tu sais que tu auras compté plus que tout dans ma vie. Si j’ai vécu d’une belle façon, c’est grâce à toi. Je te dois les conseils du temps de Julie, le soutien et des reproches durs mais bons après notre séparation, et cet accompagnement fidèle, incorruptible depuis la maladie. Mayeul, il est difficile de te souhaiter de belles aventures dans la vie car trop de gens autour de toi sont morts vivants, ou si blessés. Mais sache que tu es notre arbre de vie. J’espère qu’un jour, nous partis, tu vivras enfin heureux, entouré de gens sages et attentifs. La vie que tu méritais et qui ne t’as pas été donnée.
Ces souvenirs des arrogances universitaires, de la fracture entre mes deux vies, de la naissance des vraies amitiés, toujours la présence de mon fantôme adoré Julie… J’ai écrit tout cela avant que naisse l’aube, ne dormant pas. Je le poste maintenant sur mon journal en ligne, je l’envoie par ma fenêtre de la Toile, et qui sait peut-être d’autres dépités trouveront dans ces souvenirs si particuliers et si communs l’image de leur propre route, regrettable et nostalgique.
Ah, vieillir.
AXEL Randers
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jeudi, 13 août 2009
La liberté mentale en Europe
« Notre conception humaniste du droit empêche de punir les hommes d’une façon préventive, avant qu’ils aient commis un méfait : la liberté qu’on leur accorde interdit de les assimiler à un animal nuisible, à un serpent venimeux ou à un chien atteint de rage. »
Chaïm Perelman
Les pays de civilisation occidentale développent à la fois une solidarité sociétale élaborée et les libertés civiles. Ils sont partagés entre deux tentatives : prescrire la vie de chacun selon des normes correspondant au meilleur du développement ; ou favoriser l’expression d’expériences variées, de talents créateurs.
Les questions de santé mentale se situent là où la liberté individuelle et la surveillance sociale s’opposent le plus. La psychologie et les sciences de la santé mentale cherchent à distinguer l’attitude juste de celle qui outrepasse la norme de bienséance. La surveillance de la santé mentale est entrée dans les écoles, dans les entreprises, dans les Cours de justice, et s’immisce, par ces biais, dans de nombreuses vies.
Ordre et civilisation
Comment gérer efficacement des millions d’individus, libres dans l’expression de leurs désirs et divers dans leurs choix de vie ? Il est naturel à un système administrant et sécuritaire de chercher à normaliser les gens, afin de traiter efficacement la multitude de cas individuels. Cette grande organisation ne manque pas de bienfaits. Elle assure à chacun un traitement égal, conçu d’après des besoins mesurés à l’aune du plus grand nombre.
Pourtant, quand la mesure du plus grand nombre s’impose avec force, inéluctablement un certain nombre d’individus souffrent sans recours de ce « bien » écrasant, étranger à leur être, qu’on veut leur imposer. Lorsqu’il s’agit de santé mentale, ces personnes sont touchées au plus profond de leur intimité : la pensée, la relation à son corps, le rêve, les croyances sur l’univers.
Administration et organisation sont toujours normatives, et de ce fait, malgré leurs avantages, toujours liberticides. Pourtant, la pensée radicale et le rêve forment des composantes essentielles de la civilisation, de la liberté. Nos héros des temps passés, rêveurs, créateurs, novateurs, n’auraient pas échappé, dès l’école primaire, aux diagnostics destructeurs des personnes chargées de la santé mentale. L’intrusion à l’excès de la société chez l’individu ne reflète pas un niveau élevé de civilisation, mais d’ordre.
Déviances et contextes
Il est facile d’être déviant : il suffit que la voie soit très étroite. Quand l’ordre social est serré, les personnes qui s’en écartent sont vues comme pathologiques. Dans une société qui exige peu de conformisme, les gens peuvent plus aisément développer des comportements variés.
La norme psychologique d’une époque est témoin de sa nullité autant que de sa beauté. La norme change avec la société. Le malade d’une époque peut-être un héros ou un bon citoyen à une autre. Devons-nous « soigner » tous ceux qui ne sont pas de leur époque mentale ?
Quand les éducateurs ont besoin de bras, ils mésestiment les enfants réfléchis et calmes. S’ils ont besoin de calme, ils conspuent la vivacité et l’énergie. L’hyperactivité est une maladie enfantine nouvelle qui consiste à crier, pleurer, taper, à ne laisser aucun répit aux adultes. En d’autres époques, cette vitalité aurait été appréciée, parce qu’elle aurait été utile. Mais quand l’école consiste à demeurer assis de longues heures entrecoupées de récréations dans de petites cours bétonnées, quand les appartements citadins ne permettent pas de liberté de mouvement, comment l’enfant énergique et libre ne paraîtrait-il pas déséquilibré ?
Dans un village de cultivateurs au Mexique, un villageois, à cause de son impotence pour la vie des champs, était vu comme un demi idiot par les villageois ; il passait cependant ses journées à compiler par écrit leur culture nahuatl millénaire.
Au regard de la pensée amérindienne, les hôpitaux psychiatriques ne peuvent être que le reflet monstrueux d’un monde totalitaire où l’esprit et le corps sont enchaînés ; ou l’on appelle les chamanes des schizophrènes.
Il n’y a pas de certitude psychiatrique. Plutôt que de tenter à tout prix de réaliser un monde parfait, cherchons à laisser le maximum de gens imparfaits vivre à leur guise.
« Ce qui aurait dû mourir avec le communisme, c'est la croyance que les sociétés modernes peuvent être gouvernées selon un seul principe, qu'il s'agisse de planification collective ou de libre jeu de marché, » note le philosophe canadien Charles Taylor, et l’on pourrait élargir sa pensée à la gestion psychologique de la société.
Troubles mentaux ou troubles sociétaux
Certes, on ne va pas laisser des fous faire n’importe quoi sous prétexte que tout est relatif. La santé mentale pose la question de la responsabilité. Celle de l’individu face à la société ; celle de la société face à l’individu. Mais, de même qu’il n’est pas difficile d’avoir l’air coupable face à un juge, il n’est pas difficile de paraître malade face à un docteur… Le diagnostic médical, comme le jugement, disqualifie la parole de la personne en observation.
Les valeurs peuvent être différentes sans être criminelles. Interdire l’inceste, saine résolution, n’implique pas d’imposer des modes de relations familiales. Les psychologues prônent aujourd’hui sévèrement que les parents ne dorment pas avec leurs enfants. C’est pourtant chose fort répandue dans toutes les sociétés du monde où la maison familiale ne possède qu’une couche, et ce l’était également dans les fermes d’Europe il y a peu.
A force d’organiser une gestion humaine parfaite, qui prend en compte tous les aspects de la vie, nous planifions l’annihilation totale de la liberté individuelle et de conscience. Définir précisément ce qu’est l’humanité, la société, l’individu, la santé mentale, revient à imposer une idéologie, une vision du monde qui périme toutes les autres.
Lorsque nous nous protégeons de qui met en danger la vie d’autrui, et aidons les gens malheureux à mieux respirer dans notre monde, demandons nous à quel point nos rues doivent être normales, à quel point nos vies doivent être lisses. La présence des gens « fous » dans notre sphère de vie quotidienne est vitale pour eux, mais aussi pour toute la société, parce qu’ils étirent l’espace de vision, de pensée et d’attitude. Nos exclus, nos parias, nos fous représentent nos plus grandes peurs. Être en quête obsessionnelle d’équilibre, n’est-ce pas être encombré en permanence de pensées qu’une personne « équilibrée » n’aurait jamais ? On emploie l’expression de « personnes atteintes de troubles mentaux. » Mais vivre, n’est-ce pas, justement, être atteint de graves troubles mentaux qui ne guériront que dans la mort ?
Psychiatrie et Incertitudes
Au sein d’une famille, d’un Etat, les anormaux et les déviants ne sont pas rentables. L’acceptation ouverte de ces gens, dès lors qu’ils ne posent pas de danger grave, représente la garantie que nous avons d’autres valeurs que le contrôle total et la rentabilité, d’autres aspirations que le fonctionnement optimal des choses, d’autres envergures intellectuelles que la certitude de ce qui est et de ce qui n’est pas comme il faut.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, « Good health is a state of complete physical, mental and social well-being, not merely the absence of desease and infirmity ». C’est très vrai ; mais c’est si flou qu’il faudrait décider de renoncer à jamais à établir des normes européennes pour la santé mentale.
Qui peut ôter à autrui la liberté d’être soi ? Aux égarements individuels, ne répondons pas par la folie du contrôle total.
Ne croyons pas que nous progressons parce que nous quittons une erreur pour entrer dans une autre. Il n’y a sans doute pas de progrès. Il n’y a sans doute pas de régression. Il n’y a peut-être que la vie, ce grouillement impulsif, et la prison mentale des humains, dont la forme des barreaux change au gré des générations.
Edith de Cornulier-Lucinière, Paris
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vendredi, 07 août 2009
J'arrive où je suis étranger
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le coeur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu a peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
O mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
A l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Louis Aragon
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mercredi, 05 août 2009
Errants des mégapoles d'Europe
Lorsqu’on traduit les droits de l’homme dans les langues qui ne possèdent pas les mots de la philosophie grecque et chrétienne, les articles sont ramenés à leur plus simple expression. Chacun peut aller où il veut… chacun peut avoir une maison… L’ironie du grand texte nous prend à la gorge : en son nom, nous jetâmes sur la Serbie, sur l’Irak, des bombes. Mais dans nos cités, n’est-ce pas l’inégalité qui plonge les gens dans la misère et l’oppression qui les laisse sans ressource ?
Le roman des jungles urbaines
Comme les figures célèbres des romans - Jean Valjean, Oliver Twist et Rémi sans famille, Gervaise et les filles de De Quincey -, les peuples de l’abîme vivent dans l’inframonde de la cité, se disputent ses restes, se réchauffent loin du soleil social.
Mais, exaltés dans la fiction, on les conspue dans le réel. On force les enfants à finir le poulet, puis les berce avec l’histoire d’une gentille petite poule ; de même, on les écarte de cet homme aux habits miteux qui empeste sur le macadam, pour leur conter, avec des larmes dans la voix, l’histoire de Jean Valjean.
Il faut pourtant poser des yeux ouverts sur notre monde. Dans les rues des villes, des hères survivent au milieu de la grande consommation. Pour les humains brisés par les travaux, l’isolement et le manque, il n’y a pas de recours. Au XXème siècle, nous vîmes éclore des architectures qui parquaient les êtres dans des tours laides, vite insalubres, aux portes des villes. Mais voilà que fleurissent de nouveaux nomadismes.
Les gueux
Qui sont ces êtres qui, lorsque nous tirons les verrous sur la chaleur de notre foyer, continuent de hanter la nuit de la ville ?
Le paria vit hors du monde social ; il l’accepte, bien qu’il en souffre : c’est une condition de sa dignité morale. Il ne veut pas de la vie cadrée, sans choix, sans vérité, que le monde lui propose. L’exclu s’est trouvé déshérité, socialement, matériellement, financièrement. Il n’attise pas la pitié de la société ; il l’indiffère, ne correspondant ni à ses héros, ni à ses protégés. On assiste le défavorisé avec condescendance ; il en souffre, ou bien il est complaisant.
Ainsi la figure de l’exclu est double : celui qui refuse notre monde ; celui qui n’y accède pas. La société pose, comme condition pour donner l’asile à un être humain, qu’il accepte le contrat qu’elle lui propose. Mais ce contrat n’est-il pas biaisé, entre une énorme société organisée et l’individu qui naît en son sein ?
L’espace, la lumière et le mouvement
Où peuvent vivre les gueux, avec leurs chiens et leurs bagages, sans déranger l’ordre économique et social ? La rue n’est pas libre. Tout l’espace du monde est sous contrôle. Où vivre, où déployer son corps, où cueillir sa nourriture ? Des courageux se battent pour le droit des animaux à vivre leur animalité dans un monde dévoré par le « progrès ». Etendons cette lutte aux humains : qu’ils puissent aussi vivre leur animalité – le déploiement libre de leur corps et de leur cœur dans un espace ouvert.
La liberté de circuler, la liberté de vivre sous un toit, supposent mille papiers en règle. Les champs, les forêts, les océans ne sont plus libres.
Que signifie une liberté qui ne serait qu’un concept, un droit différé, un droit administré ? L’homme face à l’univers n’existe plus : il n’y a plus que l’homme face à la société et la société face à l’univers.
« Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
- Demande au mendiant. Il le sait ».
- Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'Aurore ».
Jean Giraudoux, Electre
Sur les routes d’Europe
Quel est le sens d’une culture qui s’oppose à la nature ? Quelle est l’essence d’une liberté qui oppresse les désirs des hommes ? Qu’est-ce qu’une économie qui broie l’individu ? Les errants d’Europe interrogent le fond des droits que nous prônons, des devoirs que nous exigeons. Une Europe suradministrée, surcontrôlée, où les droits théoriques se traduisent par des procédures administratives, ne peut être un rêve – ne peut être un phare. A l’aurore de notre avenir commun, ne choisissons pas une survie matérielle réglée pour les obéissants, tandis que les autres sont relégués aux mondes d’outre-société.
Que le visionnaire et le pragmatique triomphent de l’idéaliste, du fataliste et du procédurier. Le rêve européen ne doit pas être administratif et gestionnaire. Il doit avoir aussi ses routes libres…
Edith de Cornulier-Lucinière, Les Sables d’Olonne, Juillet 2006
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vendredi, 31 juillet 2009
La personne, le groupe et l’universel
La discrimination consiste à rejeter les gens à cause d’une particularité ; par exemple, en fonction de leur couleur de peau – et l’on parle alors de racisme - de leur sexe, et l’on parle alors de sexisme.
La discrimination positive reprend ces critères, pour inverser le processus, et contrebalancer les discriminations par des faveurs. Elle consiste donc, rigoureusement, en du racisme positif, du sexisme positif.
Trois questions surgissent :
Est-ce en allumant des feux qu’on éteint un incendie ?
Devrons-nous faire la différence entre les bonnes et les mauvaises discriminations, et nous satisfaire ici d’avoir été discriminé positivement, pour nous plaindre là d’avoir été discriminé négativement ?
Notre société humaniste et universaliste peut-elle accepter de considérer une personne, non en tant que telle, mais comme ressortissante d’un groupe qui la définit ?
I La discrimination positive et la raison du plus bête
Le critère discriminateur est le même pour la loi qui répare que pour le particulier qui discrimine. La loi respecte donc les critères établis par le sentiment de rejet. Elle adopte ainsi la vision méprisante. Raison est donc donnée au regard discriminateur.
Unir ou désunir ?
La discrimination positive n’aplanit pas les différences, elle les entérine. Nier les différences est sans doute inefficace ; les souligner, les figer, les graver dans le roc de la pensée commune est-il meilleur ? A se focaliser sur la différence, qu’on l’exalte ou la conspue, on la met en valeur. Là, réside un choix de société qui constitue une direction générale de la pensée, séparatrice (clanique) au lieu d’être unificatrice (universaliste). Dès lors, comment demander aux gens de ne pas juger autrui d’après des critères devenus légaux, tel le sexe ou l’apparence physique ?
Victimes professionnelles
La discrimination positive crée des situations perverses : être victime n’est plus seulement un fardeau, mais une source d’avancement, professionnel et social. La professionnalisation de la victime ne peut constituer une amélioration durable de notre société.
Elle s’accompagne nécessairement de la désignation d’un coupable. Le non discriminé « dans la vie » se retrouve grand discriminé par la loi, qui le défavorise au nom de la justice : un coupable ainsi dévolu peut-il accepter indéfiniment un tel rôle, surtout quand, en tant qu’individu, il n’a rien à se reprocher ? Peut-on demander à l’individu innocent qu’il fasse les frais d’actes commis par d’autres, sous prétexte qu’il partage leur sexe ou leur couleur de peau ? Mieux vaudrait faire en sorte que les responsabilités, droits et devoirs du citoyen soient jugés indépendamment de n’importe quelle type d’appartenance identitaire.
La couleur
Discriminer - négativement ou positivement - en fonction de la couleur de la peau, c’est forcer les gens à s’identifier à leur couleur. Au Pérou, j’ai entendu des gens que j’aurais pris pour des Indiens hurler aux Indiens « sales indiens !». J’ai aussi vu des hommes que je trouvais blancs parler quechua, vivre comme les paysans indiens, et ils étaient vus comme « indiens » : le statut social et le mode de vie définissaient ces deux catégories. Avec l’influence nord américaine « antiraciste » figée, les gens apprennent à se voir selon les critères de l’antiracisme, qui sont calqués sur ceux du racisme. Il n’est pas rare de voir les gens se vanter d’être des Indiens auprès d’Occidentaux antiracistes et se vanter d’être blancs auprès de leurs concitoyens indiens.
Le sexe
Quant au sexe, ce n’est pas en pénalisant des hommes au profit de femmes qu’on va assurer l’égalité. C’est l’ouverture des universités et professions aux femmes qui a fait qu’elles sont peu à peu devenues aussi éduquées et libres que les hommes. Les femmes ont mis cent ans à rattraper les hommes : comment s’en étonner ? L’exigence de la perfection immédiate est un déni de la réalité. En Chine, l’égalité entre les hommes et les femmes, proclamée dictatorialement par Mao, n’a pas empêché un véritable massacre de masse féminin. On ne façonne pas durablement les volontés et les idées par décret : ceux-ci n’influencent que les discours : chacun dit ce qui est autorisé, mais les mentalités n’évoluent pas. Les totalitarismes le démontrent : il suffit que la pression se relâche pour voir que rien n’a avancé. La patience face à l’évolution en profondeur est seule efficace.
Les quotas
Les quotas soulignent la différence entre la personne qui est là par son « mérite » et la personne qui est là par sa couleur de peau ou parce qu’elle est une femme.
Ceux qui réclament la discrimination positive disent parler au nom de la générosité. Ceux qui la refusent peuvent faire de même : des individus noirs aux Etats-Unis, ont préféré renoncer à l’université quand ils ont su qu’ils y étaient reçus pour remplir des quotas. Leur parole serait-elle écrasée par les gens qui disent parler en leur nom ? Un homme n’est pas réduit au groupe sociétal auquel il appartient – il est même censé, en pays humaniste, en pays universaliste, le transcender !
II La discrimination positive et la loi du plus fort
Une apparence d’égalité offerte à ceux qui crient le plus fort à l’injustice ne saurait représenter autre chose qu’une mascarade de justice.
Discrimination et reconnaissance
Les discriminés les plus discrets seront toujours les plus maltraités.
Car la discrimination la pire, c’est celle, justement, que personne, jamais, ne dénonce. Les « discriminés positifs » en cachent d’autres, dont on ne parle pas, dont la défense n’est pas promue par les pouvoirs publics.
De toute société émane des discriminations, qui peuvent être officielles, légales, interdites, bannies, selon les lois et les modes. La discrimination positive n’annule pas la discrimination, elle la régule selon ses normes.
L’humanisme, l’universalisme
La discrimination positive nuit à l’humanisme, qui s’intéresse à la personne humaine dans son individualité, et non dans ce qu’elle représente extérieurement. En sacrifiant des individus, elle rompt avec une longue tradition humaniste qui visait justement à ce que la personne humaine ne soit plus victime de son groupe, mais s’en libère et soit protégé pour elle-même.
Si l’on analyse bien les aspects de la discrimination positive, on réalise qu’elle n’est pas universaliste, ni humaniste, puisqu’elle ne considère pas la personne humaine comme la mesure irréductible de toute chose, et préfère sacrifier un individu au service d’un groupe.
Un tel choix tranche d’avec la culture judéo-chrétienne, humaniste, universelle, laïque. Cet humanisme et cet universalisme ont versé beaucoup de sang, en leur nom violence fut faite. Mais il faut savoir ce qu’on perd, au moins, si on le fait sombrer. Notre société a péniblement, lentement réussi à construire un monde où la personne a le droit d’être seule face à l’universel, où elle est la mesure inaliénable.
L’humanisme universaliste n’est pas la seule pensée généreuse ; mais c’est lui qui, malgré ses errements, ses violences, crée ce respect de la personne, inaliénable à aucun groupe, à aucun pouvoir. Sans lui, ne risquons-nous pas une société de mafias, d’ethnies, de clans, où sans cesse le groupe se dresse entre l’individu et sa liberté ?
Par delà les identités apparentes…
Nous devrions refuser une gestion qui délaisse notre valeur inaliénable d’êtres humains, pour nous classer avec des critères de mesure fondés sur notre apparence extérieure et notre statut social. Un calcul permanent serait dès lors utile pour faire privilégier un groupe ici, défavoriser un autre là. Et ces humains parqués dans des identités artificielles se regarderont avec défiance, les groupes en concurrence se dressant les uns contre les autres.
Quelle négation de la richesse et de la complexité des interactions humaines ! Quel Etat, quelle société peut ainsi mesurer toute la vie en vue d’un monde parfaitement équitable ? Refusons le meilleur des mondes, et tâchons de faire le meilleur dans un monde qui a toujours, partout, été épouvantable.
édith de cornulier lucinière
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samedi, 18 juillet 2009
Liberté, égalité : Au delà du "pride" et du "phobe"
1 émergences des mouvements en quête de droits
L’année dernière (en 2006) eut lieu une « pute-pride ». Sur le modèle de ces pride qui prolifèrent (la gay pride, la veggie pride… qui laissent les homosexuels dignes et les végétariens dignes dans la plus profonde consternation…), les putes ont marché pour avoir le droit d’être putes. Intéressé, je me suis inscris à leur lettre de diffusion. Au bout de quelques mois, étonné de certains propos, je me suis renseigné plus en profondeur. Constituées principalement d’hommes, ceux qui s’appellent « les putes » ne reflètent absolument pas la majorité des prostituées de nos villes.
Les mouvements de libération deviennent étranges : ils convergent tous vers le même genre de militance, copié sur les mouvements des minorités américaines, principalement les mouvements noirs, sans forcément que cette militance soit adaptée au sujet.
Ils créent de rien une culture commune censée tous les représenter ; ils créent des slogans autoglorificateurs (comme l’étaient les slogans « black is beautiful », « I am young, gifted and black ») ; ils confondent finalement le fait d’être ce quelque chose minoritaire avec le fait d’avoir des droits.
Or, c’est simplement le fait d’être un être humain qui confère des droits.
Le résultat de cette confusion m’interpelle : ce n’est plus contre la zone de non droit qu’ils combattent ; au contraire ils luttent pour une zone de surdroit, de surcroît collectif.
Le fait, par exemple, que les mouvements homosexuels déclarent qu’il faut l’égalité des couples (et non plus l’égalité des personnes face au mariage, ou des sexualités face au mariage) montre bien que la revendication sonore et collective prime sur la pensée du droit.
2 pride et phobe
Ces mouvements cherchent à imposer, sous prétexte que c’est le seul moyen de lutter contre la discrimination qui les atteint, une morale dominante douce à leur égard. Le paradoxe de ces minorités voulant que leur théories deviennent dominantes, c’est qu’elles affirment tenir leur légitimité de la majorité des gens qui les constituent. Or, la majorité, ils devraient le savoir, n’est pas un critère absolu. Par ailleurs, on sait bien que la majorité (de la population ou d’une minorité) s’obtient par la publicité.
Nous avons donc une gaypride. On y clame des slogans contre l’homophobie.
Mais sur le site de la veggie pride, on s’acharne contre la végéphobie.
Quant aux putes (voyez leur site lesputes.org), elle veulent que soient punis par la loi les propos putophobes.
Les mouvements de militance actuels sont donc axés sur le pride et le phobe.
Ce système de revendications consiste à considérer tous les maux qui paraissent moindre comme anecdotiques, et tous les maux qu’on veut mettre en avant comme emblématiques. Par exemple, s’agissant de la parité ou des quotas ethniques, la situation de la victime de la discrimination positive est anecdotique, tandis que celle la victime de la discrimination « négative » est emblématique et on doit donc lui porter toute notre attention.
Pourtant, ce n’est pas en montrant du doigt un symbole qu’on cessera le montrage du doigt généralisé.
3 La recette
L’éclosion de ces mouvements est charmante ou irritante, selon nos opinions…
En tout cas la recette est désormais établie. Si vous voulez créer un courant fort pour votre minorité, suivez le modèle.
constituer une identité (valeurs communes, sigles, submode, vocabulaire, nouveaux concepts…)
fonder cette appartenance commune comme quelque chose d’inaliénable, mais à cheval entre le choix et inné (j’ai le droit de choisir d’être cela parce que je n’ai pas le choix !)
faire émerger une fierté et des revendications communes
organiser une marche
réclamer des droits spécifiques fondés sur l’imitation des droits auxquels ils n’ont pas accès, repabtisés « droits des groupes dominants »
créer un ennemi, un Phobe (homophobe, vegéphobe, putophobe)
réclamer la punition de l’ennemi, et qu’il écope d’une amende chaque fois qu’il ouvre sa gueule contre nous
agacer tout le monde, hors de la NI (nouvelle identité) mais aussi au sein de la NI
Bien sûr, il y a des complications, notamment un risque d’accumulation de privilèges dus à une surexposition aux discriminations (femme noire homosexuelle pute végétarienne), accumulation qui laisse le discriminateur potentiel (homme blanc hétérosexuel fidèle carnivore) très exposé puisqu’il est sans cesse pris à parti. Il paye pourtant tous les pots qu’il est censé avoir cassé et qu’il n’a en général jamais eu l’intention d’abîmer.
Voilà. La quête de la liberté ressemble parfois à une belle soif de liberté, parfois à une avidité consommatrice. En effet, les réclameurs de droits ressemblent plus (structurellement) à des associations de consommateurs réclamant des abonnements téléphoniques préférentiels qu’à des êtres humains refusant les chaînes. Pourquoi les « réclamations » relèvent d’un comportement de consommateurs ? Parce que nous sommes dans une société de consommation, et que la consommation pénètre tous les pores de notre vie, notamment la vie politique. Puisque la consommation domine, elle domine en pensée.
4 Ni coupables, ni victimes : libres !
Le slogan que les putes (non représentatives puisqu’en majorité masculins, mais assez malhonnêtes pour se dire représentatives…) de la pute-pride clamaient en chœur était : ni coupables ni victimes, fières d’être pute.
La première moitié du slogan est magnifique : ni coupables ni victimes. Ni coupable, ni victimes d’avoir la liberté de vivre en liberté.
Quant à leur fierté, ils et elles ont de la chance : cela fait longtemps que je ne suis plus fier de rien.
5 Comment favoriser la liberté ?
Au nom de l’antidiscrimination, toutes ces revendications souhaitent, au fond, obtenir le silence total et éternel de leurs ennemis. Car toute forme de désapprobation publique est vécue comme une atteinte au bien-être.
La liberté d’expression est ainsi considérée comme moins importante que le bien-être des individus. Mais c’est oublier que le bien être des individus dépend aussi de leur liberté d’expression. Alors mieux vaut que des gens puisse vous dire des choses qui vous déplaisent et que vous puissiez répondre plutôt que d’établir des silences forcés sur tous les sujets qui concernent les êtres humains. Si le silence est forcé, un monstre risque d’émerger, encore plus fort. On ne tue pas une pensée, on l’assomme un temps donné ou on la rend caduque. Et on ne la rend pas caduque en l’assommant !
Comment alors préserver un espace de vie assez large pour tous, sans que l’oppression sociale écrase ceux qui ne suivent pas les autoroutes ?
Axel Randers
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vendredi, 26 juin 2009
Le feuilleton de l'été 2009
Plongez avec Edith de CL au cœur de la ShF (Science Humaine Fiction).
Tous les lundi, mardi, jeudi et vendredi, suivez un nouvel épisode le feuilleton de l'été du Newropeans Magazine :
Sens et Mystique des sens
Une histoire
de l'art euro-américain
de la décennie 2030
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samedi, 13 juin 2009
Le salariat : une aliénation en contradiction avec l’humanisme
Le salariat, la soumission, la sélection
I Le salariat
Fondé sur le lien de subordination du salarié envers son employeur, le salariat pose une grande entrave à l’intégrité civique, qui proclame la liberté et la responsabilité de l’individu, et à l’humanisme, qui refuse l’idée qu’un homme soit asservi.
Dès lors les lois ont « adouci » la subordination, en la régulant par des droits sociaux. Le salariat, subordination en échange d’un salaire et de droits sociaux, est objectivement un esclavage civilisé (rendu civil), « humanisé », amoindri et sous condition.
On est loin de la liberté (obligations en échange des droits sociaux) ; loin de l’égalité (subordination) ; loin de la fraternité (concurrence).
Le salariat est un processus de déresponsabilisation ; il est donc problématique d’allier salariat et vie civique, puisque les valeurs de l’un sont le contraire des valeurs de l’autre.
On aurait tendance à croire que tant que les salaires sont suffisamment élevés, le salariat donne le loisir de consommer un grand nombre de choses, loisir facile à confondre avec la liberté puisqu’il donne la possibilité de bouger, de se procurer de la culture, etc. Pourtant, il est illusoire de confondre liberté et loisir de consommer sous prétexte que ce loisir est plus tangible que les libertés individuelles pures et dénuées de moyens.
Si les libertés individuelles dénuées de moyens demeurent théoriques, il n’en reste pas moins que les moyens d’un homme subordonné ne sont pas une liberté, mais des facilités.
Sans subordination, pas de droits sociaux. Les alternatives au salariat - professions indépendantes - subissent des pressions fiscales qui les rendent difficiles d'accès. Le salariat est une prise d’otage, et la seule réponse trouvée par les salariés est la prise d’otage, par la lutte collective.
Les luttes dites sociales cherchent en général à répandre autant que possible le salariat et à diminuer le pouvoir des patrons. Elles entérinent donc à la fois la subordination et la déresponsabilisation (le patronat entreprenarial n’est plus libre de ses décisions : plutôt que de rendre la liberté à tous, on l’enlève à ceux qui l’ont).
Les luttes sociales propagent ainsi l’asservissement : elles permettent d’augmenter l’égalité, mais contribuent à annihiler la liberté d’initiative et l’autonomie.
Des voix de l’anarchie se font entendre.
Les voix ultra-libérales souhaitent libérer entièrement les rapports entre les hommes et les échanges. Elles considèrent que la propriété privée est le fondement de la liberté humaine, et postulent que ce droit inaliénable est garant des autres droits. Elles supposent qu’une harmonie naturelle, une main régulatrice invisible, empêcherait une prise de pouvoir radicale des uns sur les autres.
Des voix libertaires s’appuient sur l’idée contraire bien que semblable : elles croient à une harmonie des rapports humains dès lors qu’on y mêle pas d’argent ou d’échange marchandé. La propriété privée est l’ultime perversion, et l’éliminer permettrait de cesser les rapports de force et de pouvoir.
Bien souvent, les théoriciens ultra-libéraux et libertaires sont payés par l’Etat pour le détruire, et leur radicalité éthérée, si elle séduit par l’acuité de la critique et l’audace de l’imagination, fait frémir quant à l’irréalisme et la foi totale en l’harmonie naturelle.
Il y a sans doute une voie du milieu, qui renonce à la subordination avilissante sans pour autant prêcher les folies d’une liberté totale autorisée par la bonté innée de l’homme (libertaires) ou la perfection équilibrante de la « nature » (ultra-libéraux).
II La soumission
La hiérarchie fait croire à l’ordre hiérarchique du monde. Les êtres humains s’identifient à leur rang dans la hiérarchie, et ce rang, parce qu’il détermine de fait les pouvoirs dans la société, déteint sur la vie civique et les choix individuels et collectifs. Elle nuit péniblement, cette hiérarchie, au bon déroulement de la vie civique et à l’exercice de la citoyenneté. Elle perturbe l’intérêt général et tronque la vision humaniste qui fonde notre société puisque elle ne la respecte pas tout en étant plus effective. Comment croire une liberté proclamée sans effets visibles quand on subit quotidiennement les effets de la subordination, de la hiérarchie, qui se propagent – par l’argent et le pouvoir – hors de l’entreprise ?
La subordination est une atteinte à la dignité de l’individu ; elle est accompagnée de la déresponsabilisation. On ne peut être un homme libre et subordonné. On ne peut être un homme responsable et subordonné.
Reconnaître un supérieur hiérarchique, c’est se déposséder de sa liberté, de son autonomie et de sa responsabilité.
Reconnaître un inférieur hiérarchique, c’est renoncer au respect de la liberté et de la responsabilité de l’autre.
L’inférieur et le supérieur brisent ensemble les liens de liberté, d’égalité et de fraternité que la vie civique leur impose pourtant.
Ils partagent cette responsabilité mutuellement fratricide.
Les ressources inhumaines de cette organisation trouvent leur application dans la gestion des ressources humaines.
Le terme de ressources humaines est inacceptable. Il n’y a pas de ressources humaines. Il y a des individus et la collectivité.
L’homme ne peut être, en pays humaniste, un moyen, de même qu’il ne peut être une ressource, pour l’entreprise ou pour l’Etat. Il n’est que la fin.
Les ressources humaines sont le témoignage de l’esclavage adouci, de la manipulation de l’homme à des fins autres que lui-même.
Le salariat est incompatible avec l’humanisme : le salariat considère l’homme comme un moyen. L’homme est au service de l’entreprise et non le contraire ; les décisions sont prises en fonction des produits et non de la fin que l’on donne à l’homme. Celui-ci est considéré par son rang dans la hiérarchie, non par son essence inaliénable d’être vivant.
Le corps humain est un corps animal. La liberté humaine ne peut se passer de liberté animale, celle de se mouvoir dans le temps et dans l’espace.
Le salariat, dans la grande plupart des cas, impose une astreinte à résidence professionnelle d’un certain nombre d’heures par jour, durant lesquelles le salarié est subordonné et surveillé. Cet asservissement contractuel lui donne droit à un salaire et à des droits sociaux.
Nous sommes loin de la liberté de mouvement ; loin de l’homme libre de ses gestes sur une planète libre.
La liberté devrait pouvoir se mesurer, entre autres, au fait que l’homme dispose de son temps et puisse aller et venir à sa guise dans l’espace.
III La sélection
La sélection des supérieurs et des inférieurs hiérarchiques, dans notre société, se fait en grande partie par le diplôme.
Sanctionner la légitimité (à la parole, à l’exercice d’un métier…) comporte sans doute des avantages puisque la normalisation d’une profession et le formatage des individus préviennent dans une certaine mesure la folie de l’arbitraire ; mais elle présente aussi des risques.
Le diplôme ne donne pas seulement une légitimité à certains : il l’enlève à d’autres. En donnant une légitimité aux diplômés, il en prive tous ceux qui ne possèdent pas le diplôme.
Le diplôme est une sanction arbitraire et pernicieuse. Il s’agit d’un accaparement du jugement intellectuel et scientifique, qui se renouvelle à travers les générations, la sélection procédant de l'autoreconnaissance : le sélectionneur juge apte celui qui lui ressemble.
La restriction de l’accès à l’initiative scientifique et professionnelle à laquelle on est arrivé est effarante. Un grand nombre de métiers sont inaccessibles à qui ne suit pas la voie officielle. Il s’agit d’une grande confiscation du savoir et de l’action.
De même que l’Etat ou un groupe privé ne devraient pas pouvoir disposer de l’Histoire, de l’Art, des moyens d’expression, ils ne devraient pas plus disposer de la science et de la suprématie intellectuelle (distribution des sanctions intellectuelles et scientifiques, légitimité de la parole et de la prise de décision).
Ainsi l’élitisme constitue un accaparement.
A la Révolution française, Sieyès (qui posa les trois questions : qu’est-ce le Tiers-Etat ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? Rien. Que demande-t-il ? A être quelque chose.) voulait rétablir l’aristocratie naturelle. Les fondateurs américains aussi invoquaient souvent cette notion.
La question de l’élite semble être de savoir comment on la choisit (caste héréditaire, formatage intellectuel appelé "mérite", richesse, tirage au sort, etc) ; pourtant, l’existence même d’une élite implique une société non égalitaire et un accaparement par certains du pouvoir et de la légitimité de parler, de décider, de gouverner, de choisir (on est pas loin de la légitimité de penser).
Créer une élite, c’est sélectionner les "meilleurs" : or, l'aristocratie signifie le « gouvernement des meilleurs ». La création d’une élite se confond avec la création de l’aristocratie. L’ « élitisme républicain » vise à ce que l’aristocratie soit mouvante et qu’elle ne se transmette pas, mais il est aristocratique quand même. Y-a-t-il des aristocraties plus légitimes, plus justes que d’autres ? Légitimer une aristocratie, c’est penser que certains sont meilleurs ; c’est donner un à petit groupe le pouvoir, s’en justifier intellectuellement et politiquement, et c’est donc un accaparement.
L’aristocratie (ou élitisme, cela se confond), c’est l’idée que tout le monde n’a pas les mêmes moyens de gouverner : seuls certains l’ont, et il faut leur donner le pouvoir. Or, plus la sélection semble légitime et juste, plus elle est monstrueuse à subir, car le quidam qui n'entre pas dans ses critères ne peut s'en prendre qu'à sa propre incompétence ; c'est sa nullité que la société lui renvoie - la légitimation de la sélection étant au moins aussi douloureuse que la privation qu'elle occasionne.
Je ne crois ni à l’élitisme, ni au non élitisme. Les tentatives de justification des systèmes en cours sont toujours tronquées, et chaque système lèse un nombre de gens assez conséquent pour qu’il soit très critiquable.
Si nous nous concentrions sur un credo qui définirait nos principes et droits de base, peut-être pourrions nous améliorer la société, en éliminant la subordination sans la remplacer par la lutte infernale entre les êtres et les féodalités de secours qui en résultent. C’est la grande quête de l’alliance entre l’autonomie des initiatives et l’union autour d’un fondement - projet commun.
On refuse facilement les idées qui, critiquant une situation, ne lui proposent pas des remèdes immédiats : les « modérés » ne veulent pas critiquer le système en cours parce qu’ils le soupçonnent moins pire que ceux que l’on propose. Les « extrémistes » confondent la prudence et la lâcheté, et haïssent assez le système pour tenter autre chose, fut-ce pire.
Mais la peur du désespoir ne devrait pas fermer la porte de la pensée. Agir en conscience sur des bases désespérées est peut-être moins pire que de laisser perdurer des malheurs ou que d'agir en croyant qu’une idée va enfin régler les problèmes de justice et de pouvoir que les humains ont toujours connu.
Edith de Cornulier-Lucinière
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samedi, 30 mai 2009
La langue peut-elle être officielle ?
Inventer pour se déployer
Les auteurs anciens ne se lassaient pas d’inventer des mots : ils pensaient en inventant, ils inventaient en parlant, ils parlaient comme ils vivaient. Leur langue française était souple comme une gamme des premiers temps du jazz et autorisait des créations orthographiques, grammaticales et lexicales, qu’on n'aurait même pas eu besoin de qualifier de « création ».
On ne jugeait pas la langue en disant : « c’est bien » ou « c’est faux », mais le critère de la beauté, qui ne se confondait pas avec l’idée de justesse ou de conformité aux règles, primait.
Il n’y avait pas de difficultés pour féminiser les mots d’ordinaire réservés aux hommes. On féminisait comme on voulait, quand la situation l’exigeait.
L’académie française et la scolarité de masse ont changé les choses. « Il ne sait pas écrire, il ne sait pas parler un français correct », ces phrases signifient que la personne n’use pas de la langue française officielle. En outre, l’Académie et les commissions de néologismes surveillent de près la création des mots.
Peut-on surveiller la langue ? Peut on l’empêcher de pêcher des mots dans d’autres langues, de faire évoluer sa grammaire ? L’encadrement de la langue dans une grammaire et un lexique officiels ne traduit-il pas un pouvoir totalitaire sur les mots et les locuteurs ?
La langue interdite
Les Tahitiens du Tahiti ancien ne pouvaient prononcer certains mots qui étaient tapu (d’où l’emprunt français tabou). Ainsi, lorsque Pomaré devint roi son nom devint tabou. Or pö signifie la nuit, et mare, la toux. Il fallut inventer deux nouveaux mots pour dire nuit et toux parce que les prononcer conduisait à la mort. C’est le contraire de la liberté d’expression et de pensée.
Le pouvoir religio-politique des rois tahitiens est imité par certaines grandes entreprises.
Une autre entrave au déploiement de la langue aujourd’hui est la privatisation de certains mots ou sigles. Je ne peux employer certains mots librement dans un article car ils appartiennent à des marques, qui m’empêchent de les citer sans citer le possesseur (GO, caddie). Les mots, donc, ne sont économiquement pas libres !
Peurs
Les peurs de dégénérescence (contamination par l’anglais, appauvrissement lexical et grammatical) sont fondées : toutes les langues du monde peuvent en mourir.
Une langue pauvre rend difficile l’expansion expressive des êtres et de la culture. L’inculture, l’abrutissement des foules devant les divertissement de masse, leur allégeance tacite aux journaux, aux télévisions et aux produits culturels à la mode écrasent la langue.
Mais comment pourrait-elle être sauvée d’en haut, par des ingénieurs agréés de la langue française ?
Eteignons définitivement la télévision, créons notre propre pensée, vivons libres, lisons les siècles passés et les mots que nous inventerons seront aussi culturels que ceux de nos auteurs classiques.
Si l’on veut favoriser une langue française belle et culturelle, on ne le fera pas par des restrictions et des instructions de gens dont le savoir et la culture ont été sanctionnés par un diplôme d’Etat, mais en créant de la beauté et de la culture en français.
Parler une langue riche ce n’est pas parler une langue bonne - c’est parler une langue vaste, qui s’ouvre à l’avenir et ajoute sans cesse le présent et l’avenir au passé.
Laissons la langue être parlée et écrite et elle s’enrichira. Avons-nous peur de la culture que nous pourrions faire naître ?
Administrer, formaliser, officialiser
Notre vie entière se traduit en numéros, en formulaires, en précisions. Je suis M ou F (masculin ou féminin) ; ma naissance est calculée au jour près et je dois sans cesse répéter ce jour exact au long de ma vie ; mon adresse postale est rigoureusement exacte, je dois en informer un grand nombre d’institutions si j’en change ; ma situation de famille est régulièrement contrôlée et doit être exprimée de façon précise.
Au fil de temps la langue s’est codifiée comme toute notre vie.
La langue est la pensée humaine. Codifier la langue, c’est codifier la pensée. On étouffe dans une langue officielle, où certaines phrases sont « françaises », d’autres « en mauvais français ». Une langue trop codifiée est une langue qui prescrit la pensée.
Administration et conformité
Parce que nous officialisons, administrativons et entérinons tout ce que nous faisons (orientation sexuelle, identité (état-civil), langue, circulation, logement, entreprise, vie familiale, enseignement, etc), nous en oublions la liberté qui se cache derrière la théorie de la liberté.
De même que les obligations administratives sont des restrictions qui annihilent l’initiative et la liberté de création (culturelle ou économique), de même, les obligations linguistiques constituent un accaparement de la langue, créant la peur de la sanction, annihilant les tentatives d'expression.
Tout cela participe d'une normalisation de nos vies...
Le cinéaste Pasolini déplorait que la télévision rendait les gens conformes ; il faisait la différence entre les acteurs ayant un visage personnel et les acteurs ayant un visage conforme, télévisuel. Il était dur, n’est-ce pas ? Je dirais que la langue est comme le visage : si elle est standard, elle n’a pas beaucoup d’autres intérêts que de « passer », d’être « correcte ».
Comment pourrions-nous être heureux dans une langue étriquée ?
Nietzsche : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante ».
Quelles portes faut-il ouvrir pour libérer la langue qui dort, perdue entre le chaos des incultures et la culture officielle et administrative ?
Edith de Cornulier-Lucinière
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lundi, 25 mai 2009
Black Agnès
Quand AlmaSoror rend hommage à nos étoiles des temps proches et lointains,
quand AlmaSoror salue des êtres dont le souffle, la vision, la parole nous aident à vivre et à penser.
Etrange coïncidence autour d'une appellation : Black Agnès
Le surnom Black Agnes (Noire Agnès, ou Agnès la Noire) correspond à deux héroïnes, l'une historique devenue légende, l'autre, légende peut-être historique. La première Black Agnes est une femme qui vécut à au XIVème siècle en Ecosse. Son souvenir est associé au courage et à la jeunesse, entre Antigone et Jeanne d'Arc.
L'autre Black Agnes est une statue habitée par une très jeune fille qui vécut vers à Baltimore, il y a longtemps. Sa mémoire erre dans les limbes de l'horreur et de la tendresse, qui sont les atours tristes de l'adolescence.
Black Agnes I est courageuse ; Black Agnes II est vengeresse. Black Agnes I est arrogante ; Black Agnes II est exaltée. Black Agnes I est victorieuse nonchalante ; Black Agnes II est victime cruelle...
Intéressons-nous à leurs vies et rêvons à leurs secrets, en attendant, peut-être, que fasse irruption dans la mémoire anglo-saxonne une Black Agnes III.
Black Agnes I
Sir Walter Scott dit d'elle : "From the record of Scottish heroes, none can presume to erase her."
Epouse de Patrick Dunbar, comtesse de Moray, elle devait son surnom à ses cheveux très noirs. Elle était seule dans son château d'Ecosse, en 1338, au milieu des guerres anglo-écossaises. Entourée d'une poignée d'hommes et de ses servantes, elle refusa de se rendre lorsque les Anglais, menés par le Comte de Salisbury William Montague, assiégèrent son château.
Le siège dura six mois. Pendant six mois, Black Agnes nargua l'armée qui l'assiégeait, envoyant ses servantes, habillées richement, nettoyer les traces de la guerre sur les remparts. Elle ne céda à aucun chantage : quand on fit mine d'assassiner son frère aux portes du château, elle parut se réjouir, expliquant aux Anglais qu'elle hériterait avec joie de ses titres et de sa fortune. Joués par cette ruse, ne voulant pas satisfaire leur ennemie, ils laissèrent son frère en vie ! Elle reçut un appui extérieur au moment où, les vivres arrivant à leurs fins, on crut qu'elle devrait se rendre.
Le Comte de Salisbury, un des plus grands guerriers anglais, finit par abandonner la bataille et repartit avec ses troupes.
Black Agnes II
Une statue de Baltimore s'appelle Black Agnes. Black Agnes représente un personnage sans doute féminin, vêtu d'une longue robe, en position assise.
Des jeunes filles pétries de mystère et de malsain chuchotent tard dans la nuit à propos d'une certaine statue du cimetière : on dit qu'à minuit, les yeux de Black Agnes deviennent rouges et fixent intensément au loin. Car elle est habitée par l'esprit d'une femme morte de chagrin, après une infidélité de son fiancé, il y a très longtemps. Elle veut se venger de la femme qui en fut la cause.
Exaltée, téméraire, une jeune fille se porte volontaire pour aller passer la nuit dans le cimetière, auprès de Black Agnes. Ses amies, excitées et effrayées, tentent en vain de l'en empêcher. Le soir où l'adolescente a prévu de tenir son pari, ses amies l'accompagnent aux grilles majestueuses du jardin funèbre. Elles laissent l'héroïne s'engouffrer seule dans les allées et s'en vont se réfugier dans la maison de l'une d'entre elles. Dès l'aube, elles attendent, impatientes, le retour de leur amie. Mais celle-ci ne revient pas.
A la fin de la matinée, les jeunes filles mortes d'inquiétude se mettent en marche vers le cimetière.
Au fond des allées de tombes, sur les genoux de la statue de pierre, elle git, assassinée. Black Agnes s'est enfin vengée.
Plusieurs versions de la légende urbaine et sépulcrale de la jeune fille et du cimetière sont racontées dans différents endroits des Etats-Unis. Cette histoire faisait peut-être déjà frissonner l'Europe moyen-âgeuse.
Aujourd'hui, Black Agnes ne repose plus dans le cimetière de Baltimore : les autorités de la ville ont dû la déplacer plusieurs fois pour échapper aux messes noires et aux rituels morbides que les adolescents perpétraient, de nuit, à son chevet.
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jeudi, 21 mai 2009
la traduction de l'humanisme
L'humanisme et les droits de l'homme au regard
des langues quechua et tahitienne
Par Edith de Cornulier-lucinière
L’humanisme n’est pas la seule façon que les humains ont inventée pour respecter les êtres humains dans leur ensemble, dans leur diversité, dans leurs individualités. D’autres cultures, d’autres expériences du monde existent. Remettre en cause l’humanisme comme seule idée généreuse fait peur. Certes, nous avons des raisons d’avoir peur d’un relativisme sans éthique, qui consisterait à dire que toutes les idées se valent, que le jugement qu’on porte sur elle n’est jamais que l’expression d’un point de vue ; que celui-ci ne saurait s’ériger en vérité universelle. Pourtant, la négation des réalités culturelles, sous le prétexte que certains pourraient s’en servir pour émettre des interprétations violentes, n’est pas une solution durable. L’humanisme est une notion très occidentale, et sa diffusion dans le monde s’est faite souvent par la violence. Nous voudrions montrer comment l’évangélisation constitua la première forme de diffusion de l’humanisme à travers le monde, et comment, aujourd’hui, la théorie des droits de l’homme ne se traduit et ne se comprend dans des cultures que grâce à ce précédent évangélisateur. Une telle démonstration ne veut pas s’attaquer à l’humanisme, ni le dénigrer. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que ce qui paraît évidence dans notre pensée ne l’est pas forcément dans d’autres, tout aussi dignes d’intérêt ; il s’agit aussi d’ouvrir la porte à d’autres façons de vivre le monde et de respecter les êtres.
Notre étude porte sur la façon dont les missionnaires chrétiens, catholiques du Pérou au XVI et XVIIèmes siècles, et protestants de Tahiti au XIXème siècle, s’y sont pris pour remanier les langues indigènes afin d’y importer les concepts nécessaires à l’évangélisation qu’ils entreprenaient.
Claude Levi-Strauss, dans son livre "La Pensée sauvage", rappelle qu' "on s'est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels ceux d'arbre ou d'animal, bien qu'on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des espèces et des variétés. Mais, invoquant ces cas à l'appui d'une prétendue inaptitude des "primitifs" à la pensée abstraite, on omettait d'abord d'autres exemples, qui attestent que la richesse en mots abstraits n'est pas l'apanage des seules langues civilisées".
Prenons le mot humain, tel que nous l'entendons, en français, lorsque nous définissons notre espèce, dans un double sens scientifique et "identitaire"- c'est-à-dire quand nous apparaissent à la fois les caractéristiques physiques de l'espèce humaine, et le sentiment diffus de sa place particulière, l'extrayant du monde des autres espèces. Ce sens particulier que prend humain ne trouve pas de synonyme dans les langues polynésiennes et amérindiennes. Il en découle que beaucoup de traductions, bilatérales, sont imprécises ou erronées.
A travers l'étude de textes missionnaires quechuas et tahitiens, on peut mettre au jour comment des concepts issus de la tradition judéo-chrétienne européenne ont été traduits et "installés" dans les langues quechua et tahitienne en vue de prêcher le christianisme. Cette comparaison dévoile qu’en quechua comme en tahitien, les problèmes rencontrés par les missionnaires pour christianiser concernaient plus les oppositions entre les mots que le manque de mots. Ainsi, l'absence du mot animal dans ces deux langues, pour parler de tous les animaux non humains, souligne cette impossible correspondance entre le mot humain et ceux qui lui correspondent en quechua et en tahitien. Nous verrons comment, dans les Andes et en Polynésie, ces missionnaires s'y prirent pour surmonter le gouffre culturel auquel ils durent faire face pour leur entreprise de colonisation intellectuelle - en fait, le remaniement du lexique des langues de réception.
La filiation entre cette démarche et celle de la traduction de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, texte fondamental de l'époque contemporaine, est claire : fondée sur l'humanisme, elle fait appel aux concepts que les missionnaires avaient importés dans ces langues. Cette traduction moderne doit à la précédente autant que les droits de l'homme doivent au christianisme.
I L’animal, une catégorie humaniste
Sa solitude dans la parole est l’une des grandes interrogations de l’être humain, seul animal à penser sa propre particularité avec des mots. Le lexique est un témoignage de cette expérience. A travers la façon dont elle classe les êtres animés, inanimés, connus et imaginés, la langue dévoile des interrogations sur le monde, et des tentatives de réponses.
Dans les langues scientifiques occidentales, l'homme érige une frontière entre lui et les autres animaux en les classant sous le nom générique animal. Elle nous paraît évidente, la conception extrême d'une animalité englobant une somme énorme d'êtres différents, des poissons, insectes, limaces, mammifères, primates, pour y opposer l’humain. Si la possession de catégories est commune à toutes les langues - les langues polynésiennes, qui ne connaissent pas animal, ont bien "i'a", pour poisson - la catégorie animal, qui place invertébrés et primates dans la même catégorie, ne s'explique bizarrement que par l'anthropocentrisme. Cette tentation partagée de focalisation sur sa propre espèce, sorte de protectionnisme philosophique, a été poussée à fond chez nous. D’autres cultures, en n'érigeant pas cette frontière radicale, proposent une vision de l'homme différente du questionnement "occidental". Il est d'ailleurs facile d'imaginer l'absence du mot animal dans des cultures où l'identité personnelle ne se réduit pas à l’état humain, qu'on vive sous le signe d'une espèce animale, ou qu'on ait des relations familiales avec des animaux, par exemple un frère réincarné en bison.
Comme l'explique l'anthropologue Philippe Descola : «À la différence du dualisme moderne qui distribue humains et non-humains en deux domaines ontologiques plus ou moins étanches, les cosmologies amazoniennes établissent entre les hommes, les plantes et les animaux une différence de degré et non pas de nature (…) Les Achuar établissent certes des distinctions entre les entités qui peuplent le monde. La hiérarchie des êtres animés et inanimés qui en découle n'est pourtant pas fondée sur des degrés de perfection de l'être, sur des différences d'apparence ou sur un cumul progressif de propriétés intrinsèques. Elle s'appuie sur la variation dans les modes de communication qu'autorise l'appréhension de qualités sensibles inégalement distribuées".
L'inexistence de cette dualité "humains- animaux" amène inévitablement l'absence de la dualité "culture- nature".
En tahitien, animal se dit ‘animara, un emprunt à l’anglais animal. Le quechua, a emprunté animal à l’espagnol. En hawaiien, langue très proche du tahitien, il existe un néologisme de animal forgé sur des racines hawaiiennes, englobant tous les animaux non humains. Ce mot date évidemment de la rencontre avec l'Occident. En effet, il est impossible que holoholona, forgé à partir du mot holo : courir, (holoholo : courir beaucoup, très vite) ait pu désigner autant une chauve-souris, un otarie, un oiseau ou un poisson dans la langue hawaienne pré-européenne… C’est une définition conceptuelle, chrétienne et humaniste, de l’animal.
Comme le mot « hommes » dans les langues latines, le tahitien et le quechua ont un mot qui prend le double sens "humain / humain mâle" (quechua : runa ; tahitien, ta’ata). Pour rendre son sens équivalent au sens latin, il a suffit aux missionnaires de l'opposer à un nouveau mot : "animal", dont la création a eu la même histoire dans les deux langues. On a tenté d’élargir le sens du mot quechua uywa et du mot tahitien puaa, qui signifiait bétail, animaux de la maison. Cette solution figure dans les premiers prêches écrits des missionnaires. Mais bientôt l’emprunt animal s’est imposé.
Nous, les êtres humains
L’idée courante que les amérindiens et Inuits s'appellent eux-mêmes les êtres humains, revêt dès lors un aspect frelaté. Elle laisse entendre que ces peuples considèrent qu'ils ont une primauté à l'humanité. En fait, les Indiens peuvent par ce mot exprimer le nom de leur ethnie (nous les Sioux), la notion d'indigène (nous les Indiens), ou, effectivement, le fait qu’il s’agit de gens humains.
Nous les êtres humains. Tel est le titre du livre des anthropologues péruviens Valderrama et Escalante, qui transcrit la parole de deux paysans andins. Etant donné le contexte de paysans quechuaphones interrogés par des universitaires citadins, la traduction fidèle de l’expression quechua Ñuqanchik runakuna eut été nosotros los campesinos, nous les paysans, ce qui signifie : nous, les paysans qui vivons dans les montagnes, loin des villes, selon les règles des communautés andines. Il arrive qu'un paysan hispanophone blanc des Andes, par exemple, soit plus runa, dans l'esprit des deux hommes interrogés dans ce livre, que deux quechuaphones d'ethnie andine vivant en citadins à Lima. Runa est souvent employé comme "Indien" ou "campesino," paysan de la montagne, et correspond plus à un mode de vie qu'à une quelconque référence ethnique, linguistique, ou spéciste. La traduction par humanos, humains, des anthropologues ordonne ainsi au lecteur une interprétation erronée, qu'une traduction sobre aurait évitée. Elle crée un "homme andin" qui aurait une définition précise de l'humanité, dont il serait la forme la plus évoluée, ou tout au moins la plus représentative, puisque les autres humains n'en feraient pas partie. En faisant comme si ces cultures s’excluaient elles-mêmes d’une pensée globale sur le monde, elle les place en outre dans une situation d'éternel objet de travail pour l’ethnologue.
La recherche de la publicité et de l’exotisme, doublée d’un désir de s’apitoyer sur des gens en situation dominée, justifie-t-elle une telle tromperie ? On retrouve ce type de traductions publicitaires pour les amérindiens des Etats-Unis et du Canada, par exemple dans l’expression "homme-médecine", qui signifie soignant ou guérisseur. Lorsqu'on traduit un texte de l'anglais, on ne dit pas "l'homme-feu" pour le pompier –fire-man.
La notion d’occident, d'usage répandu mais flou
Puisque nous comparons des langues dites occidentales et des langues comme le quechua ou le tahitien ; il est nécessaire de clarifier la notion d’Occident, et celle de langue occidentale.
Pour le Petit Robert, le sens courant d’occident donne "région située vers l'ouest, par rapport à un lieu donné ; partie de l'ancien monde située à l'ouest. L'empire romain d'Occident". Le sens politique englobe l'"Europe de l'Ouest, les Etats-Unis et, plus généralement, les membres de l'Organisation du Traité de l'atlantique Nord". Ce qui est "occidental" est "à l'Ouest", ou bien "se rapporte à l'Occident, à l'Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis". Enfin, "occidentaliser" signifie "modifier conformément aux habitudes de l'Occident".
Comme le rappelle Joseph Earl Joseph, dans son livre sur la standardisation des langues "Eloquence and Power", la civilisation occidentale et l’Occident ne se confondent pas. La civilisation occidentale n’est pas européenne, mais s’est développée en Grèce parmi une élite, puis s’est transmise à Rome pour se disséminer dans le Proche Orient puis en Europe. Peu à peu, elle a touché un nombre de plus en plus grand de gens, de peuples, en Europe et ailleurs, souvent avec violence. Ainsi une langue occidentale ne doit pas se confondre avec une langue de civilisation occidentale. Le basque, n'ayant pas participé de la construction de ce qui fait l'organisation de notre vie contemporaine, technique et humaniste, ne serait alors pas une langue occidentale, moins en tout cas que le japonais. Lorsque nous parlons des langues de civilisation occidentale, nous devrions accoler l’épithète scientifique. Les "langues scientifiques", au sein desquelles le système de vie moderne actuel s'est créé, sont le passage obligatoire, le lieu à partir duquel on étudie et commente les autres cultures. Nul échange culturel ou linguistique direct n'a lieu entre une communauté sioux et une communauté quechuaphone, ou une communauté parlant une langue bantoue et les Tchouktches. Ce résultat d'un ordre économique et politique altère ainsi l'intensité des rencontres interculturelles.
II La langue christianisée
« Que Jéhovah (…) me rende capable de renoncer à toutes mes coutumes perverses pour devenir un des siens, et être sauvé par Jésus-Christ, notre seul Sauveur". Lettre du roi Pomaré du 25 décembre 1812, quinze ans après l'arrivée, sans armes, des premiers missionnaires à Tahiti
Deux siècles séparent l'évangélisation andine de celle des îles sous le vent. La découverte de l'Amérique latine, lors des premières grandes explorations européennes, ouvre l'ère missionnaire. Dans l'ex-empire inca, renversé facilement, la colonisation et la christianisation vont de pair ; pouvoirs colonial et religieux sont liés. L'exploration de la Polynésie commence en 1767, le partage de l'Océanie insulaire entre les puissances colonisatrices a lieu à partir de 1870. La christianisation a de loin précédé la colonisation. A Tahiti, la conversion volontaire du roi Pomaré change la nature de l'évangélisation : elle est promue "de l'intérieur". Les missionnaires ont oeuvré à la transformation radicale de la Polynésie en toute indépendance, réalisant les théocraties missionnaires du Pacifique Sud.
Le regard sur les peuples autochtones oscille entre l’image d’un peuple préservé du péché par Dieu, qui les a maintenu dans l’ignorance et la pureté, les préparant ainsi à une conversion idéale et parfaite, et celle d’un peuple perverti par le diable. Dans les deux cas on en vint à imaginer un monothéisme originel oublié chez les Tahitiens et les peuples andins, qu’il fallait raviver. Les missionnaires versaient souvent dans l’une ou l’autre des versions, entre peuples immaculés, peuples amnésiques et peuples pervertis. Tel est le paradoxe du regard sur autrui, miroir mythique reflétant l'innocence préservée ou l’incarnation du mal. Au XVIème siècle, le Père Francisco de la Cruz (mort sur un bûcher de l’Inquisition au Pérou), convaincu que les Amérindiens constituaient l’une des tribus perdues d’Israël, voyait une filiation entre les lexique hébreu et quechua. A Tahiti, nombreux furent ceux qui décelèrent des ressemblances frappantes entre le tahitien et l’hébreu.
De la langue à l’esprit
La « conversion des mentalités » est un terme forgé tardivement par les missionnaires pour exprimer l’idée que la conversion s’effectue en profondeur, au-delà du conscient contrôlé des gens. Il s’agit de s’attacher à l’« élimination des structures de péché » présentes dans les cultures, en remodelant les liens qui entremêlent le champ de l’intériorité de la personne et le thème de la culpabilité. L’intériorité de l’individu doit être transformée, pour n’être plus propice aux péchés favorisés par sa culture. Dans la création linguistique missionnaire, la conversion des mentalités passe par la modification des relations sémantiques qui existent au sein de la langue.
Le prosélytisme religieux fut, dans le monde entier, la plus grande motivation de standardisation des langues et de diffusion de l’écriture. La suggestivité fluide qui lie entre eux les mots et expressions d’une langue, créée par la mémoire des paroles, des textes entendus, constitue le « contexte » linguistique commun aux locuteurs d’une langue. Cette suggestivité forme le style et la pensée du groupe humain entier qui partage cette langue. La connaissance spontanée des nuances qui entourent chaque mot et des liens qui les unissent, permet une intercompréhension intuitive entre les gens. C’est à la modification du réseau de ces appels et de ces renvois entre les mots d’une langue, que l’évangélisation linguistique s’attelle. L’évidence n’existe pas mais se construit. Il faut que ces réseaux s’ordonnent de façon à ce qu’une pensée christianisée émerge de la langue.
La pensée, le corps et l’expérience du monde
Dans les Andes, les missionnaires réalisèrent que les distinctions entre pensée et sentiment n’existaient pas de la même façon, non plus que le jugement sur les degrés de réalité du monde mental et du monde physique. Dans les confessionnaires quechuas, l’alternance constante entre les questions sur les actions effectuées et les actions imaginées, rêvées ou désirées vise à distinguer la pensée et l’action, qui ont une différence non pas de nature, mais de degré - la première étant moins grave, puisque moins réelle que la seconde. Le monde réel se réduit au monde mesurable ; les autres dimensions appartiennent soit au champ de l’imaginaire et du mensonge, soit au domaine de Dieu - ou à celui du diable. Le catéchumène andin, pour qui la virtualité des choses ne constituait pas une mesure de leur irréalité, doit apprendre à se lire d’après ces critères nouveaux.
Dans les Andes, le regard, comme la parole, n’étaient pas hors du monde. Les missionnaires durent traduire une pensée ex nihilo au sein d’une culture pour qui la pensée surgissait de mundo. Ils transmirent qu’être au monde ne constitue pas en soi une pensée, que la pensée se sépare du corps. Cette insistance à modifier le rapport à la pensée et à l’action crée de nouvelles frontières entre l’intériorité et l’extériorité de la personne : la christianisation a redessiné les frontières du réel. Un exemple est la création d’un mot quechua pour dire le corps.
Ukhu (dedans, intérieur), tombé en désuétude depuis, a été utilisé pour traduire le concept, inexistant en quechua, de corps. Mais cette création missionnaire corps (ukhu), signifie au départ intérieur, profond. Il n’est pas inintéressant de relever que Ukhupacha (ukhu, intérieur, pacha, monde) « monde intérieur », ou inframonde, a été créé pour signifier « enfer ». Donc Enfer, littéralement, veut aussi dire « monde du corps ». Le corps est à l’âme ce que l’animal est à l’homme : une entité matérielle inférieure et nécessaire.
La traduction des "oppositions" chrétiennes
Les missionnaires, pour introduire des idées nouvelles, telle un dieu unique et créateur, la place spéciale de l'homme dans la nature parce qu'il est fils de Dieu, l'âme, usent d’outils linguistiques que sont l'emprunt, le néologisme, ou l'altération d'un mot indigène. Un emprunt est l'adoption d'un mot étranger, tel quel ou en l'adaptant à la phonologie de la langue qui emprunte. Le néologisme est la création d’un nouveau mot, au moyen de racines de la langue locale, mais en copiant la formation dans la langue originale. L’altération d’un mot consiste, par un procédé rhétorique de répétition, à vider un mot indigène de son sens initial pour lui faire porter une définition chrétienne. Ainsi, le mot quechua musquy a été vidé de ses connotations religieuses et divinatoires pour signifier simplement « rêve ».
L’historien Juan Carlos Estenssoro énonce que ce n’est souvent pas le manque de mot correspondant qui gêne les missionnaires, mais la profusion de notions qui ne relèvent pas du dualisme chrétien. Dès lors, traduire, c’est installer des oppositions dans la langue. Au dela de la difficulté à traduire un mot, il est souvent impossible de traduire l'implication de ce mot, par rapport à un autre mot. On peut éventuellement trouver au sein de la langue réceptrice un mot qui conviendrait, mais comment traduire les nuances qu’il porte, et surtout la nuance d'opposition à un autre mot ? C'est la traduction de cette opposition qui constitue tout le travail intellectuel du missionnaire. Ainsi, le mot "supay", "démon", présent en quechua, pourrait traduire diable, mais il ne s'impose pas absolument et catégoriquement comme l'opposé parfait de "Dieu". Or, cette opposition est précisément ce dont la foi chrétienne témoigne, et ce qu'elle veut transmettre.
L'emprunt (ou le néologisme) systématique "animal" dans les langues christianisées ne le possédant pas relève de ce phénomène ; ce n'est pas qu'on a besoin d'un terme décrivant la catégorie animale, mais bien d'un terme s'opposant de façon radicale à celui d'humain, isolant l'humain. C'est parce que le missionnaire a besoin d'extraire l'humain du "reste" de la "nature", qu'il a besoin du mot animal. Ce n'est donc pas l'existence préalable, ou la traduction de humain et animal dont on a besoin, c'est de leur opposition. Cette opposition n'est jamais sans ambiguité ; le jeu des oppositions se complexifie par un réseau hiérarchique d’assimilations. L’âme s’oppose au corps, Dieu s’oppose à Satan, le chrétien s’oppose à l’Indien, l’homme s’oppose à l’animal, ce que l’on peut traduire par : le bien s’oppose au mal. Mais l’humain est un animal, l’Indien peut être un chrétien, et l’esprit est contenu dans la matière. La catégorie humain s'oppose à animal tout en en faisant partie. Dans animal, il y a humain, mais humain est presque le contraire de animal (grâce à âme). Dieu est plus grand que humain qui est plus grand que animal. Et au sein de humain, il y a les chrétiens, qui reconnaissent la vérité, et les autres. Chrétien, englobe indien, et s’y oppose.
Ce que les missionnaires traduisent, ce sont les relations entre les mots. Au-delà des mots, ils traduisent le silence de leur propre langue. En convertissant les indigènes à leur idée de Dieu, les missionnaires les ont finalement converti à leur idée de l'homme. Au delà de la foi chrétienne, c'est leur vision de l'homme, et la place que celui-ci doit occuper au sein du monde, que les missionnaires imposent. A cet égard, les missionnaires laïcs, traducteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen héritent de cette opposition amenée par les missionnaires : tacitement, en donnant la valeur ultime à l'homme, ils l'enlevent aux animaux. L'homme n'a pas de valeur en lui-même, mais revêt toute sa dignité (son âme) dans cette opposition - l'animal étant l' « antéhomme » le plus pertinent du fait même de cette appartenance commune avec l'homme au… Monde animal.
La fusion des notions et des cultures
Les traducteurs de la foi chrétienne ne peuvent maîtriser toutes les interprétations auxquelles leurs textes donnent lieu. Les glissements de sens des mots locaux, l’inexistence d’oppositions dans la pensée locale pouvaient semer de grands écarts théologiques dans les esprits récemment convertis. Il fallait risquer des mésinterprétations en établissant un texte compréhensible ; ou bien réinventer une langue ; mais un pasteur protestant relate qu’à Tahiti, l’abondance de mots empruntés au grec et à l'hébreu rendait les textes tahitiens si obscurs qu’il fallait un interprète pour expliquer le sens des nouveaux mots tahitiens aux Tahitiens.
Au Pérou comme dans les îles sous le vent, en même temps que la langue était christianisée, le christianisme était indigénisé. Il y a eu rencontre des cultures et influence mutuelle. La façon de penser leur propre histoire lointaine par ces peuples a été influencée par des concepts datant du christianisme ; le passé préeuropéen est interprété en fonction d’idées chrétiennes. Il n’est pas rare que des termes « importés » ou forgés pour les causes de la christianisation soient devenus emblèmes de la langue d’accueil. Suite aux évangélisations andine et tahitienne, les gens donnent une origine étrangère à des mots locaux, croyant la notion importée par le christianisme alors qu’elle est antérieure ; inversement, ils pourront croire à une origine autochtone de mots en réalité « importés » par les missionnaires. « C’est ainsi que les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes mots qui servaient autrefois à justifier la colonisation, alimentent aujourd’hui les luttes des autochtones contre leurs colonisateurs », explique Bruno Saura dans son ouvrage "La société tahitienne au miroir d'Israël". A Tahiti, le principal parti indépendantiste s’appelle Tavini huiraatira. Tavini, de l’anglais servant, désignait les serviteurs de Dieu, puis son sens s’est étendu aux serviteurs de la population. Dès le XIX ème siècle, le terme ture, lois (vient de l’hébreu torah), remplace presque l’usage de l’ancien mot tapu (tabous, interdits), au point que dans ses mémoires, Marau Taaroa, épouse de Pomaré V et dernière reine de Tahiti, évoque sans cesse les « lois » des arii (chefs/rois) des temps pré-européens à l’aide de ce mot. Dans le texte de la relation de Huarochiri, manuscrit quechua du XVIIème siècle relatant les coutumes et croyances andines au temps des Incas, Gérald Taylor note le même phénomène. Toute rencontre, même violente, même "colonisatrice", est faite d'interactions ; tant qu'une culture, tant qu'une langue, n'est pas morte, non seulement elle participe à sa propre vie, à sa perpétuelle reconstruction, mais elle en est même la principale actrice, puisqu'elle en est en même temps le moyen.
III La monothéisation du religieux andin et tahitien
Le message essentiel qu'il fallait transmettre aux peuples catéchumènes, était une nouvelle hiérarchie du monde : à un dieu unique et créateur étaient soumis l'humanité, unique, à laquelle étaient soumis les animaux et toutes les créations de la planète.
Vers un dieu unique, supérieur, créateur
Dans les Andes comme dans les îles sous le vent, une nouvelle idole, Dieu, est venue remplacer les idoles traditionnelles. Des chercheurs ont soutenu que les évangélisateurs des Andes ont voulu que les Indiens assimilent l'Esprit Saint au soleil, puisqu’il est plus facile de remplacer une croyance par son équivalence, plutôt que de l'effacer. A ce propos, il est curieux de noter que dans un des plus vieux pays chrétiens du monde, l'Ethiopie, c'est la trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui trônait dans les églises, et que les révolutionnaires communistes, convertis au marxisme par des professeurs d'université anglais, ont essayé de remplacer par les portraits de Marx, Lénine et Staline.
Ce sermon quechua, qui fait partie du catéchisme établi lors du troisième Concile de Lima (1584), lutte de façon didactique mais virulente contre les idoles et pour l'instauration du vrai et unique dieu :
83. Intiqa manam animaqyuqchu, manam yuyayniyuqchu, manataq imaktapas riqsinchu, rimaytapas yachanchu.
Le soleil n'a pas d'âme, pas d'intelligence, il ne connaît rien, ne sait pas parler.
85. Diosmi hanaqpachapi runakunap illariqinchikpaq churarqan.
C'est Dieu qui l'a mis dans le ciel pour éclairer les humains.
86. Killari quyllurkunapas intimanta aswan pisi yupaymi.
Et la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil.
98. Warmakunaraqmi ari aswan sunquyuq chay usupa machuykichikkunamanta.
Mêmes les enfants ont plus de "jugeotte" que vos ancêtres inutiles.
102. Diospa siminmantam munasqanmantam parapas asllapas achkapas hamun.
La pluie tombe doucement, ou beaucoup, selon la parole et la volonté de Dieu.
103. Puyukunari paypa simillantam yupaychanku.
Et les nuages n'obéissent qu'à lui.
104. Dios sapallantaqmi tukuy hinantinpa apunchik kamachikuqinchik.
Dieu seul est notre seigneur, qui nous commande.
105. Mayukunapas urqukanapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.
Les fleuves, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, et les êtres vivants (animaux) ont tous été créés par Dieu.
(Pour tous les sermons quechuas : Gérald TAYLOR, El sol, la luna y las estrellas no son Dios…, La evangelizacion en quechua (siglo XVI), Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003. Ils datent tous du XVIème siècle).
Notons que l'humain est le seul être de valeur parce qu'il peut parler, et raisonner. La parole est le signe extérieur de l’âme. Le soleil a été créé pour éclairer expressément l'humain, qui est le soleil de toute la création. Cet humain supérieur, auquel toutes les autres créatures sont soumises, se trouve sur terre dans la même situation que Dieu par rapport à l'humanité. Enfin, la sentence est surprenante, qui juge que la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil. Comment, quand seul ce qui raisonne a de la valeur, le soleil, dont il est clairement indiqué qu'il n'a ni âme ni intelligence, peut-il être supérieur à la lune et aux étoiles ?
Un autre sermon, issu du même catéchisme que le sermon précédent, « invente » étrangement que certains des commandements de "Dieu" concernent précisément le cas andin ; la fin justifie les moyens :
22. Ama umukunaman "imap hamunqanta yachasaq" nispa minkakuq rinkichu nispam.
N'allez pas demander de l'aide aux sorciers, croyant qu'ils connaissent l'avenir.
23. Diosninchik qillqanpi kamachiwanchik ñakarikuspari "amam paykunaman "imanam kasaq" ? nispa tapukuq watuchikuq rinkichu" niwanchikmi.
Notre Dieu nous ordonne dans ses écritures, sans quoi il nous punit: " ne les interroge pas sur ton avenir, ne leur demande pas non plus qu'ils fassent des sortilèges".
24. "Kay huchakta huchallikuqtaqa rumiwan chuqachakuspa wañuchichun" ninmi.
Dieu exige que l'on lapide ceux qui commettent une telle faute. (Sermon 19)
La guerre des dieux
Dans les Andes comme à Tahiti, le meilleur moyen de convaincre fut de prouver l'efficacité supérieure du dieu chrétien, ce qui n'est pas sans rappeler certain passage de la Bible : le bâton changé en gros serpent (nous citons la Bible d'Osty).
"Yahvé dit à Moïse et à Aaron : " Lorsque Pharaon vous parlera, en disant : Opérez un prodige en votre faveur, - tu diras à Aaron : Prends ton bâton et jette-le devant Pharaon : qu'il devienne un gros serpent. " Moïse et Aaron se rendirent chez Pharaon et firent ainsi qu'avait commandé Yahvé ; Aaron jeta son bâton devant Pharaon et devant ses serviteurs : il devint un gros serpent. Pharaon aussi convoque les sages et les sorciers. Et les magiciens d'Egypte, eux aussi, en firent autant par leurs pratiques occultes. Ils jetèrent chacun leur bâton : les bâtons devinrent de gros serpents, mais le bâton d'Aaron engloutit leurs bâtons."
Les prêcheurs andins n'ont pas résisté à déployer cette preuve, la plus convaincante, bien qu'elle ne corresponde pas à la théologie catholique qui rend gloire aux pauvres de cœur et aux perdants :
131. Ma,wakaykichikkunachu nawpa pacha machuykichikkunakta yayaykichikkunakta wiraquchap makinmanta qispichirqanku, amachakurqanku ?
Voyez, vos huacas vous ont-ils protégé et sauvé vos ancêtres et vos pères de la main des Espagnols ? (Sermon 18)
Et à Tahiti ? Cet épisode, raconté par un missionnaire des premiers temps, a lieu cinq ans après l'arrivée des missionnaires protestants :
"En mars 1802, monsieur Nott, accompagné de monsieur Elder, effectua la première tournée missionnaire sur l'île de Tahiti. Ils furent en règle générale, bien reçus et traités comme des hôtes. (…)
Certains disaient qu'ils aimeraient prier le vrai Dieu, mais craignaient que les dieux de Tahiti ne les détruisent s'ils le faisaient (…) En rentrant chez eux, ils traversèrent le district d'Atehuru. Là, le roi Pomaré tenait conseil sur le grand marae (…) Les missionnaires virent une quantité de cochons sur l'autel et plusieurs corps humains sacrifiés.(…) Les missionnaires dirent à Pomaré que Jéhovah seul était Dieu ; qu'il n'acceptait pas de cochons en offrandes ; que Jésus Christ était le seul rachat pour les péchés ; et qu'ils offensaient Dieu en tuant les hommes. Le chef parut d'abord ne pas écouter ; mais finalement déclara qu'il suivrait leur religion. » (Cité par Ellis)
Après la conversion du roi Pomaré, il y a eu une sorte de guerre des dieux rappelant celle du dieu de Moïse et du dieu égyptien. En Polynésie il s'agissait du dieu 'Oro, seul capable de faire face à la toute puissance du dieu des chrétiens. Un manuscrit anonyme, rédigé par un tahitien en 1846 cinquante ans après l'arrivée des premiers missionnaires, et publié sous le titre Histoire et traditions de Huahine et Pora Pora, raconte la guerre de Fe'i Pi, qui donna raison - au sens où les armes peuvent donner raison - aux adorateurs de "Dieu," et perdit définitivement les idoles.
Furieux contre le roi Pomaré II, qui a abandonné le culte des idoles traditionnels, des Polynésiens se rebellèrent, soutenus par le guerrier 'Öpü-hara et des prêtres de l’ancienne religion. Le roi Pomaré organisa la riposte, et une véritable bataille eut lieu entre les adorateurs du dieu ‘Oro et ceux du dieu chrétien Jéovah. Pomaré gagna contre les adorateurs d’idoles. Après la bataille, qui fit beaucoup de morts du côté des adeptes de la religion ancestrale, les habitants des îles alentour adoptèrent Jéovah et laissèrent tomber ‘Oro et les autres idoles.
Comme le fait remarquer Bruno Saura dans son introduction à ce livre, l'auteur indigène tahitien emploie l'emprunt phonologiquement aménagé Itoro pour idole, preuve de l'intériorisation de la vision de la religion tahitienne par les missionnaires. Enfin, il rappelle que la christianisation ne fut pas forcée (c'est-à-dire que l'aspect autoritaire releva du choix des chefs tahitiens, et non des missionnaires), et que la conquête missionnaire ne fut pas une conquête militaire. Ce sont d’ailleurs les chefs polynésiens convertis qui réprimèrent sévèrement le mouvement mamaïa, autre rebellion ayant lieu dix ans après la guerre des idoles. Le mouvement mamaia fut une tentative de résistance à la christianisation de Tahiti. Il commença le jour où Teao déclara qu'il avait reçu une révélation de Dieu ("Il n'y a pas d'enfer. Pas de péché et pas de châtiment futur. Chaque homme peut faire ce qui lui plait, comme s'enivrer, commettre l"adultère, etc., et il n'y a pas de mal à faire toutes ces choses.")
La bestialisation des bêtes, l'humanisation de l'humain
Ce sermon prépare le quechua à recevoir le mot animal et à l'assimiler : l'être humain se distingue ontologiquement de tous les autres animaux.
12; runakunap animanchikkunaqa manam ukunchikkunawanchu wañunku llamakunahina.
Nos âmes à nous les êtres humains ne meurent pas comme notre intérieur (nos corps), comme c'est le cas pour les lamas (animaux).
30. Llapa runakunam ukupacha winay nakarikuypaq nisqa karqanchik huchanchikraykumanta, machunchikkunap Diosta mana yupaychasqan huchanraykumantawan.
Tous les êtres humains, nous étions condamnés à souffrir pour toujours en enfer à cause de nos fautes et à cause des fautes de nos ancêtres qui n'honoraient pas Dieu.
Les âmes des animaux meurent tandis que la nôtre ne meurt pas. Descartes (1596-1650), quelques décennies après ce sermon, acceptait une âme aux animaux, commune avec celle des humains, qui leur permettait de vivre, mais mourait avec leur corps. L’âme que les humains possédaient en plus était supérieure et immortelle. L'"âme fonctionnelle" des animaux servait d'"explication scientifique" au "mystère de la vie". Les animaux vivent, ils ont donc une âme, mais c'est une âme provisoire, jetable, contrairement à l'âme humaine. Mais si les autres animaux ne sont pas éternels, ils échappent ainsi à l'enfer. Par la supériorité comme par la punition l'humanité est extraite du monde animal, pour constituer l’espèce élue de Dieu.
Les descendants d'Adam et Eve, supérieurs et coupables
Il n'y a plus « des humains » plongés dans le monde, mais une humanité, qui englobe tous les êtres humains, et s’extrait du reste de la création. Cette façon de penser l'humanité comme un ensemble uni est une nouveauté de taille. Instaurer une humanité unique, indivisible et supérieure revient à ancrer deux fondements de la doctrine : l’établissement de la filiation commune de tous les hommes, quelle que soit leur origine ethnique ou leurs croyances, vis à vis de Dieu, et la diffusion en chacun du péché originel. Avec un seul Dieu, une seule humanité, et le péché originel généralisé, l’évangélisation est fondée idéologiquement.
L’individualisation du péché accompagne l’implémentation du monothéisme et d’une humanité unie et unique. Elle brouille les relations prééxistentes entre les gens pour établir la solitude de l’homme face à Dieu. Le seul péché collectif est le péché originel d’Adam et Eve. Depuis, il n’y a que des péchés individuels : l’humanité est un tout ou une myriade d’individus isolés. Il n’y a plus de sous groupe. Même lorsqu’on pèche à plusieurs, (adultère, crime collectif) la faute, et donc la réparation, sont considérées individuellement. Un adultère est vu comme deux fautes individuelles, non comme une faute collective. La gestion collective des relations entre les gens est brouillée, pour ne plus passer que par le truchement de Dieu. L’individualisation est le pilier de l’universalisme.
La vision anthropocentriste du monde pose que la seule valeur au monde est la conscience que seule l’espèce humaine possède. L’homme est la valeur de la création, et toutes les autres entités lui sont inférieures et destinées. La terre et les animaux sont à la disposition de l'humain.
81. Qam wakcha qisa runallaraqmi qullanan kanki.
Toi, bien que tu sois un indien pauvre et maltraité, tu as plus de valeur que le soleil.
82. Qamqa ari animayuqmi kanki, yuyayniyuqmi kanki, rimaytapas yachankim, Diostari rikunkin.
Car vous avez une âme, vous êtes intelligents, vous savez parler, et vous voyez Dieu.
105. Mayukunapas urqukunapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.
Les fleuves, les montagnes, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, tous les (êtres) vivants ont été faits par Dieu.
106. Tukuy ima haykakunapas runaraqmi aswan yupayqa aswan qulla(na)nqa.
De tous ces nombreux êtres, l'humain est celui qui vaut le plus, qui est le meilleur.
107. Kay llapanri runap siruiqinpaq rurasqa kamam.
Tous les autres sont faits pour servir l'homme.
(Noter que "sirui", servir, est un emprunt).
Refuser Dieu
Face à cette intense colonisation intellectuelle fut élaborée une réponse, adaptée à la pensée missionnaire et destinée à la contrer. Elle prit une même forme dans des endroits bien différents, à Tahiti, dans les Andes, et nous en avons relevé la trace dans le livre de Youri Rythkéou intitulé La Bible tchouktche.
Dans des Andes, certains Indiens, dans une tentative ultime d'échapper au christianisme, se prévalent d'une autre création, par d'autres dieux. Ainsi, ils n'auraient pas besoin d'adorer le Dieu chrétien ; ils seraient même contraints de rendre hommage au dieu qui les a créés, de la même façon que les personnes créées par le Dieu chrétien sont dans l'obligation de lui vouer un culte. Mais cette magie du polythéisme ne convainquit nullement les missionnaires chrétiens, pour lesquels "Dieu" est unique.
En Polynésie française, le chef du soulèvement de la guerre des adorateurs d’idoles contre les adorateurs de Jéovah, avait déclaré que, ne descendant pas du Dieu chrétien, mais de l’idole principale tahitienne (un dieu qui d’ailleurs, avant ce besoin de résistance, n’était pas créateur du monde et des hommes), il serait outrageant de sa part d’embrasser la nouvelle religion.
Enfin, Youri Rythkéou, dans son roman la Bible tchouktche, met en scène un chef de famille tchouktche, discutant avec des Tchouktches d’une autre tribu, convertis au christianisme orthodoxe. Il explique qu’en tant que descendant direct des baleines, il n’a rien à voir avec le dieu créateur des russes.
Ce discours de résistance intellectuelle est créé spécialement pour les missionnaires dans les cas tahitien, tandis que la réaction des Tchouktches, dans un contexte plus spontané, ne relève pas d’une création idéologique pour les besoins de la résistance, les Tchouktches croyant réellement à leur ascendance « baleinière ». De même les populations andines, polygénistes, descendaient d’ancêtres différents ayant établi la culture et les cultes de leurs descendants. Le point de discussion concerne un fait d’autant plus intéressant que l’unicité de l’humanité, et la communauté de destins qui en découle forment la justification de l’humanisme prôné de nos jours à l’échelle planétaire.
IV La traduction des droits de l’homme
Référence de l'ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, est traduite dans plus de trois cents langues. Les apports idéologiques et linguistiques des missionnaires repris pour les traductions quechua et tahitienne de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen concernent l'unicité de l'humanité ; sa valeur particulière en tant que telle ; et l'universalité de ces deux premiers points.
Ce n'est pas en tant qu'être vivant, ni en tant qu’être souffrant que l'homme est digne de respect, mais en tant que ressortissant de l'espèce supérieure : ce qui nous rassemble tous, c’est la primauté de l'humanité sur le reste. C'est l’appartenance à l'espèce humaine qui nous confère une dignité, et le devoir de se respecter soi-même et de respecter les autres humains. L'être humain est doué de conscience et de raison (article 1). C'était la raison pour laquelle les prêcheurs andins le plaçaient au dessus du soleil. On note cependant des différences entre l'humanisme chrétien et l'humanisme laïque : la notion d'âme disparaît. L'âme, support de l'humanisme chrétien, est remplacée par la dignité dans la déclaration des droits de l'homme. Car l’humain, dans le classement du monde, a pris la place suprême de Dieu.
Les exégètes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du citoyen, comme Jeanne Hersch, philosophe connue pour sa réflexion sur les droits de l'homme, cherchent à démontrer l'universalité des droits de l'homme, en extrayant dans chaque culture une envie basique et innée de bonheur humain. Cependant, quelle que soit la valeur de vérité de cette idée, ce n'est pas tant le désir, mais la façon dont il est formulé, qui ne peut parler à toutes les cultures, qui ne peut s'exprimer dans toutes les langues :
" Si on m'interroge sur 1'universalité du concept des droits de l'homme dans toutes les traditions, je dirai : non, ce concept n'a pas été universel. Mais de façon imagée, diffuse, profondément vécue, il y a eu chez tous les hommes, dans toutes les cultures, le besoin, l'attente, le sens de ces droits."
(…)
" Mais l'essentiel, c'est que partout on perçoit cette exigence fondamentale : quelque chose est dû à l'être humain parce qu'il est un être humain. Quelque chose : un respect, un égard ; quelque chose qui sauvegarde ses chances de faire de lui-même ce qu'il est capable de devenir ; une dignité qu'il revendique du seul fait qu'il vise un futur. Cette universalité me parait d'autant plus saisissante que l'extrême diversité des modes d'expression en garantit l'authenticité".
(…)
" Ainsi, on jugera que les droits de l'homme sont fondamentalement universels ou bien qu'ils n'appartiennent authentiquement qu'au seul Occident selon le niveau de langage pris en considération. Au niveau des théories explicites, des clauses juridiques, ou même de la description ethnologique objective, on sera sans doute amené à nier l'universalité des droits. Mais on ne pourra que s'émerveiller de trouver vivantes chez tous leurs racines existentielles, pour peu qu'on consente à "mimer" en profondeur ce que signifie pour chacun : vouloir être un homme, et en être empêché."
(Jeanne HERSCH, "Le concept des droits de l'homme est-il un concept universel ?", in revue Cadmos, cahier trimestriel de l'Institut d'études européennes de Genève et du centre européen de la culture, n°14, Genève, 1991).
Les missionnaires avaient voulu trouver l'existence d'un monothéisme universel, oublié momentanément par les cultures indigènes ; on cherche aujourd'hui les droits de l'homme archaïques et oubliés dans les cultures qui ne les ont pas crées. L'universalité semble être une nécessité morale dans la culture occidentale-scientifique.
La quête, non universelle, de l'universalité, s’accompagne d’une pirouette intellectuelle : en oeuvrant à la transformation d’une autre culture selon sa propre vision du Bien, on n'acculture pas, on "reculture", puisqu’on redonne à la culture une notion qui est à sa source – on la fait, en quelque sorte, accoucher d’elle-même. L’universalité de l’universalisme constitue le principal thème à diffuser.
La Déclaration implique, tout au long des articles, qu'on se situe dans un monde où les principaux apports idéologiques du christianisme ont cours (l'unicité de l'humanité, sa supériorité du fait de sa conscience et de sa raison sur le monde animal). Pourtant, les Déclaration quechua et tahitienne ne sont compréhensibles par un locuteur quechuaphone ou tahitianophone que dans la mesure où il connaît déjà les " christianicismes" de sa langue. Les traducteurs ont, malgré le temps écoulé, recouru au mêmes solutions linguistiques dans leur traduction. Ainsi, ce qui dans les sermons quechuas signifiait "semblable, prochain", runamasi, est repris dès l'article 1 de la Déclaration :
" Tukuy ima haykakta yallispa Diosta munanki, runa masiykiktari kikiykiktahina kuyanki".
Tu aimeras Dieu par dessus toutes choses et tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Sermon)
" Llapa runan kay pachapi paqarin qispisqa, "libre" ñisqa, allin kausaypi, chaninchasqa kausaypi kananpaq, yuyayniyoq, yachayniyoq runa kasqanman jina. Llapa runamasinwantaqmi wauqentin jina munanakunan. "
(Article 1 de la Déclaration)
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Le terme quechua "-masi" s'emploie toujours accolé à un mot. On n'a pas de "masi" tout court, comme, en français on a un ami ; le sens de "masi" s'approche donc plus de compagnon ou camarade. Ainsi llamk'aq masi signifie compagnon de travail. Yachaq masi, camarade de classe. Ainsi runamasi a été créé pour signifier "compagnon d'humanité", "co-humain". Mais en quechua on entend plutôt : camarade humain, ce qui constitue une sorte de redondance.
Dostoïevski, Hannah Arendt, des penseurs de tout horizon ont relevé l’étrange obsession à réduire les hommes à l’Homme, cette tentation de la pensée occidentale universaliste. L'une des réalisations de cette universalisation est la modification des langues du monde pour qu'elles puissent refléter l'humanisme.
Edith de Cornulier-Lucinière
(Merci à Katharina Flunch-Barrows pour la relecture et les blagues…)
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samedi, 25 avril 2009
Discours de Dortmund
Fragment
La rubrique Fragment offre des morceaux de textes classiques, connus ou inconnus, qu'il est heureux de relire.
LE DISCOURS DE DORTMUND
Les papiers
de Stresemann, vol. 1
La bataille de la Ruhr,
la conférence de Londres, 1923-1924,
Traduction de Henri BLOCH et Paul ROQUES, Paris, Plon, 1932
21 février 1923
« Si l’existence de l’Allemagne est nécessaire à l’Europe, si l’Europe est indispensable au monde, il faut qu’une autre atmosphère règne autour de nous »
Gustav Stresemann, 23 novembre 1923
Gustav Stresemann, député allemand, se rend à Dortmund, dans la Ruhr, le 21 février 1923 pour protester contre l’occupation par les Français de ponts dans la Ruhr et la publication d’une note franco-belge du 9 février interdisant la présence de ministres allemands dans le bassin de la Ruhr.
Gustav Stresemann voulait éviter à tout prix la montée en puissance des "communistes" et des "racistes" (nazis) en Allemagne.
Ce discours nous éclaire sur la façon dont les hommes du début du siècle vivaient les drames que nous connaissons de loin.
Pendant la guerre on lançait dans nos lignes des tracts, dans lesquels on expliquait à nos soldats qu’ils combattaient pour une cause injuste. Beaucoup l’ont cru. Ils ajoutèrent foi à ce mensonge, que nos ennemis ne combattaient pas contre le peuple allemand, mais pour la démocratie, qui nous délivrerait d’une tyrannie insupportable ; ils ajoutèrent foi à l’assurance que, lorsque nous aurions changé la forme de notre gouvernement, l’ennemi nous tendrait la main et que, comme disait Wilson, il n’y aurait plus ni vainqueur ni vaincu. Les ennemis nous promettaient le droit de disposer de nous-mêmes, et une décision équitable au sujet de nos colonies ; ils affirmaient que pour le monde entier le militarisme allemand était un cauchemar, qu’une ère nouvelle de la civilisation allait commencer. Ces paroles, des milliers d’Allemands les entendirent et les crurent. Au retour de nos troupes on a pu même lire dans une ville l’inscription suivante : « Soyez les bienvenus, vaillants soldats, Dieu et Wilson se chargeront du reste. »
Or, qu’est-il advenu ? Le monde est-il délivré du cauchemar du militarisme, maintenant qu’il n’y a plus d’armée allemande ? A-t-on désarmé, lorsque l’Allemagne eut livré ses armes ? Beaucoup de gens ont déclaré qu’il n’était pas moral de construire des sous-marins pour couler des vaisseaux ennemis. Mais les autres nations ne construisent-elles pas des sous-marins, après nous les avoir interdits ? Ne se vantent-elles pas d’augmenter leur flotte aérienne et de fabriquer des explosifs dont l’effet ne peut être surpassé ? Et tout cela ne se fabrique certes pas pour le progrès de l’humanité. Tout ce que nos adversaires nous ont reproché et qu’ils disaient dirigé contre l’humanité, ils s’en servent maintenant. Tout ce qu’ils nous ont conté n’était que mensonge ; nous avons été fous de ne pas nous boucher les oreilles avec de la cire, d’avoir écouté ce chant de sirènes et d’avoir déposé les armes avant conclusion de la paix. Celui qui n’en veut ni à notre droit, ni à notre liberté, n’a pas à craindre l’Allemagne ni maintenant, ni dans l’avenir. Les puissances signataires du traité de Versailles, qui nous ont poussés à déposer les armes, sont par conséquent moralement responsables de la situation actuelle de l’Allemagne. (…)
Gustav STRESEMANN
Suite à ce discours, Gustav Stresemann est contraint de FUIR la Ruhr avec un faux passeport...
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samedi, 18 avril 2009
Cas de consciences & conscience des cas
Avortement, euthanasie, vie animale
Edith de Cornulier Lucinière
Les bases minimales universelles existent-elles ?
Comment se mettre d’accord sur ces thèmes insolubles que sont l’euthanasie (ou suicide assisté), l’avortement, et la question du respect de la vie animale ? La visite d’autres sociétés du monde ne nous aide nullement : certaines sont vastement infanticides ou pratiquent des sacrifices humains. D’autres refusent tout crime animal ou humain.
Souvent, ce ne sont pas les mêmes personnes qui défendent le droit à l’euthanasie, à l’avortement et à la consommation animale. C'est-à-dire que ce ne sont pas les mêmes personnes qui défendent les fœtus, les animaux et qui interdisent l’aide à la mort. Il n’y a donc pas de gens qui défendent la vie à tout prix, mais plutôt des gens en désaccord sur les frontières de la vie, de la mort et de la valeur des êtres.
Leur point commun est qu’ils disent défendre la vie tandis que les arguments d’en face font appel à la santé, à la liberté, ou à la tradition.
La mésentente autour de ces sujets est irréparable, parce qu’ils touchent à des choix intérieurs éthiques qui ne peuvent être prouvés universellement, par la science, par le sentiment ou par le droit. Le respect de la vie est toujours la valeur inaliénable invoquée. Mais où la vie commence-t-elle ? Quand est-elle sensible ?
Mon but n’est pas de répondre à ces questions abyssales, mais de les formuler. Juxtaposées, il me semble que les urgences et les libertés qu’elles engagent prennent sens.
Être au monde et être possédé
l’animal humain et les autres animaux
Comme dans le jaïnisme – une religion indoue -, pour un certain nombre de gens, être auteur de la mort d’un être quelconque est bien plus grave que n’importe quoi. Or, ni la science, pas plus que les religions ou le droit, ne peut mesurer la valeur inaliénable d’un individu, et affirmer la supériorité ou l’égalité des humains avec les autres animaux.
Les non spécistes étendent la question du respect de tout individu humain et prônent un humanisme élargi aux autres animaux. Pourquoi la valeur inaliénable de la vie serait-elle spécifiquement humaine ?
La possession de l’autre, c’est la dépossession forcée de lui-même. Les animaux s’appartiennent-ils à eux-mêmes ou nous appartiennent-ils ?
Avortement : Frontières et entremêlements des corps
Où commence mon corps ? Ou commence et finit celui de l’autre (de l’homme qui a fécondé, de l’enfant embryon) ?
Le corps a-t-il des limites externes ? Dans ce cas le père n’a aucun droit sur l’embryon, qui n’appartient pas à son propre corps, bien que d’une certaine façon il en soit un « prolongement ».
Le corps a-t-il des limites internes ? Dans ce cas, la mère n’a aucun droit sur le bébé qu’elle porte, et, même si elle ne le désire pas, doit cohabiter avec lui comme nous le faisons entre humains, malgré nos aversions.
Le respect du « corps élargi » du père, qui lui donnerait un droit sur le fœtus, s’oppose au respect du corps de la mère. En protégeant le choix du père on met la femme à sa merci. Mais en protégeant celui de la femme, elle devient toute puissante sur la question de l’enfant à naître.
Outre le problème du droit du (futur) père, s’opposent le droit à la vie du fœtus et le droit à disposer de son propre corps de la femme. Surgit alors une question de santé publique et de responsabilité collective : pourquoi la femme subirait-elle seule les conséquences biologiques de comportements sociétaux répandus (manque d’éducation sexuelle, domination masculine, viol) ? Dans quelle mesure une urgence de vie (le fœtus) peut prévaloir sur une urgence de liberté (la liberté de la femme) ? La vie sans la liberté n’est-elle pas une vie mutilée ?
Euthanasie : droit à la mort
Possédé-je mon corps ? Mes intentions de vie et de mort doivent-elles être prises en compte au nom de ma liberté ?
Dans quelle mesure l’Etat, la société peuvent prendre des décisions concernant mon corps ? Peuvent-ils empêcher la vie (animaux, fœtus) ou la mort (euthanasie) ?
Les pratiques sexuelles à risque (SM) posent le problème du droit à disposer de son propre corps au nom de notre liberté.
L’euthanasie pose cette même question, au nom cette fois de notre souffrance.
La question de l’euthanasie est moins épineuse, car la victime et le bénéficiaire sont la même personne.
Le crime est-il sacré ?
Peut-on respecter et tuer ou doit-on toujours protéger
ce qu’on respecte ? Les bisons chassés et les humains sacrifiés, chez les nord-amérindiens, étaient tout aussi respectés que ceux qu’on ne tuait pas. On peut alors tuer
un être en grande souffrance, ou ôter la vie à un fœtus,
en sachant que l’on commet un crime avec respect, par ce qu’on agit au nom d’autres valeurs que le respect de la vie.
Mais la porte du crime est dès lors ouverte.
Débattre et se battre
Est-on condamné à rester sans réponse, et à débattre ?
Dans ce cas, le salut réside dans les conditions du débat : accepter de débattre, même si nos valeurs sont mises à mal. Et débattre, se battre pour ses idées, en essayant au mieux de comprendre et de respecter celles des autres.
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lundi, 29 décembre 2008
Hommage à Jean Monnet
AlmaSoror de temps en temps offre un hommage à nos étoiles des temps proches et lointains, veut saluer des êtres dont le souffle, la vision, la parole nous aident à vivre et à penser.
JEAN MONNET
1888-1979par Agnès de Cornulier
« Il y a deux sortes d’Hommes : ceux qui veulent être quelqu’un et ceux qui veulent faire quelque chose »
Dwight Morrow
Le 25 mars 2007 l'Europe célèbre le cinquantième anniversaire du Traité de Rome, qui fonda la Communauté européenne. Jean Monnet en fut l'un des négociateurs.
Jean Monnet est à le contraire d'un idéaliste : ce négociant en cognac et l'un des pères de l'Europe a, toute sa vie, oeuvré en faveur de la paix avec pragmatisme.
Il n'est pas connu car il n'est pas un idéologue et ne s'est jamais mis en avant. Cependant il fut l'artisan de la coopération entre la France et l'Angleterre des deux guerres mondiales.
Il fut aussi à l'origine de l'entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés des alliés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il donnait les idées et coordonnait dans l'ombre.
L'Europe représentait pour lui le moyen d'instaurer une paix durable et prospère : L'objectif semblait inatteignable aux yeux de ses contemporains, qui voyaient deux fois par siècle l'Europe se déchirer.
1888 : Jean Monnet naît à Cognac le 9 novembre, dans une famille de négociants en Cognac
1904 : Jean Monnet a 16 ans, il arrête ses études et est envoyé à Londres par son père avec le conseil suivant : « N'emporte pas de livres. Personne ne peut réfléchir pour toi. Regarde par la fenêtre, parle aux gens. Prête attention à celui qui est à côté de toi »
"Je ne suis pas optimiste, je suis déterminé »
1919 : Lors de la création de la Société des Nations (ancêtre de l'ONU), Jean Monnet en devient le secrétaire général adjoint. C'est la première union des nations visant à régler pacifiquement les différends. En 1923 il démissionne de cette organisation internationale pour reprendre l'entreprise familiale en difficulté.
« Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes »
1940 : Le premier ministre britannique Churchill l'envoie aux États-unis pour y négocier des achats de matériel militaire.
1950 : En avril, Jean Monnet conçoit le projet du pool du charbon et de l’acier entre l’Allemagne et la France et participe à la rédaction de la « déclaration Schuman » du 9 mai (le 9 mai est devenu le jour de la fête de l'Europe).
« Mieux vaut se disputer autour d’une table que sur un champ de bataille.»
1951 : Six États – l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas – signent le traité créant la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA).
« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »
1975 : Après avoir travaillé pendant près de vingt ans à l’approfondissement et l’élargissement de la Communauté économique européenne, Jean Monnet se retire dans sa maison d’Houjarray, dans les Yvelines, où il écrit ses mémoires.
1979 : Il meurt le 16 mars 1979.
« Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »
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mardi, 09 décembre 2008
1007-2007 : la fortune d'un mot
2007 : Le Bourgeois fête ses mille ans cette année.
Par Sara
La première fois qu'il est nommé, c'est en l'an 1007 : une Charte émanant du Comte d'Anjou, Foulques Nerra, établit un "bourg franc" auprès de l'Abbaye de Beaulieu près de Loches. Ses habitants sont affranchis de toute servitude ou impôt. Mais la Charte énonce une menace à l'encontre de ses habitants ; "Si les bourgeois s'attaquent aux moines ou à leurs serviteurs et s'emparent de leurs biens, ils paieront une amende de soixante livres." C'est la première fois que le bourgeois fait irruption dans un texte, souligne Régine Pernoud, et c'est justement pour prendre des garanties contre lui.
Dès sa naissance, on le craint. Non seulement le bourgeois s’est attaqué aux moines et aux abbayes mais aussi aux seigneurs dans leurs châteaux et au menu peuple à qui il a toujours menti. Toute cette société du Haut Moyen Âge était ébranlée deux cents ans après. Huit cents ans après, il n'en restait plus rien. Le bourgeois avait fait sa révolution, l'avait gagné et tout le monde était au pas. Sa naissance, il la devait à une société close dans laquelle, fils perdu, il n'avait pas sa place : il s'est inventé en essayant de survivre grâce au commerce. Il a admirablement réussi.
Aujourd'hui, il est innombrable. Il est propriétaire, son épargne est bien placée ; il est gros ou petit-bourgeois qu'importe. Il a une particularité : on ne le rencontre jamais. Il est quasi impossible d'en rencontrer un. Omniprésent, il n'est nulle part.
Pourtant, l'ouvrier, lui-même, s'est embourgeoisé ; le fonctionnaire l'est. Le fond du bourgeoisisme, c'est la propriété, c'est l'usus et l'abusus, le droit d'user et d'abuser de son bien - contre la coutume du haut moyen âge - tiré du droit romain et consacré par le code Napoléon. Qu'on dresse la liste de ceux qui ne sont propriétaires de rien, ni de leurs champs, ni de leur toit, ceux qui n'ont ni voiture, ni sicav… On trouvera des imprévoyants, des SDF, des mères de familles chargées d'âmes trop nombreuses.
Le bourgeois est l'objet de toutes les envies, de tous les désirs, il est le modèle et en même temps le repoussoir, l'objet de la risée de tous et surtout de ses fils. Molière l'a ridiculisé, Baudelaire le détestait, Sartre l'abominait, les soixante-huitards l'exécraient.
Sa fortune tient en peu de mots : le bourgeois, cela n'est jamais soi-même, c'est l'autre.
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