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dimanche, 13 janvier 2013

Ces bêtes qu’on abat : Déjeuner dans une crêperie du Morbihan

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.


Déjeuner dans une crêperie du Morbihan

 

Après ma deuxième visite d’abattoir de la journée, nous approchons de l’heure du déjeuner.

 

Je pars donc à la recherche d’une crêperie, de quelque chose de typique. J’avais en effet besoin d’un cadre agréable qui me dépayserait, qui me ferait oublier les atrocités que j’avais vues dans les abattoirs du matin. J’entre dans un petit bourg où je suis certain d’en trouver une : il y a toujours une crêperie quelque part en Bretagne. Bien joué ! Je gare ma voiture juste devant et je sors mon chien pour le promener un peu. Mon fidèle compagnon, toujours avec moi lors de mes déplacements, aura sa part de crêpes.

 

Nous entrons dans la crêperie, la gérante nous accueille en chaussons et vêtue d’un tablier de cuisine. Le cadre est un peu vieillot, mais suffisamment agréable pour ma petite personne. Ça sent bon les crêpes, mon appétit vient. Je m’installe à une table qui comprend deux places, je n’ai invité personne, je serai donc tout seul.

 

La patronne me tend la carte. Mon choix est vite fait, je prends une galette aux champignons, j’adore les champignons. Et surtout pas de viande, j’en ai assez vu durant la matinée, et de toute façon je ne la digère pas bien ! Ma place est au milieu de la salle sur une petite table, de laquelle je peux observer tout ce qui se passe. Les cartes présentent encore le double affichage en euros et en francs. Quatorze francs la galette aux champignons… qui dit mieux ? et au blé noir, bien sûr. Les photos des petits-enfants de la famille sont accrochées sur les murs.

 

Les clients attendent longtemps avant d’être servis, ces pauvres dames ne sont que deux pour la cuisine et le service. Elles sont débordées, ne laissent pas paraître leur stress et pourtant elles courent beaucoup. Ça y est, la patronne me sert ma galette et ma bouteille de cidre brut. Bon sang qu’elle est bonne, je me régale ! J’ai vraiment besoin de me détendre, mais dans ma tête je repasse les visites des deux abattoirs. Pire, je prends des notes qui me serviront à établir les comptes rendus. Mes voisins de table se demandent ce que je peux bien écrire, ça me donne un air important. Le cidre brut, au bout de quelques bolées, me faisait tourner la tête.

 

Je commande à présent une crêpe sucrée aux pommes. La gérante m’apporte ma crêpe, me fait croire qu’elle n’a plus de pommes et qu’elle est obligée de les remplacer par de la compote, alors que de toute façon, sur la carte, il est indiqué « crêpe compote » ! Elle aussi s’imagine que je suis quelqu’un de sûrement important à mon allure, et puis j’écris pendant que je mange. Elle voit bien que je ne suis pas d’ici. L’ambiance de cette crêperie me paraît irréelle, décalée dans le temps.

 

Tiens, la patronne s’est trompée, elle vient d’apporter une bouteille de cidre à moitié pleine à des clients singuliers. À d’autres qu’elle connaît, elle lance : « Alors Bernard qu’est-ce que je te sers ? ». Une choucroute répond-il. Et là, je pensais que c’était une plaisanterie, un peu parano, je me demandais comment ils pouvaient savoir que j’étais alsacien ? Mais en fait, je n’y étais pas, la choucroute est bien inscrite au menu de ce jour. Eh oui ! Mais que l’on se rassure, servie avec du lard et des saucisses bien de Bretagne, sûrement extraits des cochons provenant d’élevages intensifs que j’avais vu se faire tuer le matin même.

 

L’endroit est passablement enfumé. Cette fumée épaisse, grasse et lourde, ne provenait pas des cigarettes. Elle nous arrivait de la cuisine dont la porte était grande ouverte. Les allées et venues de la patronne et de la cuisinière entre la cuisine et la salle de restauration, contribuaient à répandre ce brouillard lourd de graisse et de cuisson dont personne ne semblait être importuné. Tout le monde paraissait s’en accommoder. On peut voir que les clients sont des habitués du repas de midi, ils connaissent la maison. Mais, s’ils sont habitués, qui suis-je au milieu d’eux ?

 

D’ailleurs, les tables sont prêtes d’avance. Sur chaque table, les bouteilles sont disposées de manière particulière, tel un rituel. Elles sont même déjà ouvertes, et parfois même entamées. Si leur déjeuner est ainsi toujours programmé, comment leur vie doit-elle être?

 

Le cidre que je bois est brut, un peu comme le gens du coin qui sont durs comme le granit (mais chaleureux lorsqu’on prend la peine de les connaître). Il semble que le climat et la rusticité de la vie d’ici y sont pour quelque chose. Nous sommes en centre Bretagne, en l’an deux mille un. C’est la dernière crêperie du coin, m’a-t-on dit. Les anciens forcenés de la crêpe terminent leur longue vie professionnelle en fermant leur boutique. Les jeunes, même du coin, ne veulent pas reprendre, ni continuer.

 

Tiens, des gens qui se donnent de l’importance, ils ont même une cravate. C’est certain, il faut les prendre en considération, ils doivent travailler dans des bureaux et bien gagner leur vie. Peut-être travaillent-ils dans les bureaux des abattoirs que j’avais visités ? Des gens importants quoi ! Peut-être des commerciaux venus de grandes agglomérations, j’en ai souvent rencontrés. Allons, à quoi bon se pavaner comme cela ! Pourquoi en mettre plein la vue ? C’est aussi pour cela que les jeunes partent et quittent leur campagne. On leur fait croire qu’il y a mieux ailleurs, qu’on peut faire mieux ailleurs, qu’il faut quitter son habit des champs pour l’habit des villes. Allez, venez dans nos grandes villes, vous serez plus chics, plus urbains. Laissez tomber vos sabots pleins de crottin, apprenez le français en suivant l’exemple des bourgeois parisiens de l’époque, car parler le breton cela faisait plouc.

 

L’influence des grandes villes vient entacher ma crêperie authentique. Tout change, tout bouge, et la patronne un jour ne mettra plus ses chaussons pour accueillir des clients égarés comme moi… Mais qui sait, peut-être qu’un restaurant végétarien prendra le relais lorsque les consommateurs seront prêts !

 

 

 

 

 

vendredi, 11 janvier 2013

Les promesses mortes

Alphonse Osbert, Osbert, Taxi, Alpine Renault
peinture d'Alphonse Osbert

Expiation des enfants morts trop tôt ; expiation des bêtes mangées, expiation des poèmes brûlés, des chants oubliés.
Attente éternelle que la vie commence : attente de la mort qui nous la ravira sans que rien n'ait eu lieu.
Tentatives de « s'en sortir », de conjurer le sort - le sort d'un destin absent !
Quelques chances passent : incapacité de les saisir.
Quelques amis proposent un voyage : incapacité d'y répondre.
Des personnes étonnées se demandent : mais pourquoi si peu d’allant ? Pourquoi si peu de vie dans un corps sain, si peu d'amour dans un cœur riant, si peu d'histoires dans une vie où la chance coule librement ?
Aucune réponse ne vient.
Quelque chose est raté et s'effrite, jour après jour. C'est ma vie qui s'en va, et je laisse les plus beaux fruits passer sans les cueillir.
Et pourquoi ? Pourquoi ce fantôme aux promesses mortes ?
Je ne sais pas. Ma colère est silencieuse, blanche comme la mort des aubes sans rayon.

Alphonse Osbert, Osbert, Taxi, Alpine Renault

2 Alpine Renault dans un tunnel

 
E CL, 26 juillet 2012

lundi, 07 janvier 2013

Lumière du Sud, sang du monde

soir antique, alphonse osbert, jean-christophe, Romain Rolland, Italie
Peinture d'Alphonse Osbert

Venant de Suisse, Jean-Christophe passe la frontière italienne. "Lorsque au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla rêver".

"Sur la mer lumineuse, dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires bordés de cyprès enfantins. Il s'installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort d'un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait la splendide lumière... Lumière, sang du monde, fleuve de vie, qui, par nos yeux, nos narines, nos lèvres, tous les pores de la peau, t'infiltres dans la chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain, - qui te voit dévêtue de tes voiles du Nord, pure, brûlante, et nue, se demande comment il a jamais pu te vivre sans te posséder, et sait qu'il ne pourra plus jamais vivre sans te désirer".

Romain Rolland, in Jean-Christophe

dimanche, 06 janvier 2013

Ces bêtes qu’on abat : Agression sur un marché aux bestiaux

 C'est une saga qu'aucun scénariste n'aurait le courage d'écrire. Les films les plus gores ne sont que des comédies Walt Disney en comparaison. Les plus courageux d'entre vous auront sans doute du mal à la suivre jusqu'au bout...

C'est la saga interdite aux profanes.

AlmaSoror est fière de proposer sur son site l'extraordinaire saga de la viande. Celle qu'on ne lit jamais, celle dont on entend jamais parler, celle qui a lieu dans des endroits où l’œil citoyen ne peut pénétrer.

Si vous ne vous sentez pas capable de la lire, sachez que l'enquêteur l'a écrite. Sachez que des milliards d'individus la vivent aux portes de nos villes. Si vous n'êtes pas capable de la lire et que vous êtes capable de consommer le résultat, alors vous êtes un merveilleux citoyen du Meilleur des Mondes.

Voici donc le journal de Jean-Luc Daub, enquêteur dans les abattoirs français.

 Ces bêtes qu'on abat peut s'acheter en version imprimée :

Ou bien se lire sur cette page qui lui est dédié.



Agression sur un marché aux bestiaux

 

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 Dans le cadre de mes activités, j’ai également été amené à faire des contrôles sur des marchés aux bestiaux. Ce sont des endroits particuliers, où les actions de protection animale ne sont pas toujours les bienvenues. C’étaient des lieux où l’on se faisait tout petit car l’ambiance pouvait vite se dégrader et tourner aux tentatives d’intimidation. Les contrôles des services vétérinaires étaient mal vus, nombre d’entre eux durent à freiner leurs investigations, quand il ne leur fallait pas complètement renoncer à venir sur les marchés. Je me souviens que dans un des marchés du département de la Manche, le responsable m’avait demandé d’arrêter de faire du zèle et m’avait conseillé de quitter les lieux, si je ne voulais pas me retrouver pendu sous la charpente. Lorsque j’informai la direction des services vétérinaires de l’état piteux des bêtes que j’y avais vues, elle m’indiqua qu’elle ne pouvait pas intervenir, car sur ce marché, elle était en danger, et qu’il lui faudrait un escadron de gendarmerie pour y pénétrer. Elle ajouta que deux techniciens avaient déjà été enfermés dans un local.

 

La réglementation stipulait que la présentation d’animaux malades ou blessés était interdite sur les marchés (art. 3 de l’arrêté du 25/10/82 modifié par l’art. 1 de l’arrêté du 17 juin 1996). Or pendant longtemps, ce genre d’animaux fut malgré tout présenté à la vente, car ils faisaient l’objet d’un commerce lucratif. Ils étaient achetés pour trois fois rien aux éleveurs, contents de s’en débarrasser, et étaient revendus en lots avec une plus-value. Il arrivait souvent que ces animaux à bout de force meurent en cours de transport ou sur les marchés. La réglementation permettait qu’ils soient euthanasiés sur le marché en cas de souffrance extrême. Encore fallait-il pour cela que quelqu’un appelle un vétérinaire, et il aurait fallu qu’il y ait davantage de contrôles pour venir en aide à ces animaux. Les marchés devaient être équipés d’abreuvoirs, mais la plupart ne l’étaient pas. Certains étaient équipés d’abreuvoirs mobiles, mais on ne s’en servait pas. La législation interdisait une attache trop courte des bovins, et pourtant bon nombre étaient attachés la tête au ras du sol durant des heures.

 

Certains marchés se préoccupaient du bien-être des animaux, mais ils étaient trop rares. Encore une fois, la crise de la vache folle a permis de faire reculer la présentation d’animaux malades ou blessés dans ces lieux de vente. Ces derniers, interdits d’abattoirs, devaient être présentés à l’abattoir sous 48 heures avec un certificat vétérinaire. Ces animaux ne sont en principe plus présentés sur les marchés. Ce n’est donc ni grâce aux efforts des services vétérinaires, ni au courage des associations de protection animale que ces bêtes ont disparu des marchés. Lorsqu’il s’agissait simplement de protéger ces animaux, l’administration se faisait timide. Les vaches en question finissaient en steak haché, et on a pris conscience pendant la crise de la vache folle qu’elles représentaient un risque sanitaire, puisque des vaches potentiellement atteintes par la maladie prenaient le chemin des abattoirs.

 

Je vais relater la visite d’un marché aux bestiaux de Loire-Atlantique sur lequel je me suis fait agresser. Je précise que cela ne se passait pas à l’identique sur tous les marchés, mais ce récit témoigne de l’ambiance générale en pleine période de crise de la vache folle.

 

Comme chaque négociant, j’avais payé mon entrée sur le marché en question. J'ai ensuite effectué un tour global des lieux, puis je me suis présenté au bureau, en demandant un responsable.

 

J'ai été reçu par un agent administratif de la mairie. Je lui ai montré ma carte d'enquêteur, il connaissait l’association pour laquelle je travaillais. Je lui ai parlé de quelques bêtes en mauvais état que j'avais repérées sur le marché, et qui n'auraient pas dû être présentées à la vente. Il m'a alors accompagné vers un autre responsable, un conseiller municipal délégué au foirail (marché aux bestiaux). C’était donc cette personne qui avait, en principe, le pouvoir de police et de faire appliquer la loi. Je lui ai gentiment demandé s’il pouvait venir voir les animaux qui posaient un problème. « D’accord, m’a t-il dit, je viens avec vous les voir, mais je ne les bouge pas, les ventes sont faites, on s'arrêtera là pour aujourd'hui ». Les ventes n’étaient bien évidemment pas terminées et il aurait encore été possible d’intervenir. Le décor était planté et je savais à quoi m’en tenir : une inertie habituelle. Dans ce domaine, il n’y a pas mieux que de faire des reportages télévisés pour sensibiliser le public et faire pression face à l'inaction des intervenants et des pouvoirs publics.

 

Nous avons discuté longuement en cours de chemin. Il m'a présenté à des négociants avec qui je devais m’expliquer. Il m'a présenté au président du syndicat des négociants en bestiaux avec qui je devais également m'expliquer. Il m'a semblé qu'on perdait beaucoup de temps. Je tentais d’emmener le conseiller municipal vers les bêtes en question. Il n’était pas bon d’être présenté à tout le monde : cela ne faisait qu’accroître la tension. D'habitude, me dit-il, il fait le tour du marché, mais ce matin-là, il n'avait pas pu, comme par hasard. Il m’avait dit que s’il constatait la présence de bêtes en trop mauvais état, il les faisait recharger, en disant au propriétaire « qu'il ne veut pas de ça ici ». Il leur demande de les garder dans le camion. Puis il a rajouté que ces derniers se les échangeaient ensuite de camion à camion, ici, ou alors sur le parking dehors (ce qui est interdit).

 

Devant l'une des bêtes en mauvais état, le conseiller municipal m’a à nouveau présenté. Cette fois à la personne qui effectuait le commerce de vaches de réforme. J'étais inquiet, car cette personne m’avait frappé sur un autre marché, à coups de bâton. Il m’a reconnu et me dit que sur le marché en question, qui était situé à une centaine de kilomètres en Ille-et-Vilaine, j’aurais dû lui montrer ma carte d'enquêteur. Il ne m'aurait alors rien fait. Il rajouta : « je vous avais confondu avec un touriste » ! Il va de soi que les touristes peuvent être frappés !

 

Ce monsieur précisa qu'il ne prenait plus les vaches qui « crèvent » dans les étables, qu’il les laissait à l'éleveur. Devant la vache en état de misère physiologique, il expliqua que son état était la faute de l'éleveur, qu’il n’y était pour rien. C’est vrai, mais il n’empêche qu’il n’aurait pas dû la prendre, ou qu’il aurait dû appeler un vétérinaire. Pourquoi, en outre, ces bêtes en piteux état, sans grande valeur marchande, étaient-elles souvent rouées de coups lorsqu’elles se déplaçaient difficilement dans l’enceinte du marché ? Des vaches tellement maigres qu’elles étaient appelées communément « des tréteaux », comme je l’ai déjà précisé.

 

Les regards devenaient de plus en plus hostiles, ma présence était gênante, je tombais dans un guêpier.

 

Le conseiller municipal et moi avons continué d’évoquer les arrivages de vaches en mauvais état et souvent en état de souffrance, ce qu’il ne niait pas. Si nous pouvions faire quelque chose, dit-il, pour empêcher que des animaux traînent sans soins dans les fermes, ce serait bien. Cela l’arrangerait qu’il n’y en ait plus sur le marché, mais il y en a toujours eu. Cela l’arrangerait aussi que le grand nettoyage soit fait par un organisme extérieur, pour ne pas à avoir à le faire lui-même. Il m'a suggéré de faire une réunion rassemblant des négociants, éleveurs, services vétérinaires afin de mettre sur la table les problèmes de protection animale concernant les bovins en mauvais état. Cela serait bien, et chacun saurait une fois pour toutes ce qu'il doit faire.

 

Je lui ai proposé de faire des photos des animaux en question pour avoir des preuves comme base de travail et monter un dossier. Il était tout à fait d'accord et n'y voyait pas d'inconvénient. Cependant, il souhaitait demander l'autorisation au président du syndicat des négociants en bestiaux. Nous l’avons cherché, mais en vain ; il était introuvable. Pour avancer un peu, je lui proposais d’appeler le vétérinaire attitré au marché ou alors les services vétérinaires pour qu’ils puissent venir constater l’état des bêtes et qu’ils prennent des mesures. Il était d'accord et me dit :  « Vous faites comme vous voulez, s’ils viennent tant mieux, comme cela ils prendront les responsabilités eux-mêmes et je serai couvert ».

 

Nous sommes allés au bureau pour téléphoner. J'ai appelé la Direction des Services Vétérinaires de Loire-Atlantique, la personne du bureau de protection animale s'occupant du marché étant en déplacement, on m’a alors passé le directeur de la D.S.V. Je lui ai fait part de ma présence sur le marché et lui ai demandé qu’il envoie un vétérinaire. Il était intéressé par ma visite, puisque justement ce marché faisait l'objet d'un gros dossier. L’idée d’y mettre notamment une permanence des services vétérinaires était dans l’air. Mes constatations seront les bienvenues, me dit-il, ajoutant qu’il aimerait avoir un courrier pour appuyer ses démarches. Il déplorait qu'actuellement, il ne fût plus possible d'effectuer des contrôles, mais cette question était en cours de démarches, une permanence devait être mise en place, avec deux techniciens vétérinaires.

 

Comme il y avait un abattoir juste à côté, je lui ai demandé si un représentant des services vétérinaires ne pouvait pas venir. Le directeur m’annonça qu’il allait leur téléphoner et m’envoyer quelqu'un. Je l’interrogeais aussi sur la possibilité de prendre des photos avant que les négociants fassent disparaître les vaches. Il me mit en garde et m’invita à faire très attention, car je risquais d’être malmené. J’attendis au bureau pendant un bon moment, mais personne ne vint.

 

J'ai demandé au conseiller municipal à pouvoir retourner sur le marché de peur que les bovins ne soient discrètement enlevés. Je voulais prendre des photos, mais il n’y tenait plus car la tension montait. Le président du syndicat des négociants en bestiaux s’y opposa aussi, prétextant qu’ils avaient eu des ennuis avec des journalistes. Une équipe de télévision de France 2 était venue filmer, en leur disant que c'était un reportage qui ne leur porterait pas préjudice. Les images se retournèrent contre eux, et lorsqu'une autre équipe de TF1 vint, elle fut accueillie à coups de bâton.

 

Nous sommes retournés à l’entrée voir si le vétérinaire était arrivé, mais personne n’était là. Le conseiller municipal me proposa d’aller à la rencontre du vétérinaire de l'autre côté de l'abattoir. Ce que je fis. Nous nous quittâmes.

 

Je me rendis à l'abattoir et dans les bureaux. Le vétérinaire était au téléphone avec le directeur de la D.S.V. Nous avons conversé. Il s'est rendu dans l'abattoir voir des carcasses de veaux, puis nous sommes allés sur le marché. Il m'indiqua qu’il ne s'occupait pas du marché, d'habitude.

 

Sur le foirail, le vétérinaire serrait des mains. Il connaissait du monde. Nous allâmes voir la première bête. Nous ne pûmes, en raison de la suite des événements, voir les pires bêtes. L’une présentait une énorme infection sur la partie droite des mamelles, elle n'était pas maigre. Le vétérinaire s'écria : « Ah, en effet ». Le propriétaire de la bête s'est avancé vers nous. Tout le monde nous regardait froidement, il était malvenu de s’attarder sur une bête pour des questions autres que transactionnelles.

 

Pendant que je relevais le numéro de la boucle, des négociants se sont approchés et l'un d'entre eux est venu derrière moi en me saisissant par les vêtements au niveau des épaules. D'autres arrivèrent et m’empoignèrent. On me tenait fermement par les bras, dans le dos, et l'un me serrait fortement la gorge en m'étranglant d'une main. Ils devenaient de plus en plus agressifs. Le vétérinaire est intervenu, en leur disant d'arrêter et de me laisser tranquille. Il fut empoigné à son tour. Après, je ne sais pas trop se qui s'est passé car ils me brutalisaient tellement que je ne voyais plus rien. Ils m'ont menacé et insulté. Un négociant m'a demandé si je me souvenais des établissements pour lesquels il travaillait, il disait à tout le monde que je l'avais fait condamner par la justice à payer 610 euros. En effet, une plainte contre lui avait été déposée lors d'une visite d'abattoir dans la Manche. Il leur a raconté l’histoire. Ce récit envenima la situation. Il dit que j'avais pris des photos très compromettantes pour lui. Je n’étais pas fier, et je savais que j’allais passer un sale quart d’heure !

 

J’étais en mauvaise posture, je ne maîtrisais plus la situation. Comme ils connaissaient le vétérinaire, ils le relâchèrent et le laissèrent repartir. Ce dernier rejoignit l’abattoir pour se mettre à l’abri. Ce qui est déplorable, c’est qu’il n’ait pas jugé bon de faire intervenir les gendarmes pour me sortir de cette situation. À un moment donné, j’ai pu me dégager et j'ai tenté de m'enfuir. J'ai couru tout droit, aussi vite que je le pouvais. J'ai sauté une barrière. Les négociants courraient derrière moi, en criant « attrapez-le ». Il m’était impossible de fuir, car il y avait du monde partout, prêt à m’intercepter. Je me suis retrouvé coincé, et j'ai été empoigné par d'autres personnes. La première fois, ils étaient une dizaine et la deuxième fois, ils devaient au moins être une vingtaine, peut-être même vingt-cinq.

 

Cette fois, ils m'écrasaient contre des barrières métalliques, au point que tout mouvement m’était impossible. Ceux qui se trouvaient de l'autre côté des barrières me tiraient vers eux. L’un d’eux me saisit de nouveau à la gorge et serra de toutes ses forces. J’eus alors l’idée de faire semblant d’étouffer afin qu’il me libère, mais il n’en fut pas impressionné et continua à serrer. Les négociants me menaçaient et m’agressaient verbalement. Ils me disaient de les laisser faire leur travail, qu'ils avaient une famille à nourrir et que ça allait mal se passer pour moi. Ils me disaient : « Tu vas voir ce qu'on va te faire », ou « il faut lui donner une leçon ! ». On comprend mieux pourquoi les services vétérinaires ne prenaient pas le risque de se rendre sur les marchés aux bestiaux. La personne qui m’avait déjà frappé avec un bâton sur un autre marché leur a demandé qu’on me prenne les notes qu’ils trouvèrent dans ma poche. Encore et toujours la même personne les excitait et leur disait qu’ils devaient me fouiller pour voir si je n’avais pas caché d’autres notes. J’avais sur moi mon carnet de chèques qui me servait à acheter, en cas de nécessité, des animaux malades ou blessés, malheureusement pour les faire euthanasier suivant les recommandations de l’association pour laquelle je travaillais alors. Quelqu’un me prit mon carnet de chèques en disant que j'y avais certainement dissimulé des numéros de bouclages. À ce moment, ils s’emparèrent de ma carte d'enquêteur, de ma carte de la Fédération des marchés et de mon portefeuille.

 

Les négociants étaient surexcités, ils m'arrachèrent mon anorak et le fouillèrent, ils prirent mon petit appareil photo qu’ils écrasèrent sur le sol. Ils regardèrent si je n'avais rien d'autre sur moi. Les différents responsables du marché, qui avaient assisté à la scène, au lieu d’intervenir m’ont simplement reproché de les avoir fait se déplacer des bureaux et d'avoir fichu en l'air et interrompu les cotations qu'ils effectuaient en réunion. Ils m’ont dit les avoir trahis en venant avec un appareil photos et un vétérinaire. C’est alors qu’un négociant qui avait trempé mon carnet dans de la bouse de vache me l’appliqua sur la figure. Une personne a tout de même crié : « Mais vous êtes fous, laissez-le. »

 

La personne qui m’avait molesté sur un autre marché leur lança qu'il fallait m'emmener sur le parking pour fouiller ma voiture. Ils étaient en train de m’emmener lorsque je leur ai dit que je n’avais rien d’autre. Très en colère, ils me demandaient : « Qui sont tes patrons et qui t’envoie ? ». Et d’ajouter : « Viens avec nous au bureau, on va leur téléphoner et tu vas leur dire ce quit’arrive ». L’un d’eux me lança que tout le monde avait mémorisé ma tête et que je ne n'avais plus intérêt à revenir sur le marché ou ailleurs. Que s’ils m'attrapaient encore une fois, c'en serait fini pour moi. Et surtout, je ne devais pas envoyer quelqu'un d'autre à ma place.

 

En me traînant vers les bureaux, d'autres venaient tour à tour m'agripper, en m'insultant et en me demandant qui j'étais. Certains ne savaient même pas ce qui se passait, mais voulaient quand même me frapper. Celui qui avait été condamné à payer une amende a voulu me parler. Du coup, les autres m’ont lâché. Nous avons marché un peu. Il m'a expliqué que ce jour à l’abattoir dans lequel nous nous étions rencontrés, il ne pouvait pas décharger les bovins dans d'autres conditions qu’il ne l’avait fait, que l’abattoir était en travaux (ce n'est pas vrai), mais que c’est lui qui avait tout pris, les responsables et les services vétérinaires de l’abattoir n’avaient, eux, pas été inquiétés. Il avait payé, dit-il, il ne m'en voulait plus, mais il souhaitait que je le sache. La tension était retombée. Une bonne partie des négociants me laissèrent tranquille.

 

Je pensais en être quitte, mais un groupe est revenu me chercher pour m’emmener dans les bureaux.

 

Là, le conseiller municipal, devant les autres, a dit qu'il pensait que j'étais parti et ne s’attendait pas à me voir revenir avec un vétérinaire. C’était ma parole contre la sienne que je devais défendre. On m'a conduit dans la salle de buvette, et devant les escaliers montant aux bureaux, des négociants devaient me surveiller pendant que d’autres allaient téléphoner. Dans cette salle, d’autres m’empoignaient, certains ne savaient même pas ce qui s’était passé, mais lançaient qu’il fallait « m'écraser ». Sous le regard passif du conseiller municipal, on me brutalisait encore et je n'en pouvais plus. J’attendais qu’il me secoure, mais rien ne venait.

 

Petit à petit, j’ai pu m’éclipser en montant les escaliers pour me mettre à l’abri. La personne qui avait été condamnée à payer une amende est revenue me parler de sa condamnation et a rajouté que si elle ne m'avait pas pris à part pour me parler, je ne m'en serais pas sorti vivant. Je pouvais donc la remercier. Je ne pouvais toujours pas m'enfuir, parce qu'en bas des escaliers, des personnes me surveillaient. J'attendais et soudain, les responsables du marché qui étaient allés téléphoner me dirent furieusement de partir, tant qu'il en était encore temps.

 

Je suis reparti en prenant soin de me retourner pour voir si l'on ne me suivait pas. J'ai roulé à toute vitesse vers Rennes, avec la peur au ventre. Je me suis rendu chez un médecin, car je n'étais pas bien. Il m'a examiné et a relevé les traces de violence dont j'avais été victime. Il m'a remis un certificat médical et un arrêt de travail. Cependant, j’ai fait l’erreur d’aller chez un médecin rural, qui a certainement aussi ménagé son diagnostic, car les conséquences pour lui, du fait d’avoir peut-être comme clients des personnes du marché, n’étaient pas négligeables.

 

Je voudrais évoquer maintenant les constations que j’ai faites sur ce marché aux bestiaux de Loire-Atlantique. 1814 animaux ont été présentés à la vente, dont : 49 Génisses; 24 Bœufs; 332 Vaches; 5 Taureaux; 4 Jeunes Bovins; 1386 Bovins Maigres; 14 Veaux de moins huit jours.

 

Pratiquement tous les animaux (vaches, veaux, gros bovins...) étaient, pour ceux qui se trouvaient sous le hall, attachés la tête au ras du sol. Et ceci de façon plus généralisée que sur d'autres marchés. On pouvait voir des bovins s'énerver, tant les postures contre nature qu’on leur imposait étaient inconfortables ; il y avait de nombreuses vaches de réforme, cachectiques, boiteuses, avec des escarres, des mammites et des mamelles si gonflées que le lait s’en écoulait. Dans les lots de vaches de réforme, il n'y avait pas que des bêtes maigres de fin de parcours, il y avait des bêtes en état de misère physiologique, ayant traîné dans les étables avec des maladies ou des traumatismes anciens. Une vache atrophiée qui se déplaçait difficilement a été conduite vers un lot de réforme. Elle est tombée à terre, on lui a matraqué la tête, mais elle ne s’est pas relevée tout de suite. On lui a tordu la queue pour la faire bouger. Au bout d'un moment, elle s'est relevée complètement épuisée.

 

Les marchands, en se servant de bâtons, matraquaient les bovins qui ne réagissaient pas comme ils le désiraient. Ils les faisaient courir dans les allées pour les charger. Les couloirs étaient très dangereux, il fallait tout le temps faire attention, car il y avait des bovins qui couraient en tout sens, et qui glissaient. Les négociants et les personnes qui chargeaient les bêtes étaient brutaux et se servaient largement de leurs bâtons pour les frapper sans ménagement. Des négociants avaient des aiguillons au bout de ces bâtons. Aucun point d'abreuvement ne se trouvait sur le marché. Aucune visite n'était effectuée par un vétérinaire attitré ou par les services vétérinaires. Des bovins avaient des cornes cassées avec le sang qui s’écoulait sur le sol. En raison de l’absence de quai, le déchargement et le chargement s'effectuaient à même le sol. J'ai vu des bovins trébucher plusieurs fois, en montant dans un camion tant la pente de la rampe était raide.

 

J’avais bien sûr déposé une plainte à la gendarmerie de la ville où se situait le marché. Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée, j’étais tellement choqué que cela ne m’était pas venu à l’esprit. Auparavant, j’avais pris un hôtel afin de pouvoir me doucher, car, comme toute personne agressée ou violée, je me sentais sale. J’ai été mal accueilli par les gendarmes. Je devenais de surcroît l’auteur des faits et non plus la victime. Le gendarme que j’avais en face de moi me reprocha le fait que personne n'ait appelé la gendarmerie au moment des faits, ajoutant que maintenant ils allaient être obligés de s’y rendre. Chose qui manifestement ne les enchantait guère. Les gendarmes m’ont dit que d’habitude, ils faisaient un tour sur le marché, mais évidemment pas ce jour-là !

 

J’avais les noms de quelques témoins des faits et de deux personnes qui m’avaient agressé. Pourtant, la plainte a été déclarée sans suite, parce que les témoins incriminés attestèrent qu’il y avait juste eu une bousculade !

 

Après ces événements, j'ai appris que plusieurs mois auparavant, une opération de contrôle commanditée par le Ministère des Finances et le Ministère de l'Agriculture avait été réalisée sur un marché aux bestiaux du même département. Pas moins de cinquante gendarmes, avec l’intervention d'hélicoptères, services des douanes, services vétérinaires, avaient entouré le marché. Mais cette opération de contrôle n'avait pas été fructueuse, puisqu'un repli stratégique avait été effectué en raison du trouble que cela avait occasionné et du risque de possibles confrontations physiques, à cause de la résistance des négociants en bétail. Il est facile de comprendre qu’après cet événement, ce n’était pas le simple enquêteur d’une association de protection des animaux qui allait intimider les négociants.

 

Ce que j’ai également appris plus tard, c’est qu’un membre du conseil d’administration de mon association était contrôleur général des services vétérinaires du département en question. On peut se demander quelle était sa part active au sein de l’association, et pourquoi dans le département dont il avait la charge, on trouvait autant de problèmes de mauvais traitement des animaux.

 

On pourra comprendre que, par la suite, je n’ai plus osé visiter de marchés aux bestiaux. J’en ai fait, malgré tout quelques-uns, la peur au ventre. Mais, heureusement, sur un marché d’un autre département, je fus bien accueilli par un directeur qui tenait soigneusement son marché et était vigilant quant au bien-être des animaux y séjournant. Et cela bien avant que les mots « bien-être animal » deviennent une formule de marketing, que tentent de s’approprier bien des filières et des instances qui ignorent ce qu’est le bien-être animal. Ce directeur m’avait beaucoup rassuré en me disant que sur son marché, je ne risquais rien, j’étais sous sa protection. Il faut dire que sur son marché, le déroulement des activités se passait bien et qu’il n’avait rien à se reprocher.

 

Le marché où a eu lieu l’agression n’existe plus, un autre a été construit dans la même ville. Je l’ai visité cinq ans après, et j’ai encore constaté quelques infractions à la réglementation. Par contre, on ne retrouvait plus ces vaches en état de misère physiologique, et ceci pour les raisons sanitaires que j’ai exposées plus haut (craintes liées aux problèmes de la vache folle). Notons que les actions d’une certaine association de protection animale a largement contribué à l’amélioration des conditions de bien-être des animaux sur les marchés. Un guide des bonnes conduites sur les marchés aux bestiaux, qui sert de base de travail pour les responsables de marché, a été édité par la Fédération des marchés aux bestiaux.

 

Je me suis aussi senti lâché par l’association pour laquelle j’avais fait cette visite, parce qu’aucun communiqué de presse n’ébruita l’incident, qu’aucune remontée vers les instances responsables ne signala les dysfonctionnements de ce marché. Il est certain que cela pouvait « faire tache », puisque l’un des membres du conseil d’administration était contrôleur général des services vétérinaires, et qu’une telle affaire pouvait avoir lieu dans son département…

 

C’est une affaire qu’il fallait étouffer. Même la plainte avait été classée sans suite, car les témoins n’avaient observé qu’une simple bousculade… Et les animaux maltraités sur ce marché, qui s’en est soucié ?

 

 

samedi, 05 janvier 2013

Métrodore : ouverture

 Métrodore,

Voici l'ouverture de Métrodore, un roman en suspension entre l'enfance et le monde adulte, entre hier et aujourd'hui.

Paris III par Edith de Cornulier.jpg

J’ai seize ans et je ne mange plus. Il paraît que ça n’arrive qu’aux filles qui ont des problèmes avec leur mère. Je suis un garçon et je n’ai pas de problèmes. Je suis seulement fatigué de vivre. La nourriture me dégoûte. Les gens me dépitent. Les professeurs me répugnent. Le lycée m’insupporte. Les magasins criards, la grisaille des rues, les ordinateurs me désespèrent. Je hais la société. Je m’appelle Jude Parizet et je vous hais.

 Alors, vous m’avez amené ici, dans cet hôpital blanc. Les infirmiers me sourient : j’ai envie de leur cracher à la gueule. Les médecins me parlent d’un ton gentil : je les devine fiers de leur diplôme de médecine, fiers de s’occuper des jeunes en difficulté. Je les terrasse de mon mépris, mais ils s’en fichent : ils croient par-dessus tout qu’ils ont raison.

 L’hôpital est blanc comme la mort, noir comme la peur, gris comme l’hiver. Le pavillon Michel-Foucault accueille des garçons et des filles entre treize et dix-sept ans. Nous errons dans les couloirs, nous marchons sur le carrelage des toilettes et le linoléum des pièces lugubres. Des néons jaunes éclairent l’escalier ; des néons blancs éclairent les murs blêmes. De nombreuses affiches empirent la laideur des murs. Une immense photographie du philosophe Michel Foucault orne le mur du vestibule. L’homme a l’air sadique et arrogant. Sur les murs des couloirs et de la salle de jour, de grotesques affiches montrent des jeunes en train de s’embrasser, de parler, de jouer au ballon. Sous les photos sont inscrits des slogans affligeants : « Moi, je dis non à la violence », « Moi, je dis non à la drogue », « La lecture est le plus beau voyage du monde ». Ils nous prennent pour des idiots.

 D’autres jeunes sont là. Une petite dizaine. Certains n’ont pas le droit de venir dans la salle de jour ; nous les apercevons se faufiler comme des ombres, accompagnés par des infirmiers qui les mènent comme des enfants.

 Nous, qui avons le droit de passer du temps dans la salle de jour, nous sommes libres de nos mouvements à l’intérieur du pavillon Michel-Foucault. Beaucoup sont des filles, encore plus maigres que moi. J’ai peur d’en voir une mourir. Ce serait triste à voir, une mort dans un hôpital. Quelle horreur d’agoniser dans un couloir de plastique et de béton. Si mourir, c’est quitter à jamais le monde où nous avons aimé et souffert, une mort au bout d’une plage, une mort en haut d’une montagne, c’est une mort bien plus belle.

 Pourquoi sommes-nous ici ? On nous a enlevés de la vie normale pour nous enfermer dans cet hôpital parce que nous avons un problème avec l’idée de devenir adulte.

 Les adultes se sont habitués à leur vie dans la ville, loin du ciel bleu, des arbres, des grandes forêts, des animaux sauvages, des océans. Ils se sont habitués à leurs habits étriqués, qui leur donnent l’air de petits pions. Ils se sont habitués à se lever au bruit strident du réveil, à se laver dans leur petite salle de bains, à utiliser des produits conformes aux normes pour se laver, pour manger, pour nettoyer leur maison…

 Ils se sont habitués à se lever matin après matin.

 Les adultes se sont habitués à remplir des papiers, à suivre des milliers de règles administratives, juridiques. Jour après jour, chaque fois qu’ils achètent, qu’ils vendent, qu’ils se marient, qu’ils divorcent, qu’ils ont des enfants, qu’ils en perdent, qu’ils partent en vacances, ils remplissent des papiers administratifs. Machinalement, ils écrivent dans les petites cases leur numéro de Sécurité sociale (un numéro d’au moins dix chiffres), leur sexe (masculin ou féminin, tant pis pour les anges), leur âge (comme si c’était important), leur lieu de naissance (pourquoi ?), leur statut social et leur statut familial. Ils ont des comptes en banque, des contrats d’assurances, des cartes d’assuré, des cartes d’électeur, des cartes bancaires. Sur tous ces papiers, des chiffres et des mots sans poésie.

 Les adultes peuvent rester assis au bureau toute la journée alors que dehors brille un soleil magnifique. Ils peuvent parler des heures de l’actualité politique alors que Charles Baudelaire a écrit des poèmes qui traversent le temps. Ils peuvent prendre le métro tous les jours, dans de longs couloirs souterrains, pour se rendre de leur maison au travail et de leur travail à la maison. Ils peuvent subir cette vie pendant quarante ans sans jamais se révolter plus de deux jours.

 J’ai seize ans, dans deux ans je serai un adulte.

 Pourquoi voulez-vous que je mange ?

 

Edith de Cornulier-Lucinière

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jeudi, 03 janvier 2013

Gange

Gange

C'est amusant d'aimer quelqu'un et de ne pas pouvoir dire "quelqu'un" en parlant d'elle, parce que tout le monde rirait beaucoup.

C'est étonnant de contempler un visage et de deviner que le mot "visage" paraitrait ridicule à la plupart des gens.

C'est stupéfiant de partager de grands moments d'enthousiasme et de tendresse, et de penser que les gens pensent que l'autre n'éprouve pas de sentiments.

C'est renversant d'éprouver un deuil profond, déchirant, et de savoir que les gens trouvent cela ridicule.

"Ce n'est qu'un chien !"

Tu n'était qu'une chienne. Tu n'étais que ma meilleure amie. Tu n'étais que mon autre soeur. C'est pourquoi, dix ans après, tu n'es que mon meilleur souvenir ! Merci à toi, belle étrangère. C'est vrai que tu étais canine, trop canine. Mais moi j'étais humaine, trop humaine. Et nous étions ensemble, très ensemble, sur cette route qu'on appelle la vie et qu'on quitte un beau jour, pour toujours.

Quand je ferme les yeux, au cours d'un dîner, dans un restaurant de la ville, un fantôme passe : tu cours dans le bois loin devant, tu me regardes pour vérifier que je te suis. Quand je rouvre les yeux, je fais semblant de penser à des choses "importantes".

 

Edith CL

(photo de Gange par Sara)

Le peuple et le néant

 "Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums,

de sons, de projets et de climats"

Marcel Proust IMAG3934.jpg

 

Un billet d'Esther Mar

 

En France, en 2011, les gens ont regardé la télévision 3h47 par jour en moyenne (c'est moins qu'en Amérique du Nord, moins qu'au Moyen-Orient !), selon une étude, 3h16 selon une autre étude. Ils y passent plus de deux heures, selon une troisième. Au-delà des calculs de moyennes complexes et aléatoires, la certitude, c'est que la télévision avale notre temps libre.

 

 Ces trois heures, si nous les consacrions à la musique, nous serions un peuple de musiciens. Si nous les consacrions à la lecture ou à l'écriture, nous serions le peuple littéraire. Si nous les consacrions au sport, nous serions un peuple magnifique.

En cet an 2013 qui s'ouvre, qu'allons-nous faire de ces temps autrefois consacrés à la télévision ? Cette heure, ces deux heures, ces trois heures offertes à Big Brother, allons-nous les reprendre ? Nous pourrions les donner à nos enfants, à nos voisins, à la musique, à la lecture, à la promenade et à la contemplation du monde ; nous pourrions faire connaissance avec la personne que nous sommes en profondeur, en la regardant agir, choisir, peupler elle-même son monde intérieur.

Nous pourrions vivre. Ce serait une bonne idée - puisque la Faucheuse viendra un jour nous chercher, puisque nous ne connaissons ni le jour ni l'heure de son baiser, cueillons dès aujoud'hui les roses et les épines de la vie qui s'écoule comme un rêve qu'on oublie.

Esther Mar

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mercredi, 02 janvier 2013

Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui

 

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

Romain Rolland, dont l'épouse Macha (communiste athée élevée dans l'orthodoxie) est en train de se convertir au catholicisme, crie sa lassitude dans son journal personnel, alors que sa femme et ses hôtes, l'écrivain Alphone Bredenbeck de ChateaubrianT (qui n'a rien à voir avec ChateaubrianD) et sa compagne, sont plongés dans d'obscurs et béats entretiens religieux.

Alphonse de Chateaubriant, Chateaubriand, Romain Rolland, Marie Romain Rolland, idiotie, religion, conversion, athéisme, piété, Voltaire, mystagogisme

 

« Donc, Chateaubriant et son amie ont passé l'après-midi parlant de Dieu avec Macha, sans arrêt, cinq heures durant. Et moi, j'écoutais, crevant d'ennui, la tête malade, n'en pouvant plus de cette atmosphère d'absurdité et de rabâchage métaphysique, théologique, « mystagogique », où je suis forcé de mariner, comme un vieux concombre récalcitrant, depuis quatre à cinq mois ! Je ne puis plus tolérer une goutte de ces divagations infantiles, toutes jubilantes de leur certitude, dans le sans-forme. Je suis saturé jusqu'à l’écœurement. Je finirais par réagir, dans la peau ridée de Voltaire ricanant. Vive le bon sens ! S'il y a un Dieu, je suis bien sûr que c'est son plus bel attribut. Croient-ils lui rendre hommage avec ces montagnes d'obscurités accumulées, qu'ils se flattent ensuite de gravir ? Ne serait-il pas plus vraiment pieux et plus sain de dire : - « Il est trop grand. Je ne sais rien, - sinon que je l'aime et que j'espère en lui » ? Et puis, faire sa tâche quotidienne, simplement, en se confiant en lui, sans se mêler de ce qui le regarde... - C'est là, pour moi, la vraie piété. Tout le reste est orgueil et délire de l'esprit ».

 Romain Rolland - Journal de Vézelay