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vendredi, 31 décembre 2010

Rêvolution

 

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« Les révolutions font un tour complet sans rien changer au fond des douleurs ».

Monk David

 

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Image de Révolution, de Sara, Editions du Seuil

 

lundi, 27 décembre 2010

Esther, Esther !

Edith de CL répond à Esther Mar

 

Esther, Esther ! Ton exil du bord de la Marne, ne le trompes pas. Pourquoi t’es tu levée pour dire quelque chose ? Cachée au fond de ta maison tes prières étaient plus utiles que cette prise de parole presque publique, que cette contribution à l’édification du réel-prison.

Ne pas s’exciter car tous les camps trop tranchés sont voués à l’exagération et au crime. La politique existe depuis des milliers d’années et elle est toujours violente. Le pacifisme est violent quand il se fait politique. Tout le malheur des hommes vient du fait qu’ils ne savent rester assis tranquillement dans leur chambre et la vraie liberté c’est être soi même quel que soit le monde qui nous entoure, plus que se jeter dans le combat dont d’autres ont défini les termes et les règles. Je ne ferai pas la guerre, ni dans un clan, ni dans un autre. Je ferai la route vagabonde dans les paysages inventés de mon imagination, là où ne peuvent entrer que ceux, amis et frères, sœurs et spectres, que j’invoque.

La politique est de ce monde et mon royaume en est trop loin pour que je puisse faire des allers et retours. Ne m’attendez pas dans les rangs de vos armées ; ne me souhaitez pas parmi vos chœurs et vos rassemblements. Car je suis seule, seule au milieu de mes rêves, de mes ruines et de mes souvenirs. Je suis seule au milieu d’un monde qui n’existe que par mon esprit. Me traiterez-vous de lâche que je n’en blêmirai pas. De quel droit décrétez-vous les héros et les méchants ? Qu’avez-vous vécu que vous sachiez mieux qu’autrui ce qui se trame sous son crâne ? Psychiatres, Juges, Intellectuels, Militants, Chefs de file, Journalistes, vous êtes de la même étoffe, celle qui dispose du réel comme si c’était une propriété privée.

Mais moi, je marche loin de vous. Vous dessinez sur le sable de l’Histoire des ronds et des carrés et vous placez vos pions dedans. Je ne suis pas votre pion. Je ne suis ni de la gauche, ni de la droite, ni du christianisme, ni du paganisme, je ne suis ni de l’amour ni de la haine, je suis du rêve et je souffle sur vos constructions et vos architectures pour les rendre à la poussière. Je n’ai signé de contrat social à ma naissance et vous m’engueulez au nom du contrat social qui nous lie. Je n’ai pas pris parti parce que vos partis sont les faces d’une même pièce que je déplore et vous m’incendiez parce que n’étant pas de votre clan vous m’accusez d’être complice avec celui d’en face, votre ennemi qui vous ressemble comme un frère. Je n’ai pas crié avec les loups, je n’ai pas aidé les chasseurs, je ne suis ni des loups ni des hommes, je suis l’errante au milieu des arbres, celle qui vous sait et qui vous fuit.

 

Edith, en réponse au dernier billet d'Esther

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vendredi, 24 décembre 2010

Paris quand il neige

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Photo de Sara

(un billet d'Esther)

 

Depuis samedi (18 décembre 2010), j'ai l'impression qu'une certaine clandestinité est finie. Une certaine vérité s'est officialisée. Il y a un avant et un après. Quelque chose a été prononcé en public. Plus seulement dans les soirées des foyers familiaux, plus seulement dans des réunions bizarres, plus seulement en aparté - mais devant la société entière.

Alors, demain ? 

J'ignore si demain chantera ou si la chape de plomb retombera. Je songe aux lectures de l'enfance : la périlleuse mission du Capitaine Jerry ; Maroussia.
Je songe aussi à des lectures plus tardives, plus incertaines. L'oeuvre au noir ; Guerre et paix. 

Nous vivons de nos peines et de nos joies ; nous espérons en vibrant et tout élan retombe à la révélation d'une nouvelle image. Tout change ; les idées, les compagnons, le Nord et le Sud n'ont pas toujours la même signification. Tout change ; tout passe. L'âme humaine et son intranquillité seule demeure.

Joyeux Noël. Le solstice de l'hiver fait frissonner notre coin de terre. Un enfant nous est né.

 

Esther Mar

mardi, 21 décembre 2010

Adélaïde

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 photo d'un enfant lion de mer, empruntée à DagPeak

Il y a douze ans maman entrait dans la mer. Elle marchait avec sa robe bleue dans les vagues glacées. Personne ne la vit s’enfoncer dans l’eau.

La veille au soir, elle avait appris, à la suite d’événements administratifs compliqués, que son époux, notre père, entretenait depuis le début de leur mariage des liaisons avec cinq femmes, et qu’il était le père du fils de l’une d’entre elle – un fils un peu plus jeune que moi.

Adélaïde et moi, nous découvrîmes tout cela en même temps : les liaisons de notre père, le fils caché, l’entrée de notre mère dans la mer.

J’ai été déchiré en mille morceaux par ce drame. Adélaïde est entrée au couvent. Carmélite, elle vit cloîtrée, ne sort jamais. J’ai un droit de visite restreint. Sa vie est prière. Elle prie pour maman et elle prie pour moi.
Nous avons refusé de revoir notre père, Adélaïde parce qu’elle était trop blessée, moi par fidélité à celles que j’aime. Il est si beau, si intelligent, si riche et si sympathique que si je l’avais revu ne serait-ce qu’une fois, je n’aurais pas pu rester fâché. Or, pouvais-je me laisser trahir la mémoire de ma mère, la douleur de ma sœur et mon propre chagrin de fils trompé ?

Mais il y a huit jours, le notaire, Maître Sistretaille m’a annoncé que notre père venait de mourir. A sa demande, je me suis rendu à son étude et j’y ai rencontré l’autre fils, Térence, qui porte le nom de famille de sa mère. Il n’osa pas me regarder. Pendant le rendez-vous, il répondait au notaire, signait ce qu’on lui disait sans rechigner et ne leva pas les yeux vers moi. Mais pour que nous puissions toucher notre dû amer rapidement, il fallait définir entre héritiers un accord amiable pour débloquer un fonds. Je pensai que le mieux était d’agir ainsi plutôt que d’entrer dans des déboires juridiques incessants, qui ne mèneraient à rien et n’auraient comme source unique l’horreur d’avoir été trahis chaque jour de notre enfance et de notre jeunesse.  

J’appelai Adélaïde et arrangeai une date, que Térence accepta. J’aurais voulu faire le voyage seul, mais un seul train traversait la France jusqu’au carmel où elle priait.
Ce fut le premier point commun : nous nous retrouvâmes au wagon-bar du train au même moment, pour la même bière. Térence était si discret que je n’osais le snober plus longtemps et lui proposai de boire la bière ensemble. Nous fîmes connaissance. Nous échangeâmes des renseignements de surface sur nos vies.

Je tiens une salle de jeux à Monaco. Je vis dans un monde louche et j’aime ça. Je vis avec Marlène, qui ne ressemble à aucune femme connue au cours de mon éducation. Elle est vulgaire, franche, brutale, plutôt généreuse et elle s’enivre avec mes clients au lieu de faire la comptabilité pour laquelle je la paye.

Térence est fonctionnaire de l’administration française, ce que j’aurais tendance à mépriser souverainement. Mais je n’avais pas le cœur au mépris. Il fait de la guitare dans un groupe de musique beith, composé de ses vieux copains du lycée. Il fait de la boxe le mardi soir.

Nos bières terminées, aucun de nous ne retourna à sa place, car la conversation coulait, limpide, comme l’eau douce des montagnes qui passe entre les rochers.

 

La petite ville nous accueillit par la pluie. Nous louâmes des vélos et nous rendîmes ainsi au couvent, comme je fais à chaque fois. A l’arrivée devant la porte, je n’avais toujours pas de frère, mais j’avais un camarade.

Une carmélite vint passer son visage entre les grilles de l’entrée.

- Nous venons voir Sœur Véronique du Renoncement.

- Qui êtes-vous ?

- Ses frères, dis-je. Et je tressaillis en prononçant le mot frère au pluriel. La sœur partit, ses talons claquèrent longtemps sur les dalles de l’allée intérieure du cloître. Nous attendîmes longtemps. Puis, derrière nous, la voix de ma sœur brisa le silence :

- Je n’ai qu’un frère.

Nous sursautâmes. Elle se tenait droite derrière nous, le visage tâché de rousseur posé au sommet de la longue robe marron de son ordre.

- Adélaïde ! Je la pris dans mes bras.

Elle observa mon visage, mes cheveux, passa la main sur ma joue et lâcha son verdict :

- Tu fumes trop, Charles, tu ne manges pas assez de légumes et tu ne repartiras pas sans que je t’aie coiffé correctement.

Elle ne s’occupa pas de Térence, qui l’observait avec de grands yeux passionnés. Elle nous emmena dans un petit bureau que la Mère avait à sa disposition, connaissant l’objet de notre visite.

Nous parlâmes affaires ainsi : je m’adressais à elle, puis à Térence, cherchant à trouver un accord entre nous trois, et chacun me répondait sans qu’ils se parlent entre eux. Nous signâmes un accord ; le silence s’installa.

Lorsque Térence se leva, comprenant qu’il fallait nous laisser, il me remercia en me serrant chaleureusement la main, puis il se tourna vers ma sœur :

- Depuis douze ans, je me sens mieux de savoir que vous savez, prononça-t-il avec difficulté. Chaque morceau de son corps et de sa voix, tendu vers nous, tentait de se faire aimer.

-         Il y a douze ans, Maman est entrée dans l’eau glacée à sept heures du soir, dit Adélaïde.

Térence baissa la tête. Alors, enfin, j’eus pitié de lui. Il était né coupable comme nous étions innocents. Il avait été initié aux bassesses du mensonge, de la cachotterie par notre père et sa mère dès sa plus tendre enfance. Il avait dû souffrir, lui aussi, bien que je ne sache pas dans quelles conditions on souffre quand on est illégitime, et il avait dû grandir dans la connaissance malsaine du péché comme nous avions grandi dans l’inconscience niaise de la bourgeoisie. Il avait honte de tout ce qu’il était, sachant qu’il était l’incarnation de ce qui avait brisé notre vie. Il prononça

-         Pardon, Adélaïde.

Il partit précipitamment.

- A tout à l’heure, à la gare, lui lançai-je. De dos, il acquiesça de la nuque.
Nous restâmes l’un en face de l’autre. Elle était raide et belle : pas une mèche ne dépassait de son voile marron. Depuis combien de temps n’avais-je pas vu les cheveux de ma sœur ?

- Il n’y est pour rien, murmurai-je.

- Je sais, répondit-elle. C’est sans doute une âme pure. Mais il ne peut ignorer que son existence est atroce pour nous.

- Il n’a pas choisi de vivre, dis-je.

- Moi non plus.

Elle alla chercher un peigne et me coiffa. Quelques sœurs, qui allaient et venaient dans le parloir, souriaient en blaguant sur les frères ébouriffés et les sœurs maternantes. Bientôt Adélaïde dut rejoindre ses compagnes pour assister à l’office et je soupirai en prenant congé d’elle. Comme la vie était fragmentée, officieuse, si différente de ce qu’elle avait été au temps des Noël familiaux, des grands mariages de l’été, des réceptions de nos parents et des cousinades endiablées durant les grandes vacances.

J’attendis Térence de longues heures. Il n’apparut pas à la gare. Je ne voulus pas prendre le train sans lui. S’était-il soulé la gueule dans un bistrot ? Avait-il fui pour ne pas subir le chemin du retour en ma compagnie ? Je le cherchai dans toute la petite ville et finis par échouer, épuisé, affamé, dans un des seuls restaurants ouverts. C’est là que j’entendis qu’un pauvre gars s’était jeté du haut de la falaise, à sept heures du soir.

 

 Edith de Cornulier-Lucinière

Un dimanche de Septembre 2010

samedi, 18 décembre 2010

Tabous sans totems

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Peinture de Chardin

 

Un billet de Jean Bouchenoire

Il y a des sujets dont on ne parle pas quand on sort dîner, parce qu'on n'en a pas le droit. Certains sujets, sans être illégaux, sont tout de même interdits. Il y a un écart entre la censure officielle, mince, et la censure officieuse, beaucoup plus large.

Je crois que ce n'était pas le cas il y a quinze ans : il y avait beaucoup plus de liberté d'expression, moins de diabolisation. Le réflèxe de Pavlov (hurler à l'écoute de certains mots) n'était pas encore intégré par les gens de tous les jours.

Aujourd'hui, il est là. Il fonctionne aussi bien qu'avec les chiens de Pavlov.

Or, si je dis cela à certaines personnes, elles vont tout de suite opiner de la tête, pour mentionner qu'elles sont d'accord, mais qu'il ne fait pas bon épiloguer. Si, en revanche, je le dis à d'autres personnes, elles vont me demander : "mais enfin, de quoi parles-tu ? Qu'est-ce qui est interdit ? Qu'est-ce que tu ne peux pas dire" ? Question piège s'il en est. Car si des personnes me répondent ainsi, c'est qu'elles ont intégré parfaitement les réflexes de Pavlov et que je serais immédiatement diabolisé en répondant.

 

Jean

mercredi, 15 décembre 2010

Toute la poussière du monde

(un billet d'Edith)



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Une lumière, un visage d’ombre. Le claquement d’une porte. La noire hérésie pour laquelle mon frère fut condamné m’avait amené dans ce lieu désert perdu au milieu de la ville grouillante. Le réverbère, dehors, en éclairait l’entrée. On était entre chien et loup. La guillotine s’était tue. A travers les allées de piliers, des halos de lumières enveloppaient les statues. Tout était à demi mort ; tout me rappelait la mort. Celle de mon frère, tant aimé à l’enfance, tant craint depuis. Celle de mes parents, qui reposaient là bas, au village du malheur. Celle qui m’attendait, tapie dans l’ombre, et que je ne voulais pas voir en face. Les pas de l’autre pèlerin résonnaient sur les dalles. Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, prononçait en geste la main de l’inconnue. Je murmurai en moi-même : ainsi soit-il. Tant que l’on prononce les mots, la langue et la vision qui les ont enfantés ne sont pas mortes. Voilà pourquoi il faut parler. Tant que l’on invoque les morts, leurs yeux qui regardaient le monde ne sont pas complètement éteints. Voilà pourquoi il faut prier. L’architecture des lieux ressemblait au monde que la foule, dehors, dans la ville grouillante, détruisait. Et si la guillotine s’était tue, à la fin du jour d’ardent labeur, les sanglots des amis et des parents mouillaient les linges des maisons, à l’heure qu’il était.
L’odeur de notre dernière conversation me revint : la verveine. Au milieu de la petite table où nous jouions à un jeu de hasard nos tasses émanaient la senteur chaude de l’herbe des soirs d’automne. Nous nous étions peu parlés ce soir là. Nous ignorions que nous partagions nos dernières instances fraternelles – moi, je l’ignorais. Les événements avaient commencé, pourtant. Mais on n’y pensait pas. On n’imaginait pas qu’un monde vieux, immuable, installé, puisse être renversé en quelques jours. Je déambulais toujours entre colonnes et piliers glaçants, hauts comme les inspirations qui les élevèrent. Soudain, le Christ apparut dans un écrin, au milieu de la nef. Aussitôt ses disciples et ses évêques penchèrent la tête en signe de révérence. Je demeurai coi. Mes yeux brouillés par la myopie, par la fatigue, se plissèrent pour mieux le voir. Alors j’aperçus les tâches brunes qui salissaient son visage.
- Ainsi, vous apparaissez toujours aux hommes tels qu’ils sont, non tels que vous êtes. Merci, notre Seigneur, de vous être revêtu de la lèpre.
Le Christ sourit.
- Je suis le frère de ceux qui souffrent dans la vérité.
Des rangées de chaises un murmure se souleva. Les hommes les avaient délaissées : ce furent elles qui dirent les prières.
- Tu vois que je suis mieux servi par d’humbles objets que par les hommes, dit la voix pure du Christ.
- Maître, seriez-vous en train de dire que ces chaises ont une âme ?
- Elles ont l’âme que leurs créateurs leur ont influé, tout comme toi, mon frère. Mais je t’appelle frère, et justement tu es venu pleurer un frère.
- Oui, Maître. Ils l’ont guillotiné hier.
Ma voix se brisa. Je crus que le Christ n’avait pas entendu. Mais le Christ entend tout. Il me regarda avec une compassion telle que des vagues de larmes apparurent aux portes de mes yeux. Dans un ultime sursaut, je les refoulai et elles repartirent d’où elles venaient. Il est loin le temps de l’enfance où je pleurais sans relâche et sans entrave. Je me l’interdis depuis et ne sais ce qu’il adviendrait de moi si, un jour, je les laissais sortir, tous les sanglots d’homme méprisés.
Je sentis des yeux sortir de tous les endroits de l’église, qui regardaient le Christ. Un fauteuil rouge épuisé se redora. On sentait des présences là où le regard scrutait en vain. Quelque chose avait lieu.
- Est-ce un miracle, mon Maître, ou un rêve, que je vis là ?
- Tous les rêves sont des miracles, mon fils. Et la voix du Christ était toujours pure, mais moins imberbe, et je reconnus la présence de Dieu, son Père.
Est-ce que tous les miracles sont des rêves, interrogeai-je en moi-même, alors que le frisson s’évaporait. Une sensualité avait parcouru l’église. Les jambes des saints s’étendaient. Je vis que nous étions dans un monde où les mères sont plus jeunes que leurs Fils et elles les prennent dans les bras quand elles les retrouvent morts après les batailles inégales. Et le Fils est grandi par l’amour de sa mère et la mère est rajeunie par la grandeur du Fils. Aucune clef n’ouvre la porte des cœurs de ces piétas remplies d’amour. Les trousseaux fusent ; aucun ne sert. Seules les paroles christiques et les regards d’enfant peuvent enfreindre le blindage de l’Immaculée conception. Une sincérité avait parcouru l’église. Un homme empierré levait les bras et récitait des cantiques au soleil. Et Jésus souriait.
- Maître, avez-vous vu mon frère, demandai-je, tout imprégné de terreur et d’espoir.
- Maître, avez-vous vu ses frères, demandèrent les médiateurs et les têtes couvertes d’une mitre. Car chacun avait vu mon visage de lépreux et chacun savait que mon cœur lui-même était en lambeaux. Un silence se fit. Le vide des lieux réapparut. Le Christ sembla évaporé. Un vent glacial fendit l’air. Je crus qu’il allait me déchirer.
- Ton frère intercède pour toi, parla le vent.
La voix n’était pas assez charnelle pour que sa pureté étonne. C’était une voix d’élément – de montagne, de vent, la voix des nuages immobiles. Et je reconnus que c’était la voix du Saint Esprit. Des lueurs suivaient le vent sur les dalles, dans les allées, parmi les piliers et sur les surfaces des vitraux.
Je reconnus, derrière son casque et sa robe de fer, la Sainte ultime des Français. Elle souriait à l’Europe en tenant son épée. Elle semblait radieuse, ouverte à l’avenir, offerte au glaive de demain.
Des coups retentirent. C’était vers la sacristie. Je courus. J’avais peur de perdre des membres en m’agitant ainsi. J’arrivai dans la pièce mystérieuse, qui était à moitié découverte. Les barbares, la veille, avaient arraché le toit. Une chaise, une colonne, une porte dérobée. En haut, moitié de plafond, moitié de ciel. En bas, les dalles et toute la poussière du monde qui ondulait dans un bruissement. Je regardai autour : qui avait frappé ? Personne n’apparaissait. Le bruit s’était tu.
- C’est moi, mon frère.
Je fus pétrifié. C’était la voix de Thierry.
Je ne pus m’empêcher : je poussai un râle, un gémissement de gisant.
- Mon frère !
- Ton frère.
- Où es-tu ???
Cette, fois, j’avais crié avec rage. Et je recommençai : où es-tu ? où es-tu ? où es-tu ?
J’étais fou. Sa voix ! Cette voix ! Pourquoi résonne-t-elle encore ? Il est mort ? Il n’est pas mort ? Pourquoi ?? Pourquoi !
- Calme-toi, mon frère.
Il avait parlé à nouveau. Oui, je me calmerai, Thierry. Je tâchai de respirer, je m’accrochai à mon manteau. Je m’appuyai contre le mur de la sacristie vandalisée. J’aperçus dans l’église la lumière d’un lustre appuyé debout sur la dalle. Cette lumière m’apaisa : la lumière existe. Je vois toujours. Je distingue. Je ne suis pas mort.
- Tu as donc peur de la mort ?
- Hein ??
Il rit.
- Tu es disloqué comme un trop vieux cheval. Ton corps se décompose. Ton cœur halète, sanglant de souffrance. Les hommes ont pourchassé le frère que tu aimais, ils détruisent les lieux de ta culture. Et tu as peur de la mort.
- Où est le Christ ? L’as-tu vu ? Il était là tout à l’heure. Il m’a parlé dans l’église.
- Il se repose. Je suis venu te voir. Ne t’inquiète pas.
Je fis quelques pas.
- Comment se fait-il que je t’entende ? Tu es mort. Ils t’ont tué.
- Tu m’entends parce que tu as ouvert les yeux. Cette nuit, ou hier, ou aujourd’hui, à un moment tu as ouvert les yeux.
Je ne compris pas. Je ne me souvenais pas. Je marchais dans l’église et le froid de la demi sacristie s’éloignait dans mon dos. Mes os glacés me faisaient moins mal, bien que je les sentisse tous distinctement se tordre dans l’effort. Marcher devenait héroïque.
Puis j’arrivais face à deux portes, deux chemins qu’éclairait un halo de lumière virginale. Une étrange hésitation se fit sentir. Je sus qu’une de ces portes serait ma destinée.
Laquelle choisir ? Se demandait mon cœur.
- L’une mène à Dieu ; l’autre à Satan, fit la voix de mon frère.
- Et comment savoir ?
- On ne sait pas avant.
- Et si on se trompe ?
- On ne se trompe jamais.
C’était trop dur. Je m’arrêtai. La fatigue me prit. Les deux portes me faisaient face, le halo de lumière avait dessiné un tapis de roi pour mon passage. Je n’irai pas, pensais-je. Je vais rester mourir ici. Ils m’emmèneront où ils veulent. Moi, je ne choisis pas comme ça, sans rien savoir.
Les minutes passèrent, peut-être des heures. Aucune voix n’avait brisé le silence, ni celle de mon frère bien aimé, ni celle du Christ, ni aucune autre voix.
Quand mon corps arriva de l’autre côté de l’épuisement, j’entendis ma voix réclamer :
-Seigneur, mon maître, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Aussitôt mon frère apparut, dans un linge blanc, par une des deux portes. Mes yeux brouillés par l’exténuation avaient mélangé les deux portes en une et je ne sus par laquelle il apparaissait.
- Thierry. Te revoilà.
Je me sentis sourire. Il tendait les mains, comme une image sainte.
Je tendis les mains aussi, vers lui.
- Thierry. Moi aussi je meurs. Pourquoi le Christ ne revient pas ?
- C’était moi.
- Toi !
- Je reviens souvent. Tu as été le frère du Christ et je vais te prendre dans mes bras pour te remercier.
- Toi ? Tu étais le Christ ? Mon frère Thierry ?
- Moi, je suis le Christ et j’ai eu beaucoup de prénoms depuis le début du monde.
- Mais tes coups ? Tes colères ? Le vol du vélo ? L’enfant de Sandra ? La… La…
- C’est toi qui ne m’as pas reconnu. Tu as ouvert les yeux hier, ou cette nuit, ou aujourd’hui. Depuis que la guillotine m’a tué tu as pensé à moi comme on pense au Fils éternel. Tu as retrouvé la foi de ton enfance, quand tu m’aimais envers et contre tout.
- En grandissant, Thierry, j’ai…
- Il ne faut jamais accepter de grandir.
Ses bras m’enveloppèrent. Ainsi j’avais vécu une vie d’homme, triste et morne, avec pour frère humain, Notre Seigneur Jésus Christ. Nous nous étions peu vus dès l’âge adulte, et l’ochlocratie l’avait condamné à l’échafaud, comme tant d’autres. J’avais suivi son histoire à travers la presse haineuse qui sévissait, cachant mon visage en lambeaux depuis que l’hospice qui nous enfermait, moi et mes compagnons de misère, avec tombé sa surveillance. J’avais marché vers le lieu où la tête de Thierry était tombée. J’avais ressenti à nouveau l’amour fraternel et l’admiration de l’enfance… Et J’étais entré dans l’Eglise blessée, désertée. Et Thierry était venu me chercher. Et Thierry était le Christ, et le Christ était Thierry. Et j’allais rentrer dans la mort comme j’était venu au monde : faible, peureux, accompagné.

Edith de Cornulier-Lucinière - Ecrit dans la nuit du 17 au 18 avril 2009

 

En pédéhaif : Toute la poussière du monde illustré par des photos de Sara

 

vendredi, 10 décembre 2010

être transportée

(un billet de Mavra Nicolaievna Vonogrochneïeva)

 

Le train à l'arrivée à la gare Saint-Lazare. Le bateau entre Quiberon et Houat. La vie d'une femme transportée. Où sont les chemins que ne connaissent pas les gestionnaires des flux ?

Carlingue, eau écumeuse, rails, béton, la vie quotidienne est belle quand même.




mardi, 07 décembre 2010

Le ministère des libertés

Mois de novembre de l'an 2010, une affiche, gare Montparnasse...

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J'ai pris cette photo avec mon HTC androïd.

"Surveillant pénitentiaire, Quelle société peut se passer de nous ?" demande l'affiche.

Une société qui n'aurait pas de "ministère des libertés", répond le passant qui ne dira rien, car il a lu une nouvelle d'un Allemand déprimé intitulée "Mein trauriges Gesicht". L'histoire d'un homme arrêté et emprisonné parce qu'il n'a pas l'expression du visage souhaitée par l’État.

"Le respect au cœur de notre métier", poursuit l'affiche. Alors faut-il se battre avec Yves Bonnardel pour un monde sans respect ?

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Lien vers le Ministère de la Justice et des libertés

samedi, 04 décembre 2010

Estelle au mois d'avril

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Photo de Sara

 

(Un billet d'Edith)

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Avril, 2077. La lumière de la journée, belle et étrange, emplit la pièce d’un rêve langoureux. Estelle Claris, tranquillement assise à sa table, se laisse glisser dans un océan de visions bleues comme les vagues qui roulent en bas de l’hôtel, sur la plage de sable blanc. A quarante-huit ans, elle songe aux années de jeunesse qui lui restent à vivre, dans une insouciance aventureuse… Elle se demande si lorsque vers soixante ans, quand l’âge d’avoir des enfants et une activité d’auto-définition sonnera, elle aura l’indépendance d’esprit de poursuivre sa course à l’instance, ou si, comme ses aînés, elle ensevelira ses rêves dans une mise en couple raisonnable, doublée d’une activité d’auto-définition bien définie. 

Les vingt premières années de son enfance, Estelle les a vécues dans la plus haute capitale du monde, à La Paz. Lorsque ses pères se sont séparés, dans un fracas de larmes et de disputes, sa vie s’est scindée en deux, et elle a quitté La Paz pour toujours. Désormais partagée entre Lhassa, ou son père normatif Francis s’était réfugié, pour demeurer dans une atmosphère de montagnes qui correspondait au cheminement naturel de son karma, et Moscou, ou son  père nourricier Sylvain s’était installé avec son nouvel amant Sergueï, Estelle avait appris à oublier la douleur d’un paradis perdu dans le rêve. A trente ans, elle s’était engouffrée dans une adolescence de type B1, et on l’avait envoyé dans une école privée à Vienne, les écoles de l’ONU pour adolescents de classe B et C ayant à l’époque très mauvaise réputation. Elle y avait terminé sa scolarité à l’âge conseillé, et à quarante ans, son certificat d’émotionalité régulée en poche, elle avait décidé avec trois amis de claquer toutes ses allocations de jeunesse à parcourir le monde. Ses pères ne tentèrent pas de l’en empêcher. Conscients d’avoir frôlé la ligne du viol moral au moment de leur séparation, aucun des deux ne voulait entamer le psychisme de leur fille en détournant son projet personnel, même si un tel dévergondage citoyen les effrayait. Francis, de Lhassa, et Sylvain, de Moscou, l’avaient donc soutenue dans ses voyages, et Estelle avait parcouru la planète et le ciel Ouest quelques années. Elle était partie accompagnée de Karim, Inti et Tristana, mais au cours de leur exploration du monde le quatuor s’était  séparé. Karim avait eu une crise d’angoisse sur le satellite artificiel Race, et n’avait pas voulu sortir de l’hôpital même après l’autorisation du centre d’éthique de Race. Estelle, Inti et Tristana s’étaient donc résignés à laisser leur ami. Ils avaient continué leur aventure ciel Ouestiènne, pour rejoindre la planète en Inde. A Bombay, Inti était tombé amoureux d’une adolescente de trente-deux ans. Ils avaient eu une liaison, et Inti avait été interné en hôpital religio-psychiatrique. Estelle avait voulu l’attendre quand Tristana insistait pour continuer le périple, considérant qu’Inti ne méritait plus ni le titre de citoyen, ni son amitié. Estelle était alors restée à Bombay, mais Inti n’obtenait pas le droit de sortir. Lorsqu’on le transféra au centre de déracisme, sa liaison ayant été analysé comme une façon de mépriser l’ethnie de l’adolescente, il avait même été interdit de visite. Estelle s’était alors résolue à reprendre la route seule. Et c’est à partir de ce moment qu’elle avait entamé sa quête de l’instance.

 

Aujourd’hui, il est difficile pour Estelle de ne pas ressentir de tristesse en se remémorant ces années post-écolières. Elle n’a plus jamais eu de nouvelles de Tristana, mais Karim et Inti sont tous deux parvenus à se créer un cadre cohérent, pour une vie douce et libre. Pourtant, les relations sont difficiles entre tous les trois. Sans doute, les expériences hospitalières des deux jeunes hommes les ont marqués plus qu’Estelle ne peut le comprendre, érigeant une fumée de silence et d’insécurité entre eux. Estelle, elle, n’a pas eu à affronter ses manquements et ses errances : sa capacité à fuir dans le rêve et à voiler le rêve sous un regard bleu et vide, sous un sourire frais et ouvert, lui ont évité les désagréments de la rééducation. Elle le sait, et elle s’en félicite. La lumière du jour continue à bercer ses songes ; le roulement des vagues monte à sa fenêtre et la peau d’Estelle se tend, énervée par le désir d’eau. Elle se lève et appuie sur le programme café-matin de la machine de consommation boissonale. Un café tombe, bien chaud, bien serré, bien odorant. Estelle le savoure en fumant une cigarette de respiration mer salée. Debout à la fenêtre, elle contemple les vagues, dans un étrange sentiment mélangé de douceur et de solitude.

Le rivage et ses arbres sont beaux dans le matin. Estelle descend les escaliers, sa planche de surf sous le bras. Elle croise le gérant de l’hôtel.

-        Encore du surf, Humain Claris ?

-        Heu… Oui, je vais surfer un peu. A tout à l’heure, Humain Dupont.

Estelle a un soupir un peu agacé. Un A3, celui-là, se dit-elle avec un petit sourire. Elle déteste les A3. Elle s’en veut un petit peu de ce racisme affectif, mais sa solitude l’a habituée à penser franchement, et elle ne parvient plus ni à refouler, ni à exorciser ce sentiment de mépris et de rage contre les A3. Sur la plage, un vent tiède lui caresse le visage et les cheveux. Elle tourne le dos à l’hôtel Dupont, se déshabille, et marche, de son étrange démarche de pouliche, vers les vagues.

 

Estelle surfe. Elle rame, se lève, glisse, glisse, glisse, s’effondre dans un jaillissement d’écume quand la vague meurt, et rame à nouveau, se lève, glisse, glisse, glisse… Si, un jour, ses pensées sont découvertes, ou si ces salauds de pays très alignés font passer leur loi à l’ONU, sur l’activité d’auto-définition forcée, alors elle sait ce qu’elle fera. Un matin comme les autres, elle ira surfer comme d’habitude, et s’engouffrera dans un rouleau d’eau pour ne plus remonter vivante. Pour l’instant, Estelle surfe, elle oublie ses soucis, elle oublie les pays très alignés et elle oublie les humains A3. Elle rit, les pieds sur la vague et les cheveux dans le ciel, et les rêves d’avenir naissent à l’horizon, dans le soleil ovale.

Trois heures de surf. La biomontre d’Estelle vient de clignoter, pour la troisième fois depuis qu’elle est entrée dans l’eau. Il est temps de rentrer. Estelle, allongée sur sa planche, les yeux clos, se laisse bercer par les vagues jusqu’au bord.

Le sable tiède l’accueille agréablement. Estelle ouvre les yeux ; devant l’hôtel Dupont, trois camions de Solidarité stationnent. Des solidaires en uniforme attendent au seuil du bar de l’hôtel. Estelle se lève et plisse ses yeux pleins de sel. Un léger sentiment de malaise s’empare d’elle. Les solidaires regardent tous dans sa direction. Elle enlève le sable de sa planche et regarde à nouveau vers l’hôtel. C’est bien elle qu’on observe. Debout au milieu des solidaires, les bras croisés, l’humain Dupont la regarde aussi, d’un œil de traître. Toute sa silhouette est fuyante. Voyant son crâne imperceptiblement baissé comme pour recevoir une caresse d’un éventuel veilleur du ciel, voyant ses jambes et ses bras, bien que fermes, animés d’une mollesse fourbe, Estelle devine…

Comment a-t-elle pu croire qu’on la laisserait claquer ses dernières allocations de jeunesse dans un lieu tranquille, à danser chaque jour, des heures durant, avec les vagues de la plus belle poubelle de la planète ?

Impossible de fuir. Les solidaires l’attendent sans impatience. Ils bloquent toutes les issues de la plage. Elle n’a plus qu’à les affronter ou à retourner à l’eau. Elle sait qu’ils attendront qu’elle en ressorte… S’engouffrer dans un rouleau d’eau pour ne plus remonter vivante… Mais, parmi les solidaires bleu-casqués, Estelle distingue des sauveteurs. On ne la laissera pas se suicider.

Elle ramasse sa planche et remonte lentement la plage ; le sable se dérobe sous ses pieds nus. Une immense peur l’agrippe.

Pourquoi apprend-on à l’école que la peur a disparu de l’ère terrestre au début du vingt et unième siècle ? Même les citoyens des pays en voie d’alignement ne la connaissent plus. La peur, la colère, et la perversité… Les trois ennemis que l’humanité a enfin terrassés. Pourtant, à chaque pas qui la rapproche de son comité d’accueil, n’est-ce pas la peur, qui accroche son ventre et cogne son cœur ?

 

2

-        Humain Claris.

-        Oui, Humain solidaire.

-        Vous avez votre biofiche de citoyenneté ?

Estelle tend son poignet.

- Désactivez votre montre, je vous prie.

Estelle porte la main à son oreille. Elle masse le lobe, jusqu’à ce que la biomontre s’endorme.

Le solidaire est bienveillant. Il sourit. Le timbre de sa voix, doux et équilibré, reflète une grande sincérité. Estelle essaie de ne pas trembler ; il est C1, elle en est certaine. Face à sa conscience citoyenne, sa profonde bienveillance, elle sait qu’elle est perdue : il va vouloir la sauver.

-        Vous tremblez, Humain.

-        J’ai froid.

-        Vous vous faites beaucoup souffrir en vous baignant ainsi ?

-        Non, Humain solidaire. J’aime surfer. Mais mes habits sont dans ma chambre, et j’aurais besoin de me couvrir.

-        On m’a dit que vous surfiez beaucoup.

Estelle cherche du regard. L’humain Dupont, à quelques mètres, fait semblant de regarder la mer.

-        Oui, Humain, je surfe beaucoup.

-        Cela vous fait du bien, n’est-ce pas ?

-        Oui.

-        Cela vous soulage ?

-        Euh… Non…

-        Cela ne vous soulage pas ?

-        Euh… C’est à dire, je n’ai pas besoin d’être soulagée.

-        Vous n’avez jamais besoin d’être soulagée ?

-        Euh… Si, bien sûr.

-        Faites vous régulièrement le point chez un conseiller en trajectoire de vie ?

-        Oui. Oui, de temps en temps.

-        Pas plus que ça ?

-        Si, quand même. Quand même assez souvent.

-        Vous éprouvez le besoin de le faire souvent ?

-        Non, enfin… Régulièrement. J’aime… J’aime les choses équilibrées… Les choses régulières…

-        Vous sentez que vous avez besoin d’équilibre ?

-        Non, enfin, pas spécialement. C’est à dire… Comme tout le monde… Je me sens comme tout le monde.

-        Vous savez que vous ne menez pas la même vie que tout le monde ?

-        Non. Si… Si, je sais.

-        Votre fiche ne porte pourtant pas la mention Originalité.

-        …

-        Vous recevez vos allocations jeunesse ?

-        Oui, Humain.

-        Et dans deux ans, quand cela s’arrêtera, que ferez-vous ?

-        Je… Je choisirai une activité d’auto définition.

-        Vous ne l’avez pas encore trouvée ?

-        Non. Je suis un peu attardée.

Merde ! Se dit-elle. Une phrase de trop. Sa fiche technique ne porte pas la mention Humour, et pourtant, ce petit humour sarcastique risque toujours de la perdre.

-   Vous pensez que vous êtes attardée ?

-   Je disais ça pour rire.

-   Mais vous n’avez pas ri.

-        Je… Enfin, intérieurement, j’ai souri.

-        Et vous n’avez pas pu l’extérioriser, ce sourire ?

-        …

-        Vous surfez six heures par jour, d’après ce que je sais.

-        A peu près.

-        A peu près ? Je crois que vous surfez six heures par jour. Vous souffrez peut-être d’une trop grande osmose avec les éléments naturels ?

-        Je ne crois pas.

-        Vous pensez pouvoir choisir votre activité d’auto définition en surfant ?

-        …

-        Dans quelques années, vous recevrez vos allocations d’adulte. Les emploierez-vous à surfer ? Ou à participer à la créativité humaine ?

-        La deuxième solution.

-        Vous vous en sentez capable ?

-        Oui.

-        Quelle autosatisfaction, Humain Claris. Vous êtes très différente du reste de l’humanité, alors. La plupart des gens se savent à la merci de leur part animale. Vous savez, je pense que vous devriez passer un peu de temps dans un centre de réflexion, entourée de psychiatres et d’humanistes. Mais vous seule pouvez prendre cette décision. Ne vous sentez pas forcée. Ce que je veux que vous sachiez, c’est qu’une trentaine de personnes ont signé pour votre décitoyennisation. Ce processus est donc en cours, sauf si vous choisissez de vous soigner.

La décitoyennisation, cela signifie la désallocation. Et sans allocation, personne ne vous accueillera nulle part. Vous n’avez plus qu’à rejoindre un centre de décitoyennisés, pour y vivre jusqu’à la fin de vos jours, à moins que vous ne travailliez sans relâche à devenir à nouveau un citoyen. Estelle ne pourrait jamais le supporter, elle le sait.

-        Je vais me soigner, Humain solidaire.

-        Le camion qui vous emmènera au centre de soins vous attend.

-        Cela ne peut pas attendre quelques jours ?

-        Non.

-        Je… Je vais m’habiller, Humain.

-        D’accord, Humain Claris. Nous vous attendons.

Estelle s’éloigne en tremblant, sans se retourner. Elle sait que l’homme l’observe avec compassion. Elle n’a pas crié ; elle ne s’est pas révoltée. Elle n’a pas fait montre d’une paranoïa aiguë, évitant ainsi la mention dangerosité sur sa biofiche, et l’internement psychiatrique. Elle connaît l’histoire de cet homme qui avait raconté, lors d’un dîner de voisinage, qu’il ressentait de temps en temps de la colère. Après dix ans d’une médicalisation à outrance dans un institut de sauvetage de l’ONU, il était redevenu libre, mais on avait dû lui greffer un système affectif artificiel, car il avait perdu la faculté d’éprouver des émotions. Estelle, cela fait bien longtemps qu’elle n’éprouve presque plus rien. Mais le plaisir de glisser sur les vagues… De l’eau contre sa peau… Et de l’extase dans le tube, quand la vague se referme sur elle et qu’elle hurle dans le couloir d’eau… C’est sa raison de vivre, la réalisation ultime de sa quête de l’instance. Cela, elle ne peut y renoncer.

Estelle, la planche sous le bras, encore ruisselante de gouttes salées, monte seule le petit escalier de bois qui mène à l’étage des chambres.

 

Sa chambre l’accueille comme si rien ne s’était passé. Le bois du vieux plancher, le blanc des murs, la paille des chaises et l’appel de la machine de consommation boissonale. Un rayon de soleil oscille entre le lit et la cabine d’hygiène.

Non. Elle n’ira pas au centre de réflexion. Elle ne veut pas des humanistes et des psychiatres. Elle veut ses rêves ; ses rêves et ses vagues.

Elle pose sa planche contre un mur, enfile un pantalon et s’allonge sur son lit. Elle le sait, elle n’a que quelques minutes devant elle. Si elle ne descend pas, on montera la chercher. Et si elle refuse de partir, c’est la décitoyennisation immédiate. A l’époque où le suicide n’était pas encore interdit, ou plutôt, à l’époque où l’on pouvait se suicider sans que sa biofiche se mette à sonner, la situation aurait été difficile, mais solvable.

-        Humain Claris !

-        Merde, murmure Estelle.

Affolée (la peur n’existe pas, j’ai peur, donc je ne suis pas), Estelle se lève, et vacille.

-        J’arrive !

Mais elle ne bouge pas ; elle le voit.

Dans le coin de la chambre, il est là ; il attend. Bien sûr, il est inutile : on la rattrapera dans la minute. Mais il est l’ultime espoir. L’ultime tentative de liberté.

Estelle y accroche sa planche, l’enfourche et le met en mode silencieux.

-        J’arrive ! crie t-elle à nouveau.

Elle démarre et s’élève devant la fenêtre ouverte.

Un. Deux. Trois.

Estelle s’envole de l’hôtel Dupont, accroché à son scooter des airs comme au baiser de la mort.

 

3

Un simple coup d’œil en bas : les solidaires et les sauveteurs sont toujours devant la porte de l’hôtel, et l’humain Dupont leur sert des cafés. Estelle relève les yeux ; accélère ; accélère ; elle s’élève et s’éloigne, les yeux fixés sur l’horizon. Elle n’a pas le courage de regarder en arrière. Elle attend de s’enfoncer dans les nuages pour mettre le scooter en mode bruyant. Avant de s’engouffrer dans un nuage, elle ose un regard en arrière. Pas de poursuivants. Un regard circulaire. Pas de veilleurs du ciel. Il est impossible de leur échapper, il faudra mourir ou retomber entre les mains, ou plutôt entre les cerveaux des humains. Mais, chaque seconde de vol est une rencontre avec le ciel, avec la liberté.

Le scooter des airs danse dans les nuages. Tout est blanc. Des aires bleues apparaissent à travers la mousse blanche : le ciel pur, en haut ; et l'océan, en bas.

Les nuages étouffent le bruit du moteur et Estelle chevauche son scooter avec fougue, la passion au corps. Les champs de nuages s'étendent au loin. Estelle les traverse à une allure folle, et soudain sa bouche s'ouvre, ses poumons s'élargissent et un hurlement, un rugissement s'élève au creux de ses hanches, emplit son corps, et transperce les nuages. Estelle n'a jamais hurlé si fort, dans aucune vague, dans aucun rêve. Puis sa voix meurt et Estelle sent et voit ses bras minces trembler sur les poignées de son scooter. Le froid l'envahit. Le couloir de nuages finit ; l'océan et le ciel, bleus comme les yeux d'Estelle, bleu très scintillant, lui brûlent les yeux. Le bruit du moteur se fait à nouveau entendre, aussi assourdissant que les nuages qui l'assourdissaient. Estelle baisse les yeux. En bas, sur l'océan, à quelques centaines de mètres au dessous d'elle, une dizaine de navettes sont déjà là, remplies de solidaires et de citoyens qui attendent Estelle. Elle relève les yeux, prête à fuir au plus haut du ciel. Elle tire sur l'énergie de son scooter comme jamais. Elle crève le ciel, loin des vitesses maximales autorisées. Le soleil, frère et ami, l'appelle tranquillement. Oui, il la prendra. Oui, il lui brûlera les yeux, et la peau et les poumons, et jamais, jamais plus Estelle ne retournera chez les humains. Merci, soleil, pense Estelle, les lèvres entrouvertes, éblouie par cette promesse solaire de délivrance et par la vitesse effrayante de son scooter des airs.

 

Plus que quelques kilomètres. Plus que quelques petits kilomètres et le soleil accomplira sa promesse. Estelle fonce, elle file, dans un ciel tiède et doux, quand derrière elle, insidieusement, elle sent grésiller le bruit d'un moteur. Le bruit de plusieurs moteurs. Dans un espoir inouï, Estelle sollicite son scooter et donne une ruade. Plus vite ! Plus haut ! Elle sent son scooter faiblir, flancher. Le bruit de moteur s'approche. Elle se retourne : le bruit de vingt moteurs au moins. Ils sont au moins vingt. Vingt solidaires armés de lances endormisseuses, casqués, en rang, qui la rattraperont dans moins d'une minute. Estelle doit faire son choix, elle a à peine une minute pour faire son choix. Les solidaires se rapprochent sur leurs scooters de l'ONU. En haut, le soleil est trop loin. Il a menti. Il ne pourra pas la prendre. En bas, Estelle distingue des vagues, qui tissent et délissent la surface océane. Et les navettes des solidaires et des citoyens volontaires.

Estelle entrevoit le point de rencontre entre le ciel et la mer : l'horizon lui donne courage et liberté. Dans un rire magnifique, elle lâche tout. Elle lâche sa tension, elle lâche sa conduite, et laisse le scooter tomber.

La chute est fulgurante, d'une très lente rapidité. Estelle se retourne juste une fois. Les motards assistent, impuissants, immobiles dans le ciel, tous penchés vers elle. Parmi ces visages honnêtes et équilibrés, un seul l'appelle, retient son attention. En un regard de quelques secondes, ou quelques instants, Estelle et lui se rencontrent. C'est un inconnu. Il est équilibré, mais ses lèvres tremblent derrière son casque. Son regard est rempli d’admiration et de fraternité. Il l'approuve. Le cœur battant, Estelle sent qu’ils tombent amoureux. Soldat à l’invisible rébellion, il lance des flammes de vie par chacun de ses yeux. Estelle soutient ce regard ami, jusqu'au choc.

Le scooter est tombé dans la mer. Estelle tient toujours les poignées, ses jambes l'enserrent. Elle s'accroche au scooter, et laisse la mer l'entourer, l'envelopper et l'emplir. La liberté est enfin là. Elle est bleue, verte et profonde. Estelle descend dans la liberté, avec la solennité d’une mariée.

Dans un ultime sourire bleu, Estelle s’offre une prière : faites, O mes fonds océans, faites qu’ils ne retrouvent jamais mon corps.

 

 Edith de Cornulier Lucinière, 2002