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samedi, 09 mai 2020

Pour en finir avec la colère stérile

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Considérant que :

L’État français a, par des suites de ratifications, transféré les éléments nécessaires à sa souveraineté à une autre entité (l'UE), d'une part ;

puis, a réduit son Parlement à l'état de marionnette, via la technique des ordonnances et l'agenda législatif du quinquennat, d'autre part ;

Nous devons constater que, malgré les statuts de la constitution,

nous ne sommes plus un peuple avec une nation,

et que les députés élus par le peuple n'ont plus d'occasion réelle de le représenter ;

nous sommes devenus des gens qui croient vivre sous un régime qui n'existe plus, comme les occidentaux se croyaient sous la férule de l'empereur romain d'Occident alors même que l'empire n'existait plus.

Dans les années 400, même les roitelets rendaient hommage à un empereur qui ne régnait plus ! A notre époque aussi les gouverneurs de nos cités ne sont pas plus clairement conscients que les citoyens de l'état de fait.

Critiquer le gouvernement (pour son capitalisme, pour son socialisme, pour son étatisme, peu importe), revient à insulter le dieu de la pluie quand il pleut trop : c'est mal diriger sa colère, c'est éprouver une colère qui n'a pas lieu d'être. Car le gouvernement, comme les administrés, sont des monstres juridiques, dont la définition officielle ne trouve plus d'effet dans la réalité.

Seul l'Etat existe, mais face à la déliquescence de la chaîne peuple-représentants-gouvernement-nation, il est comme une grosse machine qui tourne, un fonctionnement qui ne s'arrête pas, sans direction politique.

Il faut donc attendre patiemment la reconfiguration d'une structure consciente, conscientisée, cohérente, en se souvenant qu'on a souvent beaucoup plus de prise qu'on ne le pense sur les circonstances et situations que nous subissons. Individuellement et collectivement. Mais pour trouver cette prise, ces multiples prises, il faut d'abord constater que les prises traditionnelles ne sont plus accessibles à nos mains.

Que nous soyons de gauche ou de droite, au centre ou aux extrêmes, notre colère est l'expression de cette impuissance. Le monde a changé mais nos catégories mentales et nos institutions n'ont pas changé. Nous sommes comme un mutant qui réagit encore selon la biologie de son état précédent, ou comme un cerveau qui n'a pas compris l'amputation de certains membres du corps qu'il dirige.

Dans 30 ans (2050), c'est certain, nous aurons mis des mots sur cette période charnière durant laquelle des Etats-nations de régime républicain démocratique sont devenus cet autre chose que nous ne savons pas encore nommer et qui sera notre nouveau monde. Redevenus conscients de notre statut, du fonctionnement de nos institutions, nous serons à nouveau en mesure de penser la politique et la cité sans cafouiller dans des colères et angoisses induites par l'aberration psychique d'un régime politique qui ne décrit plus la réalité.

 

Sur AlmaSoror :

Triumvir

Les dictatures douces

La traversée d'une époque troublée

Chroniques d'une solitude

 

Sur d'autres terres :

Un poème de Dylan Thomas

lundi, 13 avril 2020

Calculs bilieux

Nous calculerons sans doute un jour que le nombre de morts dû au confinement lui-même (enfermement des gens, chute de l'économie, désespoir des isolés) fut beaucoup plus grand que celui provoqué par le coronavirus. Sans doute les gouverneurs de la cité ne le font-ils pas exprès. La lourdeur contradictoire de l'administration, l'incapacité personnelle des gens en place, les fils à la patte qui les guident et que nous n'apercevons pas expliquent mieux qu'aucun complot l'indigence de notre situation. Les soupçons de conspiration ne sont que la manière populaire de croire encore à l'intelligence du sommet de l’État.

Donc, la France et l'Union européenne organisent un désespoir de grande ampleur, celui des vieilles personnes enfermées dans les Ephad qui se sont vues abandonnées du jour au lendemain et vont mourir d'abandon et de désespoir, dans l'incrédule incompréhension de ce qu'on leur fait subir. Comme des chiens abandonnés qui gémissent leur douleur nue derrières les chenils. Face à la conjuration de la politique économique et sanitaire et de son bras armé, la police, nous assistons médusés à notre propre enfermement et à la torture morale de nos proches sans pouvoir rien faire, car le peuple n'existe pas. Il y a des individus isolés qui souffrent et une classe qui dirige mais le peuple est le mythe qui s'effondre dès qu'il faudrait réagir. Et chaque fois qu'on croit voir le peuple (liesse des matchs de football, défilés militaires acclamés, toutes sortes de scènes collectives), c'est que les gouverneurs souhaitent le voir ainsi constitué en peuple, mais le peuple par lui-même et pour lui-même n'existe pas et n'existera jamais. Les révolutions et renversements ne sont que le moment où la majorité des gouverneurs est passée de l'autre côté. C'est loin d'être le cas en ce moment.

 

Ailleurs :

Un beau texte de Mathieu Yon

 

Pour écrire des lettres à ceux qui demeurent enfermés dans des ephads, sans visites, et à qui des gens déguisés en cosmonautes apportent leurs repas :

Une lettre, un sourire

 

Et puis Ultra Violence

Son ultra-violence est douce comme une pluie de chlore dans des millions de poumons humains.

 

dimanche, 16 mars 2014

Êtes-vous voltairien ?

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Dans sa lettre à monsieur Damilaville, datée du premier avril 1766, Voltaire s'exprime ainsi :

Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends, par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande.

Il est vrai que Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zuingle ou d’Œcolampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais de bon bourgeois infatué de ces disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion ; nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs qui étaient à leur aise ; Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.

Je suis de l'avis de ceux qui veulent faire de bons laboureurs des enfants trouvés, au lieu d'en faire des théologiens. Au reste, il faudrait un livre pour approfondir cette question ; et j'ai à peine le temps, mon cher ami, de vous écrire une petite lettre.

Dans un autre lettre, adressée cette fois à monsieur Tabareau et datée du 3 février 1769, il indique, à propos des gens nés "de basse condition", comme on disait à l'époque :

Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin.

Mais "le bas peuple" n'est pas le seul inférieur aux yeux de monsieur Arouët, dit Voltaire. Dans l'Esprit des Nations, il fait un sort aux Noirs :

Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur. Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maitre était né pour en avoir. 

Cela ne l'a pas empêché, à d'autres endroits de son œuvre, de condamner la pratique esclavagiste.

Reste que les Juifs descendent plus bas encore que le peuple de France ou les Noirs :

C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre.

Les catholiques lui paraissent tout à fait ridicules :

Un gueux qu’on aura fait prêtre, un moine sortant des bras d’une prostituée, vient pour douze sous, revêtu d’un habit de comédien, me marmotter dans une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l’air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, tourner à droite et à gauche, par devant et par derrière, et faire autant de dieux qu’il lui plaît, les boire et les manger, et les rendre ensuite à son pot de chambre !

Voltaire, pourtant, était capable d'entrevoir la beauté d'une culture différente de la sienne. D'abord férocement hostile à l'Islam, il qualifie son Prophète d'homme cruel et fourbe. Puis il se calme et finit par considérer en fin de comptes que cette religion est sage, sévère, chaste et humaine : sage puisqu’elle ne tombe pas dans la démence de donner à Dieu des associés, et qu’elle n’a point de mystère ; sévère puisqu’elle défend les jeux de hasard, le vin et les liqueurs fortes, et qu’elle ordonne la prière cinq fois par jour ; chaste, puisqu’elle réduit à quatre femmes ce nombre prodigieux d’épouses qui partageaient le lit de tous les princes de l’Orient ; humaine, puisqu’elle nous ordonne l’aumône, bien plus rigoureusement que le voyage de La Mecque. Ajoutez à tous ces caractères de vérité, la tolérance.

Il mit sa plume au service de douloureuses causes perdues : Le vieux Calas, protestant accusé à tort d'avoir tué son fils parce que celui-ci souhaitait se convertir au catholicisme ; Sirven, un autre père protestant, accusé de la même façon. Et enfin, le charmant petit Chevalier de la Barre, âgé de 19 ans, torturé et brûlé pour avoir soi-disant malmené un crucifix et refusé de saluer une procession. Mais le chevalier fut surtout victime d'une vengeance d'un bourgeois de la ville, qui avait été éconduit par sa tante et tutrice. Il se vengea sur le neveu en concoctant cette accusation.

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Mépris profond de tout ce qui ne faisait pas partie de l'élite bourgeoise à laquelle il appartenait, grands élans en faveur d'une Justice indépendante des passions religieuses du temps, il est difficile de cerner cet esprit vif, capable de courage journalistique comme de la plus grande servilité auprès des princes. La lecture de ses Mémoires nous éclaire sur son seul vrai grand amour : François-Marie Arouët, dit Voltaire.

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jeudi, 13 mars 2014

Classe, caste. Le théâtre de la distinction sociale

Nous proposons l'ouverture de l'ouvrage d'Edmond Goblot, La barrière et le niveau : une histoire de la bourgeoisie française, qui date de 1925.

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Nous ne serons jamais assez reconnaissants à la Révolution de nous avoir donné l'égalité civile et l'égalité politique. Elle ne nous a pas donné l'égalité sociale. Les hommes de ce temps n'ont pas prévu, ne pouvaient guère prévoir cette espèce de pseudo-aristocratie qui se fonda presque aussitôt sur les ruines de l'ancienne et acheva de l'abolir en la supplantant : la bourgeoisie moderne.

Ce n'est pas que le rêve de l'égalité sociale fût étranger à l'esprit révolu­tionnaire. Mais, chez nos grands aïeux, ce rêve est. demeuré sentimental et ne se réalisa guère que par de nouvelles formules de politesse et le mot de frater­nité. S'il s'était précisé, c'eût été sans doute dans le sens économique. On eût cherché l'égalité sociale dans le nivellement des seules richesses matérielles, comme l'ont fait plus tard les théoriciens du socialisme.

Nous n'avons plus de castes, nous avons encore des classes. Une caste est fermée : on y naît, on y meurt; sauf de rares exceptions, on n'y entre point; on n'en sort pas davantage. Une classe est ouverte, a des « parvenus » et des « déclassés » : L'une et l'autre jouissent de certains avantages, répondant, au moins dans le principe, à des charges et à des obligations, L'une et l'autre cherchent à se soustraire à leurs obligations en conservant leurs avantages. C'est par là qu'elles se ruinent : leurs avantages deviennent difficiles à défen­dre quand ils ne sont plus la rémunération d'aucun service. C'est alors qu'une révolution les balaie, ou qu'elles se dissolvent dans un ordre social nouveau.

Une caste est une institution, une classe n'a pas d'existence officielle et légale. Au lieu de reposer sur des lois et des constitutions, elle est tout entière dans l'opinion et dans les mœurs. Elle n'en est pas moins une réalité sociale, moins fixe, il est vrai, et moins définie, mais tout aussi positive qu'une caste. On reconnaît un bourgeois d'un homme du peuple rien qu'à les voir passer dans la rue. On ne confond point un « Monsieur » avec un « homme », encore moins une « Dame » avec une « femme ». Un logicien dirait que la dénomi­nation générique suffit pour le vulgaire, tandis que le bourgeois et la bour­geoise veulent être désignés par leur différence. C'est, ajouterait un moraliste, que la différence est péjorative pour le premier, laudative pour l'autre.

Aux avantages qui constituent une classe ou une caste s'ajoutent, toujours quelques signes sensibles qui distinguent ceux qui jouissent de ces avantages de ceux qui en sont privés. Les avantages d'une caste sont des privilèges. Ceux de la noblesse de l'Ancien Régime étaient d'abord des biens matériels et des droits réels, dés exemptions de charges personnelles, fiscales et autres; puis des droits honorifiques, titre, préséances, droit exclusif de porter certaines armes et certains costumes, cérémonial défini et prescrit; c'était enfin le pres­tige, quiest tout entier dans des représentations collectives et des jugements de valeur: Leurs obligations étaient d'administrer presque toute la production agricole, car ils avaient été primitivement les propriétaires du sol et possé­daient encore les plus vastes et les plus riches domaines. A leurs fonctions de chefs d'exploitation rurale, ils joignaient des fonctions militaires, policières et juridiques. Lorsqu'au XVIIe siècle la plus haute noblesse quitta la campagne pour la ville, elle crut augmenter son prestige en formant l'inutile et brillant entourage des princes et du roi. Elle se trompait,. Elle se vit obligée d'aban­donner elle-même, dans la nuit du 4 août, des privilèges dont elle ne pouvait plus contester l'injustice.

L'avantage du bourgeois est tout entier dans l'opinion et se réduit à des jugements de valeur : ce n'est pas à dire qu'il soit mince: C'est une grande supériorité que d'être jugé supérieur. Cet avantage, c'est la « considération ». Être « considéré », c'est beaucoup mieux que d'être considérable : Le sens moderne de ce mot date de l'avènement de la bourgeoisie. Il est volontaire­ment vague : c'est un hommage que la personne peut toujours prendre pour elle et qui pourtant n'est rendu qu'à la classe ; c'est la reconnaissance d'une supériorité qui n'individualise pas, qui assimile, au contraire, et qui range. Dans les formules de politesse ; il évite les expressions trop humbles de serviteur, d'obéissance et de respect, et signifie : Je ne vous confonds pas avec le vulgaire ; je vous distingue ; je vous place sur le même rang que moi-même .

La considération doit, au moins eu apparence, être la rémunération d'un service. Les « classes dirigeantes » - autre expression dont l'origine date de la même époque, ne sont investies d'aucun pouvoir légal ; en principe, aucun emploi ne leur est réservé. Mais elles sont censées capables, en vertu d'une éducation plus longue et plus soignée, d'exercer un ascendant moral, d'être ce que Le Play appellera les « autorités sociales », de maintenir un certain niveau de civilisation dans la vie intellectuelle, économique, politique et sociale du pays.

La, noblesse, étant d'un autre rang que le peuple, semblait être d'une autre essence : il fallait réfléchir pour découvrir qu'un noble est un homme comme tous les autres; on ne s'en avisa guère qu'au XVIIIe siècle, et ce fut un scan­dale, un libertinage, que d'oser le dire. La bourgeoisie n'a pas de prestige : on sait qu'elle sort des rangs du peuple. La « considération » qui lui tient lieu de prestige, est un avantage toujours disputé et qu'il faut constamment maintenir et renouveler. En vain la bourgeoisie s'évertue à conserver la considération sans avoir la supériorité qui la justifierait. Tout indique que nous assistons maintenant à son déclin : on ne peut maintenir et renouveler longtemps une illusion. Aucune « révolution sociale » ne sera nécessaire pour la vaincre; elle ne périra pas par ce que le socialisme appelle la « lutte des classes ». Un « grand soir » lui rendrait plutôt un renouveau de vie. Elle s'éteindra de mort naturelle, par une évolution dont elle porte en elle-même le principe:

La démarcation d'une classe est aussi nette que celle d'une caste ; seule­ment elle est franchissable. Elle ne s'efface point du fait qu'on la franchit. On pourrait croire que les parvenus sont à la bourgeoisie ce qu'étaient les anoblis à l'ancienne noblesse. Nullement. Un anobli n'était pas l'égal du noble ; son fils, son petit-fils même ne pouvaient prétendre au rang des descendants des croisés : on comptait les quartiers. Rien, au contraire; n'est plus fréquent que le passage de la classe populaire à la classe bourgeoise. Sur dix bourgeois pris au hasard, cinq au moins sont fils ou petit-fils d'ouvriers, de paysans, de bouti­quiers, de concierges, d'employés subalternes. Qui a su prendre les mœurs de la bourgeoisie est bourgeois. Il n'a pas à faire oublier son humble origine; personne ne la lui reproche; il l'avoue sans embarras ; il s'en fait gloire. Ce ne sont pas ceux-là qu'on appelle parvenus » ; ce sont ceux qui, entrés dans la classe bourgeoise par leur fortune ou par leur profession, n'y semblent pas à leur place. Ils en ont pris ce qu'ils ont su discerner des caractères superficiels; ce qui est profond ou subtil leur échappe : leur premier état transparaît. Une fortune rapidement acquise inspire-t-elle à un homme le désir de vivre bourgeoisement, son éducation s'y oppose; des manières « communes », des « vulgarités » le trahissent ; il fait des impairs, des gaffes, des pataquès. Ou bien, s'il s'est adapté, sa femme ne l'a pas suivi. Car la principale difficulté de devenir bourgeois est qu'on ne le devient pas tout seul. Chacun appartient à une famille avant d'appartenir à une classe. C'est par sa famille que le bourgeois né est bourgeois ; c'est avec sa famille qu'il s'agit de le devenir: Il faut élever avec soi sa femme, ses père et mère, ses frères et sœurs, secouer son entourage, rompre avec certains amis ou les tenir à distance. Passer d'une classe dans une autre, c'est se dégager de l'ancienne, sans quoi on n'est pas accepté dans la nouvelle, qui n'admet pas une société « mêlée ». Pour cela une ou deux générations sont souvent nécessaires. Mais celui qui est, réelle­ment devenu bourgeois n'est pas un parvenu.

Par contre, le « déclassé » n'est plus bourgeois tandis que le noble qui dérogeait ou se mésalliait ne cessait pas d'être noble.

On voit que le nom de bourgeois n'est pas pris ici dans l'acception spéciale que lui donne la langue socialiste. Né dans les `cités industrielles, le socialisme raisonne et parle comme si le monde n'était composé que d'usines. Il divise la société en capitalistes et prolétaires, employeurs et salariés, profi­teurs et travailleurs. Le bourgeois, c'est le patron, l'ingénieur, le banquier, le rentier, le riche. À ce compte que suis-je donc, moi qui écris ces lignes? Patron ? Capitaliste ? Non certes. Rentier ? Oh ! si peu! Profiteur ? Pas que je sache. Je suis sûrement salarié, car je vis de mon travail. L'Université m'appa­raît comme une vaste industrie d'État qui façonne une matière humaine ; je ne suis pas patron, mais ouvrier dans cette usine. Je fabrique avec des étudiants comme matière première, des licenciés et des agrégés de philosophie : Je n'appartiens pourtant pas à la catégorie des « travailleurs », car je n'ai pas huit heures de sommeil et huit. heures de loisir garanties par le traité de Versailles. Il n'y a pas place pour moi dans la nomenclature socialiste. Mais dans la société française, que je le veuille ou non, je suis un bourgeois, et n'ai pas lieu d'en être fier.

 

Edmond Goblot

La barrière et le niveau : histoire de la bourgeoisie française - 1925

 

Goblot sur AlmaSoror :

Épictète commenté par Goblot

Bourg choisi

 

 

mardi, 19 mars 2013

Mon pays, ma patrie, ma nation, mon peuple, ma terre

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« Le départ hors des frontières de ma patrie équivaudrait pour moi à la mort, et c’est pourquoi je vous prie de ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême. »

Boris Pasternak, écrivain russe

  

« Pour ma part, durant ma vie entière, en tout lieu, en tout temps et de toute façon, je veux servir une seule cause, celle du bien de la patrie et de la nation hongroise ».

Bela Bartok, musicien hongrois

 

mardi, 15 mai 2012

La France profonde et l'élite cosmopolite, par Romain Rolland

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Romain Rolland, ami de Tolstoï et de Freud, grand introducteur de Gandhi en France, écrivit son roman Jean-Christophe entre 1906 et 1912...

Dans Jean-Christophe, Olivier explique à son ami allemand,  ce qu'est la vraie France, cachée par la publicité et par les élites française cosmopolites, qui ont honte de leur propre "race".

(Suivi par Les oiseaux de Passage, poème de Jean Richepin chanté par Georges Brassens)

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« Christophe ne pouvait comprendre qu'Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu'il avait vus ! Avant de l'avoir rencontré, il n'était pas loin de prendre pour type de l'esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n'en était que la caricature. Et voici que l'exemple d'Olivier lui montrait qu'il pouvait y avoir à Paris des esprits aussi libres, et plus libres de pensée qu'un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques, autant que quiconque en Europe. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.

— Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France ?

Christophe protesta de la peine qu'il s'était donnée pour la connaître ; il énuméra tous les Français qu'il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin : Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire ça et là quelques Français authentiques.

— C'est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n'en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n'as vu que les myriades de guêpes qu'attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n'as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.

— Pardon, dit Christophe, j'ai vu aussi votre élite intellectuelle.

— Quoi ? Deux ou trois douzaines d'hommes de lettres? Voilà une belle affaire! Dans ce temps, où la science et l'action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d'un peuple. Et, dans la littérature même, tu n'as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d'hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris ? Crois-tu qu'un travailleur sache seulement ce qui s'y passe?

Pasteur n'y est pas allé dix fois dans sa vie ! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens... Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique, — et cela, parmi les intellectuels. Tu n'as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n'as vu ni les artistes solitaires, qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n'as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n'en parlons pas. A part la pauvre femme qui t'a soigné, que sais-tu de lui? Où aurais-tu pu le voir? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation quotidienne, — la petite Église, qui  de tout temps a existé en France, — petite par le nombre, grande par l'âme, presque inconnue, sans  action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu'incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit : l'élite... Tu t'étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu'au jour de leur mort, servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille, — ce peuple sacrifié, qu'a défendu jadis contre l'égoïsme des grands mon « pays », le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l'élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent? Sais-tu seulement l'existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi ? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l'armée des hypocrites ? Ils n'osent pas lutter de front; ils s'inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L'hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres... Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d'incohérence brutale, parce que tu n'en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, notre âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître ? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune ? As-tu jamais pénétré le tragique de l'esprit français ? T'es-tu jamais penché sur l'abîme de Pascal ? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l'art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution, — un peuple qui, vingt fois, a passé par l'épreuve du feu et s'y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois !... — Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins ; et ils jugent la France d'après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à tout ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d'un jour...

Oui, c'est trop naturel que vous n en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche : comment le pourriez-vous ? C'est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d'entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol... On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s'évertuent à l'éteindre, — seuls, sentant autour de nous l'atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur, — trahis par ceux dont c'était la mission de nous défendre, nos chefs, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l'ennemi, pour se faire pardonner d'être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas... Quels moyens avons-nous d'être connus de lui ? Nous ne pouvons pas arriver jusqu'à lui... Ah! c'est là le plus dur! Nous savons que nous sommes des milliers d'hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre ! L'ennemi tient tout : journaux, revues, théâtres... La presse fuit la pensée, ou ne l'admet que si elle est un instrument de plaisir, ou l'arme d'un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu'à condition qu'on s'avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, tout occupés de s'enrichir, ne s'intéressent qu'aux prolétariats qu'ils peuvent acheter, La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir. Notre peuple nous ignore ; ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu'ils existent... Le néfaste Paris ! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu'il a fait est au moins égal au bien ; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffît qu'une pseudo-élite s'empare de Paris, et embouche la trompette formidable de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus : la France s'y trompe elle-même ; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées en soi... J'ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J'ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n'avons qu'à attendre que l'inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu'elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, çà et là, de hautes cimes affleurent... »

Romain Rolland

 

La page d'AlmaSoror dédiée à Jean-Christophe se trouve ici...

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 Les oiseaux de passage, ou quand Georges Brassens chante Jean Richepin

Merci à l'internaute qui a mis cette vidéo sur Ytube.

Le texte de Jean Richepin se lit ici...