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mardi, 19 avril 2022

Les cimes

Comme je remontais des collines grimaçantes, Je ne me sentis plus suivi par les sherpas : de vieux bergers muets les avaient pris pour cibles, les ayant suspendus aux grilles rouillées. J’étais insoucieux des hordes, des cortèges, des convois de fleurs sauvages des prés, quand le silence et l'immobilité se sont levés, les chemins m'ont guidé vers les hauteurs désirées.

Dans les gargouillements lascifs des mares, lui, l’autre lune, plus fou que les sagesses des anciens, s'arrêta. Et les ascensions achevées n'ont pas connu calme plus opportun.

Le vent tranquille a maudit mes sommeils des hautes cimes. Plus lourd que l'ours d'Europe, j'ai chanté sur les pics, qu'on appelle dangers perpétuels d'alpinistes, au crépuscule, oubliant la bouche tordue des femmes.
Plus piquante que la baie sauvage des bois d'en bas, le jus vert pénétra ma langue, et des éclats de sève et de salive expulsèrent ma mémoire, ma honte et mon destin.

Et dès lors, je me suis endormi dans la bave numineuse du monde, étoilée, lactescente, nettoyant les azurs et les points d'horizon où parfois apparaît un furtif élément ; où, scintillant de verdeur, de désirs, de tempo sur les parois lisses de la nuit, plus alcoolisées que l'eau de vie, plus étroites que les Portes, pourrissent les fraîcheurs sucrées de nos rancœurs !

J'ignore les fonds marins éloignés de nos monts, et les basses terres trempées, plates, j'ignore les champs, le jour qui s'éternise dans la platitude plaine et j'échappe à ce que Dieu doit savoir.

J'ignore le soleil plein, inondant les villes planes, rampant comme un serpent parmi les endroits sales, tel un ogre passif et très lent préhistorique, écrasant tout désir et toute plainte sous sa gluance.

Je ne songe plus aux tropiques amorphes, sensualité grouillant des corps trop réchauffés, ni aux immobilismes intellectuels des révolutionnaires en mouvement.

Je déserte, définitivement, comme une déchirure sanctifiante, la foule à l'assaut des poncifs, en voyant les pattes subtiles des bouquetins tracer la voie marchée sous les cercles des aigles.

Je ne me cogne plus sur les ports agités, où les moteurs des bateaux inondent les eaux d'essence, je ne brutalise plus les chiens trop domestiques sur les marchés repus des dimanches matins. Je ne regarde plus le milliard d'images, immonde léviathan des représentations, je ne réagis plus aux stimuli hagards qui conspirent chaque instant contre la pensée pure.

Glaciers, Ô lumières froides, source rare, cieux extrêmes ! Vol concentrique au-dessus des nids de poules sauvages, où les marmottes sagaces ploient, aux prises avec les mouches répugnantes des saisons adoucies.

Je porte un peuple d'enfants dorés, des elfes d'argent, des bébés d'éther.
Des pétales de fleurs décorent mes slacklines et des souffles de vent caressent mes vêtements.

Quelquefois, fatiguée des ascensions abruptes, le hamac berce mes pleurs doux, mes murmures, les senteurs des fleurettes chatouillent mes narines et celles des petites bêtes qu'on entend, invisibles...
Roche perchée sur un rocher du mont, recouverte des fientes de pipits spioncelles, je m'assois sur ta pierre vierge encore d'humain, minérale beauté percluse d'aucun piton !

Or toi, Dieu innocent, pensée flottante, Amour, invention des cerveaux pour survivre à la chair, Toi, dont les prêtres en toge n'ont pas connu l'effluve, tu viens pécher mon âme loin des habitations. Libre, écumant, superbe, mouvant comme un fluide, toi qui déplaces les ciels et chahute l'argon, qui plane sur l'azote métissé d'oxygène, Toi, Verbe de lichen, toi morve de l'Esprit, qui fluctues, parcouru de nombres d'or, forme immense portée par les nombres premiers, quand les étés s'annoncent aux hivers méthodiques, tu descends vers les peuples intérieurs abîmés.

Oui, moi je Te reçois, sans geindre ni gémir, j'ouvre mes ouvertures à Tes ouvertures folles, et le plasma bleuté des hauteurs fatidiques, baigne l'Europe alpine aux relents primitifs.

Ici, quelques forêts qui se ferment, quelques lacs. Et la cohorte épaisse des nuages qui descendent. Et la lumière qui tombe, et la noirceur profonde, sommeil pétillant de l'impulsion du temps.

C'est vrai, j'ai trop parlé, Ô futur silence ! Toute voix paraît fausse, toute parole, superflue. L'acre arête sépare les torpeurs des douceurs et les premières m’entraînent vers les cascades finales. Si je désire une dernière joie, c'est l'avalanche ! Blanche et roide, où vers le crépuscule éternel, un peuple d'enfants triste réfugiés dans un cœur, fonce en chœur vers le gouffre comme une joyeuse luge.

Adieu, chamailleries des bassesses affectives, au revoir les amis perdus de nos pulsions, salut, traversée inassouvie des sentes, je quitte le territoire des dénivellations.

 

C'était une tentative du petit matin du mardi 19 avril 2022, en souvenir d'un père et de son piéton sobre.

 

 

mardi, 22 août 2017

Le piéton sobre

Un jour il y a quelques années, Paul de Cornulier s'amusa à broder sur le thème du Bateau ivre d'Arthur Rimbaud, une sorte de jeu avec les thèmes et les expressions du poème. Cela donna le Piéton sobre :

 

Entre deux bornes, moi je recherche des Guides,
Car je veux me sentir bridé par des haleurs .
Sans eux je suis perdu, incertain et languide,
Et souvent envahi par une horrible peur.

Colmatons avec soin les opaques frontières
En béton surarmé qui m'offrent protection,
M'imposent une vie tranquille et régulière,
Et protègent mon cœur contre les invasions.

Loin de ces nuits sans fond où s'endort et se cache
L'Or d'un brillant futur porté par les oiseaux,
La promesse rêvée d'un beau monde sans tache,
Loin des cieux archipels, et loin de toi, Rimbaud,

Je déambulerai sur la terre, dans l'Ordre,
Mes deux pieds tout blindés de semelles de cuir.
L'inconnu terrifiant ne pourra plus me mordre.
Si l'Aube exaltée vient, je suis prêt à la fuir.

J'écrirai sanglotant sur ces rêves idiots
S'il me demeure encore un brin de nostalgie.
Et je regretterai, hypocrite badaud,
Ma niaise illusion d'ineffables magies.

 

Sur AlmaSoror :

Quelle fortification...

mardi, 13 janvier 2015

Rypdal sur fond de vents coulis

Terje Rypdal, c'est ta musique qui peuple l'appartement de la ville maritime encore aujourd'hui, sous le ciel blanc, alors que des vents coulis s'engouffrent entre les murs du béton des années 1950. Un livre interrompu somnole sur une table depuis plusieurs semaines, écorné : l'histoire de l'Irlande et des Irlandais, par Pierre Joannon. Une ampoule cassée n'est toujours pas jetée. Des stores rouges attendent d'être installés le long des trois fenêtres. Plusieurs images défilent dans ma mémoire. Des vacances à quelques dizaines de kilomètres de Marseille, à vingt ans, dans la très belle propriété de la famille d'une lycéenne du lycée Montaigne nommée Raphaëlle. Le Larcomar de Lima, noyé dans la brume, et les péruviens qui sirotent leurs cocktails entre deux achats face à la mer triste et grise, l'hiver, au mois d'août. Un petit hameau de Bretagne et sa vieille maison de pierres où l'on se gèle en buvant du cidre blindé de pesticides. Des lectures en anglais et en espagnol, à l'époque où les langues étrangères osaient passer par ma bouche. Des exercices de grammaire nahuatl et des textes de Nemesio Zuñiga Cazorla appris par cœur. Il faut bien que jeunesse se passe. Peu à peu, l'apprentissage de la normalité érode les formes de la personnalité. Il faut bien que jeunesse se lasse. Je contemple une chapka qui n'a jamais connu les neiges de la Finlande. Il paraît qu'il ne faut jamais citer une phrase sans l'avoir lue dans son contexte. Cela paraît intelligent, évidemment. La recherche du contexte perdu, c'est le fil d'une pensée à rétablir entre deux ondes d'émotions agrémentées de mille milliards de citations. Rimbaud effrayé par une jeune fille se décrivait « effaré comme trente-six millions de caniches nouveaux-nés », mais je n'ai pas lu la lettre complète. Dans ce contexte exactement, celui qui vous a amené sur ce billet de blog almasororien, je confirme être avide de calme comme trois hippopotames allongés au soleil au bord d'une eau gabonaise. Mais, pour l'heure, les heures passent, peu à peu des pans entiers de ce jour s'effacent, loin de Paris je cherche un sens unidirectionnel à ma vie démantelée en écoutant la musique de Terje Rypdal.

 

Le musicien Terje Rypdal sur AlmaSoror :

Il est mentionné dans La vie tranquille de Dylan-Sébastien M-T

Il est mentionné dans La trace de l'archange

Il est mentionné dans Musiques de notre monde

 

La langue nahuatl sur AlmaSoror :

In Tlicuilitl, poème nahuatl

Villa Montsouris

Sommaire de la dernière messe

La roseraie d'Aztlan

Mélange de paternités

Dans l'avenue desbordes-valmore

La liberté mentale en Europe

mercredi, 28 mai 2014

Charade

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Ballade, ballade,
Que vas-tu nous chanter
Quand la nuit descend dans la moiteur d'été ?

Insomniapolis,
La ville où les amants avides du sommeil
Passent leur exil -
Arthurs Rimbauds dégénérés, violeurs d’Éthiopies !

Quelle est cette danse qui tient mon corps en transe ?

Je suis solitaire et vous ne me connaissez pas.
Voici que vient l'heure de la douceur et des grillons,
Mais mes pas, même lents, trébuchent sur la pierre
Et j'ai le vague à mon âme isolée,
Île de désolation à la lagune en cœur brisé.

Exode, exil, j'ai laissé ma vie, ma ville grouillante, la plus riche cité.
Dans son amplitude, ma solitude avale l'espérance et la charité.
Je suis trop près de la mer pour la foi du charbonnier
Et les marins partis ne prient plus pour mon cœur.
Paris c'était la vie, la vile, la ville
Je ne sais pas lui pardonner de m'avoir laissée la quitter.

Parade, parade,
Que vas-tu nous danser
Quand le zénith descend le long du jour brûlé ?

La nécropolis,
Cité célibataire où le buveur d'amour
Abreuve son joug -
Baudelairien désespéré, charmeur d'aliénées !

Tiens, d'où vient ce chant qui altère mon ouïe ?

Moi, velléitaire, et vous qui ne me voyez pas,
Voici l'air qui sonorise un bateau d'oxygène.
N'est-ce pas, même lent, le chant de la sirène,
Au fond du flot, sa voix immaculée
Pousse la complainte tendre au cœur brisé dans ses lacunes.

Exsangue exil, j'ai lassé la vie, la ville bruyante, la folle magnanime,
Dans ses turpitudes, d'habitude, j'arborais la chance et la probité.
Je suis trop loin : l'autoroute a nargué ma péninsule
Et mes amis enfuis méprisent ma pendule.
La baie de Cayola, c'est l'aune, c'est là !
Je ne peux pas lui pardonner de m'avoir laissée la rejoindre.

Charade, charade !

 

27.5.14. Avant minuit ?

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lundi, 17 février 2014

Sauvetage in extremis

 

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Tu es enfermé dans le petit carré qui te sert de bureau depuis ce matin. Depuis qu'elle est partie, tu ne manges ni ne dors assez. Tu ne fais plus de mathématique. Autour de toi, cinq ouvrages te protègent. Le premier s'appelle l'Envers du rock et il fut écrit par Nick Kent, traduit par Laurence Romance. Il raconte la brève et folle saga du rock n roll.

Le second est le numéro 3 de la revue Pount, datant de 2009, et qui comprend la fabuleuse traduction du Bateau ivre, d'Arthur Rimbaud, en langue amharique, par le grand savant éthiopien Berhanou Abebe (Addis-Abeba, Éthiopie 1932 – Harare, Zimbabwe, 2008).

Le troisième est une bande dessinée par Stefano Ricci, publié chez Futuropolis. Ses images d'un ours sauvage t'interpellent et tu sais que tu voudrais t'enfoncer pour toujours dans la forêt, quitte à être traqué puis abattu par les hommes, ces héros sans grandeur.

Le quatrième s'intitule Remonter la Marne, et il est signé Jean-Paul Kauffmann. Déclaration d'amour à un fleuve, à une terre, à la marche qui apaise le mental et éveille les chants préhistoriques enfouis au creux de nous. Où l'on se rend compte que ce qui était effrayant et refoulé, c'était un chant vieux comme le monde et beau comme un ciel à l'aurore.

Le cinquième livre, c'est le roman de Franketienne, né Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argen d'un viol d'une Haïtienne de 13 ans par un américain vieux et riche. Héritier spirituel des Lumières, il caresse tant la science que les lettres. Fidèle à son île, il a écrit loin de l'exil, au coeur de chez lui, contrairement à tant de ses compatriotes partis dans les riches villes d'Europe et d'Amérique. Ultravocal, voici un roman vaudou à la mythologie universelle, où la lumière émerge parfois entre deux lames noires de l'Enfer.

Tu vas les lire ces livres, et les relire, et les lire encore jusqu'à ce qu'ils te guérissent. Le café froid te condamne à l'inaction. Mais la lecture te sauvera du naufrage. Cinq livres posés à côté d'un homme quitté, un matin de février 2014, dans une ville de 20 000 habitants construite au bord d'un lac.

samedi, 10 juillet 2010

Soir bleu d'Hopper

Soir Bleu Edward Hopper.jpg

Ivo Kranzfelder, dans son livre Hopper, parle du tableau d'Edward Hopper intitulé Soir bleu.

Editions Taschen, traduction française d'Annie Berthold.

Hopper prétend qu'il lui fallut dix ans pour arriver à surmonter l'influence européenne, et par "européenne", il faut entendre bien sûr "française". La meilleure preuve en est le tableau Soir bleu daté de 1914. Ce tableau occupe une place plutôt à part dans l'oeuvre de Hopper, du fait déjà que la scène est peuplée et dominée par des figures humaines. L'espace dans lequel elles se trouvent n'est que vaguement esquissé. Il s'agit sans doute de la terrasse d'un café close par une balustrade. L'arrière plan est indéfini, une ligne ondulée le partage entre une surface bleu clair et une surface bleu foncé. La balustrade de pierre accentue la division de l'espace en un extérieur et un intérieur. A gauche, un tiers du tableau est séparé du reste par une bande verticale de couleur, probablement un poteau servant de support à un toit imaginaire où sont suspendues des lanternes.

Cette mise en scène correspond parfaitement aux personnages. Sur la gauche, un proxénète est assis en solitaire à une table ; un dessin préparatoire du personnage (Un maquereau, étude préliminaire à Soir bleu) permet de l'identifier comme tel. A la table voisine se trouve un homme vu de profil et dont les yeux disparaissent sous un large béret basque ; il porte la barbe, une cigarette au coin des lèvres et une ombre très marquée sous la pommette. La cigarette est un point commun entre lui et le clown qui est assis ostensiblement au centre de l'espace à droite, le regard fixe. Entre ces deux personnages se trouve un militaire, certainement un officier en tenue de sortie, assis lui aussi à la table, le dos tourné vers le spectateur. Vu la position de la tête, il semble regarder une femme très maquillée, de toute évidence une prostituée, qui se tient debout de l'autre côté de la balustrade. Enfin, plus à droite, à la table voisine, un couple de grands bourgeois en habit, les cheveux et la barbe très soignés, observe la scène. Presque tous les personnages empiètent les uns sur les autres, ce couple, lui, se situe clairement à l'écart.

Trois figures, au caractère typologique marqué et sans individualité, sont liées par de fortes affinités : le maquereau, le barbu au béret basque et le clown. Tous trois ont une cigarette tombante au coin des lèvres mais elle ne dégage pas de fumée. La cigarette doit être vue plutôt comme un attribut, un signe d'appartenance à une couche sociale bien déterminée, qui est, en l'occurrence, cette fameuse bohème parisienne, ce demi-monde où se côtoient le génie artistique et les criminels. Lloyd Goodrich rapporte que Hopper s'est toujours tenu à l'écart de ce milieu. Au café se rencontrent aussi les membres de la bonne société, représentés par les trois autres personnages ; ils viennent ici comme la bohème mais se tiennent à l'écart d'elle.

Edouard Manet appartenait à ces deux mondes : membre de la haute société, il savait "se comporter avec l'élite aisée et cultivée mais évoluait tout aussi facilement au milieu des asociaux de la grande ville, qui lui servaient aussi souvent de modèles". C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre le personnage assis à moitié dans l'espace réservé au proxénète. Deux figures présentent de grandes affinités, si ce n'est déjà par le maquillage : la prostituée, sûre d'elle, qui reste en dehors et domine de toute sa hauteur les autres personnages, et le clown. Difficile de savoir dans quelle direction elle regarde vraiment, elle a probablement repéré un client potentiel, le militaire.

Soir bleu évoque aussi la place de l'artiste dans la société - un thème rare chez Hopper - et plus précisément, il faut le supposer, celle de l'artiste qu'il est. Son tout dernier tableau Deux comédiens (1956) sera encore une variation sur ce thème. Hopper identifie assurément le clown avec l'artiste. La comparaison entre l'artiste et le bouffon et le saltimbanque, voire le magicien, est un thème traditionnel que l'on retrouve aussi dans les biographies d'artistes. Gail Levin raconte l'anecdote selon laquelle Hopper aurait mis des punaises peintes sur l'oreiller de son condisciple Walter Tittle. C'est un thème très prisé depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours en passant par la Renaissance : Pline ne raconte-t-il pas que Xeuxis a peint des raisins que les moineaux auraient cherché à picorer ? Giorgio Vasari que l'élève a dessiné un insecte sur le tableau du maître et que celui-ci aurait essayé de le chasser ? assiette à l'insecte.JPGOutre ce thème traditionnel, Hopper a intégré dans Soir bleu quelques références personnelles. Ainsi la prostitution est à rapprocher de son activité commerciale d'illustrateur, de même que le personnage de l'artiste accepté, reconnu, qui se rengorge comme il se doit, suggère l'insuccès de Hopper à l'époque (n'avait-il pas vendu jusque là en tout et pour tout un tableau au "Armory Show"?) On peut voir aussi dans l'expression de stupeur du personnage à droite, posant un regard peu amène sur les autres personnes du tableau, le fait de ne pas être encore reconnu et apprécié.

Hopper présente Soir bleu en 1915 à une exposition du groupe "MacDowell Club". C'est sa première oeuvre dont parlent les critiques. Leur compte rendu est une critique en règle de ce tableau présenté comme un ambitieux produit de l'imagination dénué d'intensité expressive. Il est décrit comme un portrait de buveurs d'absinthe parisiens pas particulièrement réussi. En revanche, l'autre toile de Hopper présentée à cette exposition, Coin de rues new-yorkais (1913), est bien reçu par la critique. Hopper n'exposera plus jamais Soir bleu. Gail Levin prétend que cette toile fut inspirée d'un vers d'Arthur Rimbaud, et en cite pour preuve le début : "Par les soirs bleus d'été..." La concordance fortuite (sic, note d'AlmaSoror) des mots "soir bleu" ne signifie pas forcément qu'il s'agit ici d'une connexion sciemment établie par l'artiste.

Cependant, ces considérations nous amènent à nous poser une question non négligeable : quels étaient les goûts et les connaissances de Hopper en littérature, en art, etc. ? Selon Levin, Hopper était doté d'un niveau intellectuel élevé. Il avait lu les classiques français et russes traduits, parmi lesquels Molière, Victor Hugo, Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire. On raconte toujours que Hopper appréciait au plus haut point le poème de Goethe "Wanderers Nachtlied" ("über allen Gipfeln ist Ruh..."), qu'il pouvait réciter en allemand. Il prétendait d'ailleurs que le poème de Goethe avait une force visuelle extraordinaire. Hopper aimait le nouveau roman réaliste américain, celui de Theodor Dreiser par exemple, ou le théâtre moderne d'Eugene O'Neill, de Maxwell Anderson, d'Elmer Rice ou de Thornton Wilder, de la même génération que Hopper, et plus tard celui de Tennessee Williams".