Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 13 mai 2018

Geminae

Derrière ma politesse, cette sempiternelle gentillesse qu'on ne m'envie pas, tu n'as pas deviné à quel point je suis sans pitié. Je te regarde tomber avec un sourire intérieur. Toi, tu me méprises parce que tu te crois ferme et tu me trouves trop douce, trop faible, trop affectueuse. Tu ne sais pas que chacun de tes coups de canifs a creusé ma puissante indifférence à ton sort. Sûre de ta force, sûre de ton droit, sûre de ta raison, tu agis avec la croyance que tu marches droit sur un chemin rationnel. Je t'observe et, sans rien dire, j'évalue ton approche inconsciente du gouffre. Tu m'envoies des signaux de dédain, soudain tu me tends une main que tu retires aussitôt, tu souris d'une manière fausse, tes reproches sont ineptes, tes solutions bancales, tes idées patraques. Tu penses que je suis à demi-incapable et cela t'agace. Tu as décidé de te détacher de moi, croyant te délester d'un poids. Tu marches à ta perte. Je ne te pousserai jamais dans le vide, je t'ai trop aimée. Mais suis-je encore capable de te crier : attention ! Au moment où tu percutes la falaise ?

 

Sur AlmaSoror :

La quête du courage

Clair-obscur à Alma-Ata

mardi, 24 février 2015

La quête du courage

 

La lecture des sinistres et troubles expériences de Stanley Milgram fait froid dans le dos en dépit du chaud chandail qu'on porte en ces jours hivernaux. Le visionnage du documentaire de Carmen Castillo sur la Flaca Alejandra, cette femme chilienne qui, retournée sous la torture par ses bourreaux, passa une partie de sa vie à trahir ses anciens camarades de lutte, complète notre vision sombre des comportements auxquels les personnes les mieux intentionnées au monde sont susceptibles de s'adonner, dès lors que la pression – physique ou mentale – devient trop forte.

Comme le dit une ancienne camarade de la Flaca, qui, contrairement à elle, n'a pas trahi malgré la torture, il est faux qu'il y a, d'un côté les gens courageux, qui tiennent, et de l'autre, les lâches, qui succombent. Malgré son courage face à la torture, le refus de condamner son ancienne camarade traîtresse a valu à cette femme des ennemis haineux. Des parangons de vertu qui n'ont jamais été torturés se détournent d'une héroïne parce qu'elle ne les rejoint pas dans leur condamnation morale ! Pourtant, si une femme qui a subi la torture et a tenu bon face à ses bourreaux affirme qu'elle ne doit pas son courage à sa haute éthique, mais à sa constitution intérieure, nous devrions l'écouter... Cette femme sait que si elle a tenu bon, et que l'autre a trahi, c'est que chacune a agi au mieux pour elle-même au plus profond de la souffrance. Peut-être que chacune a choisi la survie de la parcelle d'elle-même à laquelle elle avait accès. Face à une tension insoutenable, la réaction provient, non pas du choix présent de la personne, mais de conditionnements intimes venus depuis la nuit des temps de son identité, peut-être la toute petite enfance, peut-être encore plus tôt dans la constitution de notre intégrité.

De même que, comme l'affirme le Comité invisible dans Son Insurrection qui vient, « être pacifiste sans pouvoir faire feu n'est que la théorisation d'une impuissance », de même juger le courage ou la traîtrise d'un être sans être passé par ce qu'il a vécu revient à se revêtir d'une morale inepte et hasardeuse.

Les courages sont nombreux et ne se ressemblent pas. La lucidité est un courage qui peut coexister avec la couardise ; et l'héroïsme du sacrifice peut cohabiter avec une incapacité à regarder en face la vérité. Certains héros d'un jour sont incapables de faire face aux multiples engagements et efforts que la vie quotidienne exige de nous. Une personne qui tient ferme son secret face à la torture pourrait n'avoir aucun courage politique. Le courage du quotidien consiste à vaillamment faire face à la peine de chaque jour ; le courage moral, à agir selon ce que l'on croit bien et bon, quelle qu'en soit les conséquences pour son confort. Le courage physique, à endurer la douleur sans se transformer en guenille déshumanisée ; le courage intellectuel, à regarder la vérité même si elle fait s'écrouler ce qu'on aime comme un château de cartes ; le courage politique, à se dresser avec vigilance contre les abus de pouvoir et les dégoulinades émotionnelles collectives. Qui peut prétendre les allier tous, à tous les instants, dans toutes les situations ? Qui peut savoir ce qui motive ces multiples courages ? Qui pourrait sans ridicule énoncer une hiérarchie de ces courages et distribuer des bons points aux uns et aux autres ?

Le doute est immense, la fatalité nous cerne. Pourtant, le courage est un sujet crucial qu'aucun de nous ne peut enfermer dans le placard des choses obsolètes.

Dans la vie professionnelle, les discours et les actes s'opposent sous nos yeux sans que les personnes que nous contemplons ne semblent s'en apercevoir. L'on trébuche de surprise face aux attitudes si iniques, si banales et si quotidiennes que l'on décèle, mais soi-même, on ne se voit jamais en entier...

Il faudrait une recette pour tenir debout et ferme sous les pressions destructrices. Au fond de quel grimoire, au fond de quel chaudron dort-elle !

 

Ici et là, sur AlmaSoror :

Clair-obscur à Alma-Ata

Comme il est facile de juger, et difficile de vivre...

Où il y a jugement, il y a injustice...

Lu dans les toilettes d'un bar à la station Robespierre (Montreuil)

L'ange et l'archange (Saint-Just et La Rochejacquelein)

La robe rouge de Dana

"Malheureux ! s'écria Mercedes". La liberté d'échouer

Le salariat

Le bien-être des porcs : un argument publicitaire

L'humanisme et les droits de l'homme au regard des langues quechua et tahitienne

 

samedi, 31 janvier 2015

Clair-obscur à Alma-Ata

 

Ceux qui jugent sans avoir vécu ne connaissent pas le poids de leurs paroles.

20150128_223521.jpg

 Ce petit propos est dédié à la mémoire des deux hommes qui, le 26 avril 1961 à Alma-Ata, au soleil, firent un choix opposé ; l'un sauva son âme et perdit sa vie ; l'autre vendit son âme et prolongea son corps.

À leur neveu, fraternellement.

E de CL

 

 

Les Sables d'Olonne, 27 janvier 2014

 

L'affaire Jugurtha a lieu, encore et toujours. La méthode Jugurtha se poursuit sans cesse. Jugurtha payait en secret les élites romaines afin que celles ci trahissent leur pays à son profit, en votant au Sénat des lois profitant à la puissance étrangère. Tant qu'il y aura une vie politique entre les hommes, il y aura des trahisons. Tels le traître de l'Irlande, Denis Donaldson, ou ceux que Victor Serge mentionne dans son opus Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, ou encore la pauvre Flaca, Marcia Alejandra Merino.

N'ouvrons pas les yeux si nous voulons rester tranquilles. Qui sait quels hommes politiques ont été pris la main dans le sac d'un vice, et retournés au service d'une cause bien différente que celle qui était la leur ?

Vice naturel ou piège tendu, la chair est triste, hélas, et la peur abominable. Résister à l'une est difficile ; résister à l'autre, quasiment impossible. Quant à l'argent, peu nombreux ceux qui ne se damneraient pas, si on leur proposait, pour les avantages inestimables qu'il procure. La plupart des moralistes peuvent parler : ils ne se vendent pas car personne ne souhaite les acheter.

Quels hommes et femmes donc, pour des raisons financières ou sexuelles, œuvrent dans l'entre-deux et servent deux maîtres, ou plutôt, trahissent le maître officiel ou profit du maître officieux ?

Quelquefois, les agents sont si faibles qu'ils sont achetés sans même s'en rendre compte ! Pas besoin, dans ce cas, de vice et de chantage : leur faiblesse de caractère même suffit. Tels ces hauts fonctionnaires en charge des services cruciaux, arrosés de vins fins, de résidences de vacances, de pistons pour les jeunots de la famille, et qui croient qu'il s'agit du cours normal des choses ! Ils ne se savent même pas achetés, les bienheureux.

Pour ceux qui possèdent une échine plus ferme, une pensée plus structurée, la trahison n'en sera que plus grande, puisque leurs esprits clairs ne pourront ignorer leur propre duplicité. Dès lors, sans que personne s'en doute, la souffrance accompagne chacun de leur pas. La douleur du souvenir de l'époque où ils ne savaient pas qu'un jour ils seraient infidèles à leur propre cœur.

Parmi les hommes politiques, comme parmi les journalistes, et ce, quelles que soient leurs idées et leurs partis, un certain nombre sont achetés, qui par la police, qui par une puissance étrangère, qui par une mafia ou un groupe d'influence. Rares parmi les observateurs, sont ceux qui devinent l'agent retourné, discernent la puissance bénéficiaire de la traîtrise, comprennent le tribut versé au maître officieux, savent le prix payé par celui-ci. Car ces choses n'ont pas lieu dans les zones de lumière.

Il faut en tout cas cesser de croire que Jugurtha et les patriciens romains appartiennent à l'histoire enfermée dans les livres. Jugurtha a lieu sous nos yeux, et nous sentons l'infection de la blessure sans savoir d'où elle provient.

C'est la triste manière d'agir de la trahison politique, et qu'on ne décèle que bien plus tard, ou, dans certains cas, qu'on ne décèlera jamais.

vendredi, 02 mai 2014

L'amour, le guide et la mort

 

Aimer

Aimer, n'est-ce pas vivifier, faire vivre (comme on donne la vie), prendre soin, faire en sorte que l'autre puisse vivre mieux ?

En ce sens, l'amour tel que le voient les romantiques peut mener au contraire de l'amour. Être atteint par l'amour comme par une flèche, ressentir des joies et douleurs violentes qui nous arrachent notre maîtrise de nous-même et enchaînent notre volonté, lorsque nous appelons ces phénomènes « amour », nous ressemblons à un alcoolique invétéré qui nommerait son vice : « oenophilie ». Ainsi, planter sa famille car on « aime » quelqu'un d'autre, autrement dit parce que quelqu'un d'autre a accaparé notre attention, n'est pas faire preuve d'amour envers cet autre qui nous « capte », mais plutôt faire preuve de désamour et de destruction envers les gens que l'on se devait d'aimer. Il est aisé d'aimer ce qui vient séduire notre cœur, puisque le cœur n'a plus qu'à se laisser emporter ; mais la puissance de l'amour consiste à assurer une constance envers notre prochain.

Authentique, l'amour ne provoque pas de destruction personnelle. Le sacrifice est un leurre, car peu de personnes en sont capables, et souvent c'est le manque d'estime de soi qui mène à se vouer aux autres en acceptant sa propre destruction. Le sacrifice alors devient moyen de se faire accepter par d'autres, de traîner une vie qu'on se sent incapable de mener dignement, pour des raisons biographiques.  Aimer autrui est plus facile lorsqu'on s'aime soi-même, c'est pourquoi « aime-ton prochain comme toi-même ». Ton prochain, même s'il est pénible. Qui ne voudrait pas aimer l'humanité entière à l'exception de la personne qui vit à côté de lui ? Pourtant, désirer sa survie autant que la sienne et oeuvrer à faire son bonheur, c'est peut-être cela, l'amour.

 

Guider

Il existe, dans la ville portuaire des Sables d'Olonne, une chapelle Notre-Dame de Bonne-Espérance, dont la statue de la madone est la proue d'un navire scandinave qui s"échoua sur la côte, sans faire de morts, il y a quelques siècles de cela. Sur un pupitre, un cahier somnole en attendant les visiteurs. Et si la chapelle paraît souvent vide, force est de constater la trace de passages : car toujours de nouvelles prières sont inscrites sur les pages de ce cahier. De mystérieux, d'invisibles prieurs se succèdent furtivement.

Moi, un jour, je priais dans une église vide, comme abandonnée au milieu de la ville grouillante. C'était une de ces églises qui se bondent le dimanche matin et que presque personne ne hante le reste de la semaine. Je priais le Christ de m'indiquer comment concilier ma vie avec l'Eglise, et où trouver mon troupeau et notre pasteur, lorsqu'une voix emplit mon crâne : « Toi, tu peuples mes églises vides ». Depuis, j'accomplis mon destin d'arpenteuse des églises délaissées.

Si les églises sont vides, c'est sans doute parce que, comme le dit l'évangile, le troupeau se détache des mauvais pasteurs et cherche à se regrouper autour des bons. Bergers, bergers ! Nous voudrions tant être guidés vers la colline verdoyante...

 

Mourir

Je ne vois pas de meilleure préparation à la mort que de s'entraîner tous les jours à mourir, c'est à dire à tirer sa révérence et dire adieu au monde, à accepter que le monde tourne sans soi, à laisser les commandes aux successeurs. S'exercer à mourir, quand on y pense, se confond avec s'exercer à vivre ou à aimer. Il s'agit, trois fois, de renoncer à considérer les fluctuations affectives de notre moi pour accepter d'entrer de plain-pied dans l'inconnu du monde, de l'autre, de la mort.

J'observe que beaucoup critiquent la vie et haïssent la mort, ce qui paraît contradictoire. Telle femme qui se languit de vivre encore après la mort de son époux, et qui, lorsque le cœur menace de lâcher, s'affole à l'idée d'être arrachée à une vie qu'elle abhorre. Tel homme découvrant les résultats d'une analyse médicale et pleurant une condamnation qui le délivrera pourtant d'une vie dont il se plaint sans relâche. Moi-même, je me suis vue veule et ridicule, lorsque, au milieu d'une dépression où je ressassais des idées de suicide, on m'a proposé de prendre l'avion. La peur de ce moyen de transport et l'idée d'un crash m'ont fait évoquer quelques minutes des possibilités alambiquées de bateau et de train, jusqu'à ce que je me souvienne que j'avais la veille encore grinché au téléphone en laissant entendre à ma Consolatrice mon envie d'en finir. Pouvais-je être assez idiote pour proférer une lassitude extrême de la vie et craindre un crash ? Je décidai sur le champ de ne plus évoquer mes états morbides et de prendre l'avion chaque fois que j'en aurais l'occasion.

Aimer, vivre et mourir ne sont qu'une seule et même action, qui puise sa source dans l'élan vital, le désir de transformation et l'horreur salvatrice du don. Chercher à retenir, à conserver, c'est patienter dans les limbes d'un purgatoire où l'on ne vit ni ne meurt, et s'engager dans cette vie, c'est accepter de la perdre. Dès lors qu'on ne cherche plus sa survie personnelle, il devient si facile d'aimer.

vendredi, 18 avril 2014

Le crime de lèse-majesté

C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.

crimen magestatis,alec mellor,les horizons littéraires,la torture,abolition,réapparition,monde romain,totalitarisme,histoire de la torture,immunité,aristote,montesquieu,polybe,bossuet,trois formes de gouvernement,crime politique,perduellio,duellum,répression,trahison,traitre,mommsen,peuple romain,trois ordres,ernest perrot,socialisme d'etat,état-providence,lâtrie,hérodote,tacite,carcopino,hvâreno,trajan,tyr,clarissime,perfectissime,sacrilège,procédure juridique

La petite ville de province lézarde au soleil, mais je me suis enfermée dans ce cagibi que n'atteint pas la lumière du jour. Pourquoi donc ? Il faut que je médite cet enfermement imposé, que je trouve la porte de sortie.

J'ai près de moi ce livre étonnant du mystérieux Alec Mellor. Dédicacé à mon arrière-grand-oncle d'une main leste, il s'intitule La torture, et la thèse de l'auteur est la suivante : dans l'histoire, la pratique de la torture et le crime de lèse-majesté sont concomitants. Bien sûr, le crime de "lèse-majesté" ne porte pas toujours son nom ; en outre, la majesté n'est pas forcément royale. Inventé par les Romains, le crimen  majestatis signifie crime d'Etat ou crime politique. Alec Mellor démontre assez savamment et judicieusement cette corrélation qu'il retrouve à travers les siècles et même les millénaires. 

 

Voici donc un extrait du livre La torture : Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°siècle, d'Alec Mellor, avocat à la Cour de Paris, publié en 1949 par Les Horizons Littéraires.

Chapitre II La torture dans le monde romain

2 La torture de l'homme libre

C Le "Crimen Majestatis". La préfiguration du Totalitarisme moderne. 

 

La langue juridique moderne désigne sous l'expression de "Crimen majestatis imminutae", et par abréviation de "crime majestatis" le Crime d'Etat, ou, si l'on préfère, le crime politique. 

Punir l'atteinte contre la sûreté de l'Etat comme un crime n'a rien, en soi, de spécifiquement romain, et ce souci est commun à tous les législateurs. 
Cette préoccupation est normale et elle est morale. 
Elle ne conduit en rien à pratiquer la Torture, du moins aussi longtemps que l'Etat ne sort pas de son vrai rôle, qui est la sauvegarde commune. 
Mais les choses prennent un tout autre tour quand, débordant sa mission primitive, l'Etat entend organiser le bonheur universel par décrets, veut tout envahir, puis tout asservir. 
On parle aujourd'hui d'Etats totalitaires
L'expression est neuve, la chose, ancienne. 

Dans son principe, l'Etat totalitaire n'est rien d'autre que celui décrit sous le terme de gouvernement despotique par les anciens philosophes politiques, d'Aristote à Montesquieu, en passant par Polybe et par Bossuet, dans la théorie traditionnelle des trois formes de Gouvernement. 
Dans un semblable Etat, la conception du crime politique se modèle sur l'idéal politique même. Elle ne peut être qu'indéfiniment extensible, et la punition sans limites. 
Incrimination et Répression deviennent totalitaires comme l'Etat et, dès lors, la Torture a, dans les institutions, une place prédésignée. 
Un rapide aperçu historique de ce que fut, à Rome, le Crime politique, illustre bien cette loi. 
Un texte fondamental concernant la matière est la très célèbre Lex Julia majestatis (DIG. XVIII,4), attribuée tantôt à César, tantôt à Auguste. Singulier destin que celui de cette loi dont la date demeure mystérieuse, alors qu'elle marque le point où vient d'aboutir toute l'évolution antérieure du droit et celui d'où s'élanceront de formidables développements futurs !…
Sous la République, le concept de Crime politique apparaît comme réparti, si l'on peut dire, sur deux notions bien distinctes : celle de Perduellio et celle de Crimen majestatis. 
Perduellio vient du préfixe Per (à tort) et de duellum (guerre). 
Le Perduellio est, étymologiquement, le mauvais guerrier, c'est-à-dire l'Ennemi (car le Peuple romain ne fait, par hypothèse, que des guerres justes), non toutefois l'ennemi étranger, l'hostis, mais celui de l'intérieur, le Traître. 
La répression du Crime politique ainsi entendu n'est pas autre chose que le droit de tuer l'ennemi. 
Denys d'Halicarnasse parle d'une loi légendaire de Romulus sur les traîtres (II, 10,-III, 30). 
Les XII Tables punissent de mort quiconque aura excité l'ennemi ou lui aura livré un citoyen (DIG, XLVIII,4,3). 
La physionomie du délit est toute militaire. (Dans les lois de la période républicaine, ce caractère est des plus nets ; toutes sont des textes de circonstances, faites contre des généraux vaincus ou prévaricateurs. Telles sont la loi Marmilia (110 av JC) ; votée après la guerre contre Jugurtha, la loi Varia (91 av JC) contre les espions, la loi Appuleia (103 av JC) ; dont il est question dans le fameux scandale de l'or de Toulouse (CIC. De Orat. passim et de nat.deor. III,30,74) et le procès de C. Norbanus en 95 (CIC. De Orat. XXI,89). Nous n'entrerons pas dans la question procédurale des Duoviri perduellionis, qui sont une véritable énigme historique, d'ailleurs sans intérêt pour l'histoire de la Torture). 
"Le mot Majestas, écrit Mommsen, a également une étymologie transparente. Il désigne une situation élevée, cette prééminence dont l'inférieur doit tenir compte, non pas un pouvoir supérieur mais un prestige plus grand. - Cette seconde acceptation technique du mot apparaît de la manière la plus nette, à propos des pactes internationaux, conclus entre Rome et les Etats souverains en droit, mais subordonnés en fait, dans la formule : "Majestatem Populi romani comité colunto" : ils doivent "rendre avec courtoisie à la haute dignité du Peuple romain les honneurs qui lui sont dus". 
Le terme est entré dans la langue pénale par suite, semble-t-il, du statut juridique des tribuns de la Plèbe. Cette dernière est, on le sait, à l'origine, en dehors du Populus romans. Ses chefs ne sont pas magistrats. Le plébiscite n'est pas lex publica (Il en sera ainsi jusqu'à la loi Hortensia - 286 av JC). Comment, d!s lors, les entourer d'une protection juridique ?
La notion de perduellio était propre à la Cité patricienne, donc inutilisable (L'expression de majestas n'est d'ailleurs pas restreinte à la majesté des tribuns ; c'est ainsi que les lois Varia et Appuleia sont qualifiées de majestatis, mais la majesté qu'elles protègent est celle du peuple romain). 
La solution fut trouvée dans le droit religieux, le FAS, lequel était commun aux Ordres, et permit de reconnaître au Tribunat une légitimité de secours : la sacrosancta potestas. Un passage du Pro Tullio de Cicéron le montre : "Legem antiquam de legibus sacratis, quad jubeat impune iccidi eum qui tribunum Plebis pulsaverit". 
On put, dès lors, poursuivre et punir le crime "amoindrissement de la majesté tribunitienne" (Crimen imminutae majestatis tribunicae).

Au Ier siècle av. J.C., l'antique Lutte des Ordres n'est plus qu'un souvenir et cette dualité de notion devenue un anachronisme. La perduellio et le crimen majestatis étaient destinés à confluer. 
Une ébauche d'unification fut tentée par Sylla, dictateur "legibus scribundis", qui promulgua une lex Cornelia majestatis sans lendemain. 
Il était réservé à la Loi Julia majestatis de fusionner en un délit unique les infractions du vieux droit militaire, et toutes les formes de majestas imminuta. Le Crimen majestatis devint le genre, la perduellio, l'espèce, et l'espèce la plus grave. 
Une magistrature nouvelle, celle de l'empereur, n'avait pas encore absorbé l'Etat en sa personne, mais déjà Auguste réalise le nouvel ordre en cumulant sur sa tête toutes les magistratures, fondant ainsi la légitimité du Principat à la fois sur la conservation des vieilles magistratures d'origine patricienne et sur la sainteté du tribunat, dont les bases lui assurent la protection des sacratae leges

C'est à partir de ce moment que le Crimen magestatis va changer peu à peu de caractère et devenir un des pires fléaux de l'Histoire humaine.

La législation criminelle des peuples est le plus fidèle reflet de l'évolution de leurs maximes politiques et constitutionnelles. C'est pourquoi le Crimen majestatis, tel qu'il devait faire trembler le monde, est inexplicable si on ne le replace pas dans son cadre historique. 

Citons ici - non sans émotion à la pensée de notre admirable maître, enlevé prématurément à la Science - l'opuscule lucide d'Ernest Perrot : "La vraie cause de la ruine du monde antique : l'étatisme" (ces lignes étonnantes sont de… 1929) :

"Comment se fait-il qu'ait disparu, au V°siècle, le plus célèbre et le plus solide des empires, l'Empire romain, consommant la ruine du monde antique ? Pourquoi cet écroulement qui a laissé un si grand vide et de tels souvenirs ? 

On se l'est demandé souvent. Il semble même qu'on se le demande depuis quelques années, avec plus d'anxiété que jamais. Comme ces malades avides de connaître des cas pathologiques analogues au leur propre, nous scrutons le passé, d'instinct, pour savoir si les maux dont nous souffrons n'ont pas été endurés déjà par d'autres que nous, et s'ils ne sont pas mortels. 

L'étatisme, le socialisme d'Etat, vers lequel nous glissons et dont nous commençons à sentir l'étreinte asphyxiante, est-ce une nouveauté ? D'autres sociétés ne l'ont-elles pas connu ? N'est-ce point une maladie mortelle ? Et, au fait, ne serait-ce pas de cela qu'est mort le monde antique, résumé dans l'empire romain ?"

Tout serait à citer de ce petit chef d'oeuvre, qui montre comment au Bas-Empire, le monde était devenu un bagne. "L'Etat est une Providence ; le Prince est dieu sur terre" écrit E. Perrot, définissant l'étatisme lui-même d'une formule lapidaire. C'est dans cette atmosphère d'absorption de toutes les activités - le terme exact serait de vampirisme universel - par l'Etat que le Crimen majestatis devait se mettre à sa mesure. 
L'étatisation de l'économie s'associait d'ailleurs à une lâtrie empruntée aux monarchies asiatiques : le culte du Numen imperatoris, et jamais l'expression d'Etat-providence, dont on désigne les sociétés étatisées, ne put être pris plus à la lettre. 
À vrai dire, ce dernier mal couvait depuis la fin même de la République et la conquête de l'Orient ; le mérite d'un J. Carcopino est, de nos jours, d'avoir souligné l'attrait exercé sur l'esprit de César lui-même par ces royautés hellénistiques aux origines desquelles on découvre - bien au-delà des Diadoques - non l'hellénisme classique, mais le Grand Roi médoc-perse, nimbé du "Hvarêno". Le prototype de l'empereur du III°siècle n'est même pas le Lagide ni le Séleucide ayant communiqué à Rome ses vices ; c'est le Xercès dépeint par Hérodote et mis en scène dans Les Perses d'Eschyle.
Mais il est permis de penser, cependant, que jamais les successeurs d'Auguste et de Trajan n'en seraient venus là sans le passage sur le trône d'authentiques Orientaux, de ces empereurs syriens dont Ulpien - lui-même né à Tyr - formula le despotisme en adages connus : "Quicquid Principi placuit, legs habit vigorem" - "Quid libet, licet". 
Dans une telle société, le développement du Crimen majestatis ne pouvait connaître de bornes ni de délimitations juridiques, surtout dans un droit ne connaissant pas l'interprétation restrictive des textes pénaux. (Modestin (DIG. XLVIII,4,7,3) définit le délit "quod bel ex scriptura legis descendit, bel as exemplum legis vindicandum est".) L'offense la plus indirecte, la plus éloignée y exposait son auteur. Alexandre Sévère en vint (Code Just. IX,8,1) à se voir contraint de repousser une demande tendant à faire condamner pour Crimen majestatis un magistrat qui avait prononcé une sentence contrairement à une constitution impériale !
L'accusation de lèse-majesté devint même "subsidiaire" et susceptible d'être jointe à toute autre qualification pénale (Tacite, Ann II, 38 : … addito (à l'action de repetundae) majestatis criminel quod gum omnium accusationum complementum erat). 

On comprend dès lors, en cette matière, la possibilité d'appliquer la torture même à des citoyens romains, même à ces "Clarissimes" et à ces "Perfectissimes" qui étaient exemptés par ailleurs. L'immunité civique était un anachronisme dans une société où il n'y avait plus de citoyens et où la liberté différait peu de la servitude. De plus, le gigantesque appareil du Pouvoir postulait des organes répressifs toujours plus redoutables. 

Enfin, la divinité de l'Etat imprimait au crime politique un caractère sacrilège incompatible avec les garanties d'une procédure normale. 

En un mot, toutes les raisons pour lesquelles la Torture était autrefois bannie des prétoires avait disparu. Dès le Haut-Empire, on soumet à la torture les criminels de lèse-majesté, même de naissance libre. Au Bas-Empire, la Torture sera étendue, telle une tache sanglante, et on les y soumet quel que soit le délit. Les romanistes du Moyen Âge ne ressusciteront pas le pur "Crimen Majestatis" impérial, car les royautés médiévales sont loin du césarisme, mais ils exhumeront la question des lois romaines retrouvées, avec tout l'appareil inquisitoire. 

 

 IN Alec MELLOR

La Torture - Son histoire. Son abolition. Sa réapparition au XX°ème siècle. 

Préface de REMY. 

Editions des Horizons Littéraires

mercredi, 22 mai 2013

Adieu ma concubine

 Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion
Saint Augustin

IMAG1892.jpg


Par V.A.

Et si l'indicible était inexprimable ? En fait j'ai peur de te faire peur avec mes mots. Quelquefois mon langage s'emballe comme un cheval fou, qui n'en peut plus d'être bridé et voudrait enfin courir comme il le sent, n'est-il pas né pour cela ?

Il faut pourtant que tu saches, que tu comprennes ce léger tremblement de la paupière qui parfois t'étonne, entre deux portes.

Tu sauras – et peut-être, tu t'en iras en courant.

 

J'ai l'impression d'avoir été, comme tant d'enfants, conscients ou inconscients, programmée par des êtres morbides pour une vie dont mon âme ne voulait pas. Comme tant d'enfants, souffrants et désolés, scandalisés au sens où il est dit dans l'évangile de Saint Matthieu, « Mais si quelqu'un scandalise un de ces petits qui croient en Moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendit à son cou une de ces meules qu'un âne tourne, et qu'on le plongeât au fond de la mer ».

Alors, grandie dans la souillure et la laideur, comment reprendre ma liberté ? En changeant le Mal par le mal. Satan m'offrait la Dépravation dorée ; je me détournais de lui et choisissais la dépression marronnasse. Le Diable me proposait des tombereaux d'espèces sonnantes et trébuchantes ; je me détournais de lui et plongeait dans l'indigence. Lucifer m'attirait vers les hautes sphères du pouvoir ; je me détournais de lui et sombrais dans les zones dénuées de puissance et de liberté. Belzébuth me tendait les diplômes qui m'ouvraient les trônes où des domestiques servent ; je m'en allais les poings dans mes poches crevées.

Sur cette route sans joie du détournement majeur de mon détournement de mineur, je m'arrachais lentement aux susurrements des Crimes et des Dominations.

Un risque me guettait pourtant : celui de vêtir l'habit mesquin, râpeux, grisâtre de l'amertume.

Abstinence, abstention, voie étroite, jeûne, ce carême illimité auquel je me soumettais défaisait les fils avec lesquels des êtres malfaisants m'avaient attachée et qui m'auraient entraînée au fond des bouges, là où les adultes se défont de toute leur dignité pour sombrer dans l'horreur crue des passions sordides. Je me débarrassais des scories et des leurres, des troubles et des distorsions qui m'auraient perdue, qui m'auraient emportée jusqu'au crime un soir de beuverie, jusqu'à l'humiliation volontaire un soir d'ennui ou jusqu'au suicide un soir de conscience. Je me délivrais du mal.

 

Mais j'endossais la bure aride du pénitent. Je remplaçais la tentation par l'aigreur.

Je buvais du vinaigre pour ne pas tremper mes lèvres au nectar sensuel de la perdition. Dans ce combat contre l'ange du vice, je gagnais la vertu, mais je perdais mon cœur.

Je me disais : « on m'a arraché l'innocence et je suis perdue à jamais pour la découverte charmante et fraîche des arbres autorisés. Même les fruits permis se détournent de moi, parce que j'ai perdu le goût de tous les jus en m'éloignant du Serpent ».

Amertume, tu me recouvrais comme une vague. Mes lèvres, nées jolies comme celles des petites filles naïves, avaient failli connaître la moue mouillée des luxures. Elles se serraient maintenant comme de petits fils secs qui ne veulent ni sourire ni partager. Oui, mes lèvres s'asséchaient pour ne plus jamais désirer des bouches.

Car la bouche attire la langue ; puis la langue éveille les feux des enfers du cerveau ; et le cerveau allume les ventres insatiables.

 

Voilà : je n'ai jamais été attachée dans la salle arrière d'une luxueuse boite de nuit, au milieu d'êtres funestes et sans intelligence. Cela m'a coûté très cher : des bouteilles d'amertume, des années de dépression, des échecs choisis au dernier moment, juste avant d'approcher la réussite. Des pans de vie à l'ombre des plénitudes, à cause d'un ver qu'on m'avait mis. Pour se sauver, il faut parfois accepter de mourir à tout ce qu'il y a d'attirant dans le monde.

Mais après ? Tant que l'on vit, le salut n'est jamais acquis ; l'amertume, si fade, si vide, si pète-sec, comporte ses pentes douces qui raidissent et ne se remontent plus. Alors il a fallu éclore à nouveau. Comme un enfant s'éveille au monde sous les mains protectrices d'êtres emplis de bienveillance, il a fallu accepter de renaître et accueillir les gestes de l'échange sans serrer les dents. Il a fallu plonger dans les fontaines aux eaux trop froides et recevoir les coups involontaires des nageurs sympathiques. Il a fallu rire et partager, sans trop juger, sans trop penser. Il a fallu surtout briser le cercle de loyauté. Trahir encore, trahir celle qui s'était trop protégée. Il a fallu trahir cette héroïne traquée qui s'était sauvée.

 

Toi, toi qui a jeûné, qui t'es abstenue, qui a creusé de tes doigts la voie étroite dans la pierraille, qui a prié et lutté dans les ténèbres sans saveur et sans repos, je te trahis. Je laisse ta dépouille sur le chemin marron des forçats solitaires pour rejoindre la route de lumière. Je te demande pardon, je te dis merci et je t'abandonne pour toujours.

 

Venexiana

Venexiana sur AlmaSoror :

J'entendais ta guitare pleurer

Combattre et vivre libre

Celle qui ne m'a jamais aimée

La saga des voix lactées - 40 ans d'art européen

Et pour elle, une dédicace

 

Venexiana dans VillaBar

Le retour de Bob Mushran

Que la mort nous rassemble

Le chevalier de l'amour

La dernière auberge

Les 7 péchés capitaux

mardi, 09 avril 2013

Adélaïde

 IMG00547-20130323-1129.jpg


Il y a douze ans maman entrait dans la mer. Elle marchait avec sa robe bleue dans les vagues glacées. Personne ne la vit s’enfoncer dans l’eau.

 

La veille au soir, elle avait appris, à la suite d’événements administratifs compliqués, que son époux, notre père, entretenait depuis le début de leur mariage des liaisons avec cinq femmes, et qu’il était le père du fils de l’une d’entre elle – un fils un peu plus jeune que moi.

 

Adélaïde et moi, nous découvrîmes tout cela en même temps : les liaisons de notre père, le fils caché, l’entrée de notre mère dans la mer.

 

J’ai été déchiré en mille morceaux par ce drame. Adélaïde est entrée au couvent. Carmélite, elle vit cloîtrée, ne sort jamais. J’ai un droit de visite restreint. Sa vie est prière. Elle prie pour maman et elle prie pour moi.
Nous avons refusé de revoir notre père, Adélaïde parce qu’elle était trop blessée, moi par fidélité à celles que j’aime. Il est si beau, si intelligent, si riche et si sympathique que si je l’avais revu ne serait-ce qu’une fois, je n’aurais pas pu rester fâché. Or, pouvais-je me laisser trahir la mémoire de ma mère, la douleur de ma sœur et mon propre chagrin de fils trompé ?

 

Mais il y a huit jours, le notaire, Maître Sistretaille m’a annoncé que notre père venait de mourir. A sa demande, je me suis rendu à son étude et j’y ai rencontré l’autre fils, Térence, qui porte le nom de famille de sa mère. Il n’osa pas me regarder. Pendant le rendez-vous, il répondait au notaire, signait ce qu’on lui disait sans rechigner et ne leva pas les yeux vers moi. Mais pour que nous puissions toucher notre dû amer rapidement, il fallait définir entre héritiers un accord amiable pour débloquer un fonds. Je pensai que le mieux était d’agir ainsi plutôt que d’entrer dans des déboires juridiques incessants, qui ne mèneraient à rien et n’auraient comme source unique l’horreur d’avoir été trahis chaque jour de notre enfance et de notre jeunesse.  

 

J’appelai Adélaïde et arrangeai une date, que Térence accepta. J’aurais voulu faire le voyage seul, mais un seul train traversait la France jusqu’au carmel où elle priait.
Ce fut le premier point commun : nous nous retrouvâmes au wagon-bar du train au même moment, pour la même bière. Térence était si discret que je n’osais le snober plus longtemps et lui proposai de boire la bière ensemble. Nous fîmes connaissance. Nous échangeâmes des renseignements de surface sur nos vies.

 

Je tiens une salle de jeux à Monaco. Je vis dans un monde louche et j’aime ça. Je vis avec Marlène, qui ne ressemble à aucune femme connue au cours de mon éducation. Elle est vulgaire, franche, brutale, plutôt généreuse et elle s’enivre avec mes clients au lieu de faire la comptabilité pour laquelle je la paye.

 

Térence est fonctionnaire de l’administration française, ce que j’aurais tendance à mépriser souverainement. Mais je n’avais pas le cœur au mépris. Il fait de la guitare dans un groupe de musique beith, composé de ses vieux copains du lycée. Il fait de la boxe le mardi soir.

 

Nos bières terminées, aucun de nous ne retourna à sa place, car la conversation coulait, limpide, comme l’eau douce des montagnes qui passe entre les rochers.

 

 

 

La petite ville nous accueillit par la pluie. Nous louâmes des vélos et nous rendîmes ainsi au couvent, comme je fais à chaque fois. A l’arrivée devant la porte, je n’avais toujours pas de frère, mais j’avais un camarade.

 

Une carmélite vint passer son visage entre les grilles de l’entrée.

 

- Nous venons voir Sœur Véronique du Renoncement.

 

- Qui êtes-vous ?

 

- Ses frères, dis-je. Et je tressaillis en prononçant le mot frère au pluriel. La sœur partit, ses talons claquèrent longtemps sur les dalles de l’allée intérieure du cloître. Nous attendîmes longtemps. Puis, derrière nous, la voix de ma sœur brisa le silence :

 

- Je n’ai qu’un frère.

 

Nous sursautâmes. Elle se tenait droite derrière nous, le visage tâché de rousseur posé au sommet de la longue robe marron de son ordre.

 

- Adélaïde ! Je la pris dans mes bras.

 

Elle observa mon visage, mes cheveux, passa la main sur ma joue et lâcha son verdict :

 

- Tu fumes trop, Charles, tu ne manges pas assez de légumes et tu ne repartiras pas sans que je t’aie coiffé correctement.

 

Elle ne s’occupa pas de Térence, qui l’observait avec de grands yeux passionnés. Elle nous emmena dans un petit bureau que la Mère avait à sa disposition, connaissant l’objet de notre visite.

 

Nous parlâmes affaires ainsi : je m’adressais à elle, puis à Térence, cherchant à trouver un accord entre nous trois, et chacun me répondait sans qu’ils se parlent entre eux. Nous signâmes un accord ; le silence s’installa.

 

Lorsque Térence se leva, comprenant qu’il fallait nous laisser, il me remercia en me serrant chaleureusement la main, puis il se tourna vers ma sœur :

 

- Depuis douze ans, je me sens mieux de savoir que vous savez, prononça-t-il avec difficulté. Chaque morceau de son corps et de sa voix, tendu vers nous, tentait de se faire aimer.

 

-         Il y a douze ans, Maman est entrée dans l’eau glacée à sept heures du soir, dit Adélaïde.

 

Térence baissa la tête. Alors, enfin, j’eus pitié de lui. Il était né coupable comme nous étions innocents. Il avait été initié aux bassesses du mensonge, de la cachotterie par notre père et sa mère dès sa plus tendre enfance. Il avait dû souffrir, lui aussi, bien que je ne sache pas dans quelles conditions on souffre quand on est illégitime, et il avait dû grandir dans la connaissance malsaine du péché comme nous avions grandi dans l’inconscience niaise de la bourgeoisie. Il avait honte de tout ce qu’il était, sachant qu’il était l’incarnation de ce qui avait brisé notre vie. Il prononça

 

-         Pardon, Adélaïde.

 

Il partit précipitamment.

 

- A tout à l’heure, à la gare, lui lançai-je. De dos, il acquiesça de la nuque.
Nous restâmes l’un en face de l’autre. Elle était raide et belle : pas une mèche ne dépassait de son voile marron. Depuis combien de temps n’avais-je pas vu les cheveux de ma sœur ?

 

- Il n’y est pour rien, murmurai-je.

 

- Je sais, répondit-elle. C’est sans doute une âme pure. Mais il ne peut ignorer que son existence est atroce pour nous.

 

- Il n’a pas choisi de vivre, dis-je.

 

- Moi non plus.

 

Elle alla chercher un peigne et me coiffa. Quelques sœurs, qui allaient et venaient dans le parloir, souriaient en blaguant sur les frères ébouriffés et les sœurs maternantes. Bientôt Adélaïde dut rejoindre ses compagnes pour assister à l’office et je soupirai en prenant congé d’elle. Comme la vie était fragmentée, officieuse, si différente de ce qu’elle avait été au temps des Noël familiaux, des grands mariages de l’été, des réceptions de nos parents et des cousinades endiablées durant les grandes vacances.

 

J’attendis Térence de longues heures. Il n’apparut pas à la gare. Je ne voulus pas prendre le train sans lui. S’était-il soulé la gueule dans un bistrot ? Avait-il fui pour ne pas subir le chemin du retour en ma compagnie ? Je le cherchai dans toute la petite ville et finis par échouer, épuisé, affamé, dans un des seuls restaurants ouverts. C’est là que j’entendis qu’un pauvre gars s’était jeté du haut de la falaise, à sept heures du soir.

 

 

 

 Edith de Cornulier-Lucinière

 

Un dimanche de Septembre 2010

 

 

 

mardi, 21 décembre 2010

Adélaïde

enfant lion des mers.jpg

 photo d'un enfant lion de mer, empruntée à DagPeak

Il y a douze ans maman entrait dans la mer. Elle marchait avec sa robe bleue dans les vagues glacées. Personne ne la vit s’enfoncer dans l’eau.

La veille au soir, elle avait appris, à la suite d’événements administratifs compliqués, que son époux, notre père, entretenait depuis le début de leur mariage des liaisons avec cinq femmes, et qu’il était le père du fils de l’une d’entre elle – un fils un peu plus jeune que moi.

Adélaïde et moi, nous découvrîmes tout cela en même temps : les liaisons de notre père, le fils caché, l’entrée de notre mère dans la mer.

J’ai été déchiré en mille morceaux par ce drame. Adélaïde est entrée au couvent. Carmélite, elle vit cloîtrée, ne sort jamais. J’ai un droit de visite restreint. Sa vie est prière. Elle prie pour maman et elle prie pour moi.
Nous avons refusé de revoir notre père, Adélaïde parce qu’elle était trop blessée, moi par fidélité à celles que j’aime. Il est si beau, si intelligent, si riche et si sympathique que si je l’avais revu ne serait-ce qu’une fois, je n’aurais pas pu rester fâché. Or, pouvais-je me laisser trahir la mémoire de ma mère, la douleur de ma sœur et mon propre chagrin de fils trompé ?

Mais il y a huit jours, le notaire, Maître Sistretaille m’a annoncé que notre père venait de mourir. A sa demande, je me suis rendu à son étude et j’y ai rencontré l’autre fils, Térence, qui porte le nom de famille de sa mère. Il n’osa pas me regarder. Pendant le rendez-vous, il répondait au notaire, signait ce qu’on lui disait sans rechigner et ne leva pas les yeux vers moi. Mais pour que nous puissions toucher notre dû amer rapidement, il fallait définir entre héritiers un accord amiable pour débloquer un fonds. Je pensai que le mieux était d’agir ainsi plutôt que d’entrer dans des déboires juridiques incessants, qui ne mèneraient à rien et n’auraient comme source unique l’horreur d’avoir été trahis chaque jour de notre enfance et de notre jeunesse.  

J’appelai Adélaïde et arrangeai une date, que Térence accepta. J’aurais voulu faire le voyage seul, mais un seul train traversait la France jusqu’au carmel où elle priait.
Ce fut le premier point commun : nous nous retrouvâmes au wagon-bar du train au même moment, pour la même bière. Térence était si discret que je n’osais le snober plus longtemps et lui proposai de boire la bière ensemble. Nous fîmes connaissance. Nous échangeâmes des renseignements de surface sur nos vies.

Je tiens une salle de jeux à Monaco. Je vis dans un monde louche et j’aime ça. Je vis avec Marlène, qui ne ressemble à aucune femme connue au cours de mon éducation. Elle est vulgaire, franche, brutale, plutôt généreuse et elle s’enivre avec mes clients au lieu de faire la comptabilité pour laquelle je la paye.

Térence est fonctionnaire de l’administration française, ce que j’aurais tendance à mépriser souverainement. Mais je n’avais pas le cœur au mépris. Il fait de la guitare dans un groupe de musique beith, composé de ses vieux copains du lycée. Il fait de la boxe le mardi soir.

Nos bières terminées, aucun de nous ne retourna à sa place, car la conversation coulait, limpide, comme l’eau douce des montagnes qui passe entre les rochers.

 

La petite ville nous accueillit par la pluie. Nous louâmes des vélos et nous rendîmes ainsi au couvent, comme je fais à chaque fois. A l’arrivée devant la porte, je n’avais toujours pas de frère, mais j’avais un camarade.

Une carmélite vint passer son visage entre les grilles de l’entrée.

- Nous venons voir Sœur Véronique du Renoncement.

- Qui êtes-vous ?

- Ses frères, dis-je. Et je tressaillis en prononçant le mot frère au pluriel. La sœur partit, ses talons claquèrent longtemps sur les dalles de l’allée intérieure du cloître. Nous attendîmes longtemps. Puis, derrière nous, la voix de ma sœur brisa le silence :

- Je n’ai qu’un frère.

Nous sursautâmes. Elle se tenait droite derrière nous, le visage tâché de rousseur posé au sommet de la longue robe marron de son ordre.

- Adélaïde ! Je la pris dans mes bras.

Elle observa mon visage, mes cheveux, passa la main sur ma joue et lâcha son verdict :

- Tu fumes trop, Charles, tu ne manges pas assez de légumes et tu ne repartiras pas sans que je t’aie coiffé correctement.

Elle ne s’occupa pas de Térence, qui l’observait avec de grands yeux passionnés. Elle nous emmena dans un petit bureau que la Mère avait à sa disposition, connaissant l’objet de notre visite.

Nous parlâmes affaires ainsi : je m’adressais à elle, puis à Térence, cherchant à trouver un accord entre nous trois, et chacun me répondait sans qu’ils se parlent entre eux. Nous signâmes un accord ; le silence s’installa.

Lorsque Térence se leva, comprenant qu’il fallait nous laisser, il me remercia en me serrant chaleureusement la main, puis il se tourna vers ma sœur :

- Depuis douze ans, je me sens mieux de savoir que vous savez, prononça-t-il avec difficulté. Chaque morceau de son corps et de sa voix, tendu vers nous, tentait de se faire aimer.

-         Il y a douze ans, Maman est entrée dans l’eau glacée à sept heures du soir, dit Adélaïde.

Térence baissa la tête. Alors, enfin, j’eus pitié de lui. Il était né coupable comme nous étions innocents. Il avait été initié aux bassesses du mensonge, de la cachotterie par notre père et sa mère dès sa plus tendre enfance. Il avait dû souffrir, lui aussi, bien que je ne sache pas dans quelles conditions on souffre quand on est illégitime, et il avait dû grandir dans la connaissance malsaine du péché comme nous avions grandi dans l’inconscience niaise de la bourgeoisie. Il avait honte de tout ce qu’il était, sachant qu’il était l’incarnation de ce qui avait brisé notre vie. Il prononça

-         Pardon, Adélaïde.

Il partit précipitamment.

- A tout à l’heure, à la gare, lui lançai-je. De dos, il acquiesça de la nuque.
Nous restâmes l’un en face de l’autre. Elle était raide et belle : pas une mèche ne dépassait de son voile marron. Depuis combien de temps n’avais-je pas vu les cheveux de ma sœur ?

- Il n’y est pour rien, murmurai-je.

- Je sais, répondit-elle. C’est sans doute une âme pure. Mais il ne peut ignorer que son existence est atroce pour nous.

- Il n’a pas choisi de vivre, dis-je.

- Moi non plus.

Elle alla chercher un peigne et me coiffa. Quelques sœurs, qui allaient et venaient dans le parloir, souriaient en blaguant sur les frères ébouriffés et les sœurs maternantes. Bientôt Adélaïde dut rejoindre ses compagnes pour assister à l’office et je soupirai en prenant congé d’elle. Comme la vie était fragmentée, officieuse, si différente de ce qu’elle avait été au temps des Noël familiaux, des grands mariages de l’été, des réceptions de nos parents et des cousinades endiablées durant les grandes vacances.

J’attendis Térence de longues heures. Il n’apparut pas à la gare. Je ne voulus pas prendre le train sans lui. S’était-il soulé la gueule dans un bistrot ? Avait-il fui pour ne pas subir le chemin du retour en ma compagnie ? Je le cherchai dans toute la petite ville et finis par échouer, épuisé, affamé, dans un des seuls restaurants ouverts. C’est là que j’entendis qu’un pauvre gars s’était jeté du haut de la falaise, à sept heures du soir.

 

 Edith de Cornulier-Lucinière

Un dimanche de Septembre 2010