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mercredi, 09 décembre 2009

Quelle musique écouter dans sa salle de bains ?

 

Pont Charles+barques.jpg
photo de Sara

 

...Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom !...

Charles Baudelaire




Par H.L

Si elle est bleue, pleine de lumière et si quelque chose de l’absence intérieure flotte dans l’espace vide qui entoure les murs, il faut écouter Alone in the bathtub, de Nils Petter Molvaer. Le bain fait des bulles, la musique aussi. Bientôt, une vision émerge : des poissons de toutes les couleurs dansent une chorégraphie dans l’air tiède.
A la musique et au film des poissons, se mêlent des souvenirs d’une enfance qui revient en bribes nouvelles : sans queue ni tête, sans mots ni sens, des émotions et des sensations ressenties au cours des après-midi languissantes d’enfance reviennent émaner leur senteur. Le bain se prolonge bien après les huit minutes trente trois secondes de musique.     Une complicité s’est créée entre tous mes êtres : l’enfant, le grand, le méchant et le gentil sont si contents d’avoir contemplé ensemble la danse des poissons !

Vous savez, l’esthétique de nos vies marque nos corps, nos mouvements, nos sentiments même si nous n’en parlons jamais. Persiennes anciennes ou volets coulissants dans un métal moderne, rues vieillottes ou allées magistrales bordées de hautes tours, arbres sauvages de la nature encor vierge ou hêtres bien rangées comme des écoliers sages, marrons et allumettes pour faire des vaches au fond d’un fouillis de jardin ou cannettes de bière dans le terrain vague mangé par le périphérique, vieilles dames maquillées susurrant autour de leurs tasses de thé ou vieux gars du comptoir aux bons rires et aux bonnes torgnoles, brasseries beaufardes qui se veulent chic ou troquet pouraves des bouts des villes, plages qui s’étendent à l’infini au bord du grand bleu et aires aménagées par les conseillers municipaux, construisent nos cerveaux de symboles et d’images qui nous façonnent et que la nouveauté égare.

L’esthétique de nos vies marque nos corps, nos mouvements, nos sentiments même si nous n’en parlons jamais. Quelques lectures, cependant, ouvrent des portes. Nous pouvons ainsi fuir le monde qui nous est à la fois offert et imposé. Nous pouvons partir sur le grand bateau de la littérature et faire le tour du monde. Les aéroports sont pour les faux voyageurs, ceux qui paient, ceux qui montrent leurs papiers aux surveilleurs des comptoirs de contrôle. Les vrais voyageurs ne paient pas. Ils refusent tout contrôle. Ils s’embarquent, quelque fois sans le dire à personne. Et les marques du voyage sont invisibles sur leur peau. Elles n’émergent qu’au milieu des caresses profondent. Là, elles trahissent un naufrage passé, une île secrète, une attente des sirènes du lendemain.

H.L.

 

dimanche, 06 décembre 2009

Le blog d’AlmaSoror est-il un roman en chantier ?

 

 

125Ilford ph36 musique.jpg
photo de Sara

 

 

J’ai oublié mon rêve : il ne restait que le mot “romanblog” au réveil.
La nuit était noire et la chambre, grande et vide. Mon lit n’était habité que par moi. Le mot romanblog trônait dans le silence de l’immeuble et les images qui l’avaient sans doute fait naître avaient disparu. Que fallait-il que je fasse ?

Alors c’est un roman écrit à plusieurs mains, à plusieurs coeurs. Loin de nos corps qui oublient de vivre, recroquevillés devant l’écran d’ordinateur, les doigts crochus sur le clavier en plastic.

Le blog d’AlmaSoror est un roman écrit par ceux qui contribuent, qui envoient des textes selon notre charte, cette charte qui n’a pas bougé depuis l’entrouverture de la porte en septembre 2006 : intemporel. L’air du temps change avec les époques, mais toujours il est irrespirable.

Nos chapitres sont dans le désordre. Il faut quelque fois aller relire le début. Nuls en technique, ou bien trop absents, nous nous soumettons aux lois du blog, à ses structures incompréhensibles. Nos personnages sont vagues, et souvent ils nous invitent à entrer dans leur chorégraphie. C'est pourquoi les auteurs du romanblog en deviennent, à certaines heures, les héros. Et puis nous subissons des effractions. Par voie des commentaires, des étrangers s'imposent et s'incorporent dans le romanblog, ils l'influent d'une manière irréversible.
Quelle est la structure qui nous guide ? C'est encore difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est qu'après avoir existé comme un journal tenu par une Maîtresse des cérémonies, entre septembre 2006 et septembre 2008, AlmaSoror est devenu une forme mouvante et s'est mis à vivre une vie difforme et sans filet. Tout s'est embrouillé et Edith a cessé de croire qu'elle y était pour quelque chose. Elle se contente d'accueillir avec angoisse les contributions, les silences, les cris et s'engouffre à la suite de ses inspirateurs dans des sentiers battus seulement par les flots et le vent.
C'est aussi elle qui reçoit les plaintes, les réclamations et les remerciements.
Frères, soeurs, héros et méchants, nous sommes tous entrain d'assister à la construction d'une oeuvre dont nous sommes les briques. Que faut-il en penser ?
Le café moka d'Ethiopie, en tout cas, délasse et scande ces faits vitalolittéraires.

Signé : quelques uns.

 

mardi, 01 décembre 2009

Music Airbags

 

 

Tour eiffel.jpg
"métal" par Sara


 

Music Air bags, vous me sauverez la vie en atténuant l’impact du réel.
Music Air Bags, vous me projeterez loin des routes balisées, vous éclabousserez mon aura de poussière, vous ferez planer nos vies, en mélangeant les arias de la haute musique classique européenne aux électro-batteries des scènes musicales underground des villes américaines des années 90 et 2000. 
 


Mais les portes de la ville tiède sont closes à qui n’a point la carte magnétique demandée par les Kapos. 
 

Les bars n’ont plus de bière à vendre ; on n’y peut plus fumer. Qui peut dire par où sort la grande dictature du monde ? 
 


Les méxicains sont éreintés. Leur yeux sont pleins de larmes. Où est Aztlan ? Où est Aztlan ?
Qui reviendra les emmener ? 
 


Loin de nos côtes sur l’île de Pâques de grands visages gardent les secrets des sacrifices passés, qui faisaient trop mal pour durer. Les grands visages attendent le dieu qui les a inspirés.
 


Et moi ? J’erre dans Paris la belle, j’erre dans Paris la vieille et dans Paris la jeune. Mes yeux sont trop salés ; j’attends le guide, j’attends le signe.
 

Je veux rentrer à Occismor.


édith de Cornulier Lucinière 

 

lundi, 23 novembre 2009

Terra libra

 

 

Sortie de bain.jpg
"Sortie de bain" - Peinture de Sara 

 

 

Je cherche une terra libra, je cherche ma terra libra 
 

Où vivre grande et forte et belle, plantée sous les étoiles du soir, plantée sur la terre au zénith, les bras tendus vers le ciel et les cheveux bardés de vent. 
 

Terra libra, tes rivages dorment au fond d’une mer inexplorée,
 

Et tes enfants croquent aux fruits des arbres, leurs jambes ruissellent de l’eau des sources et leurs yeux songent avec sérieux 
 

Terra libra, je te rejoins quelquefois. 

 

 

Ta musique fait peur et fait du bien, elle réveille toutes les images qui dormaient dans mon cœur, je laisse partir les maux de ma vie d’adulte, je laisse partir les mots de l’administration, les mots de la soumission, et je rejoins ta latitude splendide, d’où pleuvent des montagnes encore vierges.

 

 

Ta musique fait trembler et tes rythmes nous entraînent, nous sommes fascinés, emmenés dans ton monde ex mundo. 
 

Des joues amies se tendent pour être embrassées ; des mains s’approchent de mon visage et prennent mes mains ; des meutes de loups hurlent et courent à perdre haleine dans tes collines peuplées de forêts. Et nous plongeons dans tes lagons aux deux crépuscules du jour. Ta longitude s’allonge infiniment, tes cotes se déploient indéfiniment, tu es la terre des êtres libres, tu es la terre des rêves morts nés, ils ont trouvé refuge dans tes cheveux d’herbe folle, dans les bras de terre glaise, dans tes chemins de cendre et de galets. 

 

 

Et quelque fois il neige, quelque fois la neige te recouvre entièrement, Terra libra. Alors tu deviens blanche comme aux premiers temps du monde et tu purifies tes entrailles. Tu ressembles à une terre sainte, à un poisson géant étendu sur une mer de sel, le ventre au ciel crevé. Des guitares dans le ciel tintent, des flocons tombent, terra libra, je siffle sur tes routes et mes pas ne laissent aucune trace. 
 

 

Et quelques fois tes flûtes s’en mêlent et papillonnent un air de danse qui fait tomber des éclats de rire !

 

 

Tes enfances sont douces et elles sont éternelles. Elles font pleurer souvent, quand la chair des pommes est pourries ou qu’on rencontre une souris morte. Elles font rire quand les jeux se prolongent bien au-delà du jour, bien au-delà du temps, là où il n’y a plus de bornes à l’espace.
Et qu’ils sautillent, ces doux enfants, dans leurs habits de pourpre et de fumée ! Ils enjambent, ils tournent, ils dansent sans chercher à danser. Ils savent comment on prie sans prier. Ils ne connaissent pas les rivages pourris des quérulences et des sexualités. Ils n’ont que leurs jolis manteaux d’étonnement, leurs doux sourires d’hiver, leurs mains petites et malhabiles qui apprennent à créer. 
 

Tes enfances poussent et elles sont éternelles. 

 

 

Mais j’entends une voix. C’est sur terra libra qu’elle chante. Elle habille le paysage d’un chant qui conte le temps des temps qui n’en finit pas, le conte des contes, le matin des matins, l’ultime monde, celui qu’on cherche tous au fond de notre prison de larmes et de sueurs, ce monde du jour perdu, le jour parfait qui nous habite et nous traverse sans jamais nous dévorer, le jour où nous sommes enfin guéris de la douleur d’amour. 
 

Violons, accompagnez parfois la voix libre de Terra libra. C’est une voix de femme et les mains qui tiennent vos archers sont masculines. Mais seuls les enfants frôlent de leurs pieds parfaits le sol immaculé de Terra Libra. 

 

édith de CL 

 

 

vendredi, 20 novembre 2009

L’eau de vie de pomme (et les archives d’AlmaSoror)

 

 

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Photo de Sara


 

Sais-tu que je bois de l’eau de vie, le soir, en dégustant mes bons fruits cuits, en écoutant le piano tendre de Ludovico Einaudi, mp3 volés à ma soeur un jour où je squattais son ordinateur, et sais-tu que je repense aux amitiés blessées, brisées, et aux rêves que je faisais lorsque j’avais quinze ans ? Et le piano accompagne ces moments lents et beaux et le feu crépite dans la vieille cheminée du vieil appartement du 13. Et la voix de mon frère dans ma mémoire, et le rire de ma soeur dans ma mémoire, et la présence-tension de mon père dans ma mémoire flottent autour de moi alors que leurs corps et leurs coeurs vivent leurs vies dans leurs villes. 


Et le caméscope filme : car je succombe aux règles de l’art individualiste qui ne chante plus son Dieu, mais son image dans le miroir. J’installe la caméra et je dîne aux chandelles, seule avec le film que je suis en train de faire et qui dévoilera ce que fut une vie anodine, esthétisée par goût et par nécessité. 


Et la musique se balance, nostalgique, tandis que mon regard intérieur remonte le temps, traverse ces années écoulées, retourne au Pérou, à la Casa Elena. Souvenir de visages et de voix si éloignées de ceux qu’on trouve par ici. 

Quelquefois j’ai l’impression que la vraie solitude, la plus belle, la plus pure, la plus déroutante, la plus dangeureuse, est une invention européenne. Une des grandes découvertes qui ont détruit et construit le monde.


C’est au creux de cette drôle de solitude, frustration créatrice en mouvement insaisissable, que sont nées certaines photos et certains textes qu’AlmaSoror a publiés, depuis sa naissance en septembre de l’an 2006.


Et je voudrais me ressouvenirs des jours où je reçus, dans mon électro-boite aux lettres, ces textes qui firent le miel d’AlmaSoror et qui demeurent ses fondations. 

Il y eut l'épiphanie d'Esther Mar : sa quête d'intemporel. 
Il y eut ce mail, pas si vieux, de Katharina FB, que nous traduisimes, Kyra et édith, pour le rendre lisible ici. Ce mail qui parlait d'Anne-Pierre Lallande, l'ami parti.
Il y eut l'énervement de Nadège Steene, après un apéro chez ses voisins...
Le mélange de littératures sur les Italiennes, de Sara, court encore.
Le tout premier numéro d'AlmaSoror, celui qui sortit le 20 septembre 2006, contenait un hommage à Alan Turing, l'assassiné.
Laurent Moonens s'essayait aux "articles vidéo" pour la première fois en nous expliquant pourquoi on ne peut pas réaliser une carte géographique parfaite.
AlmaSoror a publié la première interview au monde de Fredy Ortiz, le chanteur du groupe péruvien Uchpa, en langue quechua. La traduction en espagnol est disponible pour d'éventuels non quechuaphones parmi les visiteurs d'AlmaSoror. 
Un SOS virtuel qui n'avait jamais trouvé de réponse a trouvé, au moins, une oreille ici.
Les manuels scolaires français n'éprouvent pas le besoin de la commémorer, cette journée. Pourquoi ? Cette photo pose la question.
Et merci aux deux Black Agnes de hanter le monde et les cerveaux des enfants noyés dans les corps des grands.
Terminons ce voyage avec une porte sur le grand voyage que pourrait être, pour toi, la lecture de Guerre et Paix.

 

mardi, 03 novembre 2009

Occident

 

 

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Toile sombre, de Sara, d'après la chanson Can't get enough de Barry White

 

 

Tu viens d’un continent où les gens s’assoient la nuit aux rives des fleuves, et prient et attendent que les ponts s’édifient. Ils prient et attendent. 
 

Je viens d’un continent où chaque homme est armé d’un outil et d’un livre et construit, seconde après seconde, brique après brique. Ils sont debout et ils construisent. 
 

Et nous nous sommes rencontrés sur l’autoroute du soleil, à l’endroit où l’eau vive abrite des diamants. Tu disais des prières et je creusais. Tu disais des prières et je sondais. 
 

Et nous marchons ensemble sur les routes du ciel, et nous parlons nos langues l’un après l’autre. Nos regards se cherchent, nos mains se trouvent. Nos mains se trouvent, nos cœurs se perdent. 
 

Je viens d’un continent où les gens s’assoient la nuit aux rives des fleuves, et prient et attendent que les ponts s’édifient. Tu viens d’un continent où chaque homme est armé d’un outil et d’un livre et construit, seconde après seconde, brique après brique.

édith de CL

 

jeudi, 29 octobre 2009

Chez elles (et les archives d’AlmaSoror)

 

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Photo Sara

 

 

j’y passe des après-midi face à un ordinateur qui vieillit et travaille tout seul à graver des DVD pendant que je lis le livre de la bibliothèque de leur salon, The Story of Film, de Mark Cousins, et que je n’écoute pas Cult, d’Apocalyptica parce que le disque a fini de tourner depuis longtemps et que je n’ai pas le courage d’aller le remettre. Mais surtout je vois par la fenêtre, et cela, c’est si rare dans ma vie. Voir de haut un boulevard sur lequel des voitures et des gens passent, sans cesse, sans arrêt. 

D’habitude, du fond d’une cour, je dois réinventer l’extérieur qui me fait cruellement défaut et j’imagine des paysages. Là, j’ai un paysage urbain sous les yeux, dès que je les lève du livre. 

Rassasiée par cette journée je rentre chez moi (la cour à traverser !) et je me souviens de quand AlmaSoror, ancien journal mensuel, est devenu blog. Il y eut les premiers posts. Les anciens contributeurs ont voulu continuer, d’autres sont arrivés. Il y eu tous les anciens articles de l’ancien AlmaSoror à republier sur ce blog. Les mélanges de littératures de Sara, les mathématiques de Laurent Moonens, les espagnoleries d’Antonio Zamora, tous les fragments et les hommages que nous avions rédigés, et tant d’autres articles encore. Il fallait des photographies pour illustrer ce blog, que nous avions voulu plus visuel que l’ancien AlmaSoror, et Sara nous a laissé péché dans son stock. 

Mais parmi les fleurs, il faut savoir que l’amour est le plus triste ICI avec Carson McCullers. Que l’échec est d’autant plus poignant que le libre-arbitre nous interpelle (malheureux !). Que l’animal nous supplie beaucoup. Que les hommes idéalisent les femmes ( à cause sexe irrévélé des anges). que la Révolution compte ou ne compte pas ses morts chéris et ses morts haïs. Que la féodalité noire et blanche tente d’exprimer ses visions. Que la ville nous perd ; que le rêve nous sauve ; que la folie nous hante ; que le désir nous torture ; que les pères nous impressionnent ; que les questions des amis font divaguer un bon coup ; que les lettres écrites au stylo existent presque encore. 

 

Merci à elles dont j'ai hanté l'appartement. L'une "fait médecine" et l'autre fait l'Europe. Leur lieu sent leur présence. J'ai tenté de ne pas laisser de traces. 

Deltaplane

 

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Je t'aime deltaplane. J'aime ton coeur et tes ailes et ta façon de m'emmener dans le ciel, comme j'en rêvais encore enfant. 
J'aime cette idée que c'est toi qui m'emmènera pour le dernier voyage, quand je serai fatiguée. J'aime l'idée que les routes que tu empruntes sont vides, vides de tout sauf d'air. J'aime le fait que tu n'empruntes pas de routes : tu les créees et ton sillage meurt dans l'instant.

Et dans deltaplane il y a delta et il y a plane. La lettre de la liberté et le repos des oiseaux, des méditants et des drogués. 

Petite, je rêvais des chevaux sauvages de la Camargue. Et puis j'ai compris qu'il n'y a plus de chevaux sauvages, là-bas. Alors j'ai changé de rêve.
Avant je rêvais que les grands garçons m'emmeneraient sur leurs motos avec leurs casques pour déchirer la ville. Ils ne sont pas venus.
Ensuite j'ai rêvé que les grands filles de l'autre ville m'emmèneraient sur leur planche à voile et que nous traverserions les océans. Elles sont parties sans moi.

Personne ne venait pour m'emmener et les années passaient. Alors j'ai rencontré le deltaplane. 

Ne t'impatiente pas, Deltaplane, je sais que tu m'attends.

Nous serons comme vous, grands oiseaux. Amoureux du vol libre, loin des avions et des voitures.

Siobhan Hollow

vendredi, 23 octobre 2009

Lancement de la rubrique Vol Libre : hymnes au deltaplane


Nous créons la rubrique deltaplane puisque après Laurent Moonens et ses mathématiques pétillantes et réflexives, après Sara et ses mélanges de littératures, après Axel Randers et ses maladives saines révoltes, après tant d’autres qu’on retrouve dans ce dédale flou de pages virtuelles, Siobhan H accepte de nous rejoindre et de cracher des mots sur la seule activité qui remplit son coeur de joie : le vol libre en deltaplane. 

Bastia 1.jpg



Oui, d’accord, je vais envoyer des posts sur le deltaplane pour le blog AlmaSoror. Vous pourrez mettre mon nom, pas ma photo. Oui, je t’emmenerai un jour en vrai, mais pour l’instant je t’emmène en littérature, à travers mes vols si libres que j’en oublie mon nom, mon sexe et mon vrai métier.

Oui j’aime cette idée de littérature du ciel. Il y a eu bien sûr Saint Exupéry et son vol de nuit, Saint-Exupéry et son Courrier Sud, Saint-Exupéry et son petit prince (mais là, c’était un littérature de la panne, pas du vol), et il y a eu un peu Kessel qui racontait l’histoire de Jean Mermoz qu’on a lus toutes les deux. Mais maintenant dans AlmaSoror il y aura de la littérature deltaplanique, deltaplanesque, deltaplanante. Surtout deltaplanante. Et je voudrais aussi qu’on fasse de la musique deltaplanante, comme certains font de la musique surf. Et tout cela doit rester libre et aléatoire, comme les vols du samedi après-midi, par tous les temps et par toutes les saisons. 
 

Tu en auras au moins un tout les quinze jours, un post, et je te l’enverrai par mail comme celui-là, si tu dis oui.

Je ne parlerai pas tout de suite de l’Irlande, mais ça reviendra, parce que ça revient toujours en plein vol, en pleine figure. 
 

Tu auras bien sûr à lire des choses dont on a déjà parlé, avec des noms qu’on connaissait toutes les deux ou qu’on s’est fait connaître, comme Terje Rypdal et Heinrich Schütz, Nils Petter Molvaer (Alone in the bathtub) et Jodi Cobb, le souvenir d’une peinture d’Alain Gauthier exposée il y a quelques années à la galerie l'Art à la page, rue Amelot, et l’avenir des peintures à venir, puisqu’il reste des pinceaux dans les ateliers des copains.

Mais surtout tu entendras parler de la littérature gaélique, parce que ses mots m’emportent autant que la voile et le delta. 
 


Je te parlerai de danse puisque les hommes-oiseaux dansent dans l’air et créent des chorégraphies infilmables, pourtant inoubliables. Tu auras des vols de l’aube et des vols nocturnes, des vols d’hier et des vols pas encore osés, des vols d’hiver et de printemps. 
 

Le souvenir des enfants et de la Saint-Patrick, du premier séjour en Bretagne. Mais la seule chose dont je ne parlerai pas, c’est du premier vol long en solitaire. Cela ne concerne que moi et chacun comprendra. 


S.H.

mercredi, 14 octobre 2009

No man's land

 

Gilles Magniont.jpg
phot Sara

 

 

Nous n'osons plus penser. Les barrières de mots nous contiennent dans la zone de non dits. Nous n'osons plus rêver. Car nos rêves ressembleraient trop aux royaumes interdits. Nous n'osons plus vivre : car la vie ressemble à ce feu qui nous est interdit. Nous n'osons plus chanter. Nos voix pourraient trahir nos désirs endormis. Nous n'osons plus pleurer : quelles larmes pourraient couler sans éroder les frontières de la morale proclamée ? Et la vie est administrative. Et la vie est scientifique. Réaliste, nous sommes le flot d'êtres qu'elle entraîne vers le bout du tunnel. 

Et toi, qui regardais d'un air différent quand les boites de nos vies se sont croisées, toi qui a levé le doigt, toi qui portais une bague, une chaîne et un long manteau noir... Toi dont la barbe paraissait fragile, toi dont les yeux semblaient noyés, où cours-tu ? Maintenant que le flot a changé de latitude, que les longitudes se sont mélangées, que les contremaîtres de la grande marche des hommes sont morts, où cours-tu ?

 

Des milliers d'être à peine entrevus essaient de se rencontrer à nouveau dans le flot qui se désordonne. Le tunnel est malade ; ses canalisations fuient. C'était la nuit affective dans le gros flot de boites. Ce sera la nuit financière et nous nous chercherons pour nous aimer.

 

Deux femmes se tenaient par la main. Les voilà figées dans leur posture mortuaire. Elles s'étaient révoltées trop tôt. Elles furent des modèles proscrits. Elles méritaient cette épitaphe sur mon bras.  

 

Et nous errons à la recherche de nos coeurs, qui ne résonnaient plus depuis si longtemps. Chacun essaie de récupérer le sien, car les contremaîtres de la grande marche des hommes n'existent plus.  Il n'y a plus d'administration. Il n'y a plus de noms. Il n'y a plus de flot cohérent. Chaque bête sauvage cherche son coeur. 

 

 

édith de CL

dimanche, 23 août 2009

été

 

 

les yeux d'Ondine 2 2008.jpg

 

 

 

Une statue bleue et blonde de la Vierge. Le soleil descend sa douceur chrismale dans le calcaire rose du matin.

Du chant grégorien dans la maison, et jusque dans la rue. Les cris de mouettes, et dehors, vers la mer, hauts vols d’oiseaux, et leurs cris. Bleu du ciel et blanc des nuages, la plage est presque vide et le vent se balade dans l’air chaud. L’après-midi s’est arrêté pour toujours ? 

 

Monk David

 

samedi, 15 août 2009

Petite brouette de survie

 

 

édith N&B3.jpgphot Sara

 

 

J’aime les grands classiques de la littérature jeunesse. Je suis sorti pourtant hier de ces belles avenues pour découvrir un très étrange livre : petite brouette de survie de Tieri Briet et Alejandro Martinez, aux Editions Où sont les enfants ? 

Un texte étonnant illustré par des photos. Une sorte de road movie pour les petits. 

 

Un enfant ouvre le frigo de la cuisine familiale et trouve Oscar, un vieux poisson. Les lèvres du poisson tremble. Il murmure d’une voix préhistorique : « Ramène-moi jusqu’à la mer ».

L’enfant prépare donc sa brouette, qui devient un carrosse à une roue. Il demande la route de la mer à sa maîtresse. Puis il part avec Oscar. 

Je cite quelques phrases : 

« Maîtresse avait dit : « la mer est côté Sud. » A l’Ouest, il y avait l’océan. Et si je me perdais, il suffirait de suivre la rivière ». On voit que la Petite Brouette de Survie est un Water-Road Movie…

« Oscar ignorait tout des flammes et du feu. « Je suis un animal venu des eaux, répétait-il. Mes allumettes lui faisaient peur, et la folie des hommes aussi ». 

« Parce que la mer est partout, tu verras, même dans le cœur des gens qui vivent autour. »

Les phrases d’Oscar « ressemblaient à des poèmes venus d’une autre langue. Très ancienne langue animale, difficile à comprendre. »

Et à la fin du livre : « Au revoir, vieux poisson… Si tu reviens dans mon frigo, tu me raconteras la traversée du fond des eaux. »

 

Je crois que le monde entier est contenue dans cette immense petite histoire : le vent, la mer, la préhistoire, l’enfance et la vieillesse, les relations entre les hommes et entre les espèces. Et aussi le rêve, le voyage, la route.

Et puis l’amitié. Le Feu. La Spiritualité. 

Axel Randers

 

lundi, 27 juillet 2009

Ma rencontre avec Anne-Pierre Lallande, chrétien, anarchiste, antispéciste

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Phot Sara

 

Par Katharina Flunch-Barrows

Anne-Pierre avait de longs jeans qui pendaient autour de ses longues jambes et il flottait dans des chemises blanches, bleues, vertes, toutes délavées. Il avait une voix légère comme celle d’un oiseau et rassurante comme certaines voix des hommes. Il avait des cheveux blonds un peu ondulés qui voletaient autour de son visage, dans le vent du matin. Il parlait peu ; il parlait bien. Il mangeait peu ; il mangeait bien. Il aimait peu ; il aimait dans l'abnégation de lui-même.
C’était Edith qui me l’avait présenté. Elle me présentait les hommes qu’elle aimait parce qu’elle ne savait que faire avec eux. Elle sentait cette proximité, et en même temps une immense barrière qui lui interdisait de se rapprocher d’eux. C’eut été trop dangereux. Je parlais déjà bien français et j’étais heureuse de pouvoir échanger des idées avec cet homme beau, ou plutôt aimable et frais, charmant et secret. 

J’ai tout découvert peu à peu, au fur et à mesure que nos relations s’approfondissaient : la croix autour du cou ; son chien Jumbo-Roi ; le vieux manoir de son amie Esther, où il allait se ressourcer et faire courir son chien. Et les vieux livres des anarchistes d’alors et d’antan. Raoul Vaneigem et La Boétie ; Bakounine et Tolstoï ; Victor Serge et Pic de la Mirandole. Il y avait aussi, dans sa bibliothèque, Giordano Bruno et les Cahiers antispécistes, James Douglas Morrison et Sainte Thérèse d’Avila.
Il avait aimé Catherine de Sienne et avait cessé de manger lors de longues séances d’adoration de la sainte. Il avait allumé des cierges dans des églises et brûlé des affiches dans les rues de la révolte. Il avait couru dans les manifs et mangé dans les camps de gauche et dans les camps de droite. Il avait vécu et senti beaucoup de choses et il en était revenu profondément triste. Quelque chose n’allait pas, mais son sourire tendre, teinté d’humour, plus rassurant que rassuré, nous berçait et empêchait, par une paresse toute confortable, toute égoïste, de s’intéresser au fond du cœur d’Anne-Pierre. On croyait l’aimer : c’était qu’on était content qu’il nous aime.
Bien sûr, beaucoup de regrets surgissent, en cascade, navrants, navrés. Je ne suis pas la seule : perdre quelqu’un, c’est se rendre compte, bien souvent, de tout ce que l’on n’a pas su dire ; de tout ce que l’on s’est retenu de donner. Un voile de pudeur métallique empêche ceux qui s’aiment de se le dire, surtout si leur amour n’est pas d’une forme reconnue. Hors la vie amoureuse et la vie de famille, quel est le statut de l’amour ? Et pourtant n’est –ce pas l’amour, ces tendresses et ces souffrances que l’on ressent pour ceux qu’on croise, et qu’on recroise, auxquels on pense et qui, un jour, partent et ne reviennent plus. Ils n’existent plus. Ils ont disparu. Le monde continue sans eux et ils ne reviennent qu’en images lointaines peupler les cerveaux de ceux qu’ils ont aimé. 

Anne-Pierre, anarchiste, catholique, antispéciste, féministe, et si modéré au fond. Modéré, pas par lâcheté, mais par une connaissance trop parfaite de trop d’univers trop différents. Ma vie, au moins, aura été changée par ta présence, par ce que tu étais. Je ne suis sûrement pas la seule. Je ne regrette pas que Jumbo-Roi soit parti avec toi (qui t’aurait remplacé auprès de lui ?) Et il me reste le ciel et les oiseaux, les nuages et la lumière du boulevard dans le matin, pour rêver de toi et te parler tout bas. 

 

Katharina F-B, lundi 27 juillet 2009, après un dîner de crêpes et bière à Buenos Aires, in mémoriam.

 

Traduit de l’espagnol argentin par Edith CL et Kyra Portage

 

 

vendredi, 05 décembre 2008

de Paris à Lille au XVIIIème siècle

En écho à « Mélanges de Littérature » par Sara paru dans la livraison d’Almasoror de janvier 2007

Par Bruno Echalier

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Sara nous a raconté comment nos anciens romantiques courraient le monde et nous ont livré des récits de voyage épuisants.

 

On dit que Léonard de Vinci mit 72 jours pour faire le voyage d’Italie en Anjou et qu’il savait qu’il ne pourrait plus repartir tant sa fatigue était grande.

 

On ne comprend pas toujours pourquoi, au milieu du XVIIIeme, une telle importance est accordée à l’épuisement des femmes qui arrivant de Marseille à Paris devaient garder le lit huit jours avant de retrouver les belles joues roses.

 

Ignorant des circonstances, habitués aux voyages modernes, on prend aujourd’hui ces hommes et ces femmes épuisés pour des figures faibles auquels les récits prêtent des langueurs de circonstance.

 

Mais sait-on quelles étaient les difficultés de voyage à cette époque ?

 

J’ai choisi, pour illustrer la pénibilité des voyages en 1775, un extrait de l’Indicateur Fidèle, sorte d’horaire officiel des Transport de l’époque. Ce qui se faisait de mieux en quelque sorte sauf à posséder fortune et chevaux.

 

Pour nous rappeler notre cher contributeur mathématicien belge, Laurent Moonens, étudions le voyage de Paris à Bruxelles (petit voyage de rien du tout comparé à Amsterdam Marseille ou Paris Bayonne).

 

 

 

GRANDES ROUTES DES Provces

de Picardie, de Tiérache, d’Artois,

de Hainaut, de la Flandre

et Pays Bas.

 

Route de Paris à Lille en Flandres,

 

De deux en deux jours à minuit part de Paris une dili-

gence pour Lille et pafse

 

Mat soir lieües

à Louvres 2 ½ 5

à Senlis 4 4 ½

à Pont 5 2 ¼

Dine à Gournay 10 4 ¾

à Roye 4 5 ¾

Couche à Peronne 9 5 ¼

Repart à 1h du matin et passe

Dine à Cambray 9 8

à Douay 3 5 ½

Arrive à Lille 8 7

48 lieues de Paris

 

…/…

 

Route de Paris à Valenciennes

De deux en deux jours ‘a minuit part de Paris une diligence pour Valenciennes et suit le même ordre que la diligence jusqu’a Cambray où elle dine et arrive le même jour à Valenciennes.

De Paris à Cambray 35 ½

De Cambray à Valenciennes 6 ¾

42 ¼ lieues de Paris

 

Route de Paris à Bruxelles

De deux en deux jours à minuit part de Paris une diligence pour Bruxelles et suit le même ordre que celle de Valencieñes. Le lendemain repart de Valencieñes ‘a 1h du matin et pafse

 

Mat soir lieües

à Quievrain 4 3¼

Dine à Mons 7 3

à Braine le Comte 2 5

Arrive à Bruxelles 10 8

De Paris à Valenciennes 42 ¼

De Paris à Bruxelles 61 ½

 

 

 

RESUME

 

Vous êtes en 1775 et vous voulez aller à Bruxelles ……..

 

L’interprétation de la date de départ est relative : de deux en deux jours ? Mais quel est le premier jour ? Imaginons que le jour du départ est le lundi 2 avril (mais à 0h du matin…)

 

Départ de Paris le lundi matin 2 avril à 0 h du matin.

On peut enfin sortir de la diligence à 9 h du soir (lundi)

Nuit à Péronne le lundi soir 2 avril

Départ le 3 avril (mardi) dès 1h du matin. Les nuits sont très brèves!

Déjeuner à Cambray et changement de diligence vers 9 h du matin

Arrivée à Valenciennes en fin de matinée du mardi.

On attend ici le reste de la journée du mardi.

Nuit à Valenciennes le mardi soir 3 avril

Le lendemain à 1h du matin (4 avril) on repart de Valenciennes (qui change alors d’orthographe: Valencieñes).

Arrivée le mercredi 4 avril à Bruxelles à 10 du soir.

 

Durée totale du trajet année 1775 = départ le dimanche minuit, arrivée le mercredi 22 h = 70 heures de voyage dont environ 10 h dans un lit.

 

 

Aujourd’hui…

 

TGV Paris Bruxelles 2007 = 1 train toutes les demies heures.

Trajet = 1heure 22 minutes

Indemnités si retard…

 

 

Bruno Echalier

jeudi, 27 novembre 2008

Il était une fois l'animal

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I Genèse

 

La présence de l'animal dans l'histoire de la création du monde...

 

« Il était un royaume où volait le Corbeau. De temps à autre, l'Oiseau suspendait son vol pour fienter. Quand la matière était dure, elle se changeait en terre ferme ; quand elle était liquide, elle donnait naissance à des rivières et à des lacs, puis à de minuscules flaques et ruisseaux. (...) Mais une fois créé par la matière contenue dans le jabot et la vessie du Premier Volatile, le monde continua de baigner dans une obscurité profonde. » La Bible tchouktche, Youri Rythkéou

 

Les mythes fondateurs racontent l'origine du monde et des hommes.

Dans la Bible, la Genèse du monde est ainsi racontée : Dieu créa le monde, puis l'homme, puis la femme. Il créa les animaux, et celui qui joua dès le début un rôle important est le serpent, qui corrompit l'homme.

Pour les Tchouktches de Sibérie, le monde a été créé par un corbeau, le Premier Volatile, qui volait au-dessus de son royaume désert en laissant tomber sa fiente, fiente qui donnait naissance à des rivières, des montagnes...

Les Inuit ont encore une autre histoire : une jeune femme et un chien furent le premier couple. Leurs cinq enfants sont les ancêtres des habitants des cinq continents.

 

Dans les sociétés traditionnelles, les contes et mythes s'adressent à tous, enfants et adultes. Chaque événement dramatique de la vie permet une relecture de ces histoires, auxquels l'homme donne un sens plus profond à mesure qu'il vieillit. La littérature expressément réservée aux enfants est un événement moderne, né du rationalisme.

Dès lors, plus encore en Occident qu'ailleurs, le temps des animaux est le temps de l'enfance. Il y a une séparation radicale entre l'animal de l'enfance, enchanté, proche, et l'animal des adultes, rationalisé, utile, sans valeur sacrée.

 

II Initiation et symbole

 

Dans la littérature enfantine, les animaux servent à expliquer les relations humaines

 

«  Il était une fois un paysan qui avait de l'argent et des biens en suffisance (...) Mais sa femme et lui n'avaient pas d'enfants. (...) Un jour, il revint chez lui, s'emporta et dit :

- je veux un enfant ! J'en veux un, même si ce doit être un hérisson !

Par la suite, sa femme mit au monde un enfant qui était mi-hérisson, mi-homme : le haut de son corps en hérisson, le bas constitué normalement. Sa mère en fut épouvantée quand elle le vit et s'exclama :

- Là, tu vois ! Tu nous as jeté un mauvais sort !» Hans mon-hérisson, Grimm

 

L'anthropologue russe Propp a analysé des contes de façon structurelle et en a tiré des fonctions invariablement présentes (le héros, le donateur, l'agresseur, l'auxiliaire)... L'animal est toujours autrui. Il est très rarement le héros, il est celui que l'on rencontre sur sa route et qui nous révèle à nous-mêmes.

 

Les deux thèmes principaux de la plupart des histoires : comment trouver de la nourriture, comment se marier. L'animal permet de dissoudre l'enseignement en le rendant sibyllin. La petite fille apprend à la fois qu'elle doit éviter de se faire violer dans le bois par le loup, à la fois qu'elle devra vivre cela un jour, d'une autre façon. Ce trouble n'appartient qu'au langage symbolique et les rapports sociaux paraîtraient trop crus sans les masques animaux.

 

La littérature à destination des enfants utilise la proximité entre l’enfant et l’animal pour préparer au monde adulte ; mais la figure animalisée permet de dissocier le monde imaginaire du monde réel pour brouiller les pistes. La transmission s'effectue à un niveau inconscient.

Par ailleurs, dans ce mélange des mondes humains et animaux se trouve une reconnaissance de la très grande proximité qui les unit. Nous sommes animaux comme les autres animaux, nous souffrons, nous aimons et nous luttons comme eux.

 

III Paradoxes

 

Dans les histoires pour enfants, l'animal interprète les rôles enchanteurs, troubles ou mauvais. Mais ces rôles sont atténués par la censure pédagogique, qui ne reconnaît de conscience qu’humaine et qui déviolentise les contes. Que devient alors l'animal ?

 

Violence, magie, trouble, désir, crime : ces éléments hantent les rapports entre les hommes et les bêtes dans la littérature traditionnelle. L'animal permet donc de parler de crime et de sexe.

Pourtant, les modernes (Perrault, Disney) ont escamoté la cruauté des histoires. Cette déviolentisation a lieu partout. Par exemple, au Pérou, où l'on reprend les contes quechuas pour les manuels d'éducation des enfants indiens, on les lisse et les modifie car ils sont vus comme trop violents.

 

Cet escamotage littéraire est parallèle à l'évolution de la société. Le garçonnet d'il y a 100 ans voyait tuer les cochons régulièrement. Celui d'aujourd'hui refuse de manger lorsqu'il comprend avec horreur que les trois gentils petits cochons du conte sont découpés dans son assiette. Ces deux garçons à cent ans de distance n'entendent pas la même histoire à travers le même conte. L'interprétation et l'identification ne peuvent être semblables.

 

La modernité escamote la violence et elle brouille les rôles traditionnels. De ce fait l'animal n'est plus trouble ni mauvais, il devient gentil. Par ailleurs, le principe narratologique selon lequel l'animal était autrui et jamais le héros n'a plus lieu. L'animal est donc humanisé (héros au visage défini, doué de bonté) au moment même où les bêtes ont presque disparu de notre vie quotidienne. Il représente même parfois la gentillesse dans un monde de brutes humaines, un rôle tout aussi faux que celui de séducteur ou de tueur qu'il tenait dans les histoires traditionnelles. La bête est devenue ange. La cruauté et la tendresse sont souvent l'apanage réel ou supposé des enfants et des bêtes. Mais en éliminant la cruauté on élimine aussi la tendresse réelle, émergée du fond des êtres.

 

Si l'animal effrayant et enchanteur des contes a disparu de la littérature moderne, que reste-t-il de lui ? Dans la vraie vie, les animaux magiques des contes ont disparus : leurs inspirateurs sont confinés dans les zoos ou les élevages.

 

« Pan ! Le coup partit. La balle vint frapper le cygne en plein milieu de la tête, et le long cou blanc s'effondra sur le côté du nid.

- Je l'ai eu !cria Ernie.

- Joli coup, s'exclama Raymond.

Ernie se tourna vers Peter, le petit Peter qui était absolument pétrifié sur place, le regard blême.

(...)

Peter ramena le cygne mort au bord du lac et le posa par terre. (...) Ses yeux toujours mouillés de larmes étincelaient de fureur.

-Quelle chose infecte ! hurla-t-il ! (...) C'est vous qui devriez être morts, à la place du cygne ! Vous n'êtes pas dignes de vivre ! »

Le cygne de Roald Dahl

 

Qu’avons-nous fait de nos corps, de nos âmes ? De nos haines et de nos désirs ? Nous les avons nettoyé comme nous nettoyons les histoires que nous racontons aux enfants. Nous les avons enfermés dans des laboratoires, dans des ménageries, dans des bâtiments protégés aux abords des grandes villes.

Nous n’avons voulu garder que la raison, mais voici qu’elle hante un monde vide.

 

Que pourrons-nous faire pour retrouver l’animal, ce frère ennemi qui nous dégoûte et à qui nous voudrions ressembler ? Quand toutes les portes de la raison sont fermées et qu’il revient dans nos cauchemars, faudrait-il oser nous laisser entraîner dans son poème vital ?

 

Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier-Lucinière