samedi, 30 juin 2018
Locus obscurior
J'aimerais être la dernière locutrice d'une langue et languir de la peur et du désir de mourir. Toute-Puissance et totale impuissance de la femme-langue des fins dernières, avant terme.
Écouter, un dernier été, les grouillements et les chants des grenouilles au bord d'un étang teinté d'éternité. Moustiques de la tiédeur, ronds des carpes. Des moines passent de l'autre côté de l'eau morte, dans leur vêtement marron, habit d'énigme qui les distingue du reste des hommes, triviaux.
(Une vieille dame récite un poème en yiddish dans un château de bohème, entourée de jeunes visages qui se détournent du sens, quelque part dans une région de l'Est de l'Europe. Un homme âgé, sur un chemin aux alentours de Ferreñafe au Pérou, invoque son père en langue quechua).
Quel est ce secret qui me donne envie de vivre pour toujours et de mourir tout de suite ? Un secret enfoui dans le langage, sans nul doute. Au fond d'une langue latine qui a perdu le fil de l'espoir.
Indicible, la beauté de ma douleur. Intangible, ce matin où la sépulture s'est formée dans mon coeur-vivant. Les grenouilles rassurent cette impression d'être dans un coin de France qui ressemble à l'ancienne maison du vrai nom.
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mardi, 13 janvier 2015
Rypdal sur fond de vents coulis
Terje Rypdal, c'est ta musique qui peuple l'appartement de la ville maritime encore aujourd'hui, sous le ciel blanc, alors que des vents coulis s'engouffrent entre les murs du béton des années 1950. Un livre interrompu somnole sur une table depuis plusieurs semaines, écorné : l'histoire de l'Irlande et des Irlandais, par Pierre Joannon. Une ampoule cassée n'est toujours pas jetée. Des stores rouges attendent d'être installés le long des trois fenêtres. Plusieurs images défilent dans ma mémoire. Des vacances à quelques dizaines de kilomètres de Marseille, à vingt ans, dans la très belle propriété de la famille d'une lycéenne du lycée Montaigne nommée Raphaëlle. Le Larcomar de Lima, noyé dans la brume, et les péruviens qui sirotent leurs cocktails entre deux achats face à la mer triste et grise, l'hiver, au mois d'août. Un petit hameau de Bretagne et sa vieille maison de pierres où l'on se gèle en buvant du cidre blindé de pesticides. Des lectures en anglais et en espagnol, à l'époque où les langues étrangères osaient passer par ma bouche. Des exercices de grammaire nahuatl et des textes de Nemesio Zuñiga Cazorla appris par cœur. Il faut bien que jeunesse se passe. Peu à peu, l'apprentissage de la normalité érode les formes de la personnalité. Il faut bien que jeunesse se lasse. Je contemple une chapka qui n'a jamais connu les neiges de la Finlande. Il paraît qu'il ne faut jamais citer une phrase sans l'avoir lue dans son contexte. Cela paraît intelligent, évidemment. La recherche du contexte perdu, c'est le fil d'une pensée à rétablir entre deux ondes d'émotions agrémentées de mille milliards de citations. Rimbaud effrayé par une jeune fille se décrivait « effaré comme trente-six millions de caniches nouveaux-nés », mais je n'ai pas lu la lettre complète. Dans ce contexte exactement, celui qui vous a amené sur ce billet de blog almasororien, je confirme être avide de calme comme trois hippopotames allongés au soleil au bord d'une eau gabonaise. Mais, pour l'heure, les heures passent, peu à peu des pans entiers de ce jour s'effacent, loin de Paris je cherche un sens unidirectionnel à ma vie démantelée en écoutant la musique de Terje Rypdal.
Le musicien Terje Rypdal sur AlmaSoror :
Il est mentionné dans La vie tranquille de Dylan-Sébastien M-T
Il est mentionné dans La trace de l'archange
Il est mentionné dans Musiques de notre monde
La langue nahuatl sur AlmaSoror :
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samedi, 27 octobre 2012
Dette vitale
par Edith CL
J'ai une dette énorme envers les lanques quechua et hawaiienne: elles m'ont sauvé du plus grand malheur, elles m'ont gardée en vie. Leur structure, leur sonorité, le monde qu'elles portent, tout cela m'a nourrie, m'a maintenue de longues années durant. Je ne pourrai jamais assez les remercier de m'avoir habitée, de m'avoir hantée, harcelée sans limite, de m'avoir laissée les aimer, de m'avoir transformée de l'intérieur, plus que personne ne saurait l'imaginer. Les conditions dans lesquelles je les ai apprises étaient imparfaites, pas toujours agréables... Mais sans ces langues, peut-être aujourd'hui serais-je au fond d'un hôpital psychiatrique, entièremement détruite.
Pour vous, langue quechua et langue hawaiienne, runasimi et 'ölelo hawai'i, gratitude éternelle.
Samdi 27 octobre 2012
Edith de Cornulier-Lucinière
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jeudi, 29 juillet 2010
Lettre à Erika Noulste
(un billet d'Edith)
Cela fait quatre mois qu'Erika Noulste a entamé son périple en moto à travers l'Amérique du Sud. On ne sait où lui écrire ; elle ne répond pas aux mails. Son téléphone a été oublié quelque part. AlmaSoror sera donc le lieu de ce que nous voulons lui dire. Merci à nos lecteurs de supporter cette intrusion personnelle dans une zone franche. Mais les lieux virtuels sont des refuges agréables et mystérieux.
Erika, voici donc la lettre que je t'écris :
Ma chère Erika,
Ton amitié ne m’a jamais fait défaut. Tes yeux, je les ai en mémoire à l’intérieur de moi et puis ainsi me noyer dans ton regard quand la vie alentour ne me convient plus. Le monde est devenu plus libre et ses visions plus belles depuis que je te connais. Je t’écris cette lettre depuis Paris en sachant que tu te balades au Pérou à travers les lieux que je t’ai mentionnés. J’imagine que tu aimes ce grand pays qui conserve des écrins de nature vierge, ce grand pays traversé par les étonnantes Andes. J’écris beaucoup ces jours-ci, une inspiration me vient le matin, quelques temps après l’éveil, m’amène devant l’ordinateur et m’y garde plusieurs heures. Je ne relis pas comme d’habitude, et verrai dans deux ou trois semaines, au temps de la relecture, si l’inspiration était intéressante ou médiocre. Les heures d’écriture en tout cas sont riches en sensations inconnues et heureuses de contemplation. L’impression d’être ultrapassive quand en fait mes doigts pianotent plus que de raison. Sans drogues, on peut partir très loin, juste en laissant le cerveau glisser comme le bateau ivre d’Arthur Rimbaud sur les mers imaginaires qu’aucun Etat ne peut coloniser.
Mais parlons un peu de toi, de toi qui devais rencontrer enfin la belle Katharina et qui ne m’en a encore rien dit. Tu es restée vingt-quatre jours en Argentine, tu n’as pas pu ne pas la voir ! Je t’en avais parlé tant de fois. Et je me demande le soir en rêvassant à la fenêtre du 13, boulevard du Montparnasse, si vous vous êtes vues, si vous vous êtes aimées et si vous avez senti qu’une amitié était possible. J’avance lentement, l’après-midi, dans mes lectures préliminaires à la grande histoire du cinéma et des arts euro-américains des années 2030 à 2050 ; pour l’instant je n’essaie pas de concevoir un plan à ce travail, simplement je lis, sans même prendre des notes, pour m’imprégner de cette période et tenter de la considérer avec un regard neuf, délivré des idées anciennes et communes. Je revois les œuvres tant aimées, j’ai pleuré à nouveau devant les belles images de Dying Cinema, du fantastique Jürgen Chêne. Et je me suis répété que cela valait le coup de consacrer sa vie, son temps, son énergie au service de la louange et de la diffusion de ce cinéma ahurissant que nous avons vu renaître et que nous voyons hélas décliner sans rien y pouvoir faire.
Je te laisse, ma chère Erika, je vais retourner à ma vigne qui grandit au rythme langoureux des plantes sur la terrasse, elle a besoin d’eau et d’un tuteur plus costaud. Donne-moi de tes nouvelles, raconte-moi quand tu reviens et ce que tu fais et ne t’en fais pas pour tes affaires d’ici, dont je m’occupe avec Max et Axel et qui t’attendent sagement.
Ta sœur dilective,
Edith de Cornulier-Lucinière et d’AlmaSoror
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samedi, 10 avril 2010
Rosachay, une chanson andine en quechua
Rosachay, une chanson andine en quechua.
Deux adolescents amoureux s’enfuient ensemble pour vivre leur amour.
Nous vous proposons de traduire cette chanson ensemble.
Le quechua est une langue magnifique et incroyablement différente des langues indo-européennes ! Comprendre une chanson en quechua, c’est ouvrir une fenêtre sur un univers imaginaire et intellectuel réellement autre et réellement beau.
C’est une chanson qui est connue dans une bonne partie des Andes quechuaphones (parlant le quechua) et elle raconte quelque chose de typiquement andin et de complètement universel.
Elle raconte une histoire bien connue dans les Andes. Deux jeunes sont amoureux mais leur relation n’est pas vraiment possible (elle n’arrange personne…). Alors ils s’en vont tous les deux. Ils partent ensemble, et quand ils reviendront un an plus tard – s’ils reviennent – ils auront gagné leur union aux yeux de tous.
Quelques indications.
1 Vous verrez que les emprunts à l’espagnol ne sont pas rares, puisque depuis 1625 (date du débarquement de Pizarro sur les côtes péruviennes), l’espagnol est parlé dans les Andes.
2 Le quechua est une langue agglutinante. De nombreux suffixes s’ajoutent à la racine des mots (s’agglutinent !) et tout le charme de la grammaire quechua réside dans le choix des suffixes. Ils permettent en effet de donner des variations de sens subtiles aux mots.
3 En quechua, on possède des suffixes qui donnent des indications sur la façon dont l’interlocuteur connaît ce qu’il dit. Ainsi, si je suis certaine de ce que je dis, que je l’ai appris d’une manière sûre, j’accolerai le suffixe assertif (mi-m) au mot principal de la phrase.
Je l’ai mangé. Mikhuni-m
C’est maintenant ! Kunan-mi !
Si je ne sais ce que je dis que par ouï dire, ou bien que… J’emploierai le suffixe citatif (si-s).
Sumaq-si… C’est beau (il paraît)…
Quand je raconte un rêve, j’emploie également ce suffixe. De même, quand je raconte des choses qui me sont arrivées alors que j’étais ivre. Ces états, l’ivresse et le rêve, ne permettent pas, en effet, de parler des événements avec l’assurance de l’assertion.
Si, enfin, je ne suis pas sûre du tout de mon affirmation, je le note par le ? chà. On peut aussi noter par ce biais un agacement ou une indifférence…
Ça doit être là-bas ! Haqay-chà !
Qu’il y aille ! Ripunchà !
Dans les chansons, on entend toujours le suffixe « si », de même que dans les contes. En effet, le statut de la fiction fait qu’on ne peut utiliser l’assertif « mi » comme si j’affirmais quelque chose de certain !
Il faut noter que ces suffixes, qui servent à indiquer la façon dont on connaît l’information qu’on donne, posent un problème lorsque les auteurs andins veulent créer une littérature moderne, semblable à notre littérature de fiction. Comment en effet se décider entre les suffixes ? Si l’on voulait écrire un roman comme en français, le narrateur devrait employer l’assertif, puisque le roman fait comme s’il s’agissait de la réalité (Emile Zola ne nous répète pas toutes les pages : « j’invente, c’est de la fiction, ce n’est pas quelque chose qui a eu lieu !)
Or, faire comme pour un roman français, n’est-ce pas entamer sérieusement l’existence de ces suffixes qui donne tant de sel au quechua ? Pourtant, mettre le citatif –si pendant un long roman coupe l’effet de la fiction en rappelant toujours qu’elle est fictionnelle… Voilà un problème passionnant qui montre à quel point l’adoption de larges pans d’une culture par une autre modifie profondément la pensée, les modes de communication et la culture, et à quel point ces modes de penser et de dire le monde peuvent être incompatibles.
Commençons !
Rosachay, Rosalinachay,
Clavelchay, clavelinachay,
Chiqachus sapayki kanki ?
Chiqachus solayki kanki ?
Rosachay, Rosalinachay
Clavelchay, clavelinachay
Rosa vient de l’espagnol Rosa (Rose).
-cha est un diminutif. Rosa-cha : petite rose.
-y est la marque du possessif de première personne.
Exemple : wasi = maison. Wasiy = ma maison
Clavel vient de l’espagnol clavel, œillet.
Nous avons donc : ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet,
Chiqachus sapayki kanki ?
Chiqachus solayki kanki ?
Chiqa signifie vrai. -chu est la marque de l’interrogation. –s est le suffixe ? dont nous avons parlé plus haut.
Ainsi, chiqachus signifie : est-ce vrai ?
Sapa est un mot passionnant, qui veut dire seul, unique, chaque. Un mot « indivisualisant ».
Exemples :
Sapa p’unchaw = chaque jour (p’unchaw = jour)
Lorsqu’il s’emploit pour dire seul, on ajoute un possessif. Ainsi on dit : mon seul je suis.
Sapa-y kani = mon seul je suis.
Kay est un verbe qui correspond à nos deux verbes être et avoir.
Ainsi
Wasi-y kan, littéralement : ma maison elle est. Traduction : j’ai une maison.
Mais : sumaq kani = belle je suis. Traduction : je suis belle.
Dans le cas de notre strophe :
Sapayki kanki : ton seul tu es.
Arrêtons nous ici pour donner la conjugaison entière de kay au « présent ». (Il ne s’agit pas vraiment de présent, mais de temps non marqué. On ne marque le temps que quand c’est essentiel à la compréhension).
Kani Je suis
Kanki tu es
Kan il est/c’est
Kayku nous (exclusif) sommes
Kanchik nous (inclusif) sommes.
Kankichik vous êtes
Kanku ils sont
Nous inclusif = nous, nous tous
Nous exclusif = nous (et pas vous !)
Sola vient de l’espagnol Sola (seul). Comme il est « quechuisé », il est traité comme sapa, c'est-à-dire que l’on dit solay kani (seul-mon je suis).
La répétition n’est pas lourde en quechua. Elle participe au contraire à la beauté du rythme de la langue.
Cette première strophe pourrait se traduire ainsi. Ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet, est-ce vrai que tu es seul ? Est-ce vrai que tu es seul ?
Entamons la deuxième strophe !
Ñuqapis sapaysi kani,
Ñuqapis solaysi kani,
Hakuchu compañakusun,
Hakuchu contratakusun.
Ñuqa signifie moi. –pis/pas s’accole à un mot et signifie aussi. Ainsi, ñuqapis veut dire moi aussi. Maintenant que nous savons cela, nous devrions être capable de traduire les deux phrases.
Ñuqapis sapaysi kani,
Ñuqa-pis sapa-y-si ka-ni
Moi-aussi seul-mon-suffixe citatif (on dit que…) je suis
Moi aussi, je suis seul. Moi aussi, je suis seul.
Hakuchu ! c’est une expression figée qu’on peut donner par « allons-y ! on y va ! »
Compaña vient de l’espagnol compaña compagne, et est traité en quechua comme un verbe (le quechua a verbalisé ce qui en espagnol est un nom). Il est donc conjugué : compañakusun.
Compaña-ku-sun
« être compagnon »-ku-sun
le suffixe ku est réflexif et affectif à la fois. Il a un sens réflexif (nous nous mettons ensemble ; je m’habille…).
-sun est un futur et impératif de première personne du pluriel.
Exemple du verbe mikhu au futur :
Mikhusaq
Mikhunki
Mikhunqa
Mikhusun
Mikhunchik
Mikhunkichik
Mikhunku
Contrata- vient de l’espagnol « contratar », et est pris pour « se marier ».
Traduction de la seconde strophe :
Moi aussi, je suis seule,
Moi aussi, je suis seul(e)
Allons-y, mettons-nous ensemble
Allons-y, épousons-nous
La troisième strophe, maintenant !
Sangararamantas kani,
Aqumayumantas kani,
Hakuchu urpi ñuqawan,
Hakuchu sunqu ñuqawan.
Sangarara : nom de lieu
-manta : de
Parisiens, vous pouvez dire : Parismanta kani ! Je suis de Paris.
(-manta s’emploie aussi ainsi : rumi-manta wasi, une maison en pierre (rumi = pierre ; franciasimimanta rimani francia-simi (en langue française) rimani (je parle)).
Aqumayu = nom de lieu (aqu = sable ; mayu = rivière)
Je suis de Sangarara, je suis d’AquMayu (rivière de sable)
Hakuchu ! nous l’avons vu précédemment, signifie allons-y
Urpi = colombe. (urpichay = ma petite colombe). En français on dirait mon amour…
-wan = avec. Nous avions déjà vu « ñuqapis » = moi aussi. Ñuqawan = avec moi.
Sunqu = cœur. Je pense qu’appeler quelqu’un cœur est une façon hispanisée de considérer le mot sunqu (cœur, force vitale), mais peut-être que non.
Traduisons donc :
Je suis de Sangarara,
Je suis d’Aqumayu
Allons ! colombe, (viens) avec moi
Allons ! cœur (viens) avec moi
La famille intervient à la quatrième strophe :
Mamanchik maskawaptinchik,
Taytanchik maskawaptinchik,
Ñachà karupiña kasun,
Ñachà Limapiña kasun.
Mamanchik maskawaptinchik
Mama = mère. Ce n’est pas un emprunt ! C’était déjà « mère » en quechua, avant l’arrivée des Espagnols…
Maska = chercher.
Courage, entrons dans le verbe émaskawaptinchik ». Maska est la racine « chercher. –wa- signigie me/nous et va avec le dernier suffixe du verbe –nchik-. –wa…nchik dans un verbe signifient la relation sujet objet : « ils nous ». (me chercher, nous chercher). –pti- indique que le sujet de ce verbe n’est pas le sujet du verbe principal de la phrase. Maskawaptinchik signifie donc : ils nous chercheront, ou nous cherchant, ou encore pendant/tandis qu’ils nous chercheront.
Deuxième vers : Taytanchik maskawaptinchik
tayta-nchik.
Tayta = père, monsieur. –nchik = notre, nos
Ñachà karupiña kasun
Ña = déjà
-cha = suffixe dont nous parlions en introduction. Ici on pourrait traduire par « Nous serons sans doute déjà loin »…
karu = loin
-pi = indication de lieu (wasiypi = dans ma maison. Franciapi = en France. Haqay=là-bas, haqay-pi = là-bas.)
Ñachà Limapiña kasun
Lima = la grande et mythique ville de Lima. La métropole de perdition. La ville lointaine, dont on entend parler, dont on rêve et que l’on ne voit jamais.
Traduction de cette strophe
Nos mères nous chercheront (ou quand nos mères nous chercherons, ou nos mères nous cherchant)
Nos pères nous chercheront, (idem)
Nous serons sans doute déjà loin,
Nous serons sans doute déjà à Lima !
Notes sur le genre et le pluriel
Les promoteurs du quechua actuels sont très influencés par l’espagnol. S’ils se battent pour la reconnaissance du quechua au même titre que l’espagnol, ils considèrent toujours la grammaire espagnole comme la norme, et sans même s’en rendre compte ils passent leur temps à dénaturer le quechua en le calquant sur l’espagnol.
Exemple : ils marquent systématiquement le pluriel, comme si c’était une faute de ne pas le marquer. Ils appliquent, d’une manière générale, les règles rabachées de grammaire espagnole à la langue quechua !
Merci d’avoir accompagné nos deux amants dans leur désir de fugue. Fermons les yeux, imaginons les hautes montagnes des Andes et pleurons en relisant la chanson… Ou bien imaginons-nous au marché, car sur les marchés des villages, des garçons et des filles chantent ce type de chansons accompagnés de musiciens. C’est ainsi que commença le chanteur Fredy Ortiz, du groupe Uchpa (cendres), déjà interviewé en quechua dans AlmaSoror. Il est aujourd’hui rocker connu au Pérou, et continue de chanter dans sa langue maternelle mais avec de la batterie et des guitares électriques.
Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier-Lucinière
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dimanche, 05 juillet 2009
Ne me quitte pas, ma langue
Ne me quitte pas
Je t'inventerai
Des mots insensés
Que tu comprendras
Je suis assise à ma table de travail et mon regard flotte autour de moi. J’écris une lettre électronique à un ami.
Je tente de décrire ce que je vois en quechua, et bute contre l’absence de mots : absence de mots pour décrire les objets qui m’entourent, les matériaux dont ils sont faits. Absence de mots.
Au-delà de l’absence de mots, la différence entre les modes de pensée : combien de temps et de travail faudrait-il pour traduire la couverture d’un magazine économique ou culturel urbain en quechua ? Hélas, le contraire n’est pas vrai : il est plus facile d’expliquer l’intraduisible en français qu’en quechua. Parce que, de par l’ampleur ou la petitesse de leur influence culturelle, les champs que ces langues englobent, sont sans commune mesure : l’une est confinée à un monde coupé du monde, l’autre fait le monde.
Mes doigts tapotent au hasard sur le clavier de mon ordinateur et je cherche maintenant à écrire en tahitien. Mais, si les obstacles sont différents, le problème demeure.
Où sont passées ces langues ? Elles sont restées là-bas, très loin.
Je te parlerai
De ces amants-là
Qui ont vu deux fois
Leurs cœurs s'embraser
Un pincement au cœur, je me souviens de conversations entre citadins péruviens en quechua : des paysans andins, qui parlent quechua quotidiennement, ne pouvaient pas comprendre le sens de ce qui se disait : le quechua « moderne » et le quechua « traditionnel » sont deux langues qui s’éloignent l’une de l’autre et ne se comprennent plus. La première est trop envahie par l’espagnol pour tenir, et la seconde est trop loin de l’espagnol pour tenir.
Lors de mes devoirs de tahitien, j’employais des mots présents dans le lexique franco-tahitien : ma professeur, tahitienne, me demandait ce que j’avais voulu dire : ce mot n’existe pas ! puis je lui montrai le dictionnaire et elle levait les yeux au ciel, soupirant sur toutes ces inventions vaines de l’académie tahitienne.
Je te raconterai
L'histoire de ce roi
Mort de n'avoir pas
Pu te rencontrer
Peut-on moderniser une langue et la façon de l’employer sans détruire la pensée dont elle témoigne ?
Quand j’écrivais des poèmes en tahitien avec mon amie tahitienne, elle rougissait souvent et voulait revenir au français, me disait qu’elle avait honte de penser de telles choses dans sa langue : la pensée moderne, qui laisse l’individu seul face à une multitude de choix et d’idées qui ne s’insèrent pas dans une tapisserie culturelle unie, fait presque peur exprimée dans ces langues, comme une transgression.
On a vu souvent
Rejaillir le feu
D'un ancien volcan
Qu'on croyait trop vieux
Les locuteurs abandonnent leur langue en venant à la ville : ce n’est pas seulement par attirance pour la modernité ou par honte de leurs origines, mais parce que leur langue n’épouse plus leur réalité quotidienne. Le radicalisme qui consiste à plaquer la pensée et les concepts de la langue dominante sur la langue traditionnelle la tue sans doute autant que de l’abandonner.
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu'un meilleur avril
Sauver les langues… Mais si elles ne sont pas portées par une réalité quotidienne riche et fluide, comme nos langues vivantes, ou si elles ne représentent pas une lumière collective, un idéal – comme l’hébreu -, comment pourrait-on aller contre le sens du vent, des marées, du temps ?
Et quand vient le soir
Pour qu'un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s'épousent-ils pas
Ne me quitte pas
Peut-être que sauver ces langues, c’est accepter de voir qu’elles n’ont pas accompagné un changement, et continuer à dire des choses mortes… Cela les ferait peut-être revivre…
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas… Mais qui pleure, qui parle ? La langue au locuteur, ou le locuteur à la langue ?
E CL
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jeudi, 21 mai 2009
la traduction de l'humanisme
L'humanisme et les droits de l'homme au regard
des langues quechua et tahitienne
Par Edith de Cornulier-lucinière
L’humanisme n’est pas la seule façon que les humains ont inventée pour respecter les êtres humains dans leur ensemble, dans leur diversité, dans leurs individualités. D’autres cultures, d’autres expériences du monde existent. Remettre en cause l’humanisme comme seule idée généreuse fait peur. Certes, nous avons des raisons d’avoir peur d’un relativisme sans éthique, qui consisterait à dire que toutes les idées se valent, que le jugement qu’on porte sur elle n’est jamais que l’expression d’un point de vue ; que celui-ci ne saurait s’ériger en vérité universelle. Pourtant, la négation des réalités culturelles, sous le prétexte que certains pourraient s’en servir pour émettre des interprétations violentes, n’est pas une solution durable. L’humanisme est une notion très occidentale, et sa diffusion dans le monde s’est faite souvent par la violence. Nous voudrions montrer comment l’évangélisation constitua la première forme de diffusion de l’humanisme à travers le monde, et comment, aujourd’hui, la théorie des droits de l’homme ne se traduit et ne se comprend dans des cultures que grâce à ce précédent évangélisateur. Une telle démonstration ne veut pas s’attaquer à l’humanisme, ni le dénigrer. Il s’agit de montrer, en premier lieu, que ce qui paraît évidence dans notre pensée ne l’est pas forcément dans d’autres, tout aussi dignes d’intérêt ; il s’agit aussi d’ouvrir la porte à d’autres façons de vivre le monde et de respecter les êtres.
Notre étude porte sur la façon dont les missionnaires chrétiens, catholiques du Pérou au XVI et XVIIèmes siècles, et protestants de Tahiti au XIXème siècle, s’y sont pris pour remanier les langues indigènes afin d’y importer les concepts nécessaires à l’évangélisation qu’ils entreprenaient.
Claude Levi-Strauss, dans son livre "La Pensée sauvage", rappelle qu' "on s'est longtemps plu à citer ces langues où les termes manquent, pour exprimer des concepts tels ceux d'arbre ou d'animal, bien qu'on y trouve tous les mots nécessaires à un inventaire détaillé des espèces et des variétés. Mais, invoquant ces cas à l'appui d'une prétendue inaptitude des "primitifs" à la pensée abstraite, on omettait d'abord d'autres exemples, qui attestent que la richesse en mots abstraits n'est pas l'apanage des seules langues civilisées".
Prenons le mot humain, tel que nous l'entendons, en français, lorsque nous définissons notre espèce, dans un double sens scientifique et "identitaire"- c'est-à-dire quand nous apparaissent à la fois les caractéristiques physiques de l'espèce humaine, et le sentiment diffus de sa place particulière, l'extrayant du monde des autres espèces. Ce sens particulier que prend humain ne trouve pas de synonyme dans les langues polynésiennes et amérindiennes. Il en découle que beaucoup de traductions, bilatérales, sont imprécises ou erronées.
A travers l'étude de textes missionnaires quechuas et tahitiens, on peut mettre au jour comment des concepts issus de la tradition judéo-chrétienne européenne ont été traduits et "installés" dans les langues quechua et tahitienne en vue de prêcher le christianisme. Cette comparaison dévoile qu’en quechua comme en tahitien, les problèmes rencontrés par les missionnaires pour christianiser concernaient plus les oppositions entre les mots que le manque de mots. Ainsi, l'absence du mot animal dans ces deux langues, pour parler de tous les animaux non humains, souligne cette impossible correspondance entre le mot humain et ceux qui lui correspondent en quechua et en tahitien. Nous verrons comment, dans les Andes et en Polynésie, ces missionnaires s'y prirent pour surmonter le gouffre culturel auquel ils durent faire face pour leur entreprise de colonisation intellectuelle - en fait, le remaniement du lexique des langues de réception.
La filiation entre cette démarche et celle de la traduction de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, texte fondamental de l'époque contemporaine, est claire : fondée sur l'humanisme, elle fait appel aux concepts que les missionnaires avaient importés dans ces langues. Cette traduction moderne doit à la précédente autant que les droits de l'homme doivent au christianisme.
I L’animal, une catégorie humaniste
Sa solitude dans la parole est l’une des grandes interrogations de l’être humain, seul animal à penser sa propre particularité avec des mots. Le lexique est un témoignage de cette expérience. A travers la façon dont elle classe les êtres animés, inanimés, connus et imaginés, la langue dévoile des interrogations sur le monde, et des tentatives de réponses.
Dans les langues scientifiques occidentales, l'homme érige une frontière entre lui et les autres animaux en les classant sous le nom générique animal. Elle nous paraît évidente, la conception extrême d'une animalité englobant une somme énorme d'êtres différents, des poissons, insectes, limaces, mammifères, primates, pour y opposer l’humain. Si la possession de catégories est commune à toutes les langues - les langues polynésiennes, qui ne connaissent pas animal, ont bien "i'a", pour poisson - la catégorie animal, qui place invertébrés et primates dans la même catégorie, ne s'explique bizarrement que par l'anthropocentrisme. Cette tentation partagée de focalisation sur sa propre espèce, sorte de protectionnisme philosophique, a été poussée à fond chez nous. D’autres cultures, en n'érigeant pas cette frontière radicale, proposent une vision de l'homme différente du questionnement "occidental". Il est d'ailleurs facile d'imaginer l'absence du mot animal dans des cultures où l'identité personnelle ne se réduit pas à l’état humain, qu'on vive sous le signe d'une espèce animale, ou qu'on ait des relations familiales avec des animaux, par exemple un frère réincarné en bison.
Comme l'explique l'anthropologue Philippe Descola : «À la différence du dualisme moderne qui distribue humains et non-humains en deux domaines ontologiques plus ou moins étanches, les cosmologies amazoniennes établissent entre les hommes, les plantes et les animaux une différence de degré et non pas de nature (…) Les Achuar établissent certes des distinctions entre les entités qui peuplent le monde. La hiérarchie des êtres animés et inanimés qui en découle n'est pourtant pas fondée sur des degrés de perfection de l'être, sur des différences d'apparence ou sur un cumul progressif de propriétés intrinsèques. Elle s'appuie sur la variation dans les modes de communication qu'autorise l'appréhension de qualités sensibles inégalement distribuées".
L'inexistence de cette dualité "humains- animaux" amène inévitablement l'absence de la dualité "culture- nature".
En tahitien, animal se dit ‘animara, un emprunt à l’anglais animal. Le quechua, a emprunté animal à l’espagnol. En hawaiien, langue très proche du tahitien, il existe un néologisme de animal forgé sur des racines hawaiiennes, englobant tous les animaux non humains. Ce mot date évidemment de la rencontre avec l'Occident. En effet, il est impossible que holoholona, forgé à partir du mot holo : courir, (holoholo : courir beaucoup, très vite) ait pu désigner autant une chauve-souris, un otarie, un oiseau ou un poisson dans la langue hawaienne pré-européenne… C’est une définition conceptuelle, chrétienne et humaniste, de l’animal.
Comme le mot « hommes » dans les langues latines, le tahitien et le quechua ont un mot qui prend le double sens "humain / humain mâle" (quechua : runa ; tahitien, ta’ata). Pour rendre son sens équivalent au sens latin, il a suffit aux missionnaires de l'opposer à un nouveau mot : "animal", dont la création a eu la même histoire dans les deux langues. On a tenté d’élargir le sens du mot quechua uywa et du mot tahitien puaa, qui signifiait bétail, animaux de la maison. Cette solution figure dans les premiers prêches écrits des missionnaires. Mais bientôt l’emprunt animal s’est imposé.
Nous, les êtres humains
L’idée courante que les amérindiens et Inuits s'appellent eux-mêmes les êtres humains, revêt dès lors un aspect frelaté. Elle laisse entendre que ces peuples considèrent qu'ils ont une primauté à l'humanité. En fait, les Indiens peuvent par ce mot exprimer le nom de leur ethnie (nous les Sioux), la notion d'indigène (nous les Indiens), ou, effectivement, le fait qu’il s’agit de gens humains.
Nous les êtres humains. Tel est le titre du livre des anthropologues péruviens Valderrama et Escalante, qui transcrit la parole de deux paysans andins. Etant donné le contexte de paysans quechuaphones interrogés par des universitaires citadins, la traduction fidèle de l’expression quechua Ñuqanchik runakuna eut été nosotros los campesinos, nous les paysans, ce qui signifie : nous, les paysans qui vivons dans les montagnes, loin des villes, selon les règles des communautés andines. Il arrive qu'un paysan hispanophone blanc des Andes, par exemple, soit plus runa, dans l'esprit des deux hommes interrogés dans ce livre, que deux quechuaphones d'ethnie andine vivant en citadins à Lima. Runa est souvent employé comme "Indien" ou "campesino," paysan de la montagne, et correspond plus à un mode de vie qu'à une quelconque référence ethnique, linguistique, ou spéciste. La traduction par humanos, humains, des anthropologues ordonne ainsi au lecteur une interprétation erronée, qu'une traduction sobre aurait évitée. Elle crée un "homme andin" qui aurait une définition précise de l'humanité, dont il serait la forme la plus évoluée, ou tout au moins la plus représentative, puisque les autres humains n'en feraient pas partie. En faisant comme si ces cultures s’excluaient elles-mêmes d’une pensée globale sur le monde, elle les place en outre dans une situation d'éternel objet de travail pour l’ethnologue.
La recherche de la publicité et de l’exotisme, doublée d’un désir de s’apitoyer sur des gens en situation dominée, justifie-t-elle une telle tromperie ? On retrouve ce type de traductions publicitaires pour les amérindiens des Etats-Unis et du Canada, par exemple dans l’expression "homme-médecine", qui signifie soignant ou guérisseur. Lorsqu'on traduit un texte de l'anglais, on ne dit pas "l'homme-feu" pour le pompier –fire-man.
La notion d’occident, d'usage répandu mais flou
Puisque nous comparons des langues dites occidentales et des langues comme le quechua ou le tahitien ; il est nécessaire de clarifier la notion d’Occident, et celle de langue occidentale.
Pour le Petit Robert, le sens courant d’occident donne "région située vers l'ouest, par rapport à un lieu donné ; partie de l'ancien monde située à l'ouest. L'empire romain d'Occident". Le sens politique englobe l'"Europe de l'Ouest, les Etats-Unis et, plus généralement, les membres de l'Organisation du Traité de l'atlantique Nord". Ce qui est "occidental" est "à l'Ouest", ou bien "se rapporte à l'Occident, à l'Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis". Enfin, "occidentaliser" signifie "modifier conformément aux habitudes de l'Occident".
Comme le rappelle Joseph Earl Joseph, dans son livre sur la standardisation des langues "Eloquence and Power", la civilisation occidentale et l’Occident ne se confondent pas. La civilisation occidentale n’est pas européenne, mais s’est développée en Grèce parmi une élite, puis s’est transmise à Rome pour se disséminer dans le Proche Orient puis en Europe. Peu à peu, elle a touché un nombre de plus en plus grand de gens, de peuples, en Europe et ailleurs, souvent avec violence. Ainsi une langue occidentale ne doit pas se confondre avec une langue de civilisation occidentale. Le basque, n'ayant pas participé de la construction de ce qui fait l'organisation de notre vie contemporaine, technique et humaniste, ne serait alors pas une langue occidentale, moins en tout cas que le japonais. Lorsque nous parlons des langues de civilisation occidentale, nous devrions accoler l’épithète scientifique. Les "langues scientifiques", au sein desquelles le système de vie moderne actuel s'est créé, sont le passage obligatoire, le lieu à partir duquel on étudie et commente les autres cultures. Nul échange culturel ou linguistique direct n'a lieu entre une communauté sioux et une communauté quechuaphone, ou une communauté parlant une langue bantoue et les Tchouktches. Ce résultat d'un ordre économique et politique altère ainsi l'intensité des rencontres interculturelles.
II La langue christianisée
« Que Jéhovah (…) me rende capable de renoncer à toutes mes coutumes perverses pour devenir un des siens, et être sauvé par Jésus-Christ, notre seul Sauveur". Lettre du roi Pomaré du 25 décembre 1812, quinze ans après l'arrivée, sans armes, des premiers missionnaires à Tahiti
Deux siècles séparent l'évangélisation andine de celle des îles sous le vent. La découverte de l'Amérique latine, lors des premières grandes explorations européennes, ouvre l'ère missionnaire. Dans l'ex-empire inca, renversé facilement, la colonisation et la christianisation vont de pair ; pouvoirs colonial et religieux sont liés. L'exploration de la Polynésie commence en 1767, le partage de l'Océanie insulaire entre les puissances colonisatrices a lieu à partir de 1870. La christianisation a de loin précédé la colonisation. A Tahiti, la conversion volontaire du roi Pomaré change la nature de l'évangélisation : elle est promue "de l'intérieur". Les missionnaires ont oeuvré à la transformation radicale de la Polynésie en toute indépendance, réalisant les théocraties missionnaires du Pacifique Sud.
Le regard sur les peuples autochtones oscille entre l’image d’un peuple préservé du péché par Dieu, qui les a maintenu dans l’ignorance et la pureté, les préparant ainsi à une conversion idéale et parfaite, et celle d’un peuple perverti par le diable. Dans les deux cas on en vint à imaginer un monothéisme originel oublié chez les Tahitiens et les peuples andins, qu’il fallait raviver. Les missionnaires versaient souvent dans l’une ou l’autre des versions, entre peuples immaculés, peuples amnésiques et peuples pervertis. Tel est le paradoxe du regard sur autrui, miroir mythique reflétant l'innocence préservée ou l’incarnation du mal. Au XVIème siècle, le Père Francisco de la Cruz (mort sur un bûcher de l’Inquisition au Pérou), convaincu que les Amérindiens constituaient l’une des tribus perdues d’Israël, voyait une filiation entre les lexique hébreu et quechua. A Tahiti, nombreux furent ceux qui décelèrent des ressemblances frappantes entre le tahitien et l’hébreu.
De la langue à l’esprit
La « conversion des mentalités » est un terme forgé tardivement par les missionnaires pour exprimer l’idée que la conversion s’effectue en profondeur, au-delà du conscient contrôlé des gens. Il s’agit de s’attacher à l’« élimination des structures de péché » présentes dans les cultures, en remodelant les liens qui entremêlent le champ de l’intériorité de la personne et le thème de la culpabilité. L’intériorité de l’individu doit être transformée, pour n’être plus propice aux péchés favorisés par sa culture. Dans la création linguistique missionnaire, la conversion des mentalités passe par la modification des relations sémantiques qui existent au sein de la langue.
Le prosélytisme religieux fut, dans le monde entier, la plus grande motivation de standardisation des langues et de diffusion de l’écriture. La suggestivité fluide qui lie entre eux les mots et expressions d’une langue, créée par la mémoire des paroles, des textes entendus, constitue le « contexte » linguistique commun aux locuteurs d’une langue. Cette suggestivité forme le style et la pensée du groupe humain entier qui partage cette langue. La connaissance spontanée des nuances qui entourent chaque mot et des liens qui les unissent, permet une intercompréhension intuitive entre les gens. C’est à la modification du réseau de ces appels et de ces renvois entre les mots d’une langue, que l’évangélisation linguistique s’attelle. L’évidence n’existe pas mais se construit. Il faut que ces réseaux s’ordonnent de façon à ce qu’une pensée christianisée émerge de la langue.
La pensée, le corps et l’expérience du monde
Dans les Andes, les missionnaires réalisèrent que les distinctions entre pensée et sentiment n’existaient pas de la même façon, non plus que le jugement sur les degrés de réalité du monde mental et du monde physique. Dans les confessionnaires quechuas, l’alternance constante entre les questions sur les actions effectuées et les actions imaginées, rêvées ou désirées vise à distinguer la pensée et l’action, qui ont une différence non pas de nature, mais de degré - la première étant moins grave, puisque moins réelle que la seconde. Le monde réel se réduit au monde mesurable ; les autres dimensions appartiennent soit au champ de l’imaginaire et du mensonge, soit au domaine de Dieu - ou à celui du diable. Le catéchumène andin, pour qui la virtualité des choses ne constituait pas une mesure de leur irréalité, doit apprendre à se lire d’après ces critères nouveaux.
Dans les Andes, le regard, comme la parole, n’étaient pas hors du monde. Les missionnaires durent traduire une pensée ex nihilo au sein d’une culture pour qui la pensée surgissait de mundo. Ils transmirent qu’être au monde ne constitue pas en soi une pensée, que la pensée se sépare du corps. Cette insistance à modifier le rapport à la pensée et à l’action crée de nouvelles frontières entre l’intériorité et l’extériorité de la personne : la christianisation a redessiné les frontières du réel. Un exemple est la création d’un mot quechua pour dire le corps.
Ukhu (dedans, intérieur), tombé en désuétude depuis, a été utilisé pour traduire le concept, inexistant en quechua, de corps. Mais cette création missionnaire corps (ukhu), signifie au départ intérieur, profond. Il n’est pas inintéressant de relever que Ukhupacha (ukhu, intérieur, pacha, monde) « monde intérieur », ou inframonde, a été créé pour signifier « enfer ». Donc Enfer, littéralement, veut aussi dire « monde du corps ». Le corps est à l’âme ce que l’animal est à l’homme : une entité matérielle inférieure et nécessaire.
La traduction des "oppositions" chrétiennes
Les missionnaires, pour introduire des idées nouvelles, telle un dieu unique et créateur, la place spéciale de l'homme dans la nature parce qu'il est fils de Dieu, l'âme, usent d’outils linguistiques que sont l'emprunt, le néologisme, ou l'altération d'un mot indigène. Un emprunt est l'adoption d'un mot étranger, tel quel ou en l'adaptant à la phonologie de la langue qui emprunte. Le néologisme est la création d’un nouveau mot, au moyen de racines de la langue locale, mais en copiant la formation dans la langue originale. L’altération d’un mot consiste, par un procédé rhétorique de répétition, à vider un mot indigène de son sens initial pour lui faire porter une définition chrétienne. Ainsi, le mot quechua musquy a été vidé de ses connotations religieuses et divinatoires pour signifier simplement « rêve ».
L’historien Juan Carlos Estenssoro énonce que ce n’est souvent pas le manque de mot correspondant qui gêne les missionnaires, mais la profusion de notions qui ne relèvent pas du dualisme chrétien. Dès lors, traduire, c’est installer des oppositions dans la langue. Au dela de la difficulté à traduire un mot, il est souvent impossible de traduire l'implication de ce mot, par rapport à un autre mot. On peut éventuellement trouver au sein de la langue réceptrice un mot qui conviendrait, mais comment traduire les nuances qu’il porte, et surtout la nuance d'opposition à un autre mot ? C'est la traduction de cette opposition qui constitue tout le travail intellectuel du missionnaire. Ainsi, le mot "supay", "démon", présent en quechua, pourrait traduire diable, mais il ne s'impose pas absolument et catégoriquement comme l'opposé parfait de "Dieu". Or, cette opposition est précisément ce dont la foi chrétienne témoigne, et ce qu'elle veut transmettre.
L'emprunt (ou le néologisme) systématique "animal" dans les langues christianisées ne le possédant pas relève de ce phénomène ; ce n'est pas qu'on a besoin d'un terme décrivant la catégorie animale, mais bien d'un terme s'opposant de façon radicale à celui d'humain, isolant l'humain. C'est parce que le missionnaire a besoin d'extraire l'humain du "reste" de la "nature", qu'il a besoin du mot animal. Ce n'est donc pas l'existence préalable, ou la traduction de humain et animal dont on a besoin, c'est de leur opposition. Cette opposition n'est jamais sans ambiguité ; le jeu des oppositions se complexifie par un réseau hiérarchique d’assimilations. L’âme s’oppose au corps, Dieu s’oppose à Satan, le chrétien s’oppose à l’Indien, l’homme s’oppose à l’animal, ce que l’on peut traduire par : le bien s’oppose au mal. Mais l’humain est un animal, l’Indien peut être un chrétien, et l’esprit est contenu dans la matière. La catégorie humain s'oppose à animal tout en en faisant partie. Dans animal, il y a humain, mais humain est presque le contraire de animal (grâce à âme). Dieu est plus grand que humain qui est plus grand que animal. Et au sein de humain, il y a les chrétiens, qui reconnaissent la vérité, et les autres. Chrétien, englobe indien, et s’y oppose.
Ce que les missionnaires traduisent, ce sont les relations entre les mots. Au-delà des mots, ils traduisent le silence de leur propre langue. En convertissant les indigènes à leur idée de Dieu, les missionnaires les ont finalement converti à leur idée de l'homme. Au delà de la foi chrétienne, c'est leur vision de l'homme, et la place que celui-ci doit occuper au sein du monde, que les missionnaires imposent. A cet égard, les missionnaires laïcs, traducteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen héritent de cette opposition amenée par les missionnaires : tacitement, en donnant la valeur ultime à l'homme, ils l'enlevent aux animaux. L'homme n'a pas de valeur en lui-même, mais revêt toute sa dignité (son âme) dans cette opposition - l'animal étant l' « antéhomme » le plus pertinent du fait même de cette appartenance commune avec l'homme au… Monde animal.
La fusion des notions et des cultures
Les traducteurs de la foi chrétienne ne peuvent maîtriser toutes les interprétations auxquelles leurs textes donnent lieu. Les glissements de sens des mots locaux, l’inexistence d’oppositions dans la pensée locale pouvaient semer de grands écarts théologiques dans les esprits récemment convertis. Il fallait risquer des mésinterprétations en établissant un texte compréhensible ; ou bien réinventer une langue ; mais un pasteur protestant relate qu’à Tahiti, l’abondance de mots empruntés au grec et à l'hébreu rendait les textes tahitiens si obscurs qu’il fallait un interprète pour expliquer le sens des nouveaux mots tahitiens aux Tahitiens.
Au Pérou comme dans les îles sous le vent, en même temps que la langue était christianisée, le christianisme était indigénisé. Il y a eu rencontre des cultures et influence mutuelle. La façon de penser leur propre histoire lointaine par ces peuples a été influencée par des concepts datant du christianisme ; le passé préeuropéen est interprété en fonction d’idées chrétiennes. Il n’est pas rare que des termes « importés » ou forgés pour les causes de la christianisation soient devenus emblèmes de la langue d’accueil. Suite aux évangélisations andine et tahitienne, les gens donnent une origine étrangère à des mots locaux, croyant la notion importée par le christianisme alors qu’elle est antérieure ; inversement, ils pourront croire à une origine autochtone de mots en réalité « importés » par les missionnaires. « C’est ainsi que les mêmes idées, les mêmes images, les mêmes mots qui servaient autrefois à justifier la colonisation, alimentent aujourd’hui les luttes des autochtones contre leurs colonisateurs », explique Bruno Saura dans son ouvrage "La société tahitienne au miroir d'Israël". A Tahiti, le principal parti indépendantiste s’appelle Tavini huiraatira. Tavini, de l’anglais servant, désignait les serviteurs de Dieu, puis son sens s’est étendu aux serviteurs de la population. Dès le XIX ème siècle, le terme ture, lois (vient de l’hébreu torah), remplace presque l’usage de l’ancien mot tapu (tabous, interdits), au point que dans ses mémoires, Marau Taaroa, épouse de Pomaré V et dernière reine de Tahiti, évoque sans cesse les « lois » des arii (chefs/rois) des temps pré-européens à l’aide de ce mot. Dans le texte de la relation de Huarochiri, manuscrit quechua du XVIIème siècle relatant les coutumes et croyances andines au temps des Incas, Gérald Taylor note le même phénomène. Toute rencontre, même violente, même "colonisatrice", est faite d'interactions ; tant qu'une culture, tant qu'une langue, n'est pas morte, non seulement elle participe à sa propre vie, à sa perpétuelle reconstruction, mais elle en est même la principale actrice, puisqu'elle en est en même temps le moyen.
III La monothéisation du religieux andin et tahitien
Le message essentiel qu'il fallait transmettre aux peuples catéchumènes, était une nouvelle hiérarchie du monde : à un dieu unique et créateur étaient soumis l'humanité, unique, à laquelle étaient soumis les animaux et toutes les créations de la planète.
Vers un dieu unique, supérieur, créateur
Dans les Andes comme dans les îles sous le vent, une nouvelle idole, Dieu, est venue remplacer les idoles traditionnelles. Des chercheurs ont soutenu que les évangélisateurs des Andes ont voulu que les Indiens assimilent l'Esprit Saint au soleil, puisqu’il est plus facile de remplacer une croyance par son équivalence, plutôt que de l'effacer. A ce propos, il est curieux de noter que dans un des plus vieux pays chrétiens du monde, l'Ethiopie, c'est la trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui trônait dans les églises, et que les révolutionnaires communistes, convertis au marxisme par des professeurs d'université anglais, ont essayé de remplacer par les portraits de Marx, Lénine et Staline.
Ce sermon quechua, qui fait partie du catéchisme établi lors du troisième Concile de Lima (1584), lutte de façon didactique mais virulente contre les idoles et pour l'instauration du vrai et unique dieu :
83. Intiqa manam animaqyuqchu, manam yuyayniyuqchu, manataq imaktapas riqsinchu, rimaytapas yachanchu.
Le soleil n'a pas d'âme, pas d'intelligence, il ne connaît rien, ne sait pas parler.
85. Diosmi hanaqpachapi runakunap illariqinchikpaq churarqan.
C'est Dieu qui l'a mis dans le ciel pour éclairer les humains.
86. Killari quyllurkunapas intimanta aswan pisi yupaymi.
Et la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil.
98. Warmakunaraqmi ari aswan sunquyuq chay usupa machuykichikkunamanta.
Mêmes les enfants ont plus de "jugeotte" que vos ancêtres inutiles.
102. Diospa siminmantam munasqanmantam parapas asllapas achkapas hamun.
La pluie tombe doucement, ou beaucoup, selon la parole et la volonté de Dieu.
103. Puyukunari paypa simillantam yupaychanku.
Et les nuages n'obéissent qu'à lui.
104. Dios sapallantaqmi tukuy hinantinpa apunchik kamachikuqinchik.
Dieu seul est notre seigneur, qui nous commande.
105. Mayukunapas urqukanapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.
Les fleuves, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, et les êtres vivants (animaux) ont tous été créés par Dieu.
(Pour tous les sermons quechuas : Gérald TAYLOR, El sol, la luna y las estrellas no son Dios…, La evangelizacion en quechua (siglo XVI), Lima, Instituto Francés de Estudios Andinos, 2003. Ils datent tous du XVIème siècle).
Notons que l'humain est le seul être de valeur parce qu'il peut parler, et raisonner. La parole est le signe extérieur de l’âme. Le soleil a été créé pour éclairer expressément l'humain, qui est le soleil de toute la création. Cet humain supérieur, auquel toutes les autres créatures sont soumises, se trouve sur terre dans la même situation que Dieu par rapport à l'humanité. Enfin, la sentence est surprenante, qui juge que la lune et les étoiles ont encore moins de valeur que le soleil. Comment, quand seul ce qui raisonne a de la valeur, le soleil, dont il est clairement indiqué qu'il n'a ni âme ni intelligence, peut-il être supérieur à la lune et aux étoiles ?
Un autre sermon, issu du même catéchisme que le sermon précédent, « invente » étrangement que certains des commandements de "Dieu" concernent précisément le cas andin ; la fin justifie les moyens :
22. Ama umukunaman "imap hamunqanta yachasaq" nispa minkakuq rinkichu nispam.
N'allez pas demander de l'aide aux sorciers, croyant qu'ils connaissent l'avenir.
23. Diosninchik qillqanpi kamachiwanchik ñakarikuspari "amam paykunaman "imanam kasaq" ? nispa tapukuq watuchikuq rinkichu" niwanchikmi.
Notre Dieu nous ordonne dans ses écritures, sans quoi il nous punit: " ne les interroge pas sur ton avenir, ne leur demande pas non plus qu'ils fassent des sortilèges".
24. "Kay huchakta huchallikuqtaqa rumiwan chuqachakuspa wañuchichun" ninmi.
Dieu exige que l'on lapide ceux qui commettent une telle faute. (Sermon 19)
La guerre des dieux
Dans les Andes comme à Tahiti, le meilleur moyen de convaincre fut de prouver l'efficacité supérieure du dieu chrétien, ce qui n'est pas sans rappeler certain passage de la Bible : le bâton changé en gros serpent (nous citons la Bible d'Osty).
"Yahvé dit à Moïse et à Aaron : " Lorsque Pharaon vous parlera, en disant : Opérez un prodige en votre faveur, - tu diras à Aaron : Prends ton bâton et jette-le devant Pharaon : qu'il devienne un gros serpent. " Moïse et Aaron se rendirent chez Pharaon et firent ainsi qu'avait commandé Yahvé ; Aaron jeta son bâton devant Pharaon et devant ses serviteurs : il devint un gros serpent. Pharaon aussi convoque les sages et les sorciers. Et les magiciens d'Egypte, eux aussi, en firent autant par leurs pratiques occultes. Ils jetèrent chacun leur bâton : les bâtons devinrent de gros serpents, mais le bâton d'Aaron engloutit leurs bâtons."
Les prêcheurs andins n'ont pas résisté à déployer cette preuve, la plus convaincante, bien qu'elle ne corresponde pas à la théologie catholique qui rend gloire aux pauvres de cœur et aux perdants :
131. Ma,wakaykichikkunachu nawpa pacha machuykichikkunakta yayaykichikkunakta wiraquchap makinmanta qispichirqanku, amachakurqanku ?
Voyez, vos huacas vous ont-ils protégé et sauvé vos ancêtres et vos pères de la main des Espagnols ? (Sermon 18)
Et à Tahiti ? Cet épisode, raconté par un missionnaire des premiers temps, a lieu cinq ans après l'arrivée des missionnaires protestants :
"En mars 1802, monsieur Nott, accompagné de monsieur Elder, effectua la première tournée missionnaire sur l'île de Tahiti. Ils furent en règle générale, bien reçus et traités comme des hôtes. (…)
Certains disaient qu'ils aimeraient prier le vrai Dieu, mais craignaient que les dieux de Tahiti ne les détruisent s'ils le faisaient (…) En rentrant chez eux, ils traversèrent le district d'Atehuru. Là, le roi Pomaré tenait conseil sur le grand marae (…) Les missionnaires virent une quantité de cochons sur l'autel et plusieurs corps humains sacrifiés.(…) Les missionnaires dirent à Pomaré que Jéhovah seul était Dieu ; qu'il n'acceptait pas de cochons en offrandes ; que Jésus Christ était le seul rachat pour les péchés ; et qu'ils offensaient Dieu en tuant les hommes. Le chef parut d'abord ne pas écouter ; mais finalement déclara qu'il suivrait leur religion. » (Cité par Ellis)
Après la conversion du roi Pomaré, il y a eu une sorte de guerre des dieux rappelant celle du dieu de Moïse et du dieu égyptien. En Polynésie il s'agissait du dieu 'Oro, seul capable de faire face à la toute puissance du dieu des chrétiens. Un manuscrit anonyme, rédigé par un tahitien en 1846 cinquante ans après l'arrivée des premiers missionnaires, et publié sous le titre Histoire et traditions de Huahine et Pora Pora, raconte la guerre de Fe'i Pi, qui donna raison - au sens où les armes peuvent donner raison - aux adorateurs de "Dieu," et perdit définitivement les idoles.
Furieux contre le roi Pomaré II, qui a abandonné le culte des idoles traditionnels, des Polynésiens se rebellèrent, soutenus par le guerrier 'Öpü-hara et des prêtres de l’ancienne religion. Le roi Pomaré organisa la riposte, et une véritable bataille eut lieu entre les adorateurs du dieu ‘Oro et ceux du dieu chrétien Jéovah. Pomaré gagna contre les adorateurs d’idoles. Après la bataille, qui fit beaucoup de morts du côté des adeptes de la religion ancestrale, les habitants des îles alentour adoptèrent Jéovah et laissèrent tomber ‘Oro et les autres idoles.
Comme le fait remarquer Bruno Saura dans son introduction à ce livre, l'auteur indigène tahitien emploie l'emprunt phonologiquement aménagé Itoro pour idole, preuve de l'intériorisation de la vision de la religion tahitienne par les missionnaires. Enfin, il rappelle que la christianisation ne fut pas forcée (c'est-à-dire que l'aspect autoritaire releva du choix des chefs tahitiens, et non des missionnaires), et que la conquête missionnaire ne fut pas une conquête militaire. Ce sont d’ailleurs les chefs polynésiens convertis qui réprimèrent sévèrement le mouvement mamaïa, autre rebellion ayant lieu dix ans après la guerre des idoles. Le mouvement mamaia fut une tentative de résistance à la christianisation de Tahiti. Il commença le jour où Teao déclara qu'il avait reçu une révélation de Dieu ("Il n'y a pas d'enfer. Pas de péché et pas de châtiment futur. Chaque homme peut faire ce qui lui plait, comme s'enivrer, commettre l"adultère, etc., et il n'y a pas de mal à faire toutes ces choses.")
La bestialisation des bêtes, l'humanisation de l'humain
Ce sermon prépare le quechua à recevoir le mot animal et à l'assimiler : l'être humain se distingue ontologiquement de tous les autres animaux.
12; runakunap animanchikkunaqa manam ukunchikkunawanchu wañunku llamakunahina.
Nos âmes à nous les êtres humains ne meurent pas comme notre intérieur (nos corps), comme c'est le cas pour les lamas (animaux).
30. Llapa runakunam ukupacha winay nakarikuypaq nisqa karqanchik huchanchikraykumanta, machunchikkunap Diosta mana yupaychasqan huchanraykumantawan.
Tous les êtres humains, nous étions condamnés à souffrir pour toujours en enfer à cause de nos fautes et à cause des fautes de nos ancêtres qui n'honoraient pas Dieu.
Les âmes des animaux meurent tandis que la nôtre ne meurt pas. Descartes (1596-1650), quelques décennies après ce sermon, acceptait une âme aux animaux, commune avec celle des humains, qui leur permettait de vivre, mais mourait avec leur corps. L’âme que les humains possédaient en plus était supérieure et immortelle. L'"âme fonctionnelle" des animaux servait d'"explication scientifique" au "mystère de la vie". Les animaux vivent, ils ont donc une âme, mais c'est une âme provisoire, jetable, contrairement à l'âme humaine. Mais si les autres animaux ne sont pas éternels, ils échappent ainsi à l'enfer. Par la supériorité comme par la punition l'humanité est extraite du monde animal, pour constituer l’espèce élue de Dieu.
Les descendants d'Adam et Eve, supérieurs et coupables
Il n'y a plus « des humains » plongés dans le monde, mais une humanité, qui englobe tous les êtres humains, et s’extrait du reste de la création. Cette façon de penser l'humanité comme un ensemble uni est une nouveauté de taille. Instaurer une humanité unique, indivisible et supérieure revient à ancrer deux fondements de la doctrine : l’établissement de la filiation commune de tous les hommes, quelle que soit leur origine ethnique ou leurs croyances, vis à vis de Dieu, et la diffusion en chacun du péché originel. Avec un seul Dieu, une seule humanité, et le péché originel généralisé, l’évangélisation est fondée idéologiquement.
L’individualisation du péché accompagne l’implémentation du monothéisme et d’une humanité unie et unique. Elle brouille les relations prééxistentes entre les gens pour établir la solitude de l’homme face à Dieu. Le seul péché collectif est le péché originel d’Adam et Eve. Depuis, il n’y a que des péchés individuels : l’humanité est un tout ou une myriade d’individus isolés. Il n’y a plus de sous groupe. Même lorsqu’on pèche à plusieurs, (adultère, crime collectif) la faute, et donc la réparation, sont considérées individuellement. Un adultère est vu comme deux fautes individuelles, non comme une faute collective. La gestion collective des relations entre les gens est brouillée, pour ne plus passer que par le truchement de Dieu. L’individualisation est le pilier de l’universalisme.
La vision anthropocentriste du monde pose que la seule valeur au monde est la conscience que seule l’espèce humaine possède. L’homme est la valeur de la création, et toutes les autres entités lui sont inférieures et destinées. La terre et les animaux sont à la disposition de l'humain.
81. Qam wakcha qisa runallaraqmi qullanan kanki.
Toi, bien que tu sois un indien pauvre et maltraité, tu as plus de valeur que le soleil.
82. Qamqa ari animayuqmi kanki, yuyayniyuqmi kanki, rimaytapas yachankim, Diostari rikunkin.
Car vous avez une âme, vous êtes intelligents, vous savez parler, et vous voyez Dieu.
105. Mayukunapas urqukunapas hatun quchapas kay tukuy hinantin pachapas pukyukunapas hachakunapas llapa kawsaqkunapas Diospa rurasqan kamam.
Les fleuves, les montagnes, la mer, la terre entière, les puits, les arbres, tous les (êtres) vivants ont été faits par Dieu.
106. Tukuy ima haykakunapas runaraqmi aswan yupayqa aswan qulla(na)nqa.
De tous ces nombreux êtres, l'humain est celui qui vaut le plus, qui est le meilleur.
107. Kay llapanri runap siruiqinpaq rurasqa kamam.
Tous les autres sont faits pour servir l'homme.
(Noter que "sirui", servir, est un emprunt).
Refuser Dieu
Face à cette intense colonisation intellectuelle fut élaborée une réponse, adaptée à la pensée missionnaire et destinée à la contrer. Elle prit une même forme dans des endroits bien différents, à Tahiti, dans les Andes, et nous en avons relevé la trace dans le livre de Youri Rythkéou intitulé La Bible tchouktche.
Dans des Andes, certains Indiens, dans une tentative ultime d'échapper au christianisme, se prévalent d'une autre création, par d'autres dieux. Ainsi, ils n'auraient pas besoin d'adorer le Dieu chrétien ; ils seraient même contraints de rendre hommage au dieu qui les a créés, de la même façon que les personnes créées par le Dieu chrétien sont dans l'obligation de lui vouer un culte. Mais cette magie du polythéisme ne convainquit nullement les missionnaires chrétiens, pour lesquels "Dieu" est unique.
En Polynésie française, le chef du soulèvement de la guerre des adorateurs d’idoles contre les adorateurs de Jéovah, avait déclaré que, ne descendant pas du Dieu chrétien, mais de l’idole principale tahitienne (un dieu qui d’ailleurs, avant ce besoin de résistance, n’était pas créateur du monde et des hommes), il serait outrageant de sa part d’embrasser la nouvelle religion.
Enfin, Youri Rythkéou, dans son roman la Bible tchouktche, met en scène un chef de famille tchouktche, discutant avec des Tchouktches d’une autre tribu, convertis au christianisme orthodoxe. Il explique qu’en tant que descendant direct des baleines, il n’a rien à voir avec le dieu créateur des russes.
Ce discours de résistance intellectuelle est créé spécialement pour les missionnaires dans les cas tahitien, tandis que la réaction des Tchouktches, dans un contexte plus spontané, ne relève pas d’une création idéologique pour les besoins de la résistance, les Tchouktches croyant réellement à leur ascendance « baleinière ». De même les populations andines, polygénistes, descendaient d’ancêtres différents ayant établi la culture et les cultes de leurs descendants. Le point de discussion concerne un fait d’autant plus intéressant que l’unicité de l’humanité, et la communauté de destins qui en découle forment la justification de l’humanisme prôné de nos jours à l’échelle planétaire.
IV La traduction des droits de l’homme
Référence de l'ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, est traduite dans plus de trois cents langues. Les apports idéologiques et linguistiques des missionnaires repris pour les traductions quechua et tahitienne de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen concernent l'unicité de l'humanité ; sa valeur particulière en tant que telle ; et l'universalité de ces deux premiers points.
Ce n'est pas en tant qu'être vivant, ni en tant qu’être souffrant que l'homme est digne de respect, mais en tant que ressortissant de l'espèce supérieure : ce qui nous rassemble tous, c’est la primauté de l'humanité sur le reste. C'est l’appartenance à l'espèce humaine qui nous confère une dignité, et le devoir de se respecter soi-même et de respecter les autres humains. L'être humain est doué de conscience et de raison (article 1). C'était la raison pour laquelle les prêcheurs andins le plaçaient au dessus du soleil. On note cependant des différences entre l'humanisme chrétien et l'humanisme laïque : la notion d'âme disparaît. L'âme, support de l'humanisme chrétien, est remplacée par la dignité dans la déclaration des droits de l'homme. Car l’humain, dans le classement du monde, a pris la place suprême de Dieu.
Les exégètes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du citoyen, comme Jeanne Hersch, philosophe connue pour sa réflexion sur les droits de l'homme, cherchent à démontrer l'universalité des droits de l'homme, en extrayant dans chaque culture une envie basique et innée de bonheur humain. Cependant, quelle que soit la valeur de vérité de cette idée, ce n'est pas tant le désir, mais la façon dont il est formulé, qui ne peut parler à toutes les cultures, qui ne peut s'exprimer dans toutes les langues :
" Si on m'interroge sur 1'universalité du concept des droits de l'homme dans toutes les traditions, je dirai : non, ce concept n'a pas été universel. Mais de façon imagée, diffuse, profondément vécue, il y a eu chez tous les hommes, dans toutes les cultures, le besoin, l'attente, le sens de ces droits."
(…)
" Mais l'essentiel, c'est que partout on perçoit cette exigence fondamentale : quelque chose est dû à l'être humain parce qu'il est un être humain. Quelque chose : un respect, un égard ; quelque chose qui sauvegarde ses chances de faire de lui-même ce qu'il est capable de devenir ; une dignité qu'il revendique du seul fait qu'il vise un futur. Cette universalité me parait d'autant plus saisissante que l'extrême diversité des modes d'expression en garantit l'authenticité".
(…)
" Ainsi, on jugera que les droits de l'homme sont fondamentalement universels ou bien qu'ils n'appartiennent authentiquement qu'au seul Occident selon le niveau de langage pris en considération. Au niveau des théories explicites, des clauses juridiques, ou même de la description ethnologique objective, on sera sans doute amené à nier l'universalité des droits. Mais on ne pourra que s'émerveiller de trouver vivantes chez tous leurs racines existentielles, pour peu qu'on consente à "mimer" en profondeur ce que signifie pour chacun : vouloir être un homme, et en être empêché."
(Jeanne HERSCH, "Le concept des droits de l'homme est-il un concept universel ?", in revue Cadmos, cahier trimestriel de l'Institut d'études européennes de Genève et du centre européen de la culture, n°14, Genève, 1991).
Les missionnaires avaient voulu trouver l'existence d'un monothéisme universel, oublié momentanément par les cultures indigènes ; on cherche aujourd'hui les droits de l'homme archaïques et oubliés dans les cultures qui ne les ont pas crées. L'universalité semble être une nécessité morale dans la culture occidentale-scientifique.
La quête, non universelle, de l'universalité, s’accompagne d’une pirouette intellectuelle : en oeuvrant à la transformation d’une autre culture selon sa propre vision du Bien, on n'acculture pas, on "reculture", puisqu’on redonne à la culture une notion qui est à sa source – on la fait, en quelque sorte, accoucher d’elle-même. L’universalité de l’universalisme constitue le principal thème à diffuser.
La Déclaration implique, tout au long des articles, qu'on se situe dans un monde où les principaux apports idéologiques du christianisme ont cours (l'unicité de l'humanité, sa supériorité du fait de sa conscience et de sa raison sur le monde animal). Pourtant, les Déclaration quechua et tahitienne ne sont compréhensibles par un locuteur quechuaphone ou tahitianophone que dans la mesure où il connaît déjà les " christianicismes" de sa langue. Les traducteurs ont, malgré le temps écoulé, recouru au mêmes solutions linguistiques dans leur traduction. Ainsi, ce qui dans les sermons quechuas signifiait "semblable, prochain", runamasi, est repris dès l'article 1 de la Déclaration :
" Tukuy ima haykakta yallispa Diosta munanki, runa masiykiktari kikiykiktahina kuyanki".
Tu aimeras Dieu par dessus toutes choses et tu aimeras ton prochain comme toi-même. (Sermon)
" Llapa runan kay pachapi paqarin qispisqa, "libre" ñisqa, allin kausaypi, chaninchasqa kausaypi kananpaq, yuyayniyoq, yachayniyoq runa kasqanman jina. Llapa runamasinwantaqmi wauqentin jina munanakunan. "
(Article 1 de la Déclaration)
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Le terme quechua "-masi" s'emploie toujours accolé à un mot. On n'a pas de "masi" tout court, comme, en français on a un ami ; le sens de "masi" s'approche donc plus de compagnon ou camarade. Ainsi llamk'aq masi signifie compagnon de travail. Yachaq masi, camarade de classe. Ainsi runamasi a été créé pour signifier "compagnon d'humanité", "co-humain". Mais en quechua on entend plutôt : camarade humain, ce qui constitue une sorte de redondance.
Dostoïevski, Hannah Arendt, des penseurs de tout horizon ont relevé l’étrange obsession à réduire les hommes à l’Homme, cette tentation de la pensée occidentale universaliste. L'une des réalisations de cette universalisation est la modification des langues du monde pour qu'elles puissent refléter l'humanisme.
Edith de Cornulier-Lucinière
(Merci à Katharina Flunch-Barrows pour la relecture et les blagues…)
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dimanche, 10 mai 2009
L'avenir de la langue quechua, entretien avec Serafin Coronel-Molina
L'avenir du quechua... Parlons en en quechua !
Entretien en quechua avec Serafín Coronel-Molina, professeur à Princeton.
Il nous parle de sa langue maternelle, le quechua, des dangers qu'elle court et des moyens de la sauver. Il est convaincu que le quechua peut s'épanouir et tenir une place conséquente.
Une TRADUCTION ANGLAISE suit le texte quechua, plus bas dans la page
Serafín Coronel-Molinawan rimanakuy, qichwa rimaq linguista Estados Unidospi Princeton Yachay Wasipi yachachiq
Tapuq: Edith de Cornulier-Lucinière
Runasimi wiñaypaqmi kawsanqa
E.C.L.: ¿Imatataq ruwanchikman runasimiqa wiñaypaq kawsakunanpaq?
S.C.M.: Ñawpataqa, qichwa rimaqkunaqa, churi-wawanchikkunatam runasimita yachachinchikman. Imatapas runasimillapim paykunawan rimanchikman, runasimita rimastin kusi kusisqallaña wiñanankupaq. Chaykunata mana ruwaptinchikqa, qichwanchik chinkakunqachá, wañukunqachá. Hinaman, imaymana iskuylakunapipas, yachay wasikunapipas runasimipim churi-wawanchikkunaqa liyiytapas qillqaytapas yachanmanku qichwanchikta hatunyachinankupaq.
Hinaspa, kastillasimilla rimaqkunapas runasimitam yachanmanku. Chaymantaqa, tukuy rikchaq yachay wasikunapim yachachiqkuna runasimita yachachinmanku kastillasimi rimaqkunkaqa runasiminchikta yupaychanankupaq ima. Mana chay hina kaptinqa, manam allinchu kanman runasiminchikpaq.
Chaymantaqa, imaymana liwrukunata, willaykunata, periódicokunata, diccionariokunata, gramaticakunatam runasimipi qillqanchikman. Himaman, wayra wasipipas televisiónpipas qichwatam rimanchikman. Internetpipas imaymana runasimipi recursos nisqankunatam paqarichinchikman. Hinaspa, vídeokunata, grabaciónkunata, películakunata, CD-Romkunata, DVD-kunata, WebTV-nisqantapas runasimipim rikurichinchikman. Chaymantañataq, runasimillapim miskillataña qillqanakunanchik rimayninchikkunata sinchiyachinanchikpaq ima.
Qipamanqa, llapa Andes suyukunapi kamachiqkunaqa runasiminchiktam chaninchanman tukuy runakuna mana pinqakuspalla, mana chiqninakuspalla miskillataña imay punchawkamapas runasimipi rimanankupaq.
E.C.L.: ¿Allinchu kanman runasimipaq kastillasimi hina rimasqa kaptin? Hinaman, ¿políticapaqpas administraciónpaqpas runasimiqa allinchu kanman? ¿Runasimiqa chay dominiokunapi rimasqachu kanman utaq karu karusu urqukunap patanpi llaqtachakunallapichu kawsakunman?
S.C.M.: Runasimiqa kastillasimi hina rimasqa kaptin, hamuq watakunapi manamá wañunqachu. Aswanraq hatun sachakuna hinachá, sumaq waytakuna hinachá munay munaylla wiñakunqapas waytakunqapas.
Hinaspa, runasimiqa política nisqanpaqpas administración nisqanpaqpas allinmi kanman. Chaymi gobiernopi kamachiqkunaqa runasimitam rimananku, hinaman imaymana kamachikuykunatam paykunaqa rikurichinmanku runasimiqa allinllaña chaninchasqapas kusallaña amachasqapas kananpaq. Chaymantaqa, tukuy rikchaq kamachikuykunaqa runasimimanmi tikrasqa kanman. Congresopi políticokunañataq runasimipipas kastillasimipipas llaqtanchikkunarayku, suyunchikraykumá rimanakunmanku. Kay Declaración Universal de Derechos Lingüísticos nisqanpim kusa kusa imakunapas rikurichkan. Chay hatun kamachikuyta liyiyta nunaspa, kay llika kuchuman yaykuykuyyá http://www.egt.ie/udhr-es.html
Runasimita maypipas qispillam rimanchikman. Lliw Ande llaqtakunapipas suyukunapipasmi wiña wiñaypaq takyakunman. ¿Imanasqataq urqukunap patanpi karu karusu llaqtachakunallapi kawsakunman? Astawan, llapallanchikmi qichwata mirachinanchik, kallpachananchik, hatunyachinanchik hamuq watakunapi mana usukunanpaq. Mana wañunantamá, mana chinkanantamá munanchikman. Runasiminchik chinkarquptinqa, tukuy rikchaq yachayninchikmi chinkakunqa. Chaymi achkaraq ruwananchik kachkan qichwanchik hatarichinanchikpaqpas mirachinanchikpaqpas.
E.C.L.: ¿Imaraykum runasimita awsachinchikman? ¿Imaraykum tukuy rikchaq simikunata kawsachinchikman?
S.C.M.: Runasiminchik chinkakuptinqa, tukuy yachayninchikkunapas, rimayninchikkunapas, iñiyninchikkunapas wañukunmanmi. ¿Imanasqataq chaykuna chinkakunman? Manam allinchu kanman runasiminchikpaq, chaymi sunqunchikwan, kuyayninchikwan runasimita rimanchikman. Hinaspa, llapallanchikmi qichwanchikta allinta sayachinchikman, mirachinchikman imapas. Runasiminchik chinkakuptinqa, manachá imallamantapas ayllunchikunawan rimanakuyta atipasunchikchu.
Hinaman, tukuy rikchaq simikunapas allin yupaychasqa, chaninchasqam qispilla kawsakunan. Chay simikunaqa chinkakuptinqa, imaymana yachaykunam wañukunqa. Chaymantaqa, runakayninchikmi wakchayarqunman. UNESCO nisqan hina, tukuy pachapi suqta waranqa (6,000) simimanta, pichqa chunka por ciento (50%) nisqanmi wañunayan. Sapa iskay simanam huk simi chinkan. Hamuq watakunapi, Continente Americano nisqanpi qanchis pachak (700) simi, Africapi iskay pachak (200) simi, Asiapi pusaq chunka (80) simi, Europapiñataqmi tawa chunka (40) simi wañukunqa. Manchakuypaqmi chaykuna kachkan. Chaymi llapallanchik yanapanakuspa, rimanakuspa tiqsimuyuntinpi imaymana simikunata takyachinchikman, wañunayaqkunataqa rikchachinchikman, hatarichinchikman himanam kallpanchachinchikman. Wañusqa kaptinkupas, hebreo simita hinam kawsarichimunchikman.
E.C.L.: ¿Imaynam rimasqalla simita qillqasqa simiman kutichinchikman?
S.C.M.: Ñawpataqa, alfabeto nisqantam paqarichinchikman tiqsimuyuntinpi imaymana simikunata qillqanapaq. Hinaspa, tukuy rikchaq qillqakunatam huñuchinchikman llapa rikchaq simikunapi mana panta pantaspalla imakunamantapas qillqanapaq. Qipamanqa, ñawpapi nisqay hina, llapan rikchaq liwrukunata, diccionariokunata, gramaticakunata qillqanchikman. Hinaman, musuq rimaykunatam (vocabularies) rikurichinchikman ichaqa kuk simikunamantam chay rimaykunata mañakunchikman. Lliw simikunam musuq rimaykunata mañanakunku. Chay mañanakusqankunawanmi utqaylla musuqyakunkupas. Musuq rimaykunata paqarichisqanchikwanñataq allillamanta munay munaylla imaymana simikunaqa hatunyakunqaku.
Puchukaypi, imaymana qillqakunatam tukuy rikchaq simikunaman tikranchikman. Chay tikrasqanchikkunawanmi chay simikunaqa sinchiyakunqaku. Kaykunata ruwaspam rimasqalla simita qillqasqa simiman kutichinanchik. Chaykunamanta wanka qichwapi qillqasqayta qawanaykipaq kay llika kuchuman yaykuyyá http://www.vjf.cnrs.fr/celia/FichExt/Am/A_24_01.htm
Sunquymanta sulpay nisqayki runasimimanta rinamakusqanchikmanta. Hu kutikama.
E.C.L: Serafín, anchatam agradisiyki kay sumaq willakuyniykikunamanta. Hamuq watakunapi sumaqllaña purikuy, sumaqllaña kawsakuy.
English Version
Interview with Serafín Coronel-Molina, a Native Quechua Speaker Linguist Teaching at Princeton University, USA
Interviewed by Edith de Cornulier-Lucinière
E.C.L.: What can be done to preserve the Quechua language?
S.C.M.: First of all, we the Quechua speakers, should teach Quechua to our children. We should speak with them in Quechua about different topics, so they can grow up happily speaking Quechua. If we do not make such an effort, it is possible that our Quechua will die. Besides, our children should learn how to read and write at any school or learning center so they can revitalize our Quechua language.
In addition to this, the Spanish speakers should also learn Quechua. After that, educators established at different learning centers should teach Quechua so the Spanish speakers learn to valorize our Quechua. If it is not that way, it will have negative consequences for our language.
On the other hand, we should write all kinds of books, stories, newspapers, dictionaries and grammars in Quechua. Then, we should use Quechua on radio and television programs. We must post on the Internet a wide variety of materials, and we must also produce in the Quechua language videos, audio recordings, films, CD-Roms, DVDs, and Web-TV programs. In addition to all this, it is necessary for us to write in Quechua to strengthen our language.
Last but not least, the authorities all over the Andes should valorize our language, so everybody can communicate in Quechua without shame and without fighting each other
E.C.L.: Would it be good for the Quechua language to be used like the Spanish language, and become a political and administrative language? Or would it better used in other functional domains or only in the rural communities themselves?
S.C.M.: If Quechua is spoken like Spanish, it will not die in the future. On the contrary, the Quechua language will grow beautifully like trees and flowers.
The Quechua language can be used in politics and administration without any problem. That is why the governmental authorities must speak Quechua. Then, different kinds of laws must be produced in Quechua, so our language will be well valorized and protected. All legal documents should be translated into Quechua. Then, the politicians in Congress should use both Quechua and Spanish in their deliberations on behalf of our cities and country. In the Universal Declaration of Linguistic Rights I include here, information related to what I am trying to explain here can be found. If you would like to read the content of this document, please follow the following link: http://www.egt.ie/udhr-es.html
E.C.L.: Why do we have to protect the Quechua language? Why do we have to save any language?
S.C.M.: If our Quechua disappears, all our knowledge, our words and our beliefs will die. Why should they disappear? That would not be good, that is why we should speak the language with love. All of us should rouse and spread our Quechua by all means possible. If our language disappears, we will not be able to use our language to talk about anything with our family.
Every language should be well valorized and live in freedom. If those languages die, a wide variety of knowledge will disappear forever. The richness of our humanity will become impoverished. According to UNESCO, of 6,000 languages spoken around the world, 50% are in danger of extinction. Every two weeks one language dies. In the coming years, in the American Continent 700 languages will die, in Africa 200 languages, in Asia 80 languages, and in Europe 40 languages will die. These are alarming figures. For these reasons, everybody, by helping each other and through dialogue, should make efforts to preserve, awake and revitalize the wide variety of languages scattered around the world. If they are already dead, they must be revived like as was done with the Hebrew language.
E.C.L.: How can we turn a primarily oral language into a written one?
S.C.M.: First of all, alphabets should be elaborated for the different languages and dialects around the world. According to their contexts, it is essential to unify the writing system of a given language in order to avoid mistakes and misunderstanding. As I mentioned earlier, it is necessary to elaborate in Quechua a wide variety of books, dictionaries and grammars. Besides, it is crucial to coin new vocabularies or to borrow new words from other languages. All languages borrow news words from each other. With those new loanwords languages modernize rapidly. With the coinage of new terminologies, any language develops beautifully little by little.
Finally, it is imperative to carry out translations into any language. With these translations existing languages will become vital. By making all these efforts, we turn a primarily oral language into a written one. To read what I wrote in Huanca Quechua about all these issues, please click on this link: http://www.vjf.cnrs.fr/celia/FichExt/Am/A_24_01.htm
That is all I can say.
Thank you very much for this interview. Until next time.
E.C.L.: Serafín, I am very thankful for all the information you provided me. I wish you the very best in your future endeavors.
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mercredi, 01 avril 2009
Le roman de la conversion
Le roman de la conversion
C’est la Traduction qui parle à la première personne et qui nous raconte le roman de la conversion. Car la traduction convertit sans cesse. Elle convertit des religieux en autres religieux, des cultures en autres cultures, des hommes en autres hommes.
Edith de Cornulier Lucinière
Je suis la Traduction et je n’existe pas. Je flotte entre les langues.
On m’utilise sans jamais m’attraper. Je suis Trahison, mais sans moi point de fidélité. Je suis Démission, mais sans moi point de sens. Je suis incertaine, mais j’assure la certitude ultime : celle d’être compris.
Je suis la traduction et je n’existe pas. Chaque fois qu’on m’utilise, on se trompe. Je suis un rêve impossible, un cap qui pousse les marins de l’esprit à se dépasser. Je suis plus grande et plus fluide que toutes les langues, mais sans elles je n’aurais pas d’essence.
Je vais pourtant raconter ici comment j’ai modifié la pensée de millions de gens dans le monde, en me glissant dans leurs langues et en émoussant certains mots, en en aiguisant d’autres, en mariant des mots et en opposant d’autres. Oui, par moi on peut créer des divorces et des mariages inattendus entre les mots.
Je suis la grande mangeuse de sens.
Je vais raconter plusieurs choses dans la saga dont vous êtes en train de lire l’ouverture.
Je vais raconter comment j’ai aidé les missionnaires européens à convertir des catéchumènes de continents lointains, au cours des siècles de découvertes.
Je vais raconter comment je m’amuse, au sein d’une langue donnée, à modifier des sens aigus afin que tout le monde y ait accès : comment je vulgarise des sciences, comment je popularise des idées.
Je vais raconter comment je crée de la culture et des littératures écrites, en disséquant et en réinstallant les langues, là où la Parole n’avait jamais été couchée sur du papier, là où les histoires qu’on raconte aux veillées n’avaient jamais donné lieu à des développements qu’on appelle romans.
Je vais vous raconter et vous comprendrez que je suis le sabre qui tue puis adoube, le serpent qui séduit puis transforme ; enfin, vous comprendrez que je suis, à jamais et pour toujours, une fente dans la certitude, une fenêtre sur la poésie, une porte sur la civilisation.
Je suis la grande créeuse de sens.
I Qu'est-ce que la conversion ?
La conversion… C’est l’adoption d’un sens nouveau sur un terreau ancien. C’est un grand changement de sens.
La conversion dans le monde s’est fait par la traduction. Oui, je suis à l’origine de la conversion, puisque je suis moi-même conversion d’un sens dans une autre langue – ou conversion d’une langue dans un autre sens.
Je participe à convertir des gens vers une nouvelle culture ; vers une nouvelle pensée ; vers une nouvelle croyance ; vers une nouvelle interprétation de l’histoire ou de la politique…
Vous qui vous croyez libres de vos mouvements intérieurs, animaux humains, vous êtes sans cesse convertis.
Dès le mois prochain, le mois de mars, mon roman commencera par expliquer la conversion des sens. Le sens d’un mot, d’une notion, aiguille la pensée. Traduisez une notion, un sens, dans une autre langue, et vous entamerez la pensée de cette langue d’accueil. Une langue qui ignorait le sens de « Dieu », ou de « animal », ou de « travail » (comme tant de langues !) et qui le découvre, c’est une langue un peu convertie. Les hommes qu’elle habite ne sont plus innocents ; ils ne pourront plus jamais penser sans Dieu, sans animal, sans travail.
Je vous raconterai comment les missionnaires chrétiens, catholiques dans les Andes et protestants en Polynésie, ont traduit les sens chrétiens et humanistes en quechua et en tahitien. Je dévoilerai les thèmes qui les ont le plus occupés et les stratégies qu’ils ont choisies en m’utilisant (ici un emprunt, là un néologisme…)
Je raconterai ensuite comment la traduction opère la conversion des mentalités. Car de nouveaux mots et de nouveaux parcours entre les mots d’une langue modifient à jamais la pensée de ses locuteurs. La pensée ? C'est-à-dire la façon dont ils se considèrent, dont ils décrivent et ressentent leur identité, dont ils considèrent leur corps (corps : un mot qui n’existe pas dans beaucoup de langues…), dont ils posent la frontière entre leur être, et celui de l’autre, entre le rêve et le réel, entre le bien ou le bon et le mal ou le mauvais. Et vous verrez que la colonisation est d’abord intellectuelle. Et vous verrez qu’elle est irréversible.
Je continuerai en montrant comment, par la popularisation et la vulgarisation, l’on convertit des connaissances scientifiques – sciences pures et sciences sociales - en savoir populaire, en bagage commun : je montrerai comment on convertit un peuple ou un public à une nouvelle idée, une nouvelle vision du monde, une nouvelle façon de penser et de corréler les choses et les événements.
Et puis je reviendrai à la littérature. Les formes de l’art littéraire, oral et écrit, lorsqu’elles sont traduites c'est-à-dire appliquées à une autre langue, modifient cette langue. Ecrire un roman en hawaiien ou en quechua, c’est modifier à jamais la façon dont cette langue envisage la transmission et se figure le monde.
Enfin, en abordant la conversion des hommes et de leurs rêves, je montrerai comment je change les rêves les plus intimes des hommes en changeant les sens des mots qui les habitent.
Je finirai en prouvant que, cruelle ou libre, littéraire ou politique, je suis derrière tout changement, derrière toute évolution.
Je modèle l’esprit de chacun, j’orchestre les rencontres entre les êtres parlants et je ne cesse de les transformer, bien qu’ils n’y voient que du feu.
II La conversion des sens
J’ai été l’instrument de toutes les conversions du monde. Je vais vous parler de l’évangélisation chrétienne. Lorsque les missionnaires catholiques et protestants arrivèrent dans des contrées lointaines pour apporter la bonne parole, les esprits des catéchumènes étaient des forêts vierges qu’il fallait transformer en gras champs bourguignons.
Il leur fallait traduire une idéologie qui s'était bâtie sur plusieurs siècles, dans une langue ayant développé une tout autre culture. Comment faire pénétrer dans une langue des idées étrangères à celles qu'elle exprime habituellement ? Comment « soumettre » une langue à une configuration de l'esprit nouvelle, de façon efficace, c'est-à-dire, d'une façon telle que les locuteurs de la langue de réception soient en mesure de comprendre et d'accepter, d'adopter cette nouvelle religion ?
En m’utilisant jour après jour, avec acharnement.
Les missionnaires devaient introduire des concepts ou des idées nouveaux, telle l'idée d'un Dieu unique et créateur, la place spéciale de l'homme dans la nature parce qu'il est fils de Dieu, l'idée d'âme, de paradis, d'enfer, mais aussi de péché, le Saint-Esprit... Ils devaient faire des choix de traduction pour l'élaboration des textes d'évangélisation. Quand privilégier l'emprunt, le néologisme ? Ou encore la resémantisation d'un mot indigène, sous l’effet de son association systématique à un nouveau contexte ?
Pour que je sois efficace, ils durent modeler les langues indigènes. C’est ce qu’ils firent avec le quechua, dans les Andes.
Les missionnaires se rendirent vite compte qu’ils créaient une confusion et perdaient le contrôle sur la doctrine qu’ils entendaient apporter. Celle-ci risquait de faire l’objet d’une appropriation « sauvage » du christianisme par les Indiens. Le problème s’était déjà posé en Europe pour la confection de catéchismes et manuels de confession en langue vulgaire. Il fallait se mettre d’accord sur le message exact à transmettre, puis sur les mots à utiliser pour le transmettre. Et souvent, la normalisation de la langue est allée de pair avec l’évangélisation. Un quechua standard a ainsi émergé sous la plume des missionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles.
Tous ces mots n’existaient pas : corps ; croire ; vérité ; animal ; humanité ; âme ; dignité ; création…
En quechua comme dans beaucoup de langues, ces mots n’existaient pas avant l’arrivée des missionnaires. Comment alors traduire le christianisme, et son enfant, la Déclaration des droits de l’homme ?
Il fallait donc d’abord traduire cela : corps, croire, vérité, humanité, animal, âme, dignité, création… et travail. Car il y a des mots pour bêcher, bâtir, coudre, mais pas pour « travailler ». Et d’autres mots encore.
Par exemple, quand les prêtres demandaient aux catéchumènes : est-ce que tu crois en Dieu ? Il leur était difficile de répondre puisque la croyance n’est pas une option intellectuelle.
Les athées parlent souvent de Dieu comme s’il existait parce qu’ils sont profondément imprégnés de l’idée de dieu. Croire ou ne pas croire en dieu sont les deux versant d’une même attitude, d’une même croyance. Quand on n’a pas de mot pour croire, ni de mot pour dieu, croire en dieu est difficile, mais ne pas croire en dieu ne l’est pas moins.
Il fallait faire intégrer aux locuteurs du quechua de nouvelles bases : que le monde réel se réduit au monde mesurable - les autres dimensions appartenant au champ de l’imaginaire ou au champ du mensonge. Que les idées sont dans la tête, et les sentiments dans le cœur.
Mon rôle n’est il pas plus grand que ce que vous croyiez ? Je transforme la personne qui reçoit le message que je porte : je transforme sa vision d’elle-même, sa façon de ressentir sa vie intérieure et son rapport aux autres, même sur un plan instinctif, physique.
Rappelez-vous, rappelle-toi à quel point l’idée même de « pensée » est bizarre. Qu’est-ce qu’une pensée ? Est-ce un sentiment ? Où s’arrête le physique et où commence le mental ? Comment et où le cœur se différentie-t-il de la raison ?
Les catégories de la langue témoignent de grandes différences quant à la description du « vécu », de l’expérience intérieure.
Les explications de Madame Anne Cheng, spécialiste de la pensée chinoise, peuvent éclaircir l’idée que le rapport au réel, à la vérité et à l’imaginaire sont très différents selon les cultures.
« Il n’est, dès lors, guère étonnant que la pensée chinoise ne se soit pas constituée en domaine comme l’épistémologie ou la logique, fondées sur la conviction que le réel peut faire l’objet d’une description théorique dans une mise en parallèle de ses structures avec celle de la raison humaine. La démarche analytique commence par une mise à distance critique, constitutive aussi bien du sujet que de l’objet. La pensée chinoise, elle, apparaît totalement immergée dans la réalité : il n’y a pas de raison hors du monde[1]. »
S’il n’y a pas de raison hors du monde, il n’y a pas de sens hors de moi.
Nous sommes nos croyances. Nos croyances sont les miroirs de nos mots, nos mots sont les miroirs de nos croyances. Si toi, comme certains amérindiens, tu as un beau frère bison, tu ne pourras jamais voir le monde comme quelqu’un qui pense en termes d’animalité et d’humanité. Changer d’idée sur ce sujet bousculerait tout le reste de ta culture, de tes croyances.
Grâce à moi, la pensée de la civilisation occidentale, avec le christianisme, puis la science, puis le droit et les droits de l’homme, a défriché les cerveaux pour les passer au bulldozer du vrai et du faux, du bien et du mal, du réel et de l’imaginaire. C’est une reprogrammation complète de la pensée que la traduction systématique missionnaire, politique ou scientifique opère. J’ai servi à cela dans l’Europe même, où les élites ont opéré la colonisation intellectuelle de leurs ouailles, puis dans tous les autres pays du monde, avec plus ou moins de bonheur.
Traduire, traduire, traduire, jusqu’à ce que l’imaginaire des gens soit transformé. C’est la traduction prosélyte, qu’elle soit politique ou religieuse.
Peut-être que la traduction littéraire n’est pas ainsi. Car contrairement aux vérités, les imaginaires peuvent se superposer et se mélanger sans s’entredévorer.
Mais arrêtons-nous sur cette question de l’imaginaire… Dans le prochain chapitre de ma saga, je montrerai comment, au fond, ce n’est pas le texte qu’on traduit, c’est le contexte. Ce n’est pas l’idée que l’on traduit, mais les relations sémantiques qui mènent à cette idée. Ce n’est pas une idéologie que l’on traduit, c’est une mentalité que l’on convertit.
[1] CHENG, Anne, Histoire de la pensée chinoise, page. 33.
III La conversion des mentalités
La conversion des mentalités est une expression utilisée par les missionnaires catholiques pour exprimer l’idée que la conversion s’effectue en profondeur, et non simplement dans le conscient contrôlé des gens. Lorsqu’on veut convertir quelqu’un à une nouvelle vision du monde, une nouvelle religion, il faut convertir les structures profondes de sa pensée. Les mots qu’on a dans la tête et avec lesquels on pense donnent lieu à des idées et des opinions. Ce sont donc ces mots, et les rapports entre ces mots, qu’il faut modifier.
« Le droit de disposer de son propre corps ». Cette phrase, par exemple, n’est a priori pas traduisible ni compréhensible dans la plupart des langues du monde. Les mots droit, disposer et corps ne sont pas des évidences universelles. Le mot corps n’existait pas en quechua avant l’arrivée des missionnaires. Le mot droit non plus. Disposer de son corps est une expression qui parait absurde si l’on ne porte pas en soi une langue, née d’une culture, qui rendent cette phrase possible. (Ici j’entends souvent : « bah, y doivent bien avoir un mot qui rende corps, ou à peu près ! ». Justement, non. La pensée quechua n’avait pas cette catégorie. Accepter la diversité humaine ne consiste pas à attribuer aux autres à peu près les mêmes pensées que nous, mais à mesurer sans horreur l’étendue et la multitude des perceptions humaines).
La conversion des mentalités s’attache, pour reprendre une autre expression théologique usitée, à l’« élimination des structures de péché » présentes dans les cultures. L’élimination des structures de péché consiste à remodeler les liens qui unissent et entremêlent le champ de l’intériorité de la personne et le thème de la culpabilité. Il s’agit pour les missionnaires de « toucher » à l’intériorité de la personne. Les structures de l’intériorité de l’individu doivent être transformées, pour ne plus être propices aux péchés de la culture originelle.
Les missionnaires sont prosélytes : ils ne cachent pas qu’ils convertissent. C’est pourquoi ils expliquent bien ce qu’ils font ; c’est pourquoi ils expliquent bien ce que nous faisons, nous tous, lorsque nous élevons des enfants ou que nous tâchons de persuader d’autres gens d’adopter notre régime politique.
Humains, vous portez une langue en vous, et avec cette langue, des possibilités de pensée. Les mots que vous connaissez et la sphère imaginative et intuitive qu’ils possèdent (c'est-à-dire leurs possibles rapports avec d’autres mots) sont déjà une pensée vieille de plusieurs siècles. Les mots que vous portez ne sont pas du matériau brut, mais une contrée déjà vastement défrichée.
Vous portez une langue en vous. Elle a été forgée durant des siècles et des siècles. Vous n’inventez jamais : quand vous parlez, quand vous créez, quand vous pensez, vous bâtissez sur des fondations dont vous n’avez pas conscience. Les choses évidentes, les choses absurdes, les choses drôles, sont évidentes, absurdes ou drôles à cause du labyrinthe de votre langue. Changez de langue et vous changerez d’évidence, d’absurdité, de drôlerie. Les choses tristes sont-elles tristes pour tout le monde ? Oui… Mais quel animal mammifère ne partage pas vos tristesses universelles ?
Changez les mots d’une langue et peu à peu ses locuteurs auront une nouvelle perception de la réalité. Voyez ce que les missionnaires ont fait au Pérou, à Tahiti et ailleurs. Ils ont individualisé le destin de l’homme. Ils ont marié, remodelé les frontières de l’être.
Ils ont individualité le destin de l’homme…
La traduction et l’évangélisation missionnaire ont tenté une individualisation forcenée des comportements, du destin, accompagnée d’une universalisation de l’humanité. Les humains ne sont plus divisés par groupes ou clans ou lignages ou ethnies. Toute personne est irréductible et unique, à l’image de l’humanité, indissociable et unique.
Tous, enfants d’une même naissance (création ex nihilo par un même « père »), ils sont regroupés ensemble pour faire naître la notion d’ « humanité ». Pour ce faire, une destruction idéologique systématique des regroupements et des sentiments collectifs a lieu. Il faut briser les liens qui lient le catéchumène à son groupe, à ces ancêtres, à ses démons, à son village, pour en faire un individu isolé au sein d’une humanité indivisible, uniformisée.
Un certain nombre de choses de la vie, qui concernaient jusqu’ici le groupe, et étaient vécues ensemble, sont donc individualisées, intériorisées, et relèvent désormais de la personne. Il en va ainsi du péché – de la faute -, mais plus généralement de la religion, au sein de laquelle chacun doit, par le truchement d’un prêtre, régler son propre chemin vis à vis de Dieu.
Ainsi, les missionnaires ont uni les hommes en un Humanité, mais ils ont fragmenté les groupes en individus isolés. Ils ont créé l’humanité et individualisé le destin de chaque homme.
Ils ont remodelé les frontières de l’être
Les formulations et la stylistique missionnaires visaient à instaurer une norme de la culpabilité par la répétition et l’accolage de concepts (comme : Mentir/mal). D’après les témoignages des missionnaires, pour les indiens eux-mêmes il était difficile de savoir lorsqu’ils mentaient ou non, puisqu’ils n’avaient pas les mêmes frontières du réel que leurs confesseurs.
Des confessionnaires (recueils de questions à poser à l’usage des catéchumènes indigènes) ont été crées et sont conservés.
Les confesseurs insistaient autant sur les actions que le pénitent avait pu faire, que sur celles qu’il avait pu penser faire. Cette insistance sur ce qui se passe dans l’intériorité de la personne, cette description minutieuse, en forme de questions, des sentiments et désirs que le pénitent peut éprouver et qu’il faut punir, est propice à l’instauration d’un sentiment de culpabilité. La récurrence des thèmes dans ces questions instaure un sentiment de culpabilité « automatique » à la pensée de ces thèmes (la rancœur, le désir de tuer, le désir sexuel, la jalousie, l’adoration d’une idole ou d’un ancêtre, la haute considération d’un animal), qui auparavant paraissaient aux Indiens anodins.
La constante alternance entre les questions des confesseurs sur les actions effectuées et les actions imaginées ou rêvées ou désirées installe certainement un nouveau rapport entre la pensée et l’action, qui sont parallèles (ou plutôt qui ont une différence non pas de nature, mais de degré), la première étant moins grave que la seconde.
Ce nouveau rapport entre la pensée et l’action crée un nouveau rapport à l’intériorité. On se projette différemment dans le monde extérieur. Avant, l’imaginaire était un monde en soi. Avec l’évangélisation et la confession, l’imaginaire est vécu comme un sous réel, peut-être un laboratoire du réel, tandis que le réel matériel et les paroles et actions projetées dans le réel ne sont que la partie immergée de l’iceberg.
Traduire, c’est changer le rapport à soi. Ainsi, l’intériorité de la personne :
Où commencé-je ? Où finis-je ? Qui pense en moi ? Eh bien ! Tout dépend des mots ! Les mots corps, idée, autrui, individu, sont des mots rares et précis, non des notions universelles !
Les missionnaires se sont cassés la tête pour traduire ces mots ! ou encore, pour traduire le mot « colère » en tahitien…
C’est le dualisme qui oppose l’esprit et la matière, qu’il a fallu traduire dans les langues dans lesquelles on évangélisait.
L’âme s’oppose au corps, Dieu (ciel) s’oppose à Satan, le chrétien s’oppose à l’Indien, l’homme s’oppose à l’animal, ce que l’on peut traduire par : le bien s’oppose au mal.
Mais ces oppositions se complexifient par un réseau d’assimilations : l’humain est un animal, l’Indien peut être un chrétien, et l’esprit est contenu dans la matière.
En fait, c’est tout le rapport entre son soi intérieur et son soi extérieur, son soi intérieur et le réel, les autres, qui est en jeu, et se trouve sans doute modifié par l’arrivée du christianisme.
Les nouveaux rapports entre les mots ont remodelé les frontières du moi
Je suis le truchement de la conversion. La traduction n’est pas la simple traduction des mots. La traduction d’un sens, c’est la traduction de son contraire, de ses proches, etc., afin que le locuteur comprenne ce mot dans le contexte original, non dans le sien propre.
La suggestivité fluide qui lie entre eux les mots et expressions d’une langue, créée par la mémoire des paroles, des textes entendus, constitue le « contexte » linguistique commun aux locuteurs d’une langue. Il marque le style et la pensée non seulement d’un individu locuteur d’une langue, mais du groupe humain entier qui partage cette langue. La compréhension intuitive des nuances qui entourent chaque mot, des liens qui unissent les termes, permet une intercompréhension spontanée et fluide, inconsciente. Or c’est précisément à la modification du réseau de ces appels et de ces renvois que les mots d’une langue se font entre eux, que l’évangélisation linguistique s’attelle.
Il faut faire en sorte que les réseaux entre les mots s’ordonnent de façon à ce qu’une « pensée chrétienne » ou du moins christianisée émerge de la langue.
- Ah ah ah ! me répondez-vous. Mais nous sommes athées ! Nous avons renversé dieu, à qui nous ne mettons plus de majuscule, et désormais nos traductions sont libres !
- En êtes-vous sûr ? Personne n’est libre entre mes mains. Je transforme tout ceux qui m’utilisent. Et sachez que la traduction de la déclaration des droits de l’homme est fille des premiers sermons chrétiens dans les langues indigènes, d’Europe et d’ailleurs. L’universalité de l’humanité, la valeur de la personne humaine hors de son groupe, sont dites, dans ces langues, avec les mots inventés par les pères des missionnaires laïcs : les missionnaires chrétiens. Ils ont converti les mentalités : ils ont traduit l’humanisme.
IV La conversion des sciences en bon sens
Je suis la traduction, mais n’allez pas croire que je ne travaille qu’entre les langues. Car tout ce qui informe traduit. J’oeuvre également au sein même d’une langue, et c’est là que mon labeur est le plus mystérieux, puisqu’il est invisible.
En français, les mots popularisation et vulgarisation expriment deux choses différentes. Cependant les gens emploient les deux termes indifféremment, une confusion sans doute entretenue par la proximité de l’anglais. En « anglais international », en effet, vulgarisation et popularization sont employés l’un pour l’autre.
Ainsi parlait un homme qui s’est spécialisé dans l’étude de ce que je suis.
Antoine Berman : «Le vulgarisateur scientifique […] « traduit » […] la langue spéciale en langue commune. Comme on sait, ce type de « traduction » n’est guère heureux : la langue spéciale y perd, et la transmission de savoir ne s’opère pas. Il y a ici autant de déperdition que dans la prosification d’un poème ». (…)
Mais ce processus n’a rien de fatal. Certains physiciens s’efforcent actuellement de définir les principes de ce qu’ils appellent, contre la vulgarisation, la popularisation de la langue scientifique. »
L’homme croyait que la popularisation sauverait la connaissance du monde. Il n’en est rien.
Vulgariser, c’est traduire un langage spécialisé en langue courante. La vulgarisation suit le chemin intellectuel de la pensée scientifique, en la simplifiant.
Populariser, c’est injecter dans la tête des gens de nouveaux concepts qu’ils pourront utiliser. La popularisation balance de nouveaux mots et de nouvelles idées dans une société, sans livrer le chemin intellectuel qui les ont créés. Par le biais de discours publics, des médias, on diffuse ces nouveaux mots, ces nouvelles idées, qui sont intégrés indépendamment les uns des autres à la pensée du public. Celui-ci pourra donc adapter ces nouveaux concepts à ses visions personnelles, et les fondre dans sa propre culture, c’est à dire les acculturer.
L’action de vulgariser s’attache à rester plus proche du cheminement original : on ne traduit pas seulement des concepts, mais le fil de la pensée qui les sous-tend. La vulgarisation suppose donc une attention soutenue du lecteur/récepteur ; tandis que la popularisation est aisément reçue et assimilée, parce qu’elle diffuse des idées –politiques, philosophiques, scientifiques…- comme on distribue des bonbons acidulés.
La popularisation est un travail d’extraction des concepts fondamentaux d’une doctrine pour les diffuser dans la langue courante, et la vulgarisation, une rédaction ou recension simplificatrice de cette doctrine, dans un niveau de langue accessible au locuteur, tout en suivant pas à pas les articulations de la démonstration ou de la doctrine.
Le vieux dilemme de Humboldt : « Chaque traducteur doit immanquablement rencontrer l’un des deux écueils suivants : il s’en tiendra avec trop d’exactitude ou bien à l’original, aux dépens du goût et de la langue de son peuple, ou bien à l’originalité de son peuple, aux dépens de l’œuvre à traduire » - ce vieux dilemme existe aussi dans les traductions au sein d’une même langue.
Oui, amis, les sciences vous arrivent tronquées et amincies. Elles éveilleront en vos esprits d’autres idées que celles qu’ont voulues transmettre les vulgarisateurs et les popularisateurs, ces traducteurs des temps modernes qui expliquent à l’homme de la rue – non, l’homme de la rue n’existe plus – à l’homme de la télévision, les dernières nouveautés du monde des idées et des sciences.
Car si la vulgarisation scientifique nous garde comme des enfants à jamais incapables de cerner l’entière lumière de la science, et conscients de cette inconscience… la popularisation des notions scientifiques et intellectuelles, elle, nous fait croire que nous savons au moment où nous nous éloignons le plus du sens originel. Et votre bon sens n’est qu’illusion, il est l’habit de l’erreur.
Les limites de la vulgarisation et de la popularisation sont aussi celles de la traduction. La diffusion et l’exactitude du message délivré sont contradictoires, leur corrélation paradoxale.
Ainsi les deux lois « du processus de communication, que Pierre Guiraud a formulé de la sorte :
« Plus la diffusion s ‘étend plus le contenu du message se rétrécit (…) On dit tout à tout le monde, mais on le dit d’une manière si vague que le message se dissout dans le néant. » (…)
« La seconde loi peut se formuler de la sorte : des deux pôles (…) de la communication, la communication de quelque chose et la communication à quelqu’un, c’est le second, toujours, qui l’emporte. Cela signifie qu’il y a un déséquilibre inhérent à la communication, qui fait qu’elle est régie a priori par le récepteur, ou l’image qu’on s’en fait. »
En termes de théorie de la communication, cela donne, dit-il, le phénomène suivant : « On est donc pris entre dire tout à personne, ne rien dire à tout le monde, et les deux situations sont inversement proportionnelles. »
En quelque sorte, populariser, c’est acculturer. La popularisation, par les médias, des théories nouvelles, favorise le syncrétisme et la fusion ou le mélange des sens.
N’importe quelle société, sous l’effet d’un changement (venant d’une influence extérieure ou d’une fraction d’elle même), subit un processus de popularisation de la nouveauté, et de là, d’acculturation. Ainsi, les « révolutions techniques » appellent à une popularisation et donnent lieu à une perpétuelle acculturation. Mais c’est le cas aussi des révolutions politiques et idéologiques. Insidieusement, les nouveaux mots créent de nouveaux réseaux dans votre esprit, et, comme l’écrira peut-être un jour l’arrogante Venexiana Atlantica dans un futur dictionnaire de nos erreurs humaines, « sans nous en apercevoir, nous nous éloignons de ce que nous nous apprêtions à penser pour nous égarer là où le vent des mots nous porte.
Et le lendemain de la veille, nous sommes autres sans le savoir ».
Par moi, vous cherchez la connaissance. Mais je vous perdrai tous.
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jeudi, 11 décembre 2008
Fredy Ortiz takiq rimachkan : uyarisun !
L'art, la toile, le monde
Rubrique d'art, d'Internet, de culture
Entretien en quechua avec Fredy Ortiz, chanteur du groupe péruvien Uchpa
Fredy Ortiz takiq rimachkan : uyarisun !
Uchpa (cendres, en quechua) est un groupe musical péruvien connu qui fait de la musique rock
et dont le chanteur, Fredy Ortiz, s'exprime en quechua, langue amérindienne - et non en espagnol.
Fredy Ortiz (l'homme au chapeau) explique ici ce choix original.
Imapitaq yuyarayarqanki rockta, qinallataqmi bluesta runasimipi takinapaq?
ñuqa maqtallaraq kaptiy, taytay apawarqa iglisia evangelikaman, chaipi takichiwarqa runasimipi sumaq takichakunata taytachapaq, chaipin yacharqani chay hukman takikunata countri hina, ichapas chay gospel nisqan hina, llaqtaypiqa riki, huayno(folklor andino) huaynullatan uyariniku, maqta masiykuna huaynullatan yacharqaku, ñuqañataqmi hukman takikunata, chaymantan qallarin bluschata gustuy, manaraq yachachkaptiy ima ninanmi karqa chay blues, chaymantaqa ocobamba llaqtaymanta pasakuni andahuaylas llaqtaman, chaypiqa ña, karqa radiupas, ocobamba llaqtaypiqa manan karqachu ni carrupas, andahuaylas llaqtapi kachkaptiyñan riksiruni iman kasqa rock, chay timpupin uyarini sumaq takichakuna chay inglaterra maqtapa jeff beck guitarranta huknin maqtawan rod stuart takiqta, blues hinaraq, riksikurqa chay iglisia evangilica takiptiy, chaymantapunin gustawarqa chay takichakuna, qinallataqmi riksikun aswanqa huk takichaman QARAWI sutiyuq, yaqa waqastinñan takinku iskay paya warmikuna kay llaqtakunapi, Apurimac, Ayacucho, Huancavelicapi, chaytan ñuqaña sutirachini blues andino nispa, yaqa yaqa blues americano kaqllañan; kaypi, maqtakunata inglispim munanku takiyta mana inglista yachaspa, aswanqa ñuqa pinsarani, mana inglista atiptiykuqa, aswanqa sumaqta cabirachisaq runasimichapiña riki, nispaymi kay uma muyuta qallariruni, qinallataqmi nini, kay Peru Andispin riksikun riksikunpunin wak karu llaqtapi takinkunata,, aswanqa kay llaqtaypi takiqkunan chay huayno, qarawichakunan ñakarisqan runakunapan qinallataqmi wak america llaqtapipas, chay yana runakunapa ñakarisqa runakunapan, uyariwaq Tayata CHIMANGO (musico andino quechua) violinninta, JIMI HENDRIX (musico americano) jajuyninqa kaqllañan, chaymanta chay arpaviolin tukaqkunan , manaraq fista qallarimuchkaptin arpanta violinta traguchata millpuchinku, qinallataqmi apukunaman rimaykukunku sumaq kananpaq ,danzanti tijirasmantapas qampatuta mikun, chaynallataqmi huknin hatun llaqtapi huk maqta ALICE COOPER sutiyuq, chaynapunin kaqllata misas negras sutichasqa, chayma ñuqa sutirachini extremos parecidos nispa.
Runa simi rimaqllapaqchu takinki? icha llapanpaqchu?
llapanpaqmi takini, yachaqpaq qinallataqmi mana yachaqpaq, mana yachaqkunaqa yachachun kay pachapi huk sumaq miski rimay kasqanta.
Pikunan rin cunciertuykiman? pasña maqtakunachu? llaqta runachu?, icha campisinukunachu?
llapanmi rin, maqtakunapas, campisinukunapas, llaqta runakunapas, sumaqmi, qawaptiy campisinu mamakuna tusuptin, waqtallanpitaq maqta llaqta runakuna tusuptin.
(Uchpa : Rock, huayno, quechua, danza tradicional)
Sunqu musqu ukuykimanta, imatan munankiman runa simipaq, qamuq watakunapaq? Iman manchasunki runa simipaq?
munayman, mana chinkananta, sapa punchaumi aswan aschallañan rimanku kay sumaq rimayta, chaynaqa riki manchakuni chinkananta, warmakunaqa manañan rimankuchu, icha aswanqa manañan munankuchu rimayta.
Ima willaytan ninkiman, tukuy runakunaman kay pachapi?
tukuy runakuna kay pachapi, yachananmi, huk sumaq miski rimaymanta, riksinanmi kay pachapi runa simi quechua, rimaymanta, INKA, rimasqanta; ama ya qunqaychikchu kay wakcha runakunamanta quechua rimaq , qinallataqmi ama ya wikapaq hina rikuriychikchu kay cultura andina , yachawaq sumaq sunqunchikta, kuyakuyallañan kaniku.
Fredycha, anchata aradisikuyki chay sumaq simiykikunamantam.
Sumaqllaña purikuy, sumaqllaña takikuy.
Edith de Cornulier-Lucinière
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Entrevista con Fredy Ortiz
Entrevista con Fredy Ortiz
Del grupo Uchpa
(version español)
Fredy Ortiz, del grupo de rock y blues quechua Uchpa (cenizas), habla de su decision de cantar en quechua
Qué idea tuviste para cantar rock y blues en quechua?
Cuando todavia era niño, mi papá me llevaba siempre a la iglesia Evangelica, ahí me hacia cantar himnos en quechua mas o menos parecidos al countri o gospel, en mi pueblo solo escuchan huayno(folclor andino),mis compañeros solo sabian huayno, y yo algo de otro genero, de ahí es que comienza a gustarme el blues, sin saber que existia el genero blues ; despues salí de mi pueblito Ocobamba a la provincia de Andahuaylas, donde habia incluso emisora de radio, en mi pueblo no habia ni carros, ahí es que escuche por primera vez lo que era el Rock, en ese tiempo escuche por primera vez al guitarrista ingles, JEFF BECK, con la voz de ROD STUART, y se parecia a lo que yo cantaba en la iglesia evangelica, y claro que me gusto y encajó a mi gusto, además se parece a un genero andino de nombre QARAWI, donde cantan las dos mujeres mas antiguas casi llorando, en esta zona de Apurimac, Ayacucho, y Huancavelica, y a eso lo llamo el blues andino, porque se parece mucho al blues americano.
Aqui los jovenes quieren cantar en ingles sin saber hablar, entonces pensé cantar mejor en quechua, y encajó mejor, muy bién, y de ahí es que empezó esta locura de cantar en quechua, entonces digo que la musica andina se parece bastante de paises lejanos, ademas pertenecen a dos clases sociales marginadas, como es al de la gente andina, y al otro lado a los negros esclavos, si escuchas a CHIMANGO(violinista andino quechua) un solo de violin con musica del peru profundo, y a JIMY HENDRIX (guitarrista americano) se asemejan sus solos de sus instrumentos musicales, la misma mistica, y tambien por ejemplo las ceremonias que hacen los arpistas y violinistas andinos, antes que comience la fiesta, haciendoles beber trago a los instrumentos musicales, y comiendo sapos los danzantes de tijera, y casi de igual manera al otro lado ALICE COOPER, hace sus misas negras, por eso los llamo los extremos parecidos.
Cantas solo para los quechua hablantes? O para todos?
Canto para todos, para los que saben y para los que no saben, y para los que no saben, que sepan que existe una dulce y expresiva lengua o idioma.
Quienes van a tu concierto? Los jovenes? Personas de ciudad? O solo campesinos?
Van todos, los jovenes urbanos, tambien los campesinos, los de la ciudad, todos, me alegro cuando veo que estan bailando mujeres andinas quechuahlantes y al costado hay jovenes rockeros.
Desde el fondo de tu corazón y tus sueños, qué quisieras para el futuro del quechua? Y qué te asusta para el quechua?
Quisiera que no se pierda este dulce gran idioma, todos los dias que pasan aceleradamente hablan menos personas, por consiguiente es que tengo miedo que se pierda, los chicos ya no hablan, o simplemente no quieren hablar.
Qué mensaje quisieras dar a toda la gente del mundo?
Todas las personas de este mundo tienen que saber que existe una dulce y expresiva lengua, tiene que saber, que en esta tierra hay gente que habla el quechua el idioma del Inka, y no se olviden de nosotros la minoria, y no vean como marginados a la cultura andina, si supieran nuestros corazones de inmenso amor.
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samedi, 06 décembre 2008
La langue mise à l'écrit...
Comment une langue passe de l'oral à l'écrit ? Et ce, quand ce changement survient de l'extérieur, en une dizaine d'années à peine ? Les mots, les maux sont-ils toujours les mêmes ? La sensibilité de la langue est-elle modifiée pour toujours ?
La langue mise à l’écrit, une comparaison entre le quechua et le tahitien
Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier Lucinière
Nous nous proposons de comparer l’arrivée de l’écriture dans les Andes (dans la région de Cusco), et en Polynésie française (à Tahiti et dans l’archipel). Dès leur arrivée les missionnaires voulurent mettre à l’écrit les langues quechua et tahitienne. Du côté missionnaire, l’activité, les motivations et les difficultés étaient à peu près les mêmes ; mais la réception de l'écriture par les locuteurs du quechua et du tahitien a été très différente.
Le Pérou est un bon exemple de ce qui s’est passé dans toute l’Amérique, et sans doute aussi dans beaucoup d’endroits du monde. Tahiti, en revanche, est un exemple extraordinaire, puisqu’on pourrait presque dire que le tahitien est devenu une langue de l’écrit. Sans cesser d’être justement une langue orale, où la parole, la prise de parole publique joue un rôle immense (orateurs politiques, prêches au temple…), il semble que l’écriture a eu un impact à la mesure du rapport que les tahitiens entretenaient avec leur langue, notamment avec le Pi’i, que nous expliquerons plus tard.
Cuzco, XVIème siècle. Tahiti, XIXème siècle
Les Andes furent prises par les armes, et la christianisation fut par conséquent le résultat d'une défaite militaire Dès l'arrivée, en 1525, de Pizarro au Pérou, un pouvoir organisé est installé dans les Andes, représentant l'autorité du roi espagnol. Ainsi, la christianisation, est intrinsèquement liée à la colonisation.
La Polynésie connut une conversion d'un autre ordre. À Tahiti, les missionnaires arrivèrent par petites dizaines, sans armes, et n'étaient strictement pas en position de force. En témoigne l'expédition ratée des espagnols Narciso Gonzales et Geronimo Clota, deux franciscains conduits et débarqués à Tahiti en 1773, envoyés par le Vice-roi du Pérou. Ils ne convertirent personne ; ils devinrent la risée de l'île, et durent fabriquer une palissade autour de leur maison pour se protéger des railleries. Lorsque le bateau qui devait leur apporter du matériel pour agrandir la "mission" revint, ils supplièrent le commandant de les rembarquer, et repartirent ainsi en 1775 vers le port péruvien de Callao, n'ayant converti personne…
Alors qu'au Pérou, les catéchumènes devaient obligatoirement posséder un livre de catéchisme sans quoi ils étaient excommuniés, les tahitiens, eux, voulaient bien envoyer leurs enfants à l'école des missionnaires, mais à condition d'être payés…
Dans les Andes, l'armée et la religion travaillent ensemble, même si elles peuvent jouer le rôle de contre pouvoir l'une pour l'autre.
A Tahiti la conversion volontaire du roi tahitien Pomaré change la nature de l'évangélisation : elle fut imposée "de l'intérieur". Bien que que tout le monde n’était pas aussi enthousiaste que le roi Pomaré…
Malgré les nombreuses langues parlées dans ces deux régions, au Pérou comme dans les îles sous le vent, la mise à l’écrit fut facilitée par la présence d'une langue véhiculaire comprise par le plus grand nombre. Le tahitien dans les îles sous le vent. : chaque île avait son dialecte, mais il y avait intercompréhension dans tout l'archipel. Au Pérou, il s'agit de la "langue générale" (quechua), appelée aussi "langue de l'Inca."
Le sabre, le goupillon et la diffusion de l’écrit
La mise à l’écrit dans ces deux langues fut intrinsèquement liée à l’évangélisation de ses locuteurs. C’est pour la christianisation qu’elles furent étudiées et mises à l’écrit. Dès lors, les modes de christianisation prennent toute leur importance au regard de la réception de l’écriture par les populations concernées.
La principale différence entre les expériences andine et tahitienne tient au fait que la christianisation andine s’est fait avec la colonisation - la christianisation fut imposée par le pouvoir espagnol - tandis que la christianisation tahitienne l’a largement précédé : le roi Pomaré, convertit pacifiquement par des missionnaires qu’il avait les moyens de chasser ou d’exterminer sans aucun problème, a imposé lui-même le christianisme à son peuple. Pomaré, à Tahiti, fut le fondateur, à la fois de la perte de la culture traditionnelle, et à la fois de son évolution possible au sein de l’écrit et de la nouvelle vision du monde.
De plus, l’identification des populations catéchumènes aux « écrivains » missionnaires fut plus aisée à Tahiti, où il s’agissait de cordonniers, transformés en missionnaires avant leur départ, en quelques cours à la London Missionary Society ! Au Pérou, les curés étaient des intellectuels bien formés au séminaire, et ressemblaient plus aux nobles et caciques qu’à la population.
L’ethnolinguiste Bruno Saura1 explique bien un des aspects de l’apport de l’écriture à Tahiti. Alors que le verbe était jusque là une activité extrêmement importante, politico-sacrée, réservée aux hommes, l’arrivée des missionnaires et la mise à l’écrit du tahitien représente donc une démocratisation intense et extraordinaire de la langue, de son utilisation, de son pouvoir. Bientôt, femmes et enfants, pauvres et roturiers, ont le même accès à l’écriture que les nobles et prêtres. C’est la société toute entière qui est bouleversée et radicalement changée par ce processus.
Au Pérou, ce fut littéralement le contraire. Il n’y avait aucunement dans la religion-politique andine, ce rôle prépondérant accordé à la parole. Dès lors, au lieu d’une désacralisation du verbe, ou tout au moins d’une démocratisation du pouvoir de la parole, l’écriture représente au contraire la création d’une langue savante, sacrée et écrite, à laquelle le peuple n’a strictement pas accès, et qui le domine puisque la nouvelle doxa, le christianisme, passe par le truchement de ces textes.
La langue modifiée par l’écriture
Si la création d’une orthographe à peu près normalisée et facile à utiliser est le plus visible des travaux que la mise à l’écrit d’une langue appelle, il n’en est pas, sans être aisé, le plus complexe. En revanche, d’un point de vue morphologique et syntaxique, que se passe-t-il lorsque changent les conditions de production du discours, dès lors que celui-ci est produit à travers l’écriture ? Et quelle évolution subit la place du verbe, de la parole, du mot, lorsque dans une langue traditionnellement orale est brusquement implantée la mise à l’écrit ?
Le quechua
En quechua, l’influence de l’espagnol, langue à partir de laquelle sa mise à l’écrit est pensée, marque évidemment tant l’orthographe choisie, que la forme de la phrase quechua. Tout, jusqu’à l’ordre des mots ou l’ordonnancement du discours écrit, porte la marque plus ou moins visible de l’espagnol. Il en va de même en tahitien, où la mise à l’écrit de la langue fut pensée en anglais.
En particulier, le quechua est une langue faisant un usage très abondant de suffixes modaux, c’est-à-dire indiquant la source ou la qualité de l’information transmise par le locuteur à son interlocuteur (l’assertif mi, le citatif si, le conjecturel cha). Ces suffixes sont d’une utilisation complexe pour un étranger. Si vous racontez ce que vous avez vécu en rêve ou lorsque vous étiez ivre, vous emploierez le même suffixe que lorsque vous racontez les contes ou colportez une histoire : le citatif : l’information ne vous est pas arrivée directement par votre expérience. Cela est du au fait que le degré de conscience d’un dormeur ou d’un homme ivre ne permet pas d’employer l’assertif. Mais quand il s’agit de la parole d’un dieu unique et créateur du monde, et que ce n’est pas vraiment lui qui écrit, même s’il est supposé avoir dicté, et que le texte est écrit accessoirement par un missionnaire « lambda », quel suffixe doit on employer ? De quelle véracité une parole écrite peut elle se prévaloir ? Une chanson relève elle du domaine conjecturel ? Est-ce que la transcription d’une parole doit conserver les suffixes modaux employés par le locuteur, ou est-ce que la transcription même porte l’obligation de changer de suffixes, puisque on change de mode de communication ? Il y a là un véritable problème auquel l’écriture doit faire face, et qui est celui de la distinction entre le réel et le vrai. L’écrit étant concret (on touche le papier, le tracé des mots), le quechua se trouve face à un problème de traitement de l’information qui n’a d’ailleurs pas été vraiment réglé aujourd'hui. Le quechua oral des personnes monolingues des montagnes andines est toujours très riche en suffixes modaux ; celui des villes, écrit, est vidé de cette substance, et paraît souvent une langue calquée sur l’espagnol et assez rigide, sauf celle des grands auteurs quechuas qui ont su recréé un traitement quechua de l’information à l’écrit, en jouant avec ces suffixes, en organisant une vraie rencontre entre les possibilités orales et les possibilités de l’écrit3. Malheureusement, leurs œuvres sont très peu connues de la grande masse des quechuaphones.
Cette langue privilégie aussi très fortement l’inscription des événements rapportés dans l’espace réel commun au locuteur et à son interlocuteur, et a tendance à faire silence sur son inscription temporelle. Que se passe-t-il lorsque l’interlocuteur réel s’efface au profit des lecteurs anonymes du texte biblique, ou de tout autre texte, et qu’aucun espace réel n’est partagé entre locuteur et interlocuteur ? Qu’en est-il aussi de l’ordre des mots, de l’emploi du pluriel (en principe il n’y a pas d’opposition singulier / pluriel en quechua) ?
On observe une réduction de la diversité des structures syntaxiques par rapport au discours oral, au bénéfice de types de structures venues de l’espagnol, et qui donnent à la langue écrite un très net effet de « calque ». Cette observation ne vaut pas pour quelques grands auteurs, tant missionnaires, que littéraires aux siècles suivants, mais l’accès à ces auteurs, artistes et conscients tant des difficultés de la mise en écrit que des charmes et inventions qu’elle apporte, est cantonné à une population érudite et non à la grosse majorité des locuteurs.
La tahitien : la cas du pii
La pratique du pii à Tahiti, qui stupéfia les missionnaires, prit fin avec l’écriture, et ce phénomène est édifiant du passage d’une langue orale à une langue écrite.
A Tahiti, lorsqu'un noble arrivait au pouvoir, il devenait chef spirituel et politique. Son nom devenait alors tabou (tahitien : tapü). On ne pouvait plus prononcer les mots qui composaient ce nom. Prenons l'exemple du roi Pomaré. Pö : nuit. Mare : toux. Ces deux mots devenus tabous, le peuple devait utiliser d'autres mots pour dire nuit et toux, tousser. La peine de mort était la punition de ceux qui se laissaient aller verbalement, et oubliaient le tapu. A Tahiti, les pires supplices punissaient les lapsus, et contraventions au Pii. Outre les noms de rois et de princes, beaucoup d’autres mots subissaient la règle du pii, et il n’est pas éxagérer que parler, à Tahiti au quotidien, n’était pas une chose banale, mais chargée de sacré et dangereuse.
Ainsi le vocabulaire tahitien évoluait par le pii. Alors que certains mots disparurent totalement, d'autres revenaient au langage courant, par exemple quand le chef concerné par ce mot était oublié. En ce qui concerne Pomaré, pö est demeuré la nuit en tahitien, tandis que mare a été définitivement remplacé par hota.
Il me semble que la technique du pi’i ne pourrait avoir lieu dans une langue écrite : car avec l’écrit, on peut lire un mot écrit dix ans avant. On peut l’écrire à moitié, ou sans le prononcer… Etc. Le pi’i est un phénomène ne pouvant exister que, absolument que dans une langue orale. Elle est l’oralité même ! Elle représente l’oralité même, la langue sans cesse vécue et réinventée par les locuteurs, sans que cette réélaboration constante passe pour du changement, puisque d’une part, le fait même d’évoluer est une tradition ancestrale, et d’autre part, il n’y a pas d’attestation (écrite) des modes de parler passés.
Enfin, il nous semble intéressant de noter deux faits relatés par Jacques Nicole4 . La révolte contre les missionnaires n’eut pas lieu sur la christianisation elle même, mais sur certains de ces aspects… Notamment, il y eut de grosses révoltes contre les missionnaires protégés par le roi Pomaré, auxquels on reprocha notamment la vente des Ecritures, « qui appartiennent à Dieu et devraient être distribuées gratuitement », disent les Tahitiens. (lettre de Platt à Orme, de 1828).
Enfin, il note qu’il y eut un v »ritable problème écologique à Tahiti et dans les îles alentour du fait de l’engouement extrême dont bénéficia la mise à l’écrit. Tout le monde voulant posséder le livre de la Bible, de véritables massacres d’animaux eurent lieu, dans des îles où jusqu’ici on ne chassait qu’au « compte-gouttes », pour les sacrifices et l’alimentation. Bientôt les îles perdirent presque la totalité des animaux qui les peuplèrent…
En fait, à Tahiti, il y a eu, d’une part, un passeur (Pomaré) interne, d’autre part, appropriation non point seulement de l’écriture, mais d’un symbole. Autrement dit, on a personnalisé l’écriture en lui donnant un symbole fort tahitien. La Bible a remplacé les parau (paroles sacrées) anciens, mais ce fut fait dans la continuation. Le sacré oral et mouvant est devenu le sacré écrit et fixe (d’ailleurs, d’actuelles tentatives de moderniser les premières traductions de la Bible sont très critiquées et craintes, tant le premier texte, présent dans chaque maison tahitienne, est porteur de sacré). Il n’y a pas la rupture qui a été vécu dans les Andes, et qui fait que tout s’ingère péniblement dans la langue quechua. Même s’il ne faut évidemment pas exagérer la continuité tahitienne, ni les difficultés andines.
L’écriture aujourd’hui
Aujourd’hui, le rapport à l’écriture reflète bien la façon dont elle a pénétré dans la culture et l’évolution qu’elle y a subie.
Ainsi, on peut dire que le tahitien est devenu à part entière une langue de l’écrit, même si l’oralité et la parole ont toujours un poids énorme. On pourrait dire que l’écriture, à Tahiti, sert la parole et l’oralité, plus qu’elle ne la dessert. Les chanteurs populaires, pasteurs, hommes politiques manient fort bien les deux, et savent se servir de l’écriture comme un outil de support de l’oralité. C’est le paradoxe passionnant tahitien : l’écriture y a été adorée, acclamée, très bien accueillie car elle était en quelque sorte vue comme un hommage à ola parole, au discours. Elle n’y a donc jamais supplanté l’oralité, et ne lui a pas nui. Elle est témoin. Aujourd’hui, avec l’éducation bilingue, le tahitien peut profiter dans la continuité de la mise à l’écrit plutôt réussie de la langue, même s’il ne faut pas se voiler la face, et la lutte entre le système protestant et le système académique, coexistant, le prouve. Le système protestant est reconnu par presque tout le monde comme plus intelligent et plus aisé. Mais le système académique est proche du système adapté à Hawai’i, et… C’est celui du gouvernement ! Les tahitiens protestants qui vont à l’école républicaine la semaine et à l’école protestante du dimanche apprennent la semaine l’écriture académique, et le dimanche, l’écriture protestante.
A Tahiti aujourd’hui, parler tahitien est toujours une preuve de bonne implantation tahitienne, et cela à la ville de Papeete comme dans les îles. La langue, vivante et diffusée tant à la ville qu’à la campagne, et tant dans les chansons qu’à la radio, télévision, dans l’éducation bilingue, etc, est unifiée, et les variantes, si elles existent, ne posent pas de problèmes de lecture et de compréhension : on sait qu’on a affaire à une langue vraie, et non superficielle (sauf les textes juridiques, incompréhensibles, et autres néologismes de bureau). Si l’écriture l’a profondément transformée, elle ne lui permet pas moins de se développer et de s’épanouir, de correspondre à la vie de la population.
Au Pérou, il en va tout autrement. En effet, la vision de l’écriture y est plus traditionnelle : il est donc difficile pour les locuteurs de faire le lien entre le quechua oral et le quechua écrit. L’un nuit à l’autre. Les littérateurs sont obligés à regret de renoncer à une certaine beauté orale ; les orateurs sont cantonnés à un usage qui ne passe pas la rampe de la ville, de la culture nationale… Les tentatives actuelles les plus réussies de mise à l’écrit de l’oral sont le fait d’étrangers, ou tout au moins de gens baignés de culture hispaniques ayant ensuite fait l’effort de plonger dans le monde linguistique et culturel andin. Les littératures écrites, fort belles, qui se développent en quechua n’on pas grand chose à voir avec le quechua oral ; il y a un mur qui sépare l’oral de l’écrit, la montagne de la ville, la tradition de la modernité. Il manque le liant, le lien. Quatre siècles après les premiers textes chrétiens en quechua des missionnaires, après les premières mises à l’écrit des mythes et littératures orales andines, la déchirure est toujours aussi béante.
Au Pérou, dès que les « familias » métis (descendants des caciques autochtones et créoles espagnols) ont cessé de parler le quechua, qui avant était un signe fort d’identité péruvienne, cette langue est devenue la langue des paysans de la montagne, alors que cela n’était pas du tout cela avant, même si on a tendance à l’oublier aujourd’hui. Des chercheurs aujourd’hui tentent de rappeler, en exhibant des pièces de théâtre et des prêches, etc. de l’époque coloniale, le passé littéraire du quechua, tandis que certains poètes et écrivains quechuaphones s’inspirent de tels textes pour façonner un quechua de l’écrit contemporain. A l’heure de l’émergence de l’éducation bilingue et de la revalorisation des cultures et langues du monde à l’échelle internationale, un regain d’intérêt pour le quechua s’observe au Pérou.
La situation actuelle du quechua me semble présenter un intérêt particulier pour les études comparatives sur le « passage à l’écrit » des langues à tradition essentiellement orale car cette situation est extrême : une langue demeurée jusqu’à aujourd’hui essentiellement rurale et orale, subit presque avec violence les assauts d’une « avant garde » de bilingues urbains pressés de donner une dignité à une langue avec laquelle ils entretiennent des rapports parfois ambigus.De plus, l’influence plus ou moins inconsciente, mais toujours énorme, de l’espagnol, langue dans laquelle tous les auteurs de textes écrits en quechua ont reçu l’intégralité de leur formation scolaire et universitaire et dans laquelle ils s’expriment le plus souvent au quotidien, étouffe souvent le quechua écrit sous nombre de néologismes et structures hispaniques, rendant ce quechua, supposé celui de l’avenir, absolument incompréhensible par les locuteurs monolingues. Dès lors, il faut se demander, à l’heure où les locuteurs de nombreuses langues orales, sur tous les continents, accélèrent leurs mises à l’écrit, si ce n’est pas au péril parfois d’en précipiter la disparition…
K. F-B et E. C-L
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