mardi, 23 octobre 2018
...cette égalité remarquable constitue les vers
N'êtes-vous pas sensible comme moi, à l'acharnement amusé avec lequel Benoît de Cornulier harcèle la syllabe, surtout lorsqu'elle est piégée dans un vers ?
Voici un extrait - le début - de sa thèse d'Etat, soutenue le 29 juin 1979 à Aix-en-Provence.
Mieux vaut avoir jeté un œil (qu'on peut reprendre ensuite, bien sûr, inutile de laisser les vers pourrir votre œil) sur les Djinns de Victor Hugo, beau poème que du reste certains mirent en musique, tels Gabriel Fauré, César Franck ou Louis Vierne.
« N’êtes-vous pas sensible comme moi, si vous avez lu attentivement ce poème d'août 1828, aux ravages que lui a fait subir l'usure du temps ? Victor Hugo avait primitivement écrit une série de strophes en vers de longueur croissante, puis décroissante, croyant rendre par cette bizarre onomatopée l'approche et l'éloignement des Djinns. Mais à l'intérieur de chaque strophe, les vers devaient être de longueur égale : c'étaient des 2-syllabes, puis des 3-syllabes, des 4-syllabes, des 5-syllabes, des 6-syllabes, des 7-syllabes, des 8-syllabes ; pas de 9-syllabes ; puis des 10-syllabes (malheureusement divisés en hémistiches de 4 et 6 syllabes!), puis retour des 8-syllabes jusqu’aux 2-syllabes. Or dans la présente édition des « Djinns boiteux », certes l'onomatopée (enfin, la tentative d’onomatopée) a été perfectionnée : ce sont des strophes de vers de 2 à 9 syllabes (les 9-syllabes n’étant pas divisibles en hémistiches à la manière des 10- syllabes primitifs) ; mais, et c’est le défaut de cette édition, dans chaque strophe, l'un des quatre derniers vers, trop long ou trop court d’une syllabe, rompt l’égalité de nombre syllabique.
J'ai fait lire ou entendre ce texte à plusieurs dizaines de personnes (à certaines, plusieurs fois), représentant des niveaux de culture très différents. Quelques-unes de ces personnes ont écrit sur la musique ou la poésie, d’autres ont elles-mêmes écrit des vers d’allure traditionnelle. Tout le monde a instinctivement repéré, comme évident, le vers inégal dans les strophes de vers de 2 syllabes. Personne n’a instinctivement, du premier coup et avec certitude, distingué le vers inégal dans les deux strophes de vers de 9 syllabes. Plusieurs personnes ont reconnu tous les vers inégaux jusqu’aux strophes de vers de 8 syllabes inclues, voire dans l’une ou l’autre des strophes de vers de 9 syllabes. Il se serait donc très bien pu que quelqu'un fasse un score parfait sur cet exercice de détection du vers « faux » (comme on dit) ; mais alors j’aurais fabriqué d’autres strophes de vers de 9 syllabes avec un vers faux, et on aurait vu. Je doute qu’il existe un seul français qui puisse reconnaître à coup sûr des vers faux dans toutes les strophes de vers 9-syllabiques imaginables ; au contraire, sans doute, les personnes les plus douées dans cet exercice idiot commencent à se sentir mal à l'aise, à hésiter, à perdre pied, dès qu'on leur a montré trois ou quatre 9-syllabes qui n’ont pas la même allure rythmique. Quant aux vers de 10 syllabes, c’est pire. Cette expérience naïve s’interprète grossièrement ainsi :
- Limite de la capacité métrique en français : En français, la reconnaissance instinctive et sûre de l’égalité en nombre syllabique de segments voisins rythmiquement quelconques est limitée, selon les gens, à 8 syllabes, ou moins.
Une expression familière aux lecteurs de poésie classique qui butent sur un "vers faux" est : « Mais ce n'est pas un vers, c’est de la prose ! » : un « vers faux » n’est pas vraiment un vers. Il suffit de changer d'une seule syllabe le nombre d’un vers d'une strophe des "Djinns" pour en faire de la prose, mais si on retire le vers faux de sa strophe originelle pour l'insérer dans une strophe de vers de même nombre que lui, il redevient vers.
Un vers des Djinns n’est donc pas un vers en soi, et un vers faux des Djinns boiteux n’est pas de la prose en soi. Il n'existe dans les Djinns (de 2 à 8 syllabes) que des familles de suites de syllabes (suites successives) dont l’égalité mutuelle est remarquable ; cette égalité remarquable constitue les vers en tant que suites équivalentes ; on appelle mesure la propriété commune (avoir tant de syllabes) qui définit l’équivalence dans une famille de suites de syllabes, « vers ». Le choc - ou le charme - du vers faux naît quand l’équivalence à laquelle on s'était habitué, qu'on attendait comme régulière, échappe tout à coup dans une suite de syllabes qui devrait continuer l’équivalence, mais la rompt. »
La suite se lit agréablement par ici, sur ce pédéhaif. On peut parcourir d'autres articles du même auteur en se baladant sur cette page.
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vendredi, 10 juin 2016
La conscience de Victor Hugo sur la plage des Sables
Merci à Lau qui improvisa ce film ce matin et à monsieur P.......y, instituteur de CM2 à l'école publique de la rue Littré, de nous avoir fait apprendre ce poème par cœur.
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samedi, 26 avril 2014
Désintoxication & revigoration
Nous dînions, nous conversions, j'avais cuisiné une salade de légumes et une ratatouille de fruits ; certains buvaient de l'OVNI, d'autres de la troussepinette, d'autres encore du jus d'ananas, et je ne sais pourquoi nous tombâmes les conventions pour parler de cœurs à cœurs, ce soir là. Je dis ce soir là mais il ne tombait pas, le soir, c'était un jours d'été, il y a quelques années, et j'étais époustouflée par le chant des cigales, moi qui ne connaissais que celui des grillons. Depuis, j'ai entendu de nouveaux chants d'insectes et j'ai appris à ne plus préférer celui des cigales à celui des grillons.
La question qui nous occupa fut de chercher à identifier les sentiments qui pourrissaient nos vies. D'aucuns parlaient de l'envie, d'autres de la honte, d'autres encore de la haine de soi et elle, que j'avais détestée sans raison les jours précédents, avoua sa perpétuelle terreur du silence et de l’inaction. Je disais alors aux convives, moi, je suis dépitée. C'était un mot que je découvrais dans ma propre bouche et qui me paraissait définir la tonalité de ma vie quotidienne.
Depuis, j'ai éprouvé de nouveaux mots et j'ai appris à mieux nommer ceux qui conviennent aux attitudes de mon âme. J'ai identifié les trois sentiments qui me rendent malheureuse et pèsent sur mon moral et ma vie de tous les jours. Je les suppute responsables de 80% de mon malheur (statisticiens, admirez ma science intuitive). Il s'agit, en premier lieu, de l'insatisfaction chronique ; en second lieu de la comparaison avec les autres ; en troisième lieu du découragement. J'aurais pu citer le sentiment de culpabilité, mon plus vieux compagnon, ou encore l'inquiétude constante, ma meilleure ennemie, ou bien encore le sentiment de l'horreur face aux misères du monde ressassées par mon mental, mais cette triade évoque des états qui sont à la fois plus profonds et plus féconds – c'est à dire plus difficile à extraire ou éliminer, et moins polluants, moins vains. Restons en donc aux trois érinyes de ma vie quotidienne.
L'insatisfaction m'attaque aux moments où rien de grave n'a lieu. Dès lors, privée de tout drame, mon cœur s'attache à trouver tout ce qui manque dans ma vie, tout ce qui pourrait pourrir la tranquillité de l'instant présent. La comparaison (sociale, surtout) ne reste jamais en reste. Elle débarque à ce moment pour appuyer l'insatisfaction, lui donner la réplique. Est-ce à ce moment que survient le découragement ? Quelquefois, oui. Pas toujours. Il lui arrive de venir en catimini s'installer quelque part au creux de moi, et grandir, grossir jusqu'à organiser un abattement total de l'être. Plus rien n'a de sens, l'espoir disparaît de mon champ de vision. Le passé se teinte de noir et l'avenir se charge du pire. « Malheureux ! S'écriait Mercedes. si je croyais que Dieu m'eût donné le libre arbitre, que me resterait-il donc pour me sauver du désespoir ! » C'est à ce moment là que je commence à croire mon libre-arbitre : pour me juger coupable, et me condamner à perpétuité.
Ce soir là, qui n'était pas un soir, mais un jour qui ne finissait pas, avait éclos un cheminement qui se poursuivit longtemps après, qui se poursuit toujours. Nous mangions, buvions, causions et partagions nos expériences intérieures douloureuses, nos espérances parfois vives, parfois faibles, instances de vérité qui faisaient effraction comme des cambrioleuses au milieu d'une mondanité, fées venues d'un monde fantastique apporter une touche d'irréel à ce paysage de Provence, et le rendre inoubliable à jamais pour chacun d'entre nous (du moins je le crois). Mais nous ne percevions pas de possibilité d'inverser le décor de nos mondes intérieurs. Ce n'est que bien après que j'eus l'idée de traquer sans relâche ces trois funestes sentiments et de les remplacer par trois attitudes, de gré ou de force. Je ne demande pas la permission à mon cœur. Je lui impose de se laisser expurger de l'insatisfaction, de la comparaison et du découragement, de se laisser remplir par trois attitudes qui les chassent, remplacent, les rend caduques. À l'insatisfaction je substitue la quête spirituelle, et chaque manque matériel, affectif, moral, je le transforme en quête de son équivalent immatériel, universel, spirituel. À l'insatisfaction matérielle je substitue la faim spirituelle, car « l'âme, à la différence du corps, se nourrit de sa faim » (Gustave Thibon). À l'insatisfaction affective je substitue l'amour de Dieu (ce puits sans fonds, cette inexistence qui emplit tout ce qui est vide!) et le don de soi, sans rien attendre. Et à l'insatisfaction psychologique et morale, je substitue la prière, cette action invisible, intangible et immobile. « La prière s'adresse à la magnanimité des ténèbres : la prière regarde le mystère avec les yeux même de l'Ombre, et, devant la fixité puissante de ce regard suppliant, on sent un désarmement possible de l'inconnu » (Victor Hugo).
Face à la comparaison, moins de hauteur, plus de technique. Moins de renoncements, plus de mise en mouvement. Pour conjurer la comparaison avec les autres, celle qui m'enrage, je pratique le développement personnel. Tout ce qui me paraît inférieur chez moi, en moi, dans ma vie, je l'inscris sur une feuille de route, et développe des plans quinquennaux pour y remédier. Domaine par domaine, j'aligne les actions à prendre, les formations à suivre, les améliorations à apporter à petites touches à ma vie. Aucune comparaison avec autrui ne doit passer sans que je l'analyse, que j'en décrypte ce qui me fait défaut et que je mette en branle un chemin vers le progrès.
Quant au découragement, ce grand drapeau noir planté en mat dans mon cerveau, il n'est pas beaucoup de moyen de le vaincre. Face à la désespérance, je me souviens d'Ibn Séoud adolescent dans le désert. Son père, le clan abandonnait l'espoir. La famille d'Arabie rendait l'âme et renonçait à tout. Il était ridicule et inepte de croire à quoi que ce soit d'autres qu'à l'extinction de toute espérance. Alors Ibn Séoud se mettait en prière pour attendre la délivrance ou la mort, et à l'aube, les cavaliers venaient porteurs du drapeau blanc flottant à la lumière.
Jour après jour, sans relâche, exterminer les trois Érinyes et installer à la place, la quête spirituelle, le développement personnel et l'attente du jour envers et contre tout. Alors plus rien ne me fait peur, ni la mort, ni l'échec, ni l'usure, car ils n'existent plus dans ma vie.
A lire sur AlmaSoror :
Souffle et drogues autogénérées : le psychédélisme au naturel
Schubert vu par Halbreich sur une pochette de vinyle
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vendredi, 14 mars 2014
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Mère du droit de propriété "usus et abusus" et du contrat de salariat inspiré du louage d'esclave de la Rome antique, la Révolution française fut la meilleure amie des capitalistes du XIX°siècle.
Victor Hugo chanta leur geste infâme :
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules.
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : «Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !»
Victor Hugo, extrait de Mélancholia - 1838
Le poème au complet peut se lire par ici.
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mercredi, 30 octobre 2013
Une enfance littéraire française : Invitation au voyage II
Gustave Doré - gravure pour Le petit poucet.
Voici la deuxième partie de la synthèse de la conférence, intitulée Une enfance littéraire française, que je donne aux étudiants du Cours de Civilisation Française de la Sorbonne.
La première partie, qui aborde le Moyen-Âge, le Grand Siècle et le Siècle des Lumières, est lisible à cet endroit.
J'avais déjà, sur AlmaSoror, donné l'essence de celle de mes conférences intitulée L'enfance, la civilisation et le monde sauvage.
Quant au blog de mon cours, encore en construction, il se consulte à cette adresse...
Le XIX°siècle
Gravroche : l'enfance fait une entrée fracassante en littérature.
Au XIXème siècle, l'enfance entre en littérature par deux portes à la fois. Par la première, les personnages d'enfants surgissent dans les romans ; par la seconde, des écrivains s’attellent à confectionner des romans spécialement pour les enfants.
Victor Hugo, dans son roman Les Misérables, créée les personnages enfantins de Gavroche et Cosette. C'est en découvrant le tableau de son contemporain, le peintre Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, qu'il est absorbé par la figure du garçon révolté ; il médite ce personnage, qui deviendra Gavroche. On peut donc voir aujourd'hui, au Musée du Louvre, l'enfant peint qui inspira le premier héros enfantin de la littérature « adulte » française.
Gavroche, jeune révolutionnaire, participe aux fameuses barricades qui égrènent le XIX°siècle, jusqu'à l'écrasement total de la Commune de Paris. Celle, précisément, à laquelle il participe, a lieu en 1832. Gavroche, âgé de 12 ans, représente la fleur de Paris : son gamin des rues, fils de la ville et du peuple, gouailleur, courageux, parfois menteur et voleur, qui possède plus d'honneur que les rois et moins de biens que les gueux.
« Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l'oiseau s'appelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin.» Ce gamin peint par l'immense fresquiste littéraire du XIX°siècle,Gavroche, a pris son indépendance : il est sorti du roman de Victor Hugo pour devenir un personnage de la mythologie populaire.
La mort héroïque de l'enfant Gavroche est l'un des passages les plus célèbres de la littérature universelle. Il a douze ans ; on est en 1832. A l’emplacement actuel de la rue Rambuteau, l'armée et le peuple de Paris s'affrontent autour d'une barricade. Il n'y a plus de balles dans le clan des insurgés. Qu'à cela ne tienne ! Le polisson Gavroche brave les balles des militaires pour aller ramasser les balles perdus qui traînent sur les pavés. En chantant.
Et sa chanson a fait le tour du monde, elle est chantée aujourd'hui par les chorales des écoles, elle rappelle le bon vieux temps où Voltaire et Rousseau se disputaient, l'un préférant la liberté, l'autre l'égalité, l'un vantant la culture, l'autre la nature.
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à...
Gavroche ne finit pas la chanson, en dépit d'efforts démesurés pour donner une dernière fois de la voix. En effet, une balle vient de l'atteindre en plein cœur. Il dit adieu à la vie, et entre dans la mythologie populaire où il restera vénéré pour toujours comme un petit dieu facétieux et vivificateur.
Naissance des romans pour enfants : la comtesse de Ségur
En même temps que les enfants font irruption dans la littérature, naissent les premiers romans composés exprès pour eux.
La comtesse de Ségur connaît un grand succès, lorsqu'elle publie les livres qu'elle s'est mise à écrire pour les enfants de ses enfants. La grand-mère de Camille, Madeleine, Jacques, et tous les personnages présents dans ses romans, devient la grand-mère symbolique de milliers, de millions de petits lecteurs français. Elle est rapidement imitée, notamment par d'autres femmes, mais aucune n'atteint sa gloire et surtout, sa longévité. Peut-être est-ce dû au paradoxe de cette femme, qui parvient à être à la fois éminemment moraliste et totalement déjantée. Ainsi, elle ne manque pas de répéter, livre après livre, les poncifs moraux de l'époque, mais, pour les illustrer, elle se plonge avec délice dans la description d'enfants pas sages : nous suivons leurs états d'âme funestes, leurs bêtises inqualifiables, avec une gourmandise insatiable. La comtesse de Ségur nous entraîne sur la route du péché en faisant semblant de prôner le bien. De ce paradoxe, elle tire son universalité. Car, à lire les ouvrages de ses imitatrices, chapelet de contes dans lesquels le noir est très noir et le blanc, très blanc, on ne peut que s'ennuyer ; ce qui charmait l'air du temps laisse de marbre nos cœurs post-chrétiens, nos âmes mortelles, nos esprits citoyens égalitaristes, nos corps que nous faisons durer le plus longtemps possible.
Mais si nous plongeons dans les romans de la comtesse de Ségur, derrière la façade de ses leçons de morale, nous glissons dans la pratique fascinante et très profonde des 7 péchés capitaux. La violence, le trouble, l'hypocrisie, la déception et la tendresse, la mortification et les grands espoirs, y sont peints avec beaucoup d'amour, de tolérance et de vérité. La comtesse de Ségur est une grande psychanalyste, une alchimiste, une anarchiste déguisée en grand-mère conservatrice.
Elle est tellement intense que les éditeurs d'aujourd'hui ne manquent pas de la censurer. Ainsi, les éditions de La Martinière ont cru bon, dans l'édition de 2011, passer à la trappe les chapitres de Pauvre Blaise traitant de sa première communion.
Car, pour nos anciens moralistes, ce qui n'était pas très catholique allait au diable... Mais pour les nouveaux, ce qui est catholique est voué aux gémonies. Censure, censure, nous te modifions, nous t'inversons, nous te renversons, nous faisons semblant de te détester, mais qui peut se passer de toi ? Ni les blancs, ni les bleus, ni les rouges ; aucun monarchiste, aucun républicain, aucun communiste n'échappe à la tentation que tu leur tends, de reconfigurer le monde en fonction de nos esprits trop petits pour être honnêtes.
Née dans une famille de la haute aristocratie russe (c'est son père, le comte Rostopchine, que l'on soupçonne d'avoir incendié Moscou, pour que la mère des villes de la sainte Russie ne tombe pas entre les gros bras du parvenu Napoléon), élevée par une mère aux passions sadomasochistes bizarres, elle est devenue française (et catholique romaine) en épousant Eugène de Ségur, qu'elle n'aima point (« Si j'avais su à quel point vous aviez les yeux jaunes, Eugène, jamais je ne vous aurais épousé »). Mais elle aima les enfants qu'il lui donna, et encore les petits-enfants que ceux-ci lui donnèrent, et qui firent d'elle une des plus grandes écrivains françaises et la pionnière de la littérature enfantine.
C'est un peu triste, d'ailleurs, l'histoire des fameuses petites filles, Camille et Madeleine, héroïnes du roman Les petites filles modèles. Car ces jeunes filles sages comme des images, devenues grandes, connurent l'amertume de la vraie vie. Camille épousa un gougnafier, un sale mec, vraiment, qui dépensa son fric (pour lequel il l'avait trompée et épousée), la violait, baisait avec des femmes devant elle, et elle mourut rapidement d'humiliation et de chagrin. Elle laissait un pauvre garçon, Paul, de santé fragile et très malheureux, qui mourut à la fin de l'adolescence. Quant à Madeleine, effarée par l'histoire de sa sœur, elle demeura célibataire. Les deux sœurs, aujourd'hui, sont enterrées côte à côte, pleurant ensemble, peut-être, la mort de l'enfance, la déception de grandir et la folie des éducations qui rendent bébête - et vulnérable.
On doit à la comtesse de Ségur la première autobiographie écrite en français par un animal : les Mémoires d'un âne, dans laquelle Cadichon expose aux humains (et aux autres ânes, peut-être), les grandeurs et les misères de sa condition. Ce célèbre âne-écrivain possède aujourd'hui sa rue, à Aube, village proche du château normand où la comtesse écrivait ; sur la place de la mairie, il a en outre une statue, qui le représente portant l'une des petites filles modèles sur son joli dos.
La comtesse a rendu hommage à sa patrie russe, dans deux beaux ouvrages, L'auberge de l'ange gardien et Le général Dourakine. Un hommage aussi mitigé et paradoxal que tous les messages qu'elle tenta de faire passer.
Sans famille : chef d’œuvre romanesque
Mais le premier écrivain qui use du code romanesque de la littérature générale pour composer une œuvre enfantine peine de grâce et de rebondissements, dans un style littéraire qui n'a rien à envier aux romans que l'époque donne aux grandes personnes, c'est Hector Malot.
Père d'une petite fille nommée Lucille, à laquelle il dédie son chef d’œuvre, Malot créée, avec Sans famille, une œuvre romanesque à la fois ancrée dans son époque et capable de défier le temps.
Ce roman, très littéraire, raconte l'histoire d'un enfant trouvé, Rémi. Rémi est vendu à un musicien ambulant italien, nommé Vitalis. Ils parcourent les routes de France avec leurs animaux, en faisant des spectacles dans les villages ; après de nombreuses péripéties, Rémi finit par retrouver sa vraie famille.
Paru en 1878, ce roman, lu par des générations de francophones, fit l'objet d'une adaptation par le cinéaste de dessin animé Osamu Dezaki, sous la forme d'une série pour la télévision, dans les années 1977-78, soit cent ans après sa publication.
Entrez dans ce roman et vous n'en sortirez pas avant d'avoir laissé chaque phrase adoucir votre cœur :
Je suis un enfant trouvé.
Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.
Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air, et quelques paroles.
Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.
Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.
Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.
Gustave Doré, l'illustrateur
Parallèlement à cette double apparition de l'enfance dans les romans pour grandes personnes, et des livres pour enfants dans les librairies, le XIX°siècle voit la naissance de l'illustration à destination de la jeunesse.
Ici, il faut saluer le suprême artiste que fut Gustave Doré.
Né à Strasbourg en 1832 et mort à Paris, rue Saint-Dominique, il était graveur. Son père polyechnicien, brillant ingénieur, voulait qu'il fasse des hautes études, mais sa mère admirait ses beaux dessins d'enfant.
En effet, à 5 ans il dessine tout ce qui se passe autour de lui et dès l'âge de 8 ans il compose ses premières histoires dessinées, ce qui est très original pour son époque où les livres illustrés sont rares.
Il étudie la gravure et devient vite célèbre dans le monde. Il travaille entre Paris et Londres, où il possède une galerie qui a pignon sur vue.
En 1881, il est un dessinateur très célèbre et sa galerie londonienne a vu passer plus de 2 millions de visiteurs en 24 ans ! Mais sa mère meurt ; il ne le supporte pas. Il invite ses amis à dîner, se lève à la fin du repas, prononce une oraison funèbre en l'honneur de sa mère. Quelques jours plus tard, il meurt d'une crise cardiaque.
Honneur à ce fils aimant, qui nous offrit les plus belles illustrations de la Bible, des Fables de La Fontaine et des Contes de Perrault réalisées à ce jour.
C'était la deuxième partie de ma conférence du 24 octobre. La première partie est disponible ici.
Un épisode ultérieur du cours se situe par là bas.
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mercredi, 22 août 2012
Florent Schmitt, l'éclat de votre musique nous fascine...
Un hommage à Florent Schmitt,
par Hélène Lammermoor,
Chagrin de mélomane, par H.B
De Lorraine et de France, Florent Schmitt est aujourd'hui bien boudé. En quelques mois, grâce à un professeur de musique mélomane bien intentionné, le lycée de Saint-Cloud a perdu son nom de lycée Florent Schmitt pour s'appeler désormais lycée Alexandre Dumas. Presque rien n'a eu lieu pour le cinquantenaire de sa mort, et une bonne partie de ses oeuvres n'est pas enregistrée. Pourtant, n'est-ce pas un des plus grands musiciens du XX°siècle ? Si, bien sûr ! Et cela éclatera comme une évidence... Un jour, pour toujours.
Florent Schmitt, les amoureux de la musique ne t'oublient pas. Même ils t'aiment et te soutiennent dans cette traversée du désert post-mortem.
Et ils savent que ton oeuvre profonde, puissante, douce, qui touche au sublime, durera plus longtemps que les sentences qui t'ont condamné.
Tu vis dans nos coeurs, ta musique se joue dans nos maisons, et celle qui n'est pas enregistrée, se rêve, surtout dans les après-midi de juin, quand l'orage éclate et que le jaune-tonnerre envahit l'air du jour.
La sauvage et le musicien, par H.L
(Florent Schmitt, est-vous qui inspirâtes à Jean Anouilh son personnage de Florent, le beau, le lisse, l'élégant musicien de la Sauvage ? J'ai lu cette pièce bien jeune encore, et n'ai découvert votre œuvre que bien après. Eh bien, je vous ai reconnu !)
Comme vous êtes oublié aujourd'hui ! Moins que d'autres grands artistes, certes, mais plus que ce que vous méritez. Eh bien, vous reviendrez ! C'est certain : vous reviendrez sur le devant de la scène, et votre musique prendra la place qui lui revient, au soleil de notre culture.
Hélène Lammermoor, un jour du début de l'été...
Grands artistes et pauvres pécheurs, par Edith de CL
Il y avait un lycée de Saint-Cloud qui portait votre nom. Le zèle d'un professeur de philosophie y remédia, et le lycée de Saint-Cloud est devenu le lycée Alexandre Dumas. Il est heureux que toutes les bien-pensances n'aboutissent pas avec autant de facilité : combien d'écoles, de rues, faudrait-il débaptiser !
Lorsqu'on lit certaines phrases de Jean Cocteau, d'André Gide, de Voltaire, sur les Juifs ; lorsqu'on découvre les idées de Victor Hugo, de Cuvier, et de tant d'autres, sur les Noirs, sans compter les myriades de jugements comminatoires sur les femmes, qui n'ont pas moins d'impact sur le bonheur de millions d'êtres, on se dit que les fourches caudines de l'épuration intellectuelle pourraient bien détruire le meilleur de la littérature, de la musique, de la science des deux derniers siècles.
Oui, les grands artistes ne sont que des êtres humains, et passée l'inspiration qui les élève au-dessus des foules, ils redeviennent des individus bien critiquables. Et l'on peut dire en retour que beaucoup de personnes qui n'inspirent pas l'admiration artistique ou intellectuelle, et ne se font remarquer en aucune sorte, ont l'âme plus élevée que bien des génies.
Un mathématicien invente un théorème essentiel ; il commet ensuite une série de meurtres, ou prône l'extermination des Irlandais. Son théorème en devient-il caduc pour autant ? Certes, non.
Il en va de même pour les arts : « Incorruptibilité de l'art », notait l'anarchiste Victor Serge en rencontrant Paul Claudel, dont il admirait l’œuvre et détestait la personnalité.
Alors pourquoi se priver de l’œuvre de Florent Schmitt, qui n'est ni un assassin, ni un dénonciateur, et dont la musique, comme celle de César Franck, d'Alexis de Castillon ou de Maurice Duruflé, restera certainement comme une flamme de beauté illuminant les amoureux de l'art ?
Sur AlmaSoror, on peut lire et entendre d'autres notes musicales.
Ainsi, l'auteur de Musiques de notre monde propose une balade à travers les musiciens préférés de notre temps.
Hanno Buddenbrook a consacré un billet au musicien anglais Herbert Howells et au requiem qu'il écrivit dans la douleur à la mort de son enfant.
Edith CL s'est extasiée sur le Miserere d'Allegri et quelques interprétations dans une note de juin 2012.
Arvo Pärt a eu sa part sur notre plateforme.
Elle a aussi payé son tribut à la sonate 959.
Par ici, allez voir Alfred Cortot et Debussy. Par là, Louis Vierne le désespéré.
Paul Rougnon, grand pédagogue, a eu son billet en fanfare.
Miles Davis et Franz Schubert se sont rencontrés, le temps d'une note, le temps d'un bout de film, le temps d'une sonate.
La mémoire de l'opéra de chasse Actéon !
Et nous avons plongé dans les les mots sublimes que Romain Rolland a dédiés à la musique : tu es la mer intérieure, tu es l'âme profonde...
Dans le domaine de la chanson, on trouve sur notre blog divers billets doux, dont celui d'Esther Mar, Nostalgie des chansons de la comtesse au coeur brûlé.
AlmaSoror a rendu un hommage à John Littleton, l'homme de Louisiane et de Reims.
Chanson d'antan et de révolte, voici Filles d'ouvriers.
Atmosphère, atmosphère ! Edith et Axel ont joué à Mood Organ Playlist.
Quant aux pochettes des vieux vinyles, elles n'ont pas été oubliées !
Pochette d'un Concerto de Aranjuez
Pochettes des concertos pour mandoline
Pochette d'un disque schubertien
Une pochette Deutsche Grammophon
Et la pochette d'un CD, qui vaut son pesant de cacahuètes, certes
En vrac, il y eut aussi...
Lle film A quai (de Sara) et sa musique de Radikal Satan.
Un petit extrait (sur Verdi) de l'Histoire musicale de Rebatet ; Un extrait du même, sur le club des cinq Russes
La mémoire de l'origine grégorienne de la gamme
Quelques mots de Siobhan Hollow sur la musique qu'elle écoute au ciel
La chanson de Valentine Morning (nièce d'Edith) Lubitel Tszalaï
Luke Ghost interprète le Songe solitaire de l'oiseau en cage (c'est particulièrement mal enregistré, très cher Luke)
Du côté de la politique : un article sur le rock antispéciste
La Bretagne (oui, elle) a eu des miettes, dont celle-ci.
Ce n'était rien.
Ce n'était rien, tout ces liens.
Ce n'était qu'un peu de ce que nous fîmes. En voyageant à travers AlmaSoror vous découvrirez encore beaucoup d'autres chansons, références, mélodies...
Ce n'était rien qu'un peu de pluie musicale dans votre mois d'août. Ne vous inquiétez pas. Partez. C'est fini.
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samedi, 18 août 2012
Mystique littéraire
Le petit garçon à la vie de bohème a joué un jeu sur son blog, et j'ai eu envie de jouer aussi.
Il s'agit de répondre à une série de questions en utilisant des titres de livres. J'ai ajouté cinq questions à celles qui existaient.
Photo prise à l'orgue de ND d'Auteuil, par Sara
(Jack Kerouak)
La condition actuelle de ton âme ? Marin mon cœur
Qu'est-ce que la vie pour toi ? La guerre et la paix
Ta peur ? Les châtiments
(Victor Hugo)
Ton histoire d'amour ? Un ange à ma table
Tes meilleurs amis sont ? Les rois maudits
Quel est le meilleur conseil que tu aies à donner ? Demande à la poussière...
Le défaut qui t'horripile le plus ? L'homme sans qualité
Comment est le temps ? Un été indien
(Truman Capote)
Ton moment préféré de la journée ? La nuit obscure
(Saint Jean de la Croix)
Décris où tu vis actuellement: Le Purgatoire
(Dante Alighieri)
Ton moyen de transport préféré ? Vol de nuit
Si tu pouvais aller n'importe où, où irais-tu ? Le pays où l'on n'arrive jamais
Ton animal préféré ? Le loup blanc
Comment aimerais-tu mourir ? La mort à Venise
Ton rêve le plus cher ? La résurrection des villes mortes
Le métier qui te fait rêver ? Grandeur et servitude militaire
Ta passion ? La recherche du temps perdu
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lundi, 30 août 2010
Le temps de Vigny : Chatterton
Photo de Sara
Il y a quelques jours nous donnions des portraits de cet auteur mystérieux, réalisés par deux écrivains l'ayant bien connu : Lamartine et Dumas.
De sa biographie par Maurice Allem (1911), nous tirâmes ensuite une brève et cruelle description des "poètes maudits", tant aimés et protégés par Vigny. Ces poètes maudits, il écrivit pour eux une pièce de théâtre qui eut un retentissant succès au XIXème siècle : Chatterton.
La première représentation de Chatterton est remarquablement bien décrite par Maurice Allem. C'est une mine documentée de renseignements sur Vigny, sur ses amis, sur son amoureuse l'actrice Marie Dorval, sur le théâtre parisien de l'époque et sur le succès phénoménal que connut la pièce :
"La première représentation de Chatterton fut donnée sur le Théâtre-Français le 12 février 1835.
Jouslin de la Salle a raconté que l'ouvrage avait été refusé par le comité de lecture, et qu'il avait dû prendre sur lui, après avoir fait lire le manuscrit au duc d'Orléans et à la Reine, qui furent très intéressés, de passer outre à la décision du comité.
Cette soirée mémorable du 12 février, qu'Alfred de Vigny appelait avec une grande fierté "ma soirée", est demeuré, avec celles d'Antony et d'Hernani, l'une des dates les plus retentissantes de l'histoire du romantisme au théâtre, la plus retentissante peut-être. Cette fois, le romantisme ne portait pas à la scène une formule dramatique nouvelle. Au contraire, Chatterton formait un contraste sévère avec les compositions d'Alexandre Dumas et de Victor Hugo. Il n'y avait là ni profusion de personnages, ni recherche de décors, ni étalages d'oripeaux : une action simple et les acteurs strictement nécessaires. Mais le héros de l'histoire était le poète romantique lui-même, et la théorie romantique de la mission sacrée du poète y était, pour la première fois, publiquement exposée et défendue.
La période des répétitions fut toute remplie d’incidents que faisait renaître sans cesse l’hostilité des comédiens du Théâtre-Français envers leur nouvelle camarade Marie Dorval. Cette actrice inégale, sublime souvent, médiocre parfois, selon son humeur ou selon son rôle, était regardée comme une intruse dans cette noble maison, où elle venait d’obtenir ce rôle de Kitty Bell qu’on considérait comme dû à Mademoiselle Mars. Marie Dorval laissa dire ; elle supporta tous les sarcasmes ; elle avait, d’ailleurs, pour elle, la volonté d’Alfred de Vigny qui dut entendre de nombreuses récriminations contre le choix qu’il avait fait.
Un jour, on apporta sur la scène un escalier : c’était l’escalier qui devait conduire à la chambre de Chatterton et du haut duquel Dorval devait dégringoler au dénouement. L’idée de cette dégringolade mit ses partenaires en gaieté ; il leur tardait que Kitty Bell dégringolât. Vaine attente ! Elle se refusa à leur donner ce plaisir, et elle attendit le jour de la première représentation pour leur montrer comment une comédienne de la Porte-Saint-Martin dégringole sur la scène du Théâtre-Français.
Ce jour là, elle ne vit personne. Elle se rendit au théâtre de bonne heure, et s’enferma dans sa loge en attendant le moment du lever de rideau.
Cependant la salle s’emplissait ; un public élégant prenait place dans les loges, aux balcons, aux fauteuils d’orchestre ; le faubourg Saint-Germain était là, les hommes en habit de couleur, avec des gilets de fantaisie, des cravates à gros grain, les femmes revêtues de toilettes légères, les unes coiffées de turbans de gaze, les autres portant dans leurs cheveux des touffes de fleurs.
Mais on y voyait aussi des êtres au visage hâve, aux longs cheveux, aux costumes plus ou moins singuliers : c’étaient tous les pauvres rimeurs, descendus pour un soir de leurs taudis, et qui venaient assister au drame de leur propre misère. Ils avaient longtemps attendu, par cette soirée froide de février, l’ouverture du théâtre ; enfin ils étaient là ; certains, pour y venir, avaient dû ajouter à la somme de leurs privations une privation nouvelle, comme ce malheureux Hégésippe Moreau qui, quelques jours auparavant, avait, dit-on, engagé son unique gilet au Mont-de-Piété pour trois francs.
Il y avait aussi la plupart des écrivains et des artistes connus : peintres, sculpteurs, musiciens.
Enfin, dans les quatre avant-scènes prirent place la cour et le roi lui-même.
Ainsi le drame social qui va se jouer tout à l’heure se déroulera devant un auditoire où tous ses personnages sont représentés ; toutes les puissances sociales sont, en effet, rassemblés dans cette salle : le monarque, l’aristocratie, la bourgeoisie riche, et cette triste armée de Chattertons qui réclament d’elles, indûment, certes, mais avec bonne foi, le droit à une existence dont ces puissances assumeraient la charge.
Enfin le rideau se leva, et ce public, si divers, fut bientôt tout entier et définitivement conquis. La soirée fut un long triomphe pour l’auteur et pour les interprètes.
Geoffroy, qui jouait le rôle de Chatterton, rendit avec une impressionnante vérité tous les sentiments de son difficile personnage ; il sut exprimer avec une égale maîtrise la colère, l’amertume, le désespoir, l’amour et l’exaltation du jeune et malheureux poète.
Johanny présenta avec gravité et autorité la figure sévère du pasteur.
Mais les plus vives acclamations furent pour Marie Dorval. Tous ceux qui ont parlé de cette soirée sont unanimes pour déclarer qu’elle y fut admirable. Elle donna l’illusion qu’elle vivait son rôle ; elle fut réellement l’aimante et douloureuse Kitty-Bell.
« Je la vois encore, écrit Henry Monnier dans les Mémoires de Joseph Prudhomme, je vois l’étonnement de la salle entière lorsque, s’avançant sur la scène dans son modeste habit de quakeresse, tenant ses deux enfants par la main, elle parut pour ainsi dire aussi pure, aussi chaste qu’eux ».
Cette simple apparition dut, en effet, produire une impression profonde, car Maxime Du Camp, qui assistait à cette représentation, en avait fidèlement gardé le souvenir.
« Je la vois encore, dit-il à son tour, avec ses mitaines de dentelle noire, son chapeau de velours, son tablier de taffetas ; elle maniait ses deux enfants avec des gestes qui étaient ceux d’une mère, non d’une actrice… Malgré sa voix trop grasse, elle avait des accents plus doux qu’une caresse ; dans sa façon d’écouter, de regarder Chatterton, il y avait une passion contenue, peut-être ignorée, qui remuait le cœur et l’écrasait. Les spectateurs étaient anxieux, c’était visible ; l’angoisse comprimait jusqu’à l’admiration. A je ne sais plus quel passage on cria : « Assez ! »
Immobile, appuyé sur le rebord de la loge, étreint par une émotion jusqu’alors inconnue, j’étouffais. »
Charles Séchan, dans ses Souvenirs d’un homme de théâtre, dit que Dorval eut « des cris à électriser la salle entière », des cris, selon l’expression d’un autre spectateur, « qui vous faisaient passer le frisson dans les ongles et vous remuaient jusqu’aux dernières fibres du cœur. »
Les décors eux-mêmes étaient impressionnants. Lorsque le rideau, se levant pour le troisième acte, découvrit la chambre de Chatterton « sombre, petite, pauvre, sans feu », « un lit misérable et sans désordre », combien de jeunes cœurs durent tressaillir ! Les poètes misérables qui se trouvaient ce soir-là rassemblés la reconnurent : c’était celle où, trois années auparavant, Escousse et son ami Lebas avaient allumé leur réchaud ; c’était celle où, à cette heure même, à une faible distance de cette salle, le malheureux Emile Roulland, en traduisant en vers les Lusiades, achevait de mourir de faim ; c’était celle où ils allaient rentrer tout à l’heure, enthousiasmés, fiévreux, plus exaltés encore par leur rêve chimérique.
Mais à la troisième scène de cet acte, le décor changea ; le fameux escalier, d’où Kitty-Bell devait à un moment dégringoler, et que l’on avait déjà vu aux deux actes précédents, reparut. Au milieu de l’émotion angoissée de l’auditoire, lorsque Chatterton, résolu à mourir, se fût retiré dans sa chambre, on vit Kitty Bell, qui avait demandé secours au quaker, monter derrière lui le tragique escalier. Ascension douloureuse ! La pauvre femme gravissait les marches lentement, à demi évanouie, s’accrochant à la rampe, et lorsqu’elle atteignit enfin le sommet de ce calvaire, après avoir fait céder la porte qui résistait, elle vit, dans la triste chambre, l’infortuné Chatterton qui mourait. Ce fut la minute la plus poignante. Le cri que jeta Dorval transperça tous les cœurs ; elle s’affaissa, son corps s’abattit sur la rampe de l’escalier, et, presque inanimée, le buste rejeté en arrière, les jambes pendantes, elle glissa le long de cette rampe jusqu’au dernier degré. Elle avait accompli son admirable dégringolade.
Dans toute la salle, des acclamations frénétiques retentirent.
Encore quelques répliques, et c’était fini. Alors le rideau descendit, les acclamations recommencèrent. Dorval, longuement rappelée, chercha dans les coulisses un de ses camarades pour qu’il la présentât au public : tous avaient déjà disparu ; elle prit donc par la main les deux enfants qui avaient représenté les enfants de Kitty Bell, et elle vint, avec eux, recevoir des acclamations nouvelles.
Quand le nom de Vigny fut proclamé, tout l’auditoire était debout, et, pendant dix minutes, trépigna d’enthousiasme ; les hommes battaient des mains, les femmes agitaient leurs mouchoirs. Personne ne se souvenait d’avoir jamais assisté à un pareil triomphe.
Le jeune Maxime Du Camp, comme il sortait de sa loge, les yeux rougis, et que sa mère lui demandait : « Qu’as-tu donc ? » essaya vainement de répondre ; il perdit connaissance, revint à lui dans une crise nerveuse et, toute la nuit, il fut agité par des cauchemars. Il avait treize ans, et, s’il faut en croire ses Souvenirs littéraires, c’est de ce moment-là que la passion des lettres le saisit.
George Sand écrivit le lendemain à Dorval qu’elle sortit de ce spectacle en larmes, sans vouloir dire un mot à personne, parce qu’elle n’avait plus la force de parler.
Le joyeux Labiche lui-même fut très remué. Il écrivit à Leveaux, l’un de ses collaborateurs : « Je viens de voir Chatterton, je suis encore tout palpitant, mon cœur saigne, comme broyé dans un étau. Le drame de Vigny m’emplit : il circule dans mes veines ; c’est mon sang. Bonsoir, je radote. »
Les interprètes de la pièce avaient été, eux aussi empoignés par le talent de Dorval, et par cet inoubliable jeu de scène de l’escalier, auquel aucun d’eux ne s’attendait ; après la représentation, Johanny, qui, dans le temps des répétitions, ne lui avait pas ménagé les quolibets, vint lui apporter ses excuses et lui exprimer son admiration.
Le peintre Charles Séchan, enfin, dans l’atelier duquel avaient été brossés les deux décors, considérait comme un des souvenirs les plus glorieux de sa carrière l’honneur d’avoir collaboré à ce retentissant succès.
« Si, comme on le dit, écrit Maxime Du Camp, les succès de théâtre sont ceux qui flattent le plus l’amour-propre, Alfred de Vigny a dû, ce soir-là, s’enivrer jusqu’au délire. »
Ce fut, incontestablement, la plus grande date de sa vie littéraire ; il fut toujours rempli de ce souvenir. Des langues malignes prétendirent, au dire d’Emile Montégut, que le succès de Chatterton « avait opéré sur le poète une manière de miracle qu’on avait pas vu dans le monde depuis le Cadran du roi Ezéchias, car il avait arrêté l’horloge de sa vie à cette date triomphante du 12 février 1835. »
Le triomphe de l’œuvre était supérieur à son mérite ; tous les jeunes écrivains l’avaient applaudie comme la Déclaration des droits du poète, selon l’expression de M. Maurice Paléologue, mais Balzac, qui la déclarait absurde, la résumait ainsi :
« Premier acte : Dois-je me tuer ?
Deuxième acte : Je dois me tuer.
Troisième acte : Je me tue. »
Tiré du livre de Maurice Allem sur Alfred de Vigny. Les photos sont de Sara.
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dimanche, 29 août 2010
Les poètes maudits
Photo Sara
Nous avons récemment cité deux portraits de Vigny, écrits par Lamartine et Dumas.
Maurice Allem, dans sa biographie d'Alfred de Vigny publié à Paris aux éditions Louis-Michaud en 1911, dresse un portrait émouvant des "poètes maudits", que Jules Vallès ou Vigny lui-même ont si bien décrit.
"Victor Hugo et Vigny semblent s'être moins vus souvent à partir de 1830 ; mais à cette date le groupe romantique commence à perdre de sa cohésion ; si de nouvelles recrues lui arrivent encore, comme Théophile Gautier, (...) d'autres, comme Alfred de Musset, s'en éloignent déjà ; certains, et c'est le cas de Vigny et de Hugo, ont a présent conquis une sûre renommée, ils sont de plus en plus absorbés par le souci de leur propre carrière. La brèche est faite. Individuellement, chacun va passer. Les poètes qui seront maintenant attirés par l'éclat romantique seront souvent de pauvres jeunes gens, dont le talent poétique égalera rarement le saint enthousiaste, et qui, loin des salons où leurs aînés se réunissaient et s'organisaient pour la guerre, mourront lentement, à la lumière d'une faible lampe, dans leur chambre sans feu. Ceux-là seront vraiment, non pas les maudits, sans doute, comme l'écrira bientôt Alfred de Vigny, comme plus tard doit le redire Baudelaire, mais les hallucinés et les faibles, ceux qui n'auront pas su voir la réalité telle qu'elle est, qui ne se seront pas vus eux-mêmes tels qu'ils sont, et dont quelques uns, - un trop grand nombre -, las d'attendre sans lutte une fin qu'ils désirent, ne trouveront que le courage de hâter l'heure de leur mort".
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samedi, 28 août 2010
Deux portraits de Vigny
Photo de Sara
Alexandre Dumas et Alphonse de Lamartine dressèrent tous deux un portrait du cher Vigny.
Je (Edith) les recopie ici.
Au tome V de ses Mémoires, voici ce qu'écrit Alexandre Dumas (Hugo, c'est bien évidemment Victor Hugo) :
"Vigny est un singulier homme : poli, affable, doux dans ses relations, mais affectant l'immatérialité la plus complète ; cette immatérialité allait, du reste, parfaitement à son charmant visage aux traits fins et spirituels, encadrés de cheveux blonds bouclés, comme un de ces chérubins dont il semblait le frère. De Vigny ne touchait jamais à la terre que par nécessité : quand il reployait ses ailes et qu'il se posait, par hasard, sur la cime d'une montagne, c'était une concession qu'il faisait à l'humanité, et parce que, au bout du compte, cela lui était plus commode pour les courts entretiens qu'il avait avec nous. Ce qui nous émerveillait surtout, Hugo et moi, c'est que Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde à ces grossiers besoins de notre nature, que quelques-uns de nous - et Hugo et moi étions de cela - satisfaisaient, non seulement sans honte, mais encore avec une certaine sensualité. Personne de nous n'avait jamais surpris Vigny à table."
C'est au troisième tome de ses Souvenirs et Portraits que Lamartine peint Vigny :
"Le front d'Alfred de Vigny, dégagé de ses cheveux rejetés en arrière, était moulé, comme celui d'un philosophe essénien de la Judée, pour une pensée sensible mais toujours sereine. Poli et légèrement teinté de blanc et de carmin, il était modelé pour réfléchir au dehors la pensée qui luisait au dedans ; une gracieuse dépression des tempes l'infléchissait en se rapprochant des yeux. On voyait qu'il y avait, non pas effort, mais attention continue dans les nerfs et dans les muscles qui formaient l'encadrement des regards ; bien que cette attention intérieure et tournée en dedans produisit involontairement une certaine tension des paupières qui rétrécissait le globe de l'oeil, la couleur bleu de mer, de ce liquide qu'aucune ombre ne tachait, et la franchise amicale de son coup d'oeil qui ne cherchait jamais à pénétrer dans le regard d'autrui, mais qui s'étalait jusqu'au fond de l'âme chez lui, inspirait à l'instant confiance absolue dans cet homme. C'était limpide comme un firmament. Qu'aurait-il eu à cacher ? Il n'avait jamais conçu la moindre pensée de tromper personne ; feindre lui aurait paru une demi-duplicité. Il n'y avait, grâce à ce regard en complète sécurité, ni soir, ni nuit sur cette physionomie ; tout y était plein soleil de l'âme. Il laissait regarder et il regardait lui-même sans épier quoi que ce fût dans le regard de son inerlocuteur ; ce qu'il éprouvait, il ne le soupçonnait pas. La lumière ébouit d'elle-même et ne voit pas l'ombre".
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samedi, 10 juillet 2010
Soir bleu d'Hopper
Ivo Kranzfelder, dans son livre Hopper, parle du tableau d'Edward Hopper intitulé Soir bleu.
Editions Taschen, traduction française d'Annie Berthold.
Hopper prétend qu'il lui fallut dix ans pour arriver à surmonter l'influence européenne, et par "européenne", il faut entendre bien sûr "française". La meilleure preuve en est le tableau Soir bleu daté de 1914. Ce tableau occupe une place plutôt à part dans l'oeuvre de Hopper, du fait déjà que la scène est peuplée et dominée par des figures humaines. L'espace dans lequel elles se trouvent n'est que vaguement esquissé. Il s'agit sans doute de la terrasse d'un café close par une balustrade. L'arrière plan est indéfini, une ligne ondulée le partage entre une surface bleu clair et une surface bleu foncé. La balustrade de pierre accentue la division de l'espace en un extérieur et un intérieur. A gauche, un tiers du tableau est séparé du reste par une bande verticale de couleur, probablement un poteau servant de support à un toit imaginaire où sont suspendues des lanternes.
Cette mise en scène correspond parfaitement aux personnages. Sur la gauche, un proxénète est assis en solitaire à une table ; un dessin préparatoire du personnage (Un maquereau, étude préliminaire à Soir bleu) permet de l'identifier comme tel. A la table voisine se trouve un homme vu de profil et dont les yeux disparaissent sous un large béret basque ; il porte la barbe, une cigarette au coin des lèvres et une ombre très marquée sous la pommette. La cigarette est un point commun entre lui et le clown qui est assis ostensiblement au centre de l'espace à droite, le regard fixe. Entre ces deux personnages se trouve un militaire, certainement un officier en tenue de sortie, assis lui aussi à la table, le dos tourné vers le spectateur. Vu la position de la tête, il semble regarder une femme très maquillée, de toute évidence une prostituée, qui se tient debout de l'autre côté de la balustrade. Enfin, plus à droite, à la table voisine, un couple de grands bourgeois en habit, les cheveux et la barbe très soignés, observe la scène. Presque tous les personnages empiètent les uns sur les autres, ce couple, lui, se situe clairement à l'écart.
Trois figures, au caractère typologique marqué et sans individualité, sont liées par de fortes affinités : le maquereau, le barbu au béret basque et le clown. Tous trois ont une cigarette tombante au coin des lèvres mais elle ne dégage pas de fumée. La cigarette doit être vue plutôt comme un attribut, un signe d'appartenance à une couche sociale bien déterminée, qui est, en l'occurrence, cette fameuse bohème parisienne, ce demi-monde où se côtoient le génie artistique et les criminels. Lloyd Goodrich rapporte que Hopper s'est toujours tenu à l'écart de ce milieu. Au café se rencontrent aussi les membres de la bonne société, représentés par les trois autres personnages ; ils viennent ici comme la bohème mais se tiennent à l'écart d'elle.
Edouard Manet appartenait à ces deux mondes : membre de la haute société, il savait "se comporter avec l'élite aisée et cultivée mais évoluait tout aussi facilement au milieu des asociaux de la grande ville, qui lui servaient aussi souvent de modèles". C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le personnage assis à moitié dans l'espace réservé au proxénète. Deux figures présentent de grandes affinités, si ce n'est déjà par le maquillage : la prostituée, sûre d'elle, qui reste en dehors et domine de toute sa hauteur les autres personnages, et le clown. Difficile de savoir dans quelle direction elle regarde vraiment, elle a probablement repéré un client potentiel, le militaire.
Soir bleu évoque aussi la place de l'artiste dans la société - un thème rare chez Hopper - et plus précisément, il faut le supposer, celle de l'artiste qu'il est. Son tout dernier tableau Deux comédiens (1956) sera encore une variation sur ce thème. Hopper identifie assurément le clown avec l'artiste. La comparaison entre l'artiste et le bouffon et le saltimbanque, voire le magicien, est un thème traditionnel que l'on retrouve aussi dans les biographies d'artistes. Gail Levin raconte l'anecdote selon laquelle Hopper aurait mis des punaises peintes sur l'oreiller de son condisciple Walter Tittle. C'est un thème très prisé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance : Pline ne raconte-t-il pas que Xeuxis a peint des raisins que les moineaux auraient cherché à picorer ? Giorgio Vasari que l'élève a dessiné un insecte sur le tableau du maître et que celui-ci aurait essayé de le chasser ? Outre ce thème traditionnel, Hopper a intégré dans Soir bleu quelques références personnelles. Ainsi la prostitution est à rapprocher de son activité commerciale d'illustrateur, de même que le personnage de l'artiste accepté, reconnu, qui se rengorge comme il se doit, suggère l'insuccès de Hopper à l'époque (n'avait-il pas vendu jusque là en tout et pour tout un tableau au "Armory Show"?) On peut voir aussi dans l'expression de stupeur du personnage à droite, posant un regard peu amène sur les autres personnes du tableau, le fait de ne pas être encore reconnu et apprécié.
Hopper présente Soir bleu en 1915 à une exposition du groupe "MacDowell Club". C'est sa première oeuvre dont parlent les critiques. Leur compte rendu est une critique en règle de ce tableau présenté comme un ambitieux produit de l'imagination dénué d'intensité expressive. Il est décrit comme un portrait de buveurs d'absinthe parisiens pas particulièrement réussi. En revanche, l'autre toile de Hopper présentée à cette exposition, Coin de rues new-yorkais (1913), est bien reçu par la critique. Hopper n'exposera plus jamais Soir bleu. Gail Levin prétend que cette toile fut inspirée d'un vers d'Arthur Rimbaud, et en cite pour preuve le début : "Par les soirs bleus d'été..." La concordance fortuite (sic, note d'AlmaSoror) des mots "soir bleu" ne signifie pas forcément qu'il s'agit ici d'une connexion sciemment établie par l'artiste.
Cependant, ces considérations nous amènent à nous poser une question non négligeable : quels étaient les goûts et les connaissances de Hopper en littérature, en art, etc. ? Selon Levin, Hopper était doté d'un niveau intellectuel élevé. Il avait lu les classiques français et russes traduits, parmi lesquels Molière, Victor Hugo, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire. On raconte toujours que Hopper appréciait au plus haut point le poème de Goethe "Wanderers Nachtlied" ("über allen Gipfeln ist Ruh..."), qu'il pouvait réciter en allemand. Il prétendait d'ailleurs que le poème de Goethe avait une force visuelle extraordinaire. Hopper aimait le nouveau roman réaliste américain, celui de Theodor Dreiser par exemple, ou le théâtre moderne d'Eugene O'Neill, de Maxwell Anderson, d'Elmer Rice ou de Thornton Wilder, de la même génération que Hopper, et plus tard celui de Tennessee Williams".
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mercredi, 07 juillet 2010
Des inconvénients qui naissent de leur inconsistance
J'ai en mains un joli livre vert des éditions Cartouche, qui publient un texte oublié depuis sa première édition de 1940.
Les chroniques de la fin d'un monde, de Pierre Mac Orlan, naviguent entre platitudes belles et passages marquants de poésie.
Voilà quelques mots du chapitre intitulé "Romantisme des mers imaginaires".
"D'autres navires fantômes tracassent la solitude des vieux retraités de la marine. Ceux qui aiment à vivre dans le commerce de ces braves gens connaissent également ce tourment. Il faut bien signaler ici ces merveilleux bateaux-fantômes en bouteilles que l'on trouve parfois et à des prix sérieux dans l'arrière-boutique des antiquaires.
Ces bateaux-fantômes en bouteilles proviennent sans doute des grands fonds océaniques, des abysses étranges où les noyés ont des loisirs. Ils sont gréés comme les plus célèbres fantômes des flottes mortes. Ils possèdent un nom, une histoire à dormir debout et des inconvénients qui naissent de leur inconsistance.
Il n'est pas facile d'en posséder un pour le placer sur une cheminée. Cependant, ils existent, quelque part, dans le fouillis séduisant d'une boutique spécialisée. Le chercheur de bateaux-fantômes en bouteille qui ne craint pas la poussière sépulcrale des siècles anciens peut également espérer découvrir, entre autres objets de même provenance, la bourse de Fortunatus, la clé des songes, la lampe d'Aladin, le coffret de Psyché et l'anneau de Gygès. En somme, on trouve tout ce que l'on veut dans les Grands Magasins de l'Aventure qui ne ferment jamais, même les dimanches et fêtes".
Pierre Mac Orlan
Chroniques de la fin d'un monde
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samedi, 20 mars 2010
Djinns illustrés
Les Djinns
Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.
Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit.
La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.
La rumeur approche,
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s'écroule
Et tantôt grandit.
Dieu! La voix sépulcrale
Des Djinns!... - Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond!
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe..
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.
C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près! - Tenons fermée
Cette salle ou nous les narguons
Quel bruit dehors! Hideuse armée
De vampires et de dragons!
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée,
Tremble, à déraciner ses gonds.
Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, o ciel! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!
Prophète! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs!
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs!
Ils sont passés! - Leur cohorte
S'envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés!
De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.
D'étranges syllabes
Nous viennent encor.
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.
Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas;
Leur essaim gronde;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.
Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord;
C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte
Pour un mort.
On doute
La nuit...
J'écoute: -
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.
Victor Hugo
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