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dimanche, 22 juin 2014

Sol occidens

sol occidens

Rome, l'unique objet de nos ressentiments, trône de l'antique empire romain, trône de l'église catholique romaine, ton empereur s'appelait sol oriens, le soleil qui se lève, et ton empire ne voulait pas de bornes.

L'église qui a pris ta suite à repris à son compte ta langue, ton universalisme, ton sens des hiérarchies, des honneurs et des sacrifices. Elle a, comme toi, la tendance à l'oxymore et n'aime rien mieux que toucher au sublime au moment même où elle s'enfonce dans la décadence.

(La mention de catholique signifie universelle. D'autres églises sont catholiques, comme l'église catholique orthodoxe ou encore l'église anglicane).

La Grèce, puis la Palestine, ont profondément influencé le monde dont Rome est le centre. Les Romains regardaient vers les philosophes, les poètes et les stratèges de la Grèce ; les Catholiques se tournèrent vers les prophètes et le messie de la Palestine.

Les civilisations se succèdent et le soleil se lève encore. Le soleil se lève aussi quand les ténèbres dominent le monde. Car de même qu'il est une eau qui ne donne plus jamais soif, il est un soleil qui éclaire même les profondeurs de la nuit obscure.

C'est cette eau que mon gosier appelle, c'est ce soleil que mes yeux cherchent. Mes mains tâtonnent dans une réalité de chair et de terre, tandis mon être se tourne pour contempler l’éclipse de la Vie et de la Mort. 

jeudi, 29 mai 2014

Chaque jour que Dieu fait

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Mais comment, mais comment, mais comment vivre ?

Je précise d'emblée que j'ai de la chance, pas à me plaindre, etc.

Je le précise, d'abord parce que c'est vrai : je marche, j'entends, je vois, certaines personnes m'aiment, je mange à ma faim, je bois à ma soif (et parfois plus), je vois la lumière du jour et j'ai où crécher entre deux villes, l'une océanique, l'autre métropolitique. Last but not least, j'ai la chance de recevoir des visites d'amis inconnus, frères-soeurs lointains, sur le blog d'AlmaSoror.

Je le précise en outre parce qu'il m'est arrivé plusieurs fois de me faire remettre à ma place (ah ah ah ! ma place ! laquelle donc ?) par des gens sérieux, qui, comme ils disent, "ont des responsabilités".

Par une fin d'après-midi du mois de février, à Beaune, dans un bâtiment situé avenue du Parc, non loin du square de la Bouzaise, on m'a expliqué que je ne pouvais rien juger de la vie et du monde puisque je n'avais pas d'enfants. Seuls ceux qui ont des enfants savent ce que c'est que de vivre. Ainsi que ceux, me précisa-t-on, qui ont des handicaps. Ah ! bon.

Je n'ai ni enfant, ni handicap (j'ai bien deux fils imaginaires, Hugues et Dylan, et des handicaps réels au fond de mon âme, mais tout cela ne compte pas pour la mesure objective des responsabilités et de la connaissance de la vie réelle), je n'ai donc pas voix au chapitre sérieux.

Néanmoins, j'existe, je persiste à ressentir, éprouver, faire des choix, aimer la marmaille bien réelle  qui gravite autour de moi, et faire de temps à autre des coups de blues (que j'arrive peu à peu à esthétiser, à rendre de plus en plus romantiques, et donc, plus appréciables, moins douloureux). Comme donc j'ai des désirs d'expression personnelle et des pensées sur le monde, je me donne voix au chapitre, quitte à ce qu'il soit arraché du grand livre sérieux de la vie.

Oui, car, j'ai beau crouler sous des cascades de chance et de bonne fortune et être dénuée de toute forme de responsabilité, reste qu'un matin sur trois, au fond d'un trou invisible (bien qu'apparemment installée sur une chaise), je m'interroge : mais comment donc pourrais-je vivre ? Je cherche à éliminer ou surmonter ou transmuter cette sorte de bourrasque de déprime qui me tombe dessus tous les quatre matins et qui, parfois, met plusieurs heures à se dissiper. Dans ces moments là, c'est comme s'il m'était impossible de vivre.

Je scrute alors le ciel et me demande comment est-ce possible que j'arrive à ne pas vivre légèrement sous une si belle couche atmosphérique, un firmament infini, capable à d'autres moments de me transporter de bonheur. Soljenitsyne m'interpelle :

Voilà, en somme, la liberté, l'unique liberté, mais aussi la plus précieuse, dont nous prive la prison: pouvoir respirer ainsi, pouvoir respirer dans un endroit comme celui-ci. Aucune nourriture terrestre, aucun vin, aucun baiser de femme, même, n'est pour moi plus doux que cet air ivre de floraison, d'humidité, de fraîcheur.
Peu importe que ceci ne soit qu'un minuscule jardin, resserré entre les cages à fauves de maisons de quatre étages.
Je cesse d'entendre les pétarades des motocylettes, les vociférations des postes de radio, les crachements des haut-parleurs. Tant qu'on peut encore respirer, après la pluie, sous un pommier, on peut encore vivre! 

Le clocher de Kaliazine

Et c'est vrai qu'on peut vivre sous un bout de branche de pommier dans une courette après la petite bruine, on le peut.

Mais je me souviens d'un après-midi dans le jardin du 13, boulevard du Montparnasse. Un homme, un ami cher, était assis sous le cerisier en fleurs d'un assez grand jardin, au printemps. Il n'avait pas plu depuis quelques jours. Sa tête fermée, ses membres crispés, il attendait on ne savait quoi. Il était comme enfermé à l'intérieur de lui-même ; sa tête était une prison dont il ne pouvait s'évader, et aucun de nous n'était jamais parvenu à le sortir d'un état pareil. Il fallait attendre qu'il s'en sorte tout seul, ou que les barreaux de la prison interne cèdent d'eux-mêmes, sous la pression. Du reste, nous avions tous plus ou moins peur de lui, lui qui à d'autres moments se montrait si charmant. Face à cette image d'un homme libre en cage, j'avais mis en doute la phrase de Soljenitsyne.

Je l'ai à nouveau mise en doute il y a quelques jours, ici-même, face à un autre visage, une autre histoire, une autre souffrance dans un bel appartement où rien ne laissait présager le malheur.

J'entends les gens responsables et sérieux m'annoncer que, tonnerre de Brest ! Si ces gens souffrent, c'est qu'ils sont riches et trop gâtés par la vie !

Ces braves défenseurs d'un peuple laborieux, miséreux et plein de joie, n'ont semble-t-il jamais connu la moindre famille sans-le-sou. On y trouve, autant que chez les riches, des dépressifs, des désespérés, des ultrasensibles, des pervers, des loufoques, des fantaisistes, des paresseux, des exaltés, des mystiques et des maniaques.

Non, vraiment, cette douleur de la cage interne est proprement humaine, ou en tout cas universellement humaine (car le malheur moral n'est pas inconnu des autres espèces animales, et particulièrement lorsqu'elles sont arrachées à leur terrain de vie sauvage).

Bref, comment vivre ? Comment vivre sans en crever ?

Si j'écoute les questions qu'on me pose et me repose sans cesse, si je tente de mener ma vie selon ce qui semble parler aux foules intelligentes et sensées, il faut, dès à présent, que je me confectionne une vie au plus proche des cases prévues par l'Insee. Foyer fiscal, catégorie socio-professionnelle, type d'emploi, pacs ou mariage, au fond, c'est comme si, une fois ma définition sociale trouvée, tout serait accompli.

- Tout est accompli, c'est une des sept dernières phrases que le Christ prononça sur la croix - qu'on traduit encore par : tout est consommé.

Il avait dit encore : "j'ai soif", et les lyncheurs lui avaient alors proposé du vinaigre à boire.

Mes amis, j'ai connu ou tout au moins j'ai touché, à certains moments, la perfection Insee au sein de ma propre vie, et je lui ai trouvé un arrière-goût de vinaigre.

Beaucoup de personnes m'interrogent, m'assommant de questions visant à me faire cracher des informations sur mon état-civil, ma profession, mon habitation, afin de cerner, au mieux, l'état de ma vie privée et celui de mon compte bancaire. Je ne sais que répondre. La vérité ? Elle ne les satisfait pas. Les questions rebondissent, des précisions sont exigées. Du baratin ? Il ne me satisfait pas, et même, il m'épuise. "Je m'intéresse à toi", m'explique-t-on. A moi ? Mais non, ce n'est pas moi. Moi, ce n'est pas cela.

Alors, en retour je vous ai interrogés, ceux d'entre vous que je connais le mieux, je vous ai demandé si vous aviez, vous aussi, à certains moments, des attaques dévorantes, des monstres invisibles avalant sans pitié l'amour de vivre.

Aucun de vous, diplômés, sans diplômes, bien payés, au chômage, aventureux, casaniers, drôles, déprimants, sportifs, habitués des hamacs, renommés, inconnus, boute-en-train, discrets, habillés avec une élégance raffinée, engoncés dans des chandails sales, idéologues, louvoyeurs, aucun de vous, ne me répondit clairement par OUI ou par NON.

Aucun de vous ne me répondit : oui, j'ai de très grosses baisses de moral durant lesquelles j'ai envie de me jeter par la fenêtre ou de me taper contre les murs.

Mais aucun de vous ne me répondit : de quoi parles-tu donc ? Je ne vois pas ce que tu veux dire. Le moral ? Oh, ça va ça vient, mais quel est le problème ?

En revanche, presque chacun d'entre vous m'expliqua qu'il fallait certaines conditions pour ne pas que tout s'écroule : travailler ; être en vacances ; prendre tel somnifère ou tel médicament ; partir le weekend ; un massage par semaine ; l'alcool ; l'argent ; les fringues ; le sexe ; la prière ; le regard des autres le samedi soir ; que le portable sonne au moins deux fois dans la soirée ; la connexion à un réseau social en ligne, ou, au contraire, la déconnexion totale sous peine d'écroulement moral ; une publication par an ; courir ; nager ; une psychanalyse ; un chat ; la voile.

(Seuls certains restèrent silencieux, scrutant mon regard, ne me répondant pas, attendant je ne sais quoi. L'un d'eux me remercia plusieurs fois au cours de la semaine suivante pour ce café très chaleureux à la gare du Nord).

Les mêmes phrases sans fard ni phare, revenaient. "Je ne pourrais pas vivre sans..." ; "quand je n'ai plus cela, mon existence est vide" ; "Si je ne fais pas cela je succombe".

Qu'est-ce que vivre, et qu'est-ce que succomber ? Pourquoi vivre et comment ne pas tomber ? Où tombe-t-on quand on tombe ?

Je repensais à l'expérience intérieure, qui consiste à ouvrir les portes de la perception et faire connaissance avec les sensations qu'offre l'instant présent.

Dès que je m'éloigne de cette expérience intérieure, de ma propre vision du monde, de mon rêve intérieur, j'agis sous la pression sociale en vue de me rapprocher des cases Insee et je me sens envahie par la nullité de la vie quotidienne administrée. Car dans ce monde très organisé et complètement chaotique (excusez l'oxymore facile), suivre les règles revient, soit à dominer ses semblables en s'extirpant de l'esclavage du métro-boulot-dodo (par un métro transformé en voiture de luxe, un boulot au temps variable, aux longs déjeuners dans de bons restaurants payés par l'entreprise ou par le ministère, un dodo dans un bel appartement confortable et, souvent, dans des villas de plaisance), soit à les rejoindre dans ce métro-boulot-dodo chronophage sans respiration, épuisants pour la santé et, de ce fait, difficile à conjuguer avec une certaine joie de vivre. Ce métro-boulot-dodo qui maintient les têtes sous l'eau et ne les laisse respirer que pour qu'elles soient encore assez vivantes pour replonger.

A tout prendre, je préfère la première solution, l'extirpation par le haut. La concurrence est rude, l'amélioration progressive des conditions de vie est difficile à obtenir, on peut tout au moins, si l'on ne part pas trop plombé, s'en rapprocher par des tactiques d'ambition, la persévérance, la mise en œuvre de stratégies sociales bien pensées. Cela demande de l'énergie et j'obtiendrai d'un tel effort, peut-être plus de plaisirs, sûrement plus de confort - mais pas plus de bonheur (j'ai gardé en bouche le goût de vinaigre).

Je me souviens que je suis née pour un laps de temps infiniment court, que je vais mourir un jour. J'ai des rêves et des crises de désespoir, et quelquefois, je me demande s'ils ne sont pas les deux faces d'une même pièce d'or. Une pièce d'or qui ne s'échangerait pas sur le marché de l'or, parce que c'est un or trop pur pour être mesuré sur des balances.

Pourtant, en dehors des clous, comme un oiseau sur la branche, suis-je prête à me demander, chaque jour que Dieu fait : "mais comment, mais comment, mais comment vivre ?"

Y suis-je vraiment prête ?

 

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lundi, 10 février 2014

Prendre une vie sabbatique

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L'idée m'est venue un jour que je discutais avec une femme qui semblait se prendre pour une éducatrice envers moi. Je la regardais, pour ma part, sans affection. J'avais des raisons pour cela. Mais enfin, il fallait être polie, elle posait des questions, je tachais de répondre pertinemment. Eh bien, elle m'interrogeait sur mon travail, mon mode de vie, mon logement, et posait toutes les questions qu'on pose quand on veut établir le profil « Insee » d'une personne, son statut social et professionnel, son intégration matérielle et relationnelle dans le monde, sa valeur sociale en somme.

Un moment, comme je lui disais que j'avais opté pour telle solution de logement partagé avec des proches avec lesquels je m'entendais bien, afin de n'être pas astreinte à un travail à plein temps pour assurer un loyer parisien, elle eut un rictus méprisant et me dit : « c'est une solution de facilité ».

J'eus d'abord la pulsion de me défendre, de prouver qu'au contraire, c'était une solution réfléchie, aboutie, même si pas forcément éternelle. Au moment d'ouvrir la bouche pour récriminer, je vis le fiel de son regard, la médiocrité de son visage et je me retins. Allai-je dépenser du souffle, de l'énergie, des mots, de la syntaxe, des expressions faciales pour meubler un quart d'heure de la vie de cette femme ? Alors je dis :

« Oui, c'est ça. J'ai vu que la vie était difficile et je me suis dit, fournir des efforts me pompe l'air, il faut que je trouve la solution de facilité ».

Elle écarquilla les yeux et la bouche, révulsée de mon absence de honte de moi. « Et tu crois que c'est bien, de se rabattre sur des solutions de facilité ? Il faut être exigent dans la vie. Tout le monde fournit des efforts, et toi tu choisis la solution de facilité ? »

En mon cœur, la haine bouillait tellement que j'ai éteint le feu. Autant de haine, c'est à dire autant de sentiment pour une femme qui ne m'intéresse pas et qui nuisait à mon bien-être ? Non, c'était inutile. J'allongeais mes jambes, appuyais mon dos sur le dos du fauteuil, reprenais une gorgée du whisky que l'homme que j'étais venue voir, ce héros (il la supporte au quotidien) m'avait généreusement servi, et je répétais, un peu lascive : « Ouais, je choisis la solution de facilité. Ça me fait chier de me faire chier ».

Son visage, cette fois, fit le chemin inverse : ses yeux se plissèrent, sa bouche se ferma, de petits plis piqués formèrent une expression revêche. Elle ressemblait à un oxymore : hautaine sans hauteur. Nous la quittâmes et sortîmes dîner dans le quartier. J'oubliais momentanément cette conversation déplaisante ; pourtant, elle revint la nuit suivante, me hanta les jours d'après.

C'est ainsi que l'idée de la solution de facilité m'est venue, sans la chercher, au cours d'un conflit de petite taille qui m'a ouvert une porte.

Car, les jours suivants, je m'interrogeais, je sondais les gens que je rencontrais, je voulais savoir : au fond, sur le plan moral, spirituel, sociétal, sur tous les plans de la vie, est-il vraiment abject d'opter pour la solution de facilité ? Que lui reproche-t-on, à la facilité ? Que reproche-t-on en outre à une solution ?

J'ai trouvé beaucoup de gens pour me dire que la difficulté était mère de toutes les vertus et la facilité mère de tous les vices, mais jamais un argument n'accompagnait leur sentence vertueuse. J'ai observé autour de moi les gens qui menaient une vie pénible et pleine d'efforts, et ceux qui se la coulaient douce, et n'ai pas trouvé de corrélation entre la première voie et la vertu, pas plus qu'entre la seconde et le vice.

Il m'a semblé alors que, réellement, la facilité peut être une solution, de même que la meilleure solution peut être la plus facile. C'est comme ça que m'est venue l'idée de prendre une vie sabbatique.

Je ne savais pas alors à quel point j'aurais à fournir d'efforts de réflexion, de formulation, de recherche, de tâtonnements, de développement personnel, de quête spirituelle, de tentatives professionnelles avant d'aboutir à l'orée d'un univers où, oui, la solution de facilité est possible.

Je ne savais pas alors à quel point la solution de facilité nécessite autant d'efforts de création, efforts qui ne ressemblent pas assez aux efforts scolaires pour être accessibles à ceux qui la méprisent autant, embourbés qu'ils sont dans leur application à l'effort sans cesse recommencé, à l'effort imposé par le monde extérieur. La route de la vie sabbatique est longue, et je n'ai pas encore atteint le rivage du paradis, mais je crois que cette quête vaut la peine.