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Livre I Ouverture de la nuit opale

I Le froid

 

Le froid descend dans l'après-midi grise. Aux abords de la clinique, l'air est calme. Une riche voiture attend devant les vitres coulissantes de la clinique. Un enfant va naître.

C'est la seule ville digne de ce nom dans cette région perdue, où la campagne, difficile à coloniser, s'étend de la mer aux montagnes. La région est un refuge pour ceux, riches et célèbres, qui veulent quitter le tourment du monde. Mais si nous fuyons les tourments, eux ne nous quittent jamais. Ils nous poursuivent jusqu'à ce que nous les embrassions contre notre cœur. C'est ce que quelqu'un découvrait, recroquevillée dans un lit, au fond d'une chambre de la clinique. La brume enveloppait le bâtiment moderne perdu aux confins de la ville, au bord de la nature.

Sur le parquet, un poème froissé gît. Il fut envoyé à une infirmière par un frère qui vit loin et qu'on n'a pas vu depuis longtemps. Le papier est tombé de sa main. Elle pleure en nettoyant des ustensiles. Elle sait que la personne étendue dans le lit souffre aussi. Communion de deux étrangères.

N'écris pas ces mots doux que je n'ose plus lire : il semble qu'un baiser les empreint sur mon cœur. Je n'irai plus à l'autel du Dieu qui réjouissait ma jeunesse.

 

II Le vent

 

L'histoire s'ouvrit dans un joli village, perdu dans l'immensité du ciel, au bord d'un océan bordé de sable. Le soleil se couchait sur la mer scintillante ; sur les kilomètres de dunes ; sur les maisons basses. Au-dessus de l'étendue d'océan, les mouettes dansaient dans l'incendie du soir. Elles hurlaient. Nul bruit d'homme ne troublait cette fête quotidienne. Seuls le silence et le bruit : le chant raclé des vagues qui venaient de tellement loin mourir majestueusement sur le fini du sable, ponctué des cris de guerre des mouettes en transe. Les grands oiseaux attendaient sur la plage.

Depuis plusieurs siècles, le village et ses alentours n'avaient pas changé d'âme. Malgré les changements infligés par le temps et les mains d'hommes, le territoire, qui s'étendait sur cinq kilomètres depuis les hautes collines jusqu'au rivage, était chargé d'immémorial. L'hiver n'y était jamais glacial ; il se contentait d'être purificateur. Entre le printemps chatoyant qui arrivait et l'été lourd qui s'en était allé, les lieux et les êtres s'abstenaient de se parer de gel et de se pâmer transis. Ces mois froids et clairs semblaient un espace blanc traversé de rayons de soleil pâle. La pluie tombait avant l'aube ou après le coucher du soleil pour nettoyer les éparses traces de pas qui avaient sali le chemin des dunes. Laissés libres par les humains du village, chiens et chevaux paraissaient l'hiver à moitié sauvages, courant avec bonheur dans les dunes et les landes, errant à la tombée du jour aux abords des maisons pour demander la pitance –eux qui l'été redevenaient animaux sages des prés clos et des cours d'étable.

Là, il était difficile d'imaginer que la planète terre a été dépouillée de toute sa sauvagerie, de sa grande nature vierge et majestueuse ; que la mer bleue et profonde, grise et furieuse parfois, put être la grande poubelle des déchets du monde civilisé ; que des milliards d'êtres humains grappillaient chaque jour les derniers espaces purs pour les coloniser, les posséder, les disséquer, les analyser, les transformer, les meurtrir... Les regretter. Là, tout paraissait suspendu, entre ciel et terre, entre montagne et falaises, entre toits de chaume et dunes, et les nuits se succédaient chargées d'étoiles et de présages. Les dieux prononçaient encore des sentences écrites en marées d'astres dans le noir du ciel nocturne ; les enfants croyaient en l'infini du monde et de la terre, et les adultes, en sa virginité. Le vent venait souvent de loin, de très loin ; mais les histoires qu'il apportait enroulées dans son manteau roulant et grondant arrivaient déformées, et se mêlaient aux mythes ancestraux pour mieux dissimuler la vérité de la réalité des lointaines cités effrayantes, dont chacun imaginait à sa guise la configuration, l'atmosphère et l'organisation.

Le vent venait.

Ce jour là, le vent n'était pas venu par les terres, traversant les continents, mais par les mers, voguant sur les flots, puis s'élevant très haut dans les cieux, enfin redescendant planer au ras des vaguelettes, participant aux tempêtes et sifflotant aux oreilles des îles, des atolls et des bateaux. Il arrivait joyeusement, se rapprochait de la côte, et devinait déjà ce petit village bordé de sables et de collines. Il pressentait la fête et se hâtait doucement.

Le vent léger, presque indéfinissable, prit la route des dunes. La grande route à moitié de terre battue, à moitié bétonnée, qui menait au tranquille petit lieu de vie humain. Il était seul sur la route ; il avançait lentement. Il faisait danser les feuilles des arbres qui bordaient la route des dunes. Il caressait les lapins et les écureuils qui couraient dans les landes éparses. Il suivait la route, en flânant de temps en temps.

Le vent venait.

Le vent savait faire peur. Il était le grand ennemi du territoire, surtout des hommes. Pourtant, ce soir, il ne paraissait pas méchant ; il ne voulait pas faire peur. Il semblait joyeux, guilleret. A moins qu'il ne tourne et se fâche d'un coup, il ne troublerait pas la fête. Les bêtes dans les bruyères le saluaient. Il poursuivait sa route. Il se déployait, s'avançait résolu vers le village blanc. Bientôt, il en atteignit l'orée. Chargé des odeurs de la mer et du large, il s'engouffra entre les premières maisons de bois brut et fit tranquillement irruption sur la grand-rue.

Le long de la grand-rue, jolie cicatrice de macadam bordée de fleurs et d'herbes folles, s'élevaient humblement des maisonnettes d'un ou deux étages, peintes de toutes les couleurs pâles du temps, aux volets bien entretenus, aux lumières accueillantes. La grand rue du village, à cette heure avancée de l'après midi, battait son plein, c'est à dire qu'une cinquantaine de petits humains l'emplissaient de leurs rires, et leurs jambes affairées la traversaient par petits pas rapides. Les bras aussi étaient affairés, accrochant des lampions, installant de grandes tables à tréteaux qui faisaient ainsi se rejoindre les maisons de chaque côté de la rue. La fête se préparait, une fête bien différente de celle qui s'accomplissait tous les soirs au bord de mer, pour le coucher du grand dieu jaune, mais tout aussi colorée, calme et tranquille. Une fête bienveillante, en somme. Soudain les gestes se suspendirent, les mots moururent. Les nez, les truffes humèrent l'air, surpris.

Le vent était venu.

Les gens l'accueillirent gentiment ; c'était un vent ami, incapable de gâcher la petite fête. Ils le laissèrent gambader dans les rues et sur les toits, et furent ravis qu'il fasse flotter les fanions et les lampions. Il portait même les odeurs des plats de l'extrémité de la rue, pour les emmener de l'autre côté, où elles se mélangeaient avec les desserts, faisant un splendide concert d'odeurs – les chiens et les enfants remuaient la queue et tapaient dans leurs mains, tout excités par le festin qui s'annonçait.

Les postes de radios et de télévision, dans les salons des maisons, reflétaient la fête qui avait lieu dans tout le pays, grandiose, comme le montraient les images du président du pays et de ses ministres, marchant heureux sur les grandes avenues, et les défilés de militaires et de pompiers.

Le village, à l'instar du pays entier, avait dressé les drapeaux et les nappes aux couleurs de la patrie, et chacun maintenait son regard une bonne partie du jour, laissant les autres loisirs et délaissant les travaux, pour suivre avec une concentration implacable, sur le petit écran du salon, les évolutions des organes officiels de la nation, en ce jour international de la paix, où les pays du monde, dans un paradoxe d'une touchante cruauté, affichaient en même temps que leur volonté de paix la grandeur et l'entretien régulier de leurs armées.  

 

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vendredi, 13 janvier 2023 | Lien permanent

La tourelle du hibou

 Ondine Frager

Le temps passe, madame. Et bientôt ce que nous sommes ne sera plus qu'un souvenir qui s'efface. Comment conjurer l'impression vertigineuse que la vie nous traverse sans que nous ayons prise sur elle, ni sur nous-même ?

Enfant, j'avais songé à transformer la face du monde ; la tâche m'ayant effrayée, j'ai préféré une autre mer à boire – la mer des livres.

Lire, l'antidote au temps.

Ce soir, alors que les feuilles de tilleul rabougrissent au fond de ma tasse, je suis le fil de mes souvenirs de lecture. Dans la pénombre d'une petite pièce aux tentures rouges, au son de la musique malienne lancinante et paisible, je rencontre des livres compagnons, sans lesquels je ne parlerais pas à la même personne, lorsque je parle seule.

Du plus loin qu'il me revienne l'ombre de mes amours anciennes... Je revois les maisons de Dame-Souris. Ce charmant album destiné aux enfants et prisé des architectes en quête d'inspiration, expose les créations architecturales - des maisons individuelles adaptées au client - d'Héloïse la souris. On y admire le château du cochon, l'antre du renard, la maisonnette de l'ours, la villa souterraine de la truite, et tant d'autres.
Ma maison préférée, c'était celle du hibou. Installé dans une tourelle en plein ciel, il a vu sur la forêt, peut-être la mer scintille-t-elle au loin sous le tapis d'étoiles. Hibou peut scruter les mystères du ciel au moyen de la lunette d'astronome posée devant la fenêtre.
Les maisons de Dame souris, c'est un livre empreint d'une profonde paix, qui invite à la rêverie structurée, en quelque sorte, et créée, pour l'avenir (si on le lit à l'âge de l'enfance) des nostalgies infiniment langoureuses.

(Sur les maisons de Dame souris, quelques webécrivains se sont exprimés :

Comme avant dans mes rêves d'enfant

Lili l'archi)

Je poursuis ma route mentale à travers mes souvenirs, et je rencontre Le cheval blanc de Suho. Celui qui contient les illustrations d'Akaba - car les nouvelles éditions sont beaucoup moins belles ! Quel artiste, que cet Akaba - Suekichi Akaba ! Sur ce conte mongol de toute beauté, il livre des planches à couper le souffle et l'enfant que j'étais pleura toutes les larmes de son corps. C'était la découverte de l'amour et de la mort, du lien sacré entre l'homme et l'animal, de la musique liturgique universelle des défunts et des êtres qui s'aiment. 

Après quelques lectures déchirantes, je fermai le livre et ne l'ouvrit plus durant de longues années, car je savais que toutes les larmes de mon corps sortiraient à nouveau. Mais j'en regardais la couverture parfois, je savais, je sentais sa présence ; cette présence était taboue.

(Des traces du cheval blanc de Suho sur la Toile :

Vers Gif sur Yvette.

Ou en Romandie.)

Je pourrais encore parler de L'auberge de l'ange gardien et de l'affreux destin de Torchonnet, qui m'initia aux sordides rapports humains et à l'étrangeté sauvage des adultes. La suite de l'Auberge, la comtesse de Ségur, cette démiurge savante et sulfureuse, la raconte dans Le général Dourakine. On y découvre l'invraisemblable beauté, pâle et tragique, du Prince Romane, le polonais traqué.

Ces livres de la comtesse de Ségur, née Sofia Rostopchine, fille du terrible et majestueux aristocrate tsariste qui ne voulut pas livrer Moscou à Bonaparte, on me les lisait avant que je sache lire, je les ai entendus avant de les lire seule.

Mais le premier roman que je lus seule, et qui transforma ma vie, ce fut celui que m'offrit ma marraine Ségolène, l'année de mes six ans.

Les premiers paragraphes de Sans famille, d'Hector Malot, ne m'ont jamais quittée depuis. Maître Malot ! Je ne me suis jamais résolue à lire tes autres livres, car jamais je ne voudrais que tu tombes du piédestal où cette enfant t'avait élevé.

C'est par toi que j'ai compris la puissance de l'invention romanesque.

Je suis un enfant trouvé.

Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient de couler.

Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’une femme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouve encore dans ma mémoire l’air, et quelques paroles.

Quand je gardais notre vache le long des chemins herbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par une pluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et me forçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elle me ramenait sur la tête et sur les épaules.

Enfin quand j’avais une querelle avec un de mes camarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison.

Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par la façon dont elle me parlait, par la façon dont elle me regardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.

Je trempe mes lèvres dans la tisane. La musique s'est tue, je ne m'en étais pas rendue compte - mais les timbres intenses des instruments africains résonnent encore au fond de mon corps.

Avec Jud Allan, roi des lads, de Paul d'Ivoi, j'ai appris à aimer l'existence des méchants, tel le Crâne, qui portent le crime avec panache et savent mourir en reconnaissant la valeur supérieure de leurs ennemis.

Les secrets de la lande, d'LN Lavolle, m'initièrent à l'amour des vieilles maisons. Je compris comment on fait le miel et pourquoi il faut se taire beaucoup pour savoir deviner les secrets.

Et puis, lorsque j'avais treize ans, mon grand-père Jacques me surprit alors que j'errais, pleine d'ennui, dans les rayons d'une bibliothèque que je connaissais par cœur. Je traînais entre l'escalier qui mène au pavillon et le lapinodrome, soulevant un livre par ici, le reposant.

Sa silhouette rare s'approcha de moi et je me tins coite.

- Tu n'as jamais lu cela, murmura-t-il, en passant son doigt tremblant sur un ouvrage dans l'ombre d'un rayon.

Il me tendit ce livre et me livra cette confidence : c'était le livre préféré de Dieudonné. Il le lisait l'année de sa mort et l'adorait.

Oh mon Dieu !

Je repartis dans ma chambre en le tenant entre mes mains. Le livre de Dieudonné. Ses mains l'avaient tenu. Et mon grand-père sévère me le confiait en chuchotant.

L'apôtre des lépreux, de Wilhelm Hunnerman, traduit par l'abbé Grandclaudon.

Sans cette lecture, je serais dénuée de doute et certaine d'être athée.

Mais j'ai lu L'apôtre des lépreux, dans cette édition tenue par un adolescent malade, et je l'ai relu, tout un été.

Et puis j'ai perdu de vue ce livre et ne l'ai plus jamais ouvert de ma vie. Je me souviens, c'est tout.

Des années plus tard, en cours de langues polynésiennes, j'eus un choc en entendant des mots d'Hawai'i, presqu'un malaise doublé d'une fascination, et je ne compris pas pourquoi. Ce n'est qu'encore longtemps après que je compris que j'avais reconnu les mots de l'Apôtre des Lépreux : Moloka'i. Kalaupapa.

Je pourrais encore parler de Bandini, de John Fante. Raconter ce trait incongru de ma mère, qui voulait que je dorme, et je ne voulais pas. Eh bien, alors, lis ce livre, dit-elle. Ce livre, qu'elle avait ramassé dans son étagère, c'était Bandini. J'avais onze ans je crois et ce fut le début d'une lecture répétée tous les deux ou trois ans, jusqu'à compréhension du texte.

Et que dire de La dentellière ? Un roman que j'adorais à quinze ans. Je vénérais l'auteur d'avoir écrit une œuvre si sensible, et quand vers vingt et quelques années je compris qu'il l'avait écrit pour rire, pour se moquer de la sensibilité de ses contemporains, j'en étais dégoutée. Il trouve que le reste de son œuvre vaut mieux que la Dentellière ; moi j'ai voulu ouvrir d'autres livres mais je n'aime qu'elle.

Adolescente ou adulte, j'eus d'autres lectures initiatiques. Breakfast at tiffany et les short stories de Truman Capote, dont la plus belle : One Christmas, le Noël triste d'un petit garçon à la Nouvelle-Orléans, à l'époque de la fameuse Prohibition...

La bande dessinée Lova, de Jean-Claude Servais,  Les sept piliers de la sagesse, de TE Lawrence d'Arabie, L'introduction à la langue et à la littérature aztèque, de Michel Launey, et enfin  Guerre et paix du vieux Tolstoï.

La caroline calligraphique des moines médiévaux s'est effacée devant l'imprimerie. Les ouvriers sidérurgistes ont vu leur monde s'éteindre. Nous marchons vers la numérisation de l'écriture et de la lecture, et l'apparence de l'édition traditionnelle se dissoudra bientôt dans la grande évidence du Code.

J'attends ; j'attends de voir si je deviens vieille. Si je reste encore quelques décennies dans ce monde, il me sera peut-être donné un jour de lire les nostalgies littéraires d'un enfant né en l'an 2014. A quoi ressembleront-elles ? Auront-elles des poussières et des odeurs, comme les miennes ? Ou bien d'autres sensations que mon esprit est incapable d'imaginer ?

Je les lirai, ces nouveaux-nés, quand je serai très vieille et j'écouterai leurs mémoires déjà profondes.

 

Le même thème, sur AlmaSoror :

Moineville, la ville des écrivains

Mémoires de nos lectures

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vendredi, 30 mai 2014 | Lien permanent | Commentaires (3)

Rosachay, une chanson andine en quechua

Rosachay, une chanson andine en quechua.

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Deux adolescents amoureux s’enfuient ensemble pour vivre leur amour.

 

 

Nous vous proposons de traduire cette chanson ensemble.

Le quechua est une langue magnifique et incroyablement différente des langues indo-européennes ! Comprendre une chanson en quechua, c’est ouvrir une fenêtre sur un univers imaginaire et intellectuel réellement autre et réellement beau.

 

C’est une chanson qui est connue dans une bonne partie des Andes quechuaphones (parlant le quechua) et elle raconte quelque chose de typiquement andin et de complètement universel.

Elle raconte une histoire bien connue dans les Andes. Deux jeunes sont amoureux mais leur relation n’est pas vraiment possible (elle n’arrange personne…). Alors ils s’en vont tous les deux. Ils partent ensemble, et quand ils reviendront un an plus tard – s’ils reviennent – ils auront gagné leur union aux yeux de tous.

 

 

Quelques indications.

 

1 Vous verrez que les emprunts à l’espagnol ne sont pas rares, puisque depuis 1625 (date du débarquement de Pizarro sur les côtes péruviennes), l’espagnol est parlé dans les Andes.

 

2 Le quechua est une langue agglutinante. De nombreux suffixes s’ajoutent à la racine des mots (s’agglutinent !) et tout le charme de la grammaire quechua réside dans le choix des suffixes. Ils permettent en effet de donner des variations de sens subtiles aux mots.

 

3 En quechua, on possède des suffixes qui donnent des indications sur la façon dont l’interlocuteur connaît ce qu’il dit. Ainsi, si je suis certaine de ce que je dis, que je l’ai appris d’une manière sûre, j’accolerai le suffixe assertif (mi-m) au mot principal de la phrase.

 

Je l’ai mangé. Mikhuni-m

C’est maintenant ! Kunan-mi !

 

Si je ne sais ce que je dis que par ouï dire, ou bien que… J’emploierai le suffixe citatif (si-s).

Sumaq-si… C’est beau (il paraît)…

 

Quand je raconte un rêve, j’emploie également ce suffixe. De même, quand je raconte des choses qui me sont arrivées alors que j’étais ivre. Ces états, l’ivresse et le rêve, ne permettent pas, en effet, de parler des événements avec l’assurance de l’assertion.

 

Si, enfin, je ne suis pas sûre du tout de mon affirmation, je le note par le ? chà. On peut aussi noter par ce biais un agacement ou une indifférence…

 

Ça doit être là-bas ! Haqay-chà !

Qu’il y aille ! Ripunchà !

 

Dans les chansons, on entend toujours le suffixe « si », de même que dans les contes. En effet, le statut de la fiction fait qu’on ne peut utiliser l’assertif « mi » comme si j’affirmais quelque chose de certain !

 

Il faut noter que ces suffixes, qui servent à indiquer la façon dont on connaît l’information qu’on donne, posent un problème lorsque les auteurs andins veulent créer une littérature moderne, semblable à notre littérature de fiction. Comment en effet se décider entre les suffixes ? Si l’on voulait écrire un roman comme en français, le narrateur devrait employer l’assertif, puisque le roman fait comme s’il s’agissait de la réalité (Emile Zola ne nous répète pas toutes les pages : « j’invente, c’est de la fiction, ce n’est pas quelque chose qui a eu lieu !)

Or, faire comme pour un roman français, n’est-ce pas entamer sérieusement l’existence de ces suffixes qui donne tant de sel au quechua ? Pourtant, mettre le citatif –si pendant un long roman coupe l’effet de la fiction en rappelant toujours qu’elle est fictionnelle… Voilà un problème passionnant qui montre à quel point l’adoption de larges pans d’une culture par une autre modifie profondément la pensée, les modes de communication et la culture, et à quel point ces modes de penser et de dire le monde peuvent être incompatibles.

 

Commençons !

 

Rosachay, Rosalinachay,

Clavelchay, clavelinachay,

Chiqachus sapayki kanki ?

Chiqachus solayki kanki ?

 

Rosachay, Rosalinachay

Clavelchay, clavelinachay

 

Rosa vient de l’espagnol Rosa (Rose).

-cha est un diminutif. Rosa-cha : petite rose.

-y est la marque du possessif de première personne.

Exemple : wasi = maison. Wasiy = ma maison

 

Clavel vient de l’espagnol clavel, œillet.

 

Nous avons donc : ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet,

 

Chiqachus sapayki kanki ?

Chiqachus solayki kanki ?

 

Chiqa signifie vrai. -chu est la marque de l’interrogation. –s est le suffixe ? dont nous avons parlé plus haut.

 

Ainsi, chiqachus  signifie : est-ce vrai ?

Sapa est un mot passionnant, qui veut dire seul, unique, chaque. Un mot « indivisualisant ».

 

Exemples :

Sapa p’unchaw = chaque jour (p’unchaw = jour)

Lorsqu’il s’emploit pour dire seul, on ajoute un possessif. Ainsi on dit : mon seul je suis.

 

Sapa-y kani = mon seul je suis.

 

Kay est un verbe qui correspond à nos deux verbes être et avoir.

 

Ainsi

Wasi-y kan, littéralement : ma maison elle est. Traduction : j’ai une maison.

Mais : sumaq kani = belle je suis. Traduction : je suis belle.

 

Dans le cas de notre strophe :

Sapayki kanki : ton seul tu es.

 

Arrêtons nous ici pour donner la conjugaison entière de kay au « présent ». (Il ne s’agit pas vraiment de présent, mais de temps non marqué. On ne marque le temps que quand c’est essentiel à la compréhension).

 

Kani Je suis

Kanki tu es

Kan il est/c’est

Kayku nous (exclusif) sommes

Kanchik nous (inclusif) sommes.

Kankichik vous êtes

Kanku ils sont

 

Nous inclusif = nous, nous tous

Nous exclusif = nous (et pas vous !)

 

Sola vient de l’espagnol Sola (seul). Comme il est « quechuisé », il est traité comme sapa, c'est-à-dire que l’on dit solay kani (seul-mon je suis).

 

La répétition n’est pas lourde en quechua. Elle participe au contraire à la beauté du rythme de la langue.

 

Cette première strophe pourrait se traduire ainsi. Ma petite rose, ma petite rosette, mon petit œillet, mon petit œillet, est-ce vrai que tu es seul ? Est-ce vrai que tu es seul ?

 

Entamons la deuxième strophe !

 

Ñuqapis sapaysi kani,

Ñuqapis solaysi kani,

Hakuchu compañakusun,

Hakuchu contratakusun.

 

Ñuqa signifie moi. –pis/pas s’accole à un mot et signifie aussi. Ainsi, ñuqapis veut dire moi aussi. Maintenant que nous savons cela, nous devrions être capable de traduire les deux phrases.

 

Ñuqapis sapaysi kani,

Ñuqa-pis sapa-y-si ka-ni

Moi-aussi seul-mon-suffixe citatif (on dit que…) je suis

 

Moi aussi, je suis seul. Moi aussi, je suis seul.

 

Hakuchu ! c’est une expression figée qu’on peut donner par « allons-y ! on y va ! »

Compaña vient de l’espagnol compaña compagne, et est traité en quechua comme un verbe (le quechua a verbalisé ce qui en espagnol est un nom). Il est donc conjugué : compañakusun.

 

Compaña-ku-sun

« être compagnon »-ku-sun

le suffixe ku est réflexif et affectif à la fois. Il a un sens réflexif (nous nous mettons ensemble ; je m’habille…).

-sun est un futur et impératif de première personne du pluriel.

 

Exemple du verbe mikhu au futur :

 

Mikhusaq

Mikhunki

Mikhunqa

Mikhusun

Mikhunchik

Mikhunkichik

Mikhunku

 

Contrata- vient de l’espagnol « contratar », et est pris pour « se marier ».

 

Traduction de la seconde strophe :

Moi aussi, je suis seule,

Moi aussi, je suis seul(e)

Allons-y, mettons-nous ensemble

Allons-y, épousons-nous

 

La troisième strophe, maintenant !

 

Sangararamantas kani,

Aqumayumantas kani,

Hakuchu urpi ñuqawan,

Hakuchu sunqu ñuqawan.

 

Sangarara : nom de lieu

-manta : de

 

Parisiens, vous pouvez dire : Parismanta kani ! Je suis de Paris.

(-manta s’emploie aussi ainsi : rumi-manta wasi, une maison en pierre (rumi = pierre ; franciasimimanta rimani francia-simi (en langue française) rimani (je parle)).

 

Aqumayu = nom de lieu (aqu = sable ; mayu = rivière)

 

Je suis de Sangarara, je suis d’AquMayu (rivière de sable)

 

Hakuchu ! nous l’avons vu précédemment, signifie allons-y

Urpi = colombe. (urpichay = ma petite colombe). En français on dirait mon amour…

-wan = avec. Nous avions déjà vu « ñuqapis » = moi aussi. Ñuqawan = avec moi.

Sunqu = cœur. Je pense qu’appeler quelqu’un cœur est une façon hispanisée de considérer le mot sunqu (cœur, force vitale), mais peut-être que non.

 

Traduisons donc :

Je suis de Sangarara,

Je suis d’Aqumayu

Allons ! colombe, (viens) avec moi

Allons ! cœur (viens) avec moi

 

La famille intervient à la quatrième strophe :

 

Mamanchik maskawaptinchik,

Taytanchik maskawaptinchik,

Ñachà karupiña kasun,

Ñachà Limapiña kasun.

 

Mamanchik maskawaptinchik

 

Mama = mère. Ce n’est pas un emprunt ! C’était déjà « mère » en quechua, avant l’arrivée des Espagnols…

Maska = chercher.

Courage, entrons dans le verbe émaskawaptinchik ». Maska est la racine « chercher. –wa- signigie me/nous et va avec le dernier suffixe du verbe –nchik-. –wa…nchik dans un verbe signifient la relation sujet objet : « ils nous ». (me chercher, nous chercher). –pti- indique que le sujet de ce verbe n’est pas le sujet du verbe principal de la phrase. Maskawaptinchik signifie donc : ils nous chercheront, ou nous cherchant, ou encore pendant/tandis qu’ils nous chercheront.

 

Deuxième vers : Taytanchik maskawaptinchik

tayta-nchik.

Tayta = père, monsieur. –nchik = notre, nos

 

Ñachà karupiña kasun

Ña = déjà

-cha = suffixe dont nous parlions en introduction. Ici on pourrait traduire par « Nous serons sans doute déjà loin »…

karu = loin

-pi = indication de lieu (wasiypi = dans ma maison. Franciapi = en France. Haqay=là-bas, haqay-pi = là-bas.)

 

Ñachà Limapiña kasun

Lima = la grande et mythique ville de Lima. La métropole de perdition. La ville lointaine, dont on entend parler, dont on rêve et que l’on ne voit jamais.

 

Traduction de cette strophe

Nos mères nous chercheront (ou quand nos mères nous chercherons, ou nos mères nous cherchant)

Nos pères nous chercheront, (idem)

Nous serons sans doute déjà loin,

Nous serons sans doute déjà à Lima !

 

Notes sur le genre et le pluriel

Les promoteurs du quechua actuels sont très influencés par l’espagnol. S’ils se battent pour la reconnaissance du quechua au même titre que l’espagnol, ils considèrent toujours la grammaire espagnole comme la norme, et sans même s’en rendre compte ils passent leur temps à dénaturer le quechua en le calquant sur l’espagnol.

Exemple : ils marquent systématiquement le pluriel, comme si c’était une faute de ne pas le marquer. Ils appliquent, d’une manière générale, les règles rabachées de grammaire espagnole à la langue quechua !

 

 

Merci d’avoir accompagné nos deux amants dans leur désir de fugue. Fermons les yeux, imaginons les hautes montagnes des Andes et pleurons en relisant la chanson… Ou bien imaginons-nous au marché, car sur les marchés des villages, des garçons et des filles chantent ce type de chansons accompagnés de musiciens. C’est ainsi que commença le chanteur Fredy Ortiz, du groupe Uchpa (cendres), déjà interviewé en quechua dans AlmaSoror. Il est aujourd’hui rocker connu au Pérou, et continue de chanter dans sa langue maternelle mais avec de la batterie et des guitares électriques.

 

 

Katharina Flunch-Barrows et Edith de Cornulier-Lucinière

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samedi, 10 avril 2010 | Lien permanent | Commentaires (1)

Comment la Province fait ses fous

 Amis de la Province, ne lisez pas ce billet, sauf si une surcharge d'adrénaline bilieuse vous ferait du bien à cet instant. 

Karl-des-Monts écrivit en 1863 son "Martyre dans une maison de fous", après plusieurs internements psychiatriques dus à ses opinions ultramontaines exacerbées. Ces internements abusifs ne lui ont pas fait perdre sa verve, dont il a alors usé pour expliquer au monde comment on fabrique les fous, et comment on les traite, en France, au XIX°siècle.

Ce fragment d'une lettre à son amante fait un sort à "la province".

karl-des-monts, ultramontain, Béotie, antipsychiatrie, internement abusif, asile d'aliénés, province, rumeur, opprobre publique, dénonciation, calomnie

 

«Plus je vais, plus j'observe, plus j'étudie ce qui se passe autour de moi, plus j'arrive à cette conclusion que l'esprit tracassier des petites localités est, par excellence, une des causes génératrices de folie. Malheur, tu le sais, à une imagination ardente et vive si elle vient à s'égarer au milieu de cette Sibérie intellectuelle qu'on nomme la Province. Elle y est bientôt proscrite, honnie, conspuée, car on n'y est admis et estimé qu'à condition de n'avoir ni idée, ni flamme, ni passion. Le terre-à-terre, la platitude dans la vie, le vol humain mesuré à la hauteur d'une pile d'écus, voilà le beau! Pour la médiocrité impuissante qui y grouille, l'imagination est le salpêtre qui rend dangereuses les poudres de perlimpinpin les plus inoffensives ; l'enthousiasme, une peste qu'il faut mettre en quarantaine. Arrière tout ce qui émeut, tout ce qui électrise l'âme, tout ce qui exalte le cœur ! Insensés, trois fois insensés ceux pour qui le boire et le manger n'est pas la seule occupation rationnelle, le but suprême de l'existence ! Dès que surgit une personnalité tranchée, elle y est bientôt mise à l'index, et quiconque se permet d'avoir des allures en dehors de la plate vulgarité des habitudes reçues peut être sûr de ne pas tarder d'exciter l'attention, la surprise et plus encore l'envie de ses compatriotes.

On commence à raconter sur lui des choses étranges, impossibles, stupides, dont les idiots seuls s'égaient d'abord, puis la rumeur montant, montant toujours, il devient pour tous l'original de la contrée, et Dieu sait combien de ces luttes d'un seul contre tous, combien de ces comédies sociales, d'abord futiles, finissent par s'élever à la proportion de drames terribles ! Autant en effet il est difficile aux grandes et sublimes idées de faire leur chemin, autant il n'est pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter bien vite aux oisifs d'une petite ville. Le tout est de bien s'y prendre, et c'est une triste justice à rendre à la province, mais elle fourmille sous ce rapport de gens d'une adresse à faire peur !

D'abord un bruit léger, rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianissimo, murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et piano vous le glisse perfidement à l'oreille. Le mal est fait ; il germe, il rampe, il chemine et, rinforzando, de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, je ne sais comment, vous voyez la calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d’œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, la bêtise humaine aidant, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription... C'en est fait ! Le mot d'ordre est donné. Chacun crie : « Au fou ! au fou ! » Une porte d'asile d'aliénés s'ouvre... On y précipite celui qui a – comme dit Voltaire – le grand tort d'avoir raison contre tout le monde, et la pauvre victime de l'idiotisme ambiant s'en va méditer au fond d'un cabanon sur la mauvaise étoile qui l'a fait naître dans une succursale de la Béotie ».

 Karl-des-Monts (à l'état-civil Ernest de Garay). Un martyre dans une maison de fous. Bruxelles, 1863.

AlmaSoror et les fous :

La liberté mentale en Europe

Post psychiatrique

Dauphins

Dictionnaire inachevé de la délivrance psychique

Essai de psychonomie

Où est la folie ?

Philosophie d'un grabat d'asile

Le salariat, une aliénation en contradiction avec l'humanisme

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mardi, 26 novembre 2013 | Lien permanent

Être heureux en ayant tout raté

Par Esther Mar, docteur es neurasthénie

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Que nous reste-t-il quand nous avons renoncé, par lassitude, à la réussite que nous souhaitions obtenir dans la vie ? Quand nous savons que nous ne réalisions pas ce que nous aurions voulu créer ; que nous n'avons pas atteint le niveau que nous visions ; que nous n'aurons plus l'enfant dont nous rêvions ; que nous n'aurions plus l'amour que nous cherchions. Reste-t-il dans l'espace et le temps qui nous sont impartis des moyens d'être heureux ? En dehors de la simple survie, que pouvons-nous faire de nos heures libres ?

 

Nous pouvons nous convertir à la vie.

Nous pouvons partir à la rencontre des chefs d'oeuvre de l'humanité, ceux que les siècles passés nous ont légué.

 

Nous pouvons apprendre à fabriquer de nombreuses choses par nous-mêmes, et atteindre à une certaine autonomie : faire nos habits, notre cuisine et si nous avons un balcon ou un jardin, nos fruits et nos légumes. Nous pouvons apprendre patiemment à réparer chaque endroit de la maison, à comprendre chaque tuyau, pour être en mesure d'entretenir notre maison parfaitement.

Nous pouvons vivre de grandes aventures intellectuelles, culturelles et spirituelles. Intellectuelles, en plongeant dans des questions irrésolues, ou encore en nous intéressant aux luttes idéologiques de ce monde, à leurs sources, à leurs tenants et aboutissants ; nous pouvons nous renseigner sur les philosophies et les idées que l’État interdit ou condamne, à celles que l’État interdisait et condamnait à d'autres époques. Nous pouvons découvrir l'histoire et la littérature de chaque pays du monde, peu à peu. Il y a tant de pays, de régions culturelles, que nous n'aurons jamais fini.
Nous pouvons étudier les religions et aller à la rencontre des enseignants, en nous rendant dans les églises qui nous entourent, en suivant les cursus initiatiques des religions pratiquées sur le territoire où nous vivons. Sans le dire, bien sûr : sans dire qu'on fait un tourisme des initiations.

Nous pouvons profiter des milliers de lieux, de beautés qui sont gratuitement à notre disposition : ponts, bâtiments, musées, bibliothèques, églises, places... de même pour les lieux et merveilles naturelles.

Nous pouvons apprendre le nom de chaque plante que nous rencontrons.

Nous pouvons développer notre capacité à rire, à partager des moments de fraternité avec qui croise notre route, nous pouvons aimer de plus en plus les oiseaux et contempler le paysage changeant des jours, la grisailles et les éclats de lumière.

Nous pouvons baigner notre vie quotidienne de beauté, de tendresse et de douceur, en embellissant notre lieu de vie, nos lectures, notre façon de parler aux autres personnes.

Nous pouvons passer beaucoup de temps à chanter, jouer, rire, rêver, goûter ce qui a lieu.

Nous pouvons aider d'autres êtres – un voisin, un pigeon, un ami – à mieux vivre, à mieux respirer.

Nous pouvons approfondir notre dignité, notre liberté, notre conscience.

Nous pouvons déployer notre bien-être physique et mental grâce à la méditation et à la relaxation, et ainsi vivre dans notre corps et nos sensations des exaltations vivifiantes.

Nous pouvons cultiver des relations de soutien mutuel et de compréhension, avec d'autres personnes, dans la durée.

Et ainsi nous avons tous les moyens d'approfondir notre connaissance, d'asseoir notre liberté intérieure, de déployer notre force vitale et d'améliorer notre vie en y favorisant le bonheur, le calme et la joie, quand bien même nous avons raté notre projet, celui qui donnait sens à la vie.

 

Esther Mar

 

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jeudi, 08 décembre 2011 | Lien permanent | Commentaires (2)

La Croix du Sud

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photo de Sara

La ville est morte. Il ne reste plus que les salamandres. Les derniers habitants sont partis par la route du Sud. Ils vont rejoindre le nouveau pays. Moi, j'attends seule. J'ai déjà quitté la terre d'une enfance, j'avais tout recréé ici. Je ne recommencerai plus. J'attends les chiens. Hier soir, au moment où le soleil orange enveloppe nos remparts et nos tours de garde, j'ai vu venir une cohorte. Au début, je n'entendis que le brutal silence des oiseaux. Bientôt, les sons vaporeux d'une mélopée vinrent à mon ouïe. Je montai sur le toit de la maison où j'ai trouvé refuge, la mienne s'étant en partie écroulée. Je vis la longue colonne avancer comme en procession vers la porte occidentale de la ville. Debout, ma silhouette dessinant dans le soleil couchant une ombre géante qui déchirait la terrasse du toit, je regardai venir les étrangers.

Leur ensemble se précisait à mesure qu'ils s'approchaient. Ils tapaient en rythme, lentement, dans leurs mains, pour accompagner leurs voix qui s'élevaient et se mêlaient en mélopées harmoniques : bruit chanté qui rappelait le son des sources dans les montagnes, celui des pierres entrechoquées et des arbres craqués par le vent. Ils chantaient et leurs sandales fleuries, comme des percussions, scandaient le long son.

Il y avaient des enfants parmi eux. Les femmes et les hommes portaient des croix sur la poitrine, les enfants étaient tous vétus de blanc. Ils sont passés sous la maison et certains m'ont vus. Alors, le sourire qu'il m'envoyaient me fit peur, sourire d'hommes et de femmes qui ont tout oublié de la pensée pour s'abandonner à Dieu.
Y a-t-il d'autres êtres laïcs dans la ville ? Tout le monde est-il parti ? Cela paraît impossible que je sois la seule à avoir renoncé à me sauver. Peut-être, dans les quartiers éloignés, y a-t-il quelques ilots de résistance, des groupes ou des solitaires qui sont restés et qui tentent de survivre depuis cinq jours. J'ai soif. J'ai faim. Les moines et les moniales et leurs enfants avaient des gourdes autour du cou, des sacs remplis de noix. Ils attendent certainement que je les rejoigne.

J'avais entendu, comme tout le monde, parler de ces êtres qui ont quitté le monde pour fonder la Croix du Sud : moines et moniales dont les enfants sont consacrés à Dieu à la naissance, et qui vivent de prière sur les routes. On ne sait d'où ils tirent leur subsistance. On ne sait où ils dorment. Ils ne demandent pas l'aumone, ils la font, offrant noix et vinaigre de noix. Je n'avais pas cru à leur existence, mais ce soir j'entends leurs chants emplir la ville. Je discerne les psaumes d'un genre antique, d'un mode nouveau. "Si je t'oublie, Saint Jean en Ville, que ma cervelle fonde. Que ton Christ en bois et en pierre s'ébranle et me fracasse contre ton sol".

Demain, qui sait ? J'aurais rejoint la communauté, où je serai morte sous un éboulement ou sous un coup de folie. J'ai faim et j'ai soif. Le chant là bas, parle des cyprès d'un pays où les salamandres ne dévorent pas tout. Qui sait ? Qui sait si les fins du monde et les résurrections sont individuelles et collectives. Dans la solitude de la ville morte, un chant m'attire. Une paix m'inonde. Une solitude m'emporte.

 

Edith de Cornulier-Lucinière, vendredi 4 juin 2010, 18h47, heure de Paris.

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vendredi, 04 juin 2010 | Lien permanent | Commentaires (4)

Trois des cinq Russes

Lire le soir avant de dormir : j'ai une maman qui le fait inlassablement. Le soir, elle lit. Ensuite elle dort. Puis, à Insomniapolis, elle lit encore. La nuit, quand une petite lumière brille au fond de la maison, on sait qu'elle lit. Elle lit Thucydide et Jules César. Elle lit Zosime et Sidoine Apollinaire. Elle lit la traduction du Tao de Marc Haven et la traduction de la Bible de Lemaistre de Sacy. Elle lit Stendhal et elle lit

Et elle relit chaque année, les trois tomes des Mémoires d'Outre Tombe de Chateaubriand.

 

Alors j'essaie de lire aussi le soir, mais j'y arrive moins. Parce que le rêve est trop tentant. Le rêve - ou la rêverie - correspond mieux que ma lecture à mon état intérieur quand le soir a passé et que la nuit commence.

Pourtant, il y a quelques années, j'ai dévoré des livres, soir après soir.

Très bien écrite, Une histoire de la musique, de Rebatet, publiée aux éditions Bouquins-Laffont, fut une de mes lectures au long cours. Je l'ai lu, chapitre après chapitre, soir après soir, et cela m'a pris au moins un an.
Cette histoire présente tendrement le groupe des cinq Russes... Voici un court extrait sur Moussorgski, Balakirev et Borodine.

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Le salon du Pont-Hus

 

« A lire les biographies d’au moins trois d’entre eux, on plonge dans le monde de Dostoïevski. Balakirev, qui avait du sang tartare, « avec une tête de Kalmouk, et les yeux aigus, rusés de Lénine » d’après Stravinsky, exerçait son rôle de chef de groupe à la fois en apôtre et en despote. Il régentait non seulement les goûts mais la vie privée de ses disciples. Il aurait voulu qu’ils observassent le célibat et même la chasteté. Pour chacune de ses entreprises, il consultait une sorcière qui lisait son avenir dans un miroir. Athée durant sa jeunesse, mais croyant au diable, il tourna plus tard à une bigoterie burlesque. Il se signait chaque fois qu’il bâillait. Après des périodes de folle activité,  consacrées surtout à son enseignement, il tombait dans de noires dépressions où il laissait à vau-l’eau les projets qui l’avaient le plus enflammé. Son travail musical était non moins déséquilibré. Alors qu’il improvisait au piano avec une étincelante facilité, il mit près de vingt ans, après des ratures et des hésitations infinies, pour terminer son Islamey, quinze minutes de musique.

 

Moussorgski, noble de la meilleure maison, à dix-neuf ans galant lieutenant du régiment le plus chic de la Garde, le Preobajinski, serait un quarante ans un Marmeladov loqueteux, cruellement frappé sans doute par l’échec de ses œuvres, mais ayant consterné ses meilleurs amis par ses inconséquences et son ivrognerie, pour mourir d’alcoolisme et d’épilepsie sur le lit d’un hôpital où l’on tentait de le désintoxiquer. Selon le peintre Répine, l’auteur de son dernier et navrant portrait, il fut foudroyé par une bouteille entière de cognac que lui avait glissé un infirmier trop compatissant.

 

Borodine, fils naturel d’un prince géorgien, homme charmant, paisible, cultivé, spirituel, ancien médecin et professeur de chimie, sacrifia sa carrière scientifique et sa musique à un altruisme d’une douce extravagance. Son appartement était sans cesse rempli de parents pauvres, de vagues camarades dans la dèche, qui campaient dans tous les coins, y tombaient malades, y devenaient même fous. Le plus souvent, il était impossible de jouer du piano, parce qu’un hôte ronflait à côté et que Borodine ne voulait pas le réveiller. Il passait ses nuits au chevet de sa femme asthmatique. »

 

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lundi, 15 mars 2010 | Lien permanent

La rencontre qui n'a pas lieu

Le 13 avril, à la Société des Gens de Lettres, j'ai participé à un atelier d'écriture animé par Patrick Goujon. Cet atelier s'est déroulé dans le cadre de la résidence de cet écrivain en Région Île de France. Ce fut l'occasion de bénéficier de la maestria de Patrick Goujon, qui parvient à maintenir des équilibres insensés : une organisation structurée et détendue, des contraintes d'écriture stimulantes et ouvertes. Mais aussi une atmosphère généreuse qui met à l'aise, une alliance de la profondeur et du jeu, à mille lieues de toute idée de compétition ou de performance.

Je garderai de cet après-midi d'avril une trace ensoleillée dans ma mémoire et ce petit texte écrit en trois temps (1, 2, 3) d'après deux personnages imposés (Charlie et Marina), un lieu imposé (un avion pour Barcelone à midi), une situation imposée (aller aux toilettes).

C'était intéressant de sortir de la solitude des champs rudes de l'écriture pour se laisser guider par le bout des contraintes suggérées et par la présence des autres.

Voici le lien vers la présentation de la résidence de Patrick Goujon.

Et voilà sa page sur la M.E.L (Maison des écrivains et de la littérature).

 

1

Personne ne m'appellera plus jamais Charlie, je n'ai plus seize ans, et pour la première fois de ma vie le soleil me fait peur.

On ne sent pas le vent ici, le bruit siffle dans mes oreilles, les autres se taisent. Je ne regarde pas leurs visages, il faut que j'ignore qui ils sont, à quoi ils ressemblent. C'est important que je n'aie plus aucun contact avec les autres êtres humains jusqu'à la fin.

Tu sais, papa, le jour où tu es parti, tu as emporté le rire de la maison. Puisque maman et Thierry refusent que j'aie un chien, ils verront ma photo sur l'écran de la télévision. Ils regretteront leur haine, et moi j'aurai atteint le stade suprême du bonheur, mon nom sur le livre des martyrs et ma chair éclatée.

J'étais faite pour marcher sur les routes avec un chien Cane Corso, avec une robe noire, des bottes cloutées et des vagabonds. C'est trop tard maintenant. Le soleil scintille, j'ai peur et je suis très heureuse. Il est midi sur la terre.

 

2

Le soleil dégouline tellement qu'on ne voit plus le bleu du ciel. C'est l'heure. Sans regarder mes voisins je me lève, dans le couloir je titube, les yeux fixés en hauteur, là où l'on ne croise pas d'autres yeux.

J'attends debout en tanguant ; enfin tu sors. Tu demeures un instant devant la porte, tes jolies jambes très longues posées sur de fines chaussures. Ta main gauche porte deux bagues d'argent. Je devine que tu me regardes, que tu me souris.

J'imagine ce que cela doit faire d'être belle comme toi, j'entends là-bas un homme qui t'appelle Marina, tu restes encore une fraction de seconde debout tout près de moi. Si je te voyais tout entière, peut-être que la ligne du temps s'inverserait, mais je te bouscule et je referme la porte des toilettes derrière moi.

 

3

Il n'y a pas de soleil dans les toilettes et je n'ai plus peur. Je respire encore deux ou trois fois. Si je sortais d'ici, j'irais te voir Marina, pour connaître la couleur de tes yeux et le son de ta voix.

Pardonne-moi Marina. Je ne déteste plus personne. J'actionne : il est midi cinq dans le ciel en feu.

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vendredi, 15 avril 2016 | Lien permanent

Les sirènes (du port) d'Alexandrie

Encore un extrait de Bonaparte en Egypte ou le rêve inassouvi, de Jacques Benoist-Méchin.

 

« Lorsque Bonaparte jeta les yeux autour de lui, ce qu'il aperçut le déçut profondément. Nourri de Suétone et de Plutarque, il s'attendait à trouver une cité gréco-romaine mirant dans la mer le marbre de ses palais. Or, ce qu'il voyait ne répondait en rien à son attente.

La ville dont Alexandre avait tracé le plan en répandant sur son sol des traînées de farine blanche que des nuées d'oiseaux étaient venus picorer, et où Antoine et Cléopâtre avaient mené, trois cents ans plus tard, leur « vie inimitable », avait, hélas ! beaucoup déchu depuis l'arrivée des Arabes et, plus encore, depuis 1518, date à laquelle le Sultan Sélim l'avait rattachée à l'Empire ottoman. Son phare célèbre s'était écroulé ; son port s'était ensablé ; ses palais avaient disparu. Le nombre de ses habitants, qui dépassait le million au temps des Ptolémées, était tombé à huit mille et la ville s'éait encore rétrécie à l'intérieur de ses remparts. Comparée à la métropole antique dont elle perpétuait le souvenir, l'Iskanderyeh des Turcs n'était plus qu'une misérable bourgade.

Bien que les descriptions de Volney et de Savary eussent mis Bonaparte en garde contre l'incurie musulmane et les ravages du temps, il ne s'attendait pas à une transformation aussi radicale. Pourtant, malgré son état de délabrement et d'abandon, Alexandrie dégageait encore un charme prenant. Ses rues étroites bordées de murs d'une blancheur éclatante, ses maisons à terrasses qui semblaient dépourvues de toits, les touffes de palmiers qui dressaient de loin en loin leurs panaches vers le ciel, les flêches grêles des minarets qui portaient une balustrade dans les airs, tout avertissait Bonaparte qu'il était dans un autre monde.

Cette impression était encore renforcée quand ses regards descendaient à terre pour contempler la foule qui animait les places et les marchés. À mesure qu'il avançait à travers les rues, il croisait une multitude d'êtres à la silhouette étrange. Leur langage chantant et guttural, leurs visages basanés, leurs longs vêtements flottants, leurs têtes coiffées de turbans et leurs cafetans multicolores formaient un tableau pittoresque dont les moindres détails se gravaient dans son esprit. Là, une file de chameaux s'avançaient, chargés de fardeaux énormes ; plus loin, un petit âne sellé et bridé transportait légèrement un cavalier en babouches ; ailleurs encore, un homme accroupi sur une natte faisait griller des brochettes sur un petit lit de braises. La ville entière semblait s'adonner à une turbulente oisiveté. Et sur le tout planait une odeur indéfinissable d'huile rance et de cuir, de menthe et d'aromates. Oui, c'était bien l'Orient, cet Orient dont il avait rêvé sur la jetée d'Ancône et dont Malte ne lui avait apporté qu'un simple avant-goût.

Mais dès qu'on quittait l'enceinte sarrasine on se trouvait devant un immense champ de ruines où reparaissait le visage de l'Antique Alexandrie. La colonne de Pompée et les obélisques de Cléopâtre témoignaient encore de sa grandeur passée. Mais ils n'étaient pas les seuls. Vers la porte de Rosette, cinq colonnes en marbre blanc signalaient l'emplacement d'un temple romain. Aux abords du môle, des fûts granitiques couverts d'hiéroglyphes servaient d'assises aux maisons consulaires et des mosquées arabes s'exhaussaient sur un péristyle égyptien. À chaque pas, l'on rencontrait des murailles pendantes, des chapiteaux mutilés, des statues tombées de leur piédestal et renversées dans le sable. Car le désert, dont rien ne retenait les envahissements, s'était jeté sur Alexandrie comme sur une proie. Il avait enterré les pilastres, recouvert les colonnades, rongé les chapiteaux, comblé les aqueducs et stérilisé la campagne, jadis si verdoyante. Ces débris grandioses d'une époque révolue dégageaient, nous dit Volney, une mélancolie si poignante que ceux qui les voyaient pour la première fois en éprouvaient une émotion qui passait souvent aux larmes ».

 

Jacques Benoist-Méchin, Bonaparte en Égypte ou le rêve inassouvi.

 

Sur AlmaSoror :
Mon frère, je contemple ton visage

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jeudi, 20 février 2020 | Lien permanent

La chambre d'ami

Je me suis noyée dans chacun des 22 arcanes majeurs du tarot et j'en suis revenue chaque fois remorte et ressauvée. J'en ai conclu qu'il n'y a pas de conclusion finale. J'ai prié Saint Guinefort le chien, j'ai descendu dans mon jardin pour y cueillir l'aubépine ressuscitée.

Mon maître hermétique, celui que j'ai choisi, dit qu'il ne sait rien, qu'il n'a rien d'autre à enseigner que la recette de salade de sa tante Berthe et la crème brûlée de sa grand-maman chérie disparue trop tôt. Mais je guette chacun de ses gestes, chacun de ses mots pour ne pas rater l'essence du savoir.

J'ai tout lu, puis j'ai tout oublié. Plus rien ne m'inquiète, je n'ai pas besoin de tentures ni de baies vitrées, un bout de table en bois, l'odeur vieille du thé d'hier, nulle part l'étoile de la sagesse ne brille mieux que dans la nuit de l'esprit.

Tu marches dans la ville et tu cherches une victime – tu veux tuer. Tu pourras tuer la terre entière, tu voudras toujours tuer, ta rage ne sera pas assouvie tant que tu n'auras pas changé le pain en vin. C'est dans ton cœur que tu dois manier le couteau et la pelle.

Tu changeras de maison tant qu'il faudra, que tu bouges ou que tu ne bouges pas sur cette terre. Car les déménagements intérieurs sont les saisons de l'âme, et nul ne sait son propre nom tant qu'il n'a pas tout déplacé. Les meubles de l'esprit sont les barreaux de l'âme.

Si je crois en moi alors que j'écris, le venin du serpent inonde mon cœur et l'assèche de toute fécondité. Si j'aspire à autre chose qu'à l'amour, je deviens torchon, serpillère, guenille. Et si je déforme l'amour, si j'enturlupine le pur, si je dévoie l'évidence, je dois recommencer à zéro, pire qu'un tout petit enfant.

Le monde est grand comme le pouce de ma main.

 

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mardi, 28 janvier 2014 | Lien permanent

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